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Patrimoine et mémoire de l'industrie

La métallurgie du fer médiévale dans le massif vosgien

Panorama historique et archéologique
Iron metallurgy in the Vosges mountains: an archeological and historical approach
Die mittelalterliche Metallverarbeitung in den Vogesen: ein historischer und archäologischer Überblick
François Magar
p. 53-78

Résumés

Les recherches historiques et archéologiques des années 1970‑1980 ont permis d’enrichir notre connaissance des anciens sites miniers et sidérurgiques dans le massif vosgien. Les recherches archéologiques que nous conduisons depuis 2015 s’inscrivent dans la continuité de ces œuvres pionnières. Ces nouveaux travaux ont permis d’identifier de nouveaux sites de bas fourneaux, d’en sonder certains, d’en proposer des typologies et de les dater. Le présent article a pour objectif d’esquisser un panorama de la métallurgie du fer médiévale dans les Vosges, en croisant les informations historiques et les données archéologiques.

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Texte intégral

Introduction aux techniques du fer

1Dans cet article nous évoquerons divers aspects de la métallurgie du fer. Pour nous faire comprendre commençons par quelques explications techniques.

  • 1 . Contrairement au haut fourneau qui produit de la fonte, la méthode est alors dite indirecte.

2Nos travaux portent essentiellement sur la réduction du fer. Cet article s’intéresse aux vestiges laissés par l’emploi de la méthode dite « directe ». La réduction est une réaction chimique au cours de laquelle un oxyde perd son atome d’oxygène. Dans la méthode directe, la réduction du minerai de fer s’opère dans un bas fourneau. Le minerai, un oxyde de fer, y est exposé à la combustion du charbon de bois. À mesure que le temps passe, et alors que la charge du fourneau descend progressivement durant la combustion, l’oxygène se lie au carbone, formant d’abord du monoxyde de carbone puis du dioxyde de carbone qui s’évacue avec les fumées. À l’issue de l’opération, les métallurgistes récupèrent au bas du fourneau une masse de fer. La méthode de réduction employant le bas fourneau est dite directe car elle permet d’obtenir directement du fer forgeable à l’issue de l’opération1.

3Revenons à présent sur plusieurs points que nous avons évoqués. Avant tout, qu’est-ce qu’un bas fourneau ?

  • 2 . Nous insistons sur cette notion de cuve car il existe des installations de réduction directe empl (...)

4Il s’agit d’une construction légère composée d’une cuve en argile renforcée par une couronne de pierres. Sa hauteur est de l’ordre du mètre et son diamètre de plusieurs dizaines de centimètres. En partie basse, une porte est aménagée pour faciliter l’évacuation des scories, voire le prélèvement de la masse de métal. La description que nous venons de donner est générale et non exhaustive. Il existe en effet une très grande variété de bas fourneaux à travers le monde. Sa caractéristique principale est la production directe d’une masse de fer à l’état solide au moyen d’un dispositif à cuve2.

5La réduction telle que nous l’avons évoquée plus haut décrit la réaction chimique idéale, comme elle pourrait être observée avec des matières premières pures. Dans la réalité, cette situation n’existe évidemment pas. Le minerai, une fois extrait du filon, est encore associé à de nombreux autres minéraux formant la gangue. Avant la phase de réduction, les artisans essayent d’éliminer au maximum ces parties stériles. Pour ce faire, le minerai peut être grillé afin d’éliminer les éléments indésirables risquant de nuire à la qualité du métal, tels que des sulfures, pour provoquer une dessiccation ou même une réduction superficielle. L’impact thermique fragilise également la structure du minerai et facilite ainsi l’étape suivante. Après grillage, le minerai est concassé, parfois lavé et trié manuellement. Le concassage permet d’augmenter la surface du minerai exposé à la combustion du charbon de bois. Le lavage et le tri permettent d’éliminer les parties stériles et de concentrer les morceaux de minerai riches. Toutes ces opérations enrichissent le minerai et améliorent le rendement de la réduction. Cette phase opératoire, entre l’extraction et la réduction, est appelée minéralurgie.

  • 3 . Il existe également des bas fourneaux où la scorie est piégée dans une fosse aménagée sous le fou (...)

6Malgré ces traitements, une part de gangue reste associée au minerai. Lors de la réduction, elle fond et se sépare pour l’essentiel du métal par densité. C’est ce que l’on appelle la scorie, qui est évacuée par une ouverture pratiquée dans la porte3. Telle une lave, la scorie incandescente s’écoule hors de la cuve dans un petit canal ou une avant-fosse. Elle emporte avec elle une part plus ou moins importante de fer, sous forme de silicates ou d’oxydes.

7À la fin de l’opération, après avoir laissé la scorie s’écouler, les métallurgistes récupèrent la masse de fer piégée dans le fourneau. Le bas fourneau n’atteignant jamais le point de fusion du fer, la masse s’est formée progressivement par accrétion au fur et à mesure de la réduction du minerai. Elle s’agglomère au-dessus de la scorie, en partie basse du fourneau. Son adhérence aux parois oblige le métallurgiste à détruire tout ou partie du fourneau pour l’extraire. La masse de fer brute obtenue est constellée de cavités et a piégé de nombreuses impuretés : fragments de la cuve, morceaux de charbons de bois et scories. Avant de pouvoir utiliser le métal il faut donc le nettoyer et le compacter. Au cours de cette étape, nommée l’épuration, on alterne des phases de réchauffage et de martelage. La masse de fer, une fois épurée et mise en forme constitue le demi-produit qui peut être commercialisé ou transformé en objet.

8Le fourneau peut alors être reconstruit ou remis en état s’il n’a pas été détruit, pour commencer une nouvelle réduction. Lorsqu’il est hors d’usage, le fourneau est détruit. Après plusieurs réductions, l’accumulation des scories et des fragments de parois du fourneau forme un amas, le ferrier. C’est cette accumulation de déchets, parfois conséquente, qui permet à l’archéologue de détecter un site de bas fourneaux des siècles après son abandon.

Pionniers et pionnières

  • 4 . Pierre Fluck, Sainte-Marie-aux-Mines, Les mines du rêve, Soultz, Les Éditions du Patrimoine Minie (...)
  • 5 . Jean-Marie Le Minor, « Gisements de fer de l’Alsace du Nord », Pierres et Terre, no15-16, 1978, p (...)
  • 6 . Pierre Fluck, Guntram Gassmann et Gert Goldenberg, « Le fer dans les régions rhénanes (Vosges, va (...)
  • 7 . François Magar, La Bruche, ancienne vallée du Fer, Sidérurgie ancienne dans la vallée de la Bruch (...)

9La recherche historique sur la métallurgie du fer en Alsace est apparue dans les années 1970. Les travaux sur les districts argentifères du massif vosgien, parmi les premiers en France, concentrèrent la recherche4 et ne s’intéressèrent au fer que de manière secondaire. Cette approche annexe fut cependant conséquente, avec la production de nombreux relevés des vestiges miniers et la rédaction d’articles historiques dans la revue spécialisée Pierres et Terre5. Pourtant, en 1995, l’état des lieux dressé dans les actes du symposium international du Comité pour la Sidérurgie Ancienne6 montrait le peu d’informations dont on disposait pour l’archéologie du fer dans le massif vosgien et en Alsace. Seuls les travaux d’une poignée de passionnés, organisés autour de la revue L’Essor, avaient permis d’entretenir régulièrement la recherche historique sur le sujet. La consécration de leurs travaux se traduisit par l’aménagement d’un sentier minier et l’ouverture au public d’une mine à Grandfontaine. Issues de cette émulation locale, les recherches menées par Denis Leypold aboutirent à deux ouvrages universitaires, l’un sur le Ban de la Roche en 1989 traitant largement la question des mines de fer, l’autre en 1996, conclusion d’un riche travail de thèse sur la métallurgie du fer dans la vallée de la Bruche. Ce sont ces travaux de thèse qui traitèrent pour la première fois des plus anciens sites de production de fer du massif vosgien connus jusqu’alors et des premiers hauts fourneaux. Ces recherches ne connurent pas de descendance avant 2015 où nous reprenions la question dans le cadre d’un master d’archéologie à l’université de Strasbourg7. Nous poursuivons actuellement une thèse sur la métallurgie du fer dans le massif vosgien, des origines aux premiers hauts fourneaux, centrée sur les deux principaux gisements du massif : celui de la haute vallée de la Bruche et celui d’Alsace du Nord. Cet article constitue une première synthèse de nos travaux en archéométallurgie sur la réduction directe.

La mémoire du sol au secours d’une histoire oubliée

  • 8 . François de Riguet, Mémoires historiques et chronologiques pour l’insigne église de Saint-Diey en (...)
  • 9 . Le prétendu acte de donation de 661 est en réalité un faux du XIIe siècle, voir : Julien Freund, (...)
  • 10 . Sur la Carte des Naudins (1704) c’est une cense qui est appelée Framont ; Cadastre napoléonien : (...)
  • 11 . Le titre de 1172 a été fréquemment confondu avec un document de 1272 évoquant les forges de Framo (...)
  • 12 . Archives départementales des Vosges (ADV), II H5, cité dans : Marie-Thérèse Fischer et Gérard Fis (...)
  • 13 . Framont (Haute-Saône) où se trouvait une forge au XVIIIe siècle, Frémonville (Meurthe-et-Moselle) (...)

10Les premières traces écrites de métallurgie du fer dans notre région sont perceptibles à travers un acte daté de 1172 qui délimite le territoire de la grange abbatiale de la Fosse, l’actuelle commune de la Grande Fosse (Vosges)8. La limite qui nous intéresse dans cet article est la « via […] Ferrati montis », soit la « Voie du Mont de Fer ». Les recoupements avec les lieux-dits et la topographie actuels permettent de localiser cette ancienne voie entre les Quatre Bornes et les Quatre Chemins, sur la crête dominant la Grande Fosse, reprenant localement le tracé de l’ancienne voie du sel, la Via Salinaria (première mention en 9499). Pour localiser le « Mont ferreux » qui a donné son nom à la voie, penchons-nous à présent sur des cartes anciennes, les premières du secteur au XVIIIe siècle, mais également le premier cadastre, au début du XIXe siècle, qui localise précisément les lieux-dits. Un toponyme évocateur peut être observé au pied de la montagne de Sapin Dessus (commune de Saâles, Bas-Rhin) : le Frémont, parfois orthographié Framont10. Ce lieu-dit en rappelle un autre, bien plus fameux : Framont, à Grandfontaine, où des forges s’installent au XIIIe siècle11. Dans les deux cas, le nom de Framont est issu de cette appellation de Ferratus Mons, qualifiant un « Mont Ferreux », un massif recelant des gisements de fer. À Grandfontaine, le lieu-dit est ainsi appelé « Ferramont » en 126112. Dans l’Est, d’autres noms de lieux en Fré- ou Fra- sont liés à des activités sidérurgiques anciennes13.

  • 14 . Denis Leypold, Mines et métallurgie du fer dans le massif vosgien de l’Antiquité au XIXe siècle : (...)

11Revenons à Saâles. Quelle est la véritable nature de ce Frémont ? Si nous nous aventurons dans la bibliographie alsacienne, puis sur la montagne de Sapin Dessus dominant le lieu-dit nous découvrons rapidement des tranchées minières et des ferriers, amas de déchets de la métallurgie du fer, identifiés par Denis Leypold dans les années 199014. Nous voici probablement sur le Frémont mentionné au XIIe siècle.

  • 15 . Alain Rolland, Les hautes vallées de la Bruche et de la Fave, Carte et étude géomorphologiques, D (...)

12À l’origine, un premier site fut identifié en 1964 lors de la construction du Village vacances familles (VVF). Jean-Jacques Hatt, l’inventeur du site, y observa des « débris de forge15 » et des « morceaux de culots de four à réduction », ainsi que des « débris de poteries datant de la plupart des époques ». La datation romaine des sites de Sapin Dessus, qui fut proposée un temps, établie sur la base de quelques tessons romains de Fraisegoutte, n’est pas valable faute de données fiables. Le site de Fraisegoutte est en effet un dépôt de bas de pente, lié à l’érosion de la montagne de Sapin Dessus. Il nous renseigne sur la présence d’un site métallurgique détruit qui devait être établi sur le versant sud du massif.

  • 16 . Terme employé en archéologie minière pour qualifier des exploitations en tranchées. Le vocabulair (...)

13Sur ce versant, de vastes tranchées minières, des Verhauen16, bouleversent profondément la topographie locale. Il s’agit de travaux miniers à ciel ouvert. Des décrochements réguliers de quelques mètres de haut sont les vestiges des fronts de taille. Ces exploitations étaient implantées sur les filons de goethite et d’hématite de la faille de Saâles.

14Sur le versant nord, deux sites métallurgiques ont été identifiés dans les années 1990. Il s’agit de ferriers, caractéristiques des sites de bas fourneaux (voir supra). Les recherches ultérieures ont permis d’identifier deux nouveaux sites, portant à quatre le nombre de ferriers identifiés sur le massif.

  • 17 . François Magar, Mines et ferriers de Saâles – Sapin Dessus, Sondage du ferrier intermédiaire, pro (...)
  • 18 . Datation de quatre échantillons provenant des ferriers F1, F2 et F4. Le ferrier F3 avait été daté (...)

15En 2017, pour en savoir plus sur cette histoire oubliée, nous avons implanté un sondage dans le ferrier F2, en versant nord de la montagne17. En parallèle, nous avons organisé des prospections à travers le massif pour chercher d’autres sites. Ces différents travaux ont permis d’identifier de nouveaux ferriers et d’effectuer des prélèvements de charbon de bois dans les niveaux archéologiques pour les dater. Les datations par analyse du radiocarbone ont montré que les bas fourneaux de Saâles-Sapin Dessus fonctionnaient à l’époque mérovingienne, plus précisément aux VIIe-VIIIe siècles ap. J.-C.18 (fig. 1).

Chronologie du bas fourneau dans le massif vosgien

Chronologie du bas fourneau dans le massif vosgien

16Le sondage du ferrier F2 a permis de mettre au jour des éléments caractéristiques de la culture technique des artisans mérovingiens de Saâles. Les fourneaux étaient équipés de soufflets comme l’atteste la présence de tuyères. Ces éléments préfabriqués en argile protégeaient le bec des soufflets. Deux types de tuyères ont été identifiés, à section ogivale et à section pentagonale, témoignant probablement d’usages différents (fig. 2). Bien que n’ayant pas encore été retrouvés, les fourneaux comportaient des armatures en bois, comme le prouvent de nombreuses traces de lattes et de planches dans l’argile cuite des parois. Les déchets de réduction sont des scories grises denses à cordons fins (fig. 3). Ces questions typo-chronologiques seront abordées plus précisément dans la partie consacrée aux comparaisons entre les sites.

Fig. 2. Les deux types de blocs-tuyères du ferrier F2 de Saâles

Fig. 2. Les deux types de blocs-tuyères du ferrier F2 de Saâles

À gauche le type pentagonal, à droite le type ogival

Photo : François Magar.

Fig. 3. Scorie du ferrier F2 de Saâles

Fig. 3. Scorie du ferrier F2 de Saâles

La pâte est dense, les écoulements en cordons sont nets et fins

Photo : François Magar.

  • 19 . Sites découverts par les prospecteurs locaux Dominique Torresani et Jean Meschberger.
  • 20 . Communication personnelle de Patrick Clerc, Institut national de recherche archéologique préventi (...)

17À l’époque mérovingienne, un autre ensemble minier et métallurgique existe dans le Sud de l’Alsace19 (fig. 4). Entre Kaysersberg et Riquewihr, neuf ferriers sont établis non loin de Pingen, des puits au jour exploitant les filons. Ces sites sont encore mal connus. Un seul ferrier a fait l’objet d’une datation radiocarbone, indiquant un fonctionnement au début du haut Moyen Âge20. Les scories observées sur ces différents ferriers sont du même faciès que celles de Saâles, suggérant une probable proximité des pratiques techniques.

Fig. 4. Site de réduction directe dan le massif vosgien

Fig. 4. Site de réduction directe dan le massif vosgien

Fig. 5. Enclume à concasser le minerai, découverte dans le ferrier F2 de Rothau

Fig. 5. Enclume à concasser le minerai, découverte dans le ferrier F2 de Rothau

Observez les cupules qui marquent ce bloc de granite sur quatre faces

Photo : François Magar.

  • 21 . Denis Leypold, Mines et métallurgie du fer…, op. cit., p. 192-197.

18Revenons dans la haute vallée de la Bruche. Lors de ses prospections, Denis Leypold a identifié plusieurs autres ferriers dans les bois de Rothau21. Nous en avons retrouvé deux en place et plusieurs concentrations de scories, correspondant probablement à des sites bouleversés par des passages de chemins. Les deux ferriers sont établis dans le vallon de la Besatte, à proximité d’anciennes exploitations sur plusieurs grands filons de magnétite. Les deux principaux sites miniers dans ce secteur sont établis sur les filons de Minguette et du Chênot, de part et d’autre du vallon. Des vestiges de Pingen, des puits au jour exploitants les gisements, semblent dessiner un troisième filon dans ce secteur, partant à la perpendiculaire de ceux de Minguette-Chênot, dans le sens du vallon.

19Pour éclairer l’histoire méconnue des débuts de la métallurgie au Ban de la Roche, nous avons employé la même méthode qu’à Saâles : sondages, observations stratigraphiques et prélèvements de charbon de bois en contexte pour la datation.

20Le premier ferrier (F1) est établi en bordure d’une grande Pinge du filon de Minguette. Ce site a été identifié grâce aux nombreuses scories jonchant le sol. Après un nettoyage de surface pour bien cerner les limites de l’amas, nous avons implanté un premier sondage. Les fouilles ont rapidement mis au jour le substrat, composé ici d’un éboulis de pente de blocs de granite. L’épaisseur des résidus métallurgique ne dépassait pas 50 centimètres. La découverte de tessons de céramiques des XVIIIe-XIXe siècles dans l’épaisseur du ferrier, attestait d’un remaniement récent du site. Pour écarter le risque de pollution des charbons par des éléments de l’époque contemporaine, nous avons implanté un nouveau sondage à proximité, dans un secteur paraissant préservé. Le ferrier F1 s’est avéré contemporain du site F2 dont nous allons parler à présent.

21Celui-ci se situe quelques dizaines de mètres en aval du ferrier F1. Lors de sa redécouverte il se présentait également sous la forme d’un affleurement de scories, difficilement perceptible. Le sondage a mis en évidence un niveau de remblais récents, déposés probablement lors de l’aménagement du chemin forestier voisin. Sous cette perturbation récente, les scories sont en place sur plus d’un mètre d’épaisseur, faisant du ferrier F2 de Rothau un site particulièrement imposant. Les datations par analyse du radiocarbone ont montré des phases de fonctionnement contemporaines pour les deux sites, entre 1020 et 1155 ap. J.-C. cal.

22Le sondage a également permis la découverte de cinq enclumes en roche. Une première a été prélevée en surface, avant même la fouille, les quatre autres étaient déposées sur l’ancien éboulis de pente constituant le substrat, sous l’amas de résidus métallurgiques. L’étude de ces quatre blocs par Florent Jodry, spécialiste en outillage lithique à l’INRAP, a permis d’en déterminer l’usage. Quatre de ces éléments étaient des enclumes pour piler le minerai ou des outils mobiles de concassage. Ces enclumes sont reconnaissables à leurs cupules d’usure (fig. 5). Interprétée sur le terrain comme une enclume neuve, la cinquième s’est avérée, après étude, être une enclume de forge.

  • 22 . 2000 mètres à vol d’oiseau.
  • 23 . 1300 mètres à vol d’oiseau.

23La détermination pétrographique par Pierre Fluck, géologue et professeur émérite à l’Université de Haute-Alsace, a prouvé la provenance locale des différentes roches constitutives de ces enclumes. La roche de l’enclume noRLT-2i-62 constitue le substrat local et a donc été prélevée sur place. Il s’agit de granite de Fouday, appartenant au massif granitique du Champ du Feu nord. Les éléments noRLT-2i-63 et noRLT-2i-65 sont façonnés respectivement en granodiorite du Champ du Feu sud et en microgranite porphyroïde d’origine filonienne, matériaux prélevés au plus loin à 350 mètres en aval du site. Enfin les éléments noRLT-0-0001 et noRLT-2i-64 présentent l’intéressante particularité d’avoir été fait en granite porphyroïde de Natzwiller, formation située à 4 500 mètres du site en suivant les fonds de vallées22. Leur faciès en galets suggère cependant leur prélèvement en rivière, sans doute dans la Rothaine, seule rivière du secteur ayant pu charrier ce matériau. L’hypothèse d’un ramassage suivant la logique du moindre effort suggère une provenance à la hauteur du village de Rothau, situé au minimum à 1 600 mètres du ferrier23.

  • 24 . L’absence notable de déchets de forge dans le ferrier appuie cette hypothèse.

24Bien que les étapes d’enrichissement du minerai soient souvent suggérées par les indices du terrain, comme l’exemple d’une concentration de minerai à proximité immédiate du ferrier F2 de Saâles, il est rare d’en trouver les outils. Dans le cas du ferrier F2 de Rothau ces éléments de concassage ont été identifiés à la transition entre le substrat et les niveaux archéologiques de rejets de scories, suggérant leur abandon au début de l’activité du site. La présence d’une enclume de forge au même niveau montre l’existence d’une autre étape opératoire sur le site, pouvant possiblement être associée à l’épuration de la masse de fer brute24. Ces différents outils sont en roches locales. Le ramassage à une distance plus importante des enclumes noRLT-0-0001 et noRLT-2i-64 est intrigant, du fait de la présence de roche dure à hauteur du site. Mais cet éloignement reste tout relatif et la variété des roches locales prélevées à différents niveaux du vallon de la Besatte jusqu’au lit de La Rothaine milite pour des prélèvements opportunistes, sans doute au gré des déplacements des artisans.

Premiers conflits, premiers écrits

25En l’absence de source écrite, seule l’étude des traces de ce qui a eu lieu, l’archéologie, permet d’écrire l’histoire. Parfois, seule une rare mention indirecte montre la subsistance des activités métallurgiques dans la mémoire locale, ou du moins dans la toponymie, comme dans le cas de la Via Ferrati Montis près de Saâles. Les textes médiévaux plus prolixes sont une ressource rare, comme nous allons le voir à présent pour les forges de Grandfontaine.

  • 25 . Marie-Thérèse Fischer et Gérard Fischer, Des hommes et du fer…, op. cit., p. 9‑11.
  • 26 . ADV, II H 5, p. 151.

26Celles-ci apparaissent en 1261 sous la forme d’un traité concluant plusieurs années de conflit. Cette histoire commence autour de 125525. Le seigneur de Salm, Henri IV, est alors avoué de l’abbaye de Senones. Sa famille a été engagée au XIe siècle pour défendre les terres de cette communauté religieuse. Grevé de dettes et victime du récent échec de l’exploitation d’une saline à Morhange, Henri outrepasse ses droits et accapare les gisements de fer récemment découverts à Grandfontaine, sur les terres de l’abbaye. Il y fait exploiter des mines et construire des forges et fourneaux. L’abbé de Senones, Baudouin, se plaint à l’évêque de Metz Jacques de Lorraine, suzerain des deux parties. Ce dernier ordonne la destruction des installations, la saisie des outils et confisque le fer déjà produit. En 1258, le comte de Salm se voit refuser sa demande de restaurer les forges de Framont. Ce n’est qu’en 1260, à la faveur de la mort de Jacques de Lorraine et de sa fragile succession qu’il peut concrétiser ce projet. L’abbaye de Senones est alors contrainte de conclure un accord avec son avoué, un an plus tard, partageant les dépenses et bénéfices des mines, des forges et du charbonnage. L’accord est renouvelé en 1272. En 1284 des documents évoquent à nouveau le partage des bois de Senones, de Celles, de Vipucelle et de Plaine26.

27Paradoxalement, il ne subsiste aucun vestige des installations médiévales de Grandfontaine-Framont. Seules des scories denses, présentes en abondance dans la tranchée de pose de la conduite de la centrale hydroélectrique de Vacquenoux, pourraient être rattachées à cette activité métallurgique médiévale. Cependant, la diversité des ateliers et la persistance des activités sidérurgiques à Grandfontaine jusqu’au XIXe siècle a produit une quantité importante de déchets variés, rendant difficile la détermination de leur origine.

28La documentation des forges de Framont est la plus riche concernant l’industrie du fer dans le massif vosgien. Ainsi, les mentions médiévales d’autres lieux de production restent souvent isolées et nous livrent des informations disparates.

  • 27 . Marie-Christine Bailly-Maître, Paul Benoît, « Les mines d’argent de la France médiévale », in Soc (...)
  • 28 . ADV, G 250 ; d’après : Paul Boudet, Le chapitre de Saint-Dié en Lorraine des origines au seizième (...)

29Dans le bassin de Saint-Dié, et notamment dans le Val-de-Galilée, l’activité minière est mentionnée dès le XIe siècle. Les moines du Chapitre de Saint-Dié reçoivent alors le droit d’y exploiter des mines. Un règlement minier aurait été promulgué dès le milieu du XIIIe siècle par le duc de Lorraine, Mathieu II27. Cette précaution réglementaire semble avoir concerné principalement les mines d’argent du Val-de-Galilée, notamment les gisements de La Croix-aux-Mines. La métallurgie du fer n’apparaît dans les textes qu’au XIVe siècle, dans les bois d’Etival. Le duc de Lorraine, Raoul, a donné l’autorisation aux Prémontrés d’Etival d’y installer des forges et fourneaux à une date inconnue. En 1335, alors que ces installations semblent être en fonction, le Chapitre de Saint-Dié, qui revendiquait le droit sur ces bois, s’en plaint, se considérant comme spolié28. C’est la seule mention que nous connaissons de ces installations métallurgiques, mais elle nous apporte une information cruciale : l’abbaye d’Etival exploitait directement des fourneaux de réduction dans ses bois, sans intermédiaire. Avec Etival, nous observons pour la première fois dans le massif vosgien une exploitation de mines de fer et de forges par une communauté religieuse.

30La situation de l’abbaye de Senones est différente. Celle-ci bénéficiait des revenus des forges, mais sans avoir besoin d’en organiser la production, remise aux mains des comtes de Salm par le traité de 1261.

Esquisse d’un panorama

Proximités typo-chronologiques et variations

31Tentons à présent d’analyser le panorama de l’industrie du fer médiévale que nous avons dressé ci-dessus, alliant données historiques et travaux archéologiques.

32À l’époque mérovingienne, deux grands ensembles se dessinent en haute Alsace et dans les Vosges moyennes. Les sites miniers de Kaysersberg-Riquewihr et de Saâles présentent quelques différences. À Saâles l’exploitation se faisait en Verhauen, de grandes tranchées à ciel ouvert abattant le minerai par fronts de taille successifs, tandis qu’à Kaysersberg et Riquewihr les mines étaient souterraines, exploitant les filons par Pingen, des puits au jour implantés sur le gisement. Ces deux types d’exploitation ont produit des paysages miniers bien distincts : à Saâles un versant de montagne à la topographie profondément bouleversée par des tranchées minières et à Kaysersberg-Riquewihr des entonnoirs entourés de bourrelets de déblais, les haldes, vestiges des puits de mine. Cette différence de méthode peut s’expliquer par la géologie. À Saâles, l’exploitation de filons encaissés dans le grès vosgien a pu inciter les exploitants à travailler à ciel ouvert. Grâce à la tendresse de la roche, de grandes quantités de stériles peuvent être évacués pour mettre à nu le gisement, tout en économisant du bois d’étayage. Au contraire, à Kaysersberg-Riquewihr, le substrat granitique dur réduit les creusements dans le stérile au strict nécessaire et permet de travailler avec peu d’étayage. Outre ces explications techniques, le facteur culturel doit également être pris en compte, la tradition technique pouvant varier selon les origines des mineurs.

33Les sites métallurgiques, quant à eux, sont au nombre de quatre à Saâles et neuf à Kaysersberg et Riquewihr. Ils présentent un certain nombre de similitudes. La plupart sont de petites dimensions, généralement de quelques mètres de diamètre. Deux sites s’en distinguent cependant : le ferrier intermédiaire de Saâles, mesurant une dizaine de mètres de diamètre, et le ferrier F5 de Riquewihr, de même surface et d’une élévation conservée d’un mètre. Lorsqu’il a été possible de les observer, leurs puissances stratigraphiques sont faibles, de 20 à 50 centimètres. Les scories sont très ressemblantes, grises et denses, à cordons fins. Dans ces deux ensembles métallurgiques, des restes de tuyères sont fréquents, témoignant de l’utilisation d’une soufflerie forcée. Les tuyères de Kaysersberg-Riquewihr se distinguent cependant de celles de Saâles par un plus grand soin dans la conception, en partie due à l’utilisation d’une argile plus fine, sans doute mieux préparée. La présence régulière de fragments vitrifiés de la cuve des bas fourneaux, souvent de couleur bleue, témoigne également des températures importantes atteintes dans le fourneau grâce à l’emploi de soufflets.

34Dans l’état actuel de nos connaissances, seuls deux ferriers, ceux de Rothau, peuvent être rattachés au second Moyen Âge. Ils sont donc moins représentatifs de leur tradition technique que les ensembles mérovingiens.

35Ces deux sites présentent des caractéristiques qui les distinguent nettement de leurs homologues mérovingiens : leurs dimensions sont plus importantes avec une puissance stratigraphique d’une cinquantaine de centimètres pour le ferrier F1 et près d’un mètre d’épaisseur pour le ferrier F2. Le diamètre du deuxième ferrier doit encore être déterminé avec précision, mais il peut être estimé à une dizaine de mètres. Il se distingue également par l’absence de tuyère et par la présence d’éléments de concassage. Les scories, qui constituent les principaux marqueurs typologiques, sont très aérées, avec de nombreuses bulles et de fréquentes cavités centimétriques, alors qu’elles sont denses dans les sites mérovingiens (fig. 6).

Fig. 6. Scorie du ferrier F2 de Rothau

Fig. 6. Scorie du ferrier F2 de Rothau

Sa pâte très aérée, constellée de bulles et de cavités, est la cause de son aspect déchiqueté

Photo : François Magar).

36Observons à présent les sites mal déterminés. Sont-ils d’un des types que nous avons évoqués ci-dessus ?

  • 29 . Sites découverts par Jean Baldinger, voir : Jean Baldinger, « Schirrhoffen (Bas-Rhin) : traces de (...)

37À Schirrhoffen, village au sud de la forêt de Haguenau, des sites ont été identifiés dans les années 198029 sous la forme d’épandages de scories en plein champ, mêlés à du mobilier romain. Il s’agit de scories généralement en plaques fines, lisses ou avec ridules (fig. 7). Différentes concentrations, correspondant vraisemblablement à plusieurs ferriers, peuvent être observées.

Fig. 7. Scorie de Schirrhoffen

Fig. 7. Scorie de Schirrhoffen

La pâte est dense, l’épaisseur faible et la surface marquée de ridules

Photo : François Magar.

38Les scories découvertes à Grandfontaine (voir supra) présentent un faciès similaire à celles de Schirrhoffen, en plaques fines (1 centimètre ou moins), souvent lisses ou avec quelques rares ridules (fig. 8). Elles en diffèrent par une surface de couleur rouge et des efflorescences d’oxyde de cuivre, sans doute dues au contexte minéralogique local. Malgré ces similitudes morphologiques, il n’est pas certain que ces résidus aient été produits par des activités de réduction directe.

Fig. 8. Scorie de Grandfontaine

Fig. 8. Scorie de Grandfontaine

La pâte est dense et l’épaisseur est faible. La surface est rougeoyante et présente de légères ridules

Photo : François Magar.

39L’exemple d’un site à Mouterhouse (Moselle) invite en effet à la prudence. Interprété par la tradition locale comme étant le crassier des dernières forges de Mouterhouse, ce site est un immense amas de scories grises denses à écoulements cordés (fig. 9). L’absence de laitier semblait orienter l’interprétation de l’archéologue vers un ferrier de très grandes dimensions. En réalité, plusieurs indices, tels que la présence récurrente de fragments de charbon houiller, parfois piégés dans les scories, ou de briques réfractaires en partie vitrifiées, orientent l’interprétation vers un crassier d’époque moderne ou contemporaine.

Fig. 9. Scorie de Mouterhouse

Fig. 9. Scorie de Mouterhouse

La pâte est dense et l’épaisseur importante

Photo : François Magar.

40Ces deux derniers ensembles, Grandfontaine et Mouterhouse, présentent la particularité d’avoir été des sites industriels importants à l’échelle régionale. Le développement de l’industrie sidérurgique à l’époque moderne y a engendré une diversité d’ateliers, allant de la réduction (hauts fourneaux), à l’affinage (affineries, renardières) jusqu’aux activités de transformation (fenderies, platineries, laminoirs, forges diverses). Ces complexes industriels peuvent être comparés au tissu urbain : des éléments de plusieurs périodes coexistent, régulièrement les nouvelles installations détruisent les anciennes, les recouvrent, en remploient les matériaux. Dans un tel contexte, les sols sont souvent constitués d’une variété de déchets importante, rendant difficile leur rattachement à l’un ou l’autre atelier.

41Tout reste à faire pour mieux cerner ces sites mal connus : déterminer l’état de conservation des sites, puis les circonscrire précisément et enfin sonder, estimer la puissance stratigraphique et prélever des scories à analyser et des charbons à dater.

42Nous venons de dresser un aperçu général des divergences et des rapprochements entre les différents ferriers du massif vosgien. Il suggère des pratiques techniques communes, parfois corrélées aux datations au radiocarbone, esquissant d’éventuelles relations entre différents sites. La poursuite de ces travaux permettra d’affiner encore ces hypothèses et d’approcher les hommes qui travaillaient le fer, souvent rendus anonymes par l’histoire.

Propriétaires et exploitants

43Intéressons-nous à présent à ceux dont l’histoire a retenu les noms, ceux qui possédaient et administraient les terres.

  • 30 . Ancien nom du Sapin Dessus (voir supra).

44Rendons-nous à Saâles. La montagne de Sapin Dessus où se situent nos sites est en bordure de plusieurs limites importantes. À l’est, sur la crête, plusieurs territoires se rejoignent aux Quatre Bornes. La borne principale, anépigraphique, est mentionnée dès le Xe siècle. Nous sommes aux confins des territoires de l’abbaye de Senones et de la Grange de Fosse, mentionnée dès le XIe siècle (voir supra). Ces terres partagent une limite, le ruisseau actuellement nommé Fraisegoutte, le long duquel se développait la Via Salinaria. Sapin Dessus en est donc exclu. Il se situe sur le territoire de Saâles, mentionné sous ce nom dans le titre de 1172 et appartenant à la seigneurie du Val de Villé dans les documents du XIIIe siècle. Nous ignorons tout du partage territorial antérieur. La question reste en suspens : à qui appartenait le territoire du Ferratus Mons30 à l’époque mérovingienne ?

45Le territoire au sud de Sapin Dessus, bordant le vallon de Fraisegoutte, appartenait vraisemblablement au Chapitre de Saint-Dié, propriétaire initial de la Grange de la Fosse. Comme nous l’évoquions plus haut, le Chapitre de Saint-Dié eut très tôt une politique minière, attestée pour la première fois au XIe siècle. L’autre grand propriétaire à proximité, l’abbaye de Senones, n’est lié aux activités minière et métallurgique qu’au milieu du XIIIe siècle. Aucune mention antérieure de telles activités n’est attestée sur le territoire de l’abbaye. Les possesseurs mérovingiens du territoire de Saâles ne sont alors pas connus. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Il est possible que l’une des deux grandes abbayes du secteur, Saint-Dié ou Senones, se soit vu attribuer ou se soit octroyé le droit d’exploiter les gisements de Saâles, vraisemblablement hors de leurs possessions. Il est possible également que les mines et bas fourneaux aient été établis par le propriétaire tiers, dont l’identité ne nous est pas connue. Dans le premier cas il pourrait s’agir d’exploitations abbatiales directes, à l’image de celle de l’abbaye d’Etival que nous évoquions plus haut.

46Quatre cents ans plus tard, aux XIe-XIIe siècles, des hommes ont exploité des mines et installé des fourneaux dans les bois de Rothau. À qui appartenaient alors les terres exploitées ?

  • 31 . Nicolas Mengus et Jean-Michel Rudrauf, Châteaux forts et fortifications médiévales d’Alsace, Dict (...)
  • 32 . Denis Leypold, Une seigneurie alsacienne au tournant du « Siècle d’Or », Le Ban de la Roche, au t (...)
  • 33 . Denis Leypold, Mines et métallurgie du fer…, op. cit., p. 38.

47Le Ban de la Roche est une seigneurie dont l’autorité était symbolisée par le château de la Roche (commune de Bellefosse). Bien que mentionné pour la première fois en 1284, il daterait au moins de la fin du XIIe siècle, comme le suggère le type des pierres à bosses employées dans la construction du donjon31. Ce territoire était à l’origine un fief d’empire attribué à un ministériel inconnu32 à une date indéterminée. Alors que les fourneaux de Rothau enfumaient les sous-bois du vallon minier de la Besatte, le Ban de la Roche était donc soit sous gestion directe de l’empire, soit sous l’autorité d’un seigneur qui le détenait en fief. Même dans un fief, une telle exploitation relevait souvent de l’autorité de l’empire. On peut l’observer lorsqu’au milieu du XVIe siècle le comte de Veldenz demande l’autorisation d’établir des mines dans le Ban de la Roche. C’est l’empire qui lui en donne l’autorisation, tandis que la famille Rathsamhausen zum Stein, qui possède le fief, lui tient tête33. Sans doute celle-ci exploitait-elle déjà clandestinement les mines et l’autorisation impériale accordée à Veldenz était-elle une tentative pour rétablir l’autorité de l’empire sur son fief. Il est donc très probable que les mines et les bas fourneaux de Rothau aient été établis sous l’autorité impériale.

48Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, les gisements de Framont sont exploités à partir du milieu du XIIIe siècle sur les terres de l’abbaye de Senones, mais à son détriment. En effet, alors que dans la première moitié du XIVe siècle les moines d’Etival prennent l’initiative, en 1261 l’abbé de Senones est contraint d’accepter de remettre la gestion des mines et des forges aux comtes de Salm. La situation est donc différente dans ces deux cas, avec les fourneaux d’Etival en régie directe et ceux de Framont dans une sorte d’amodiation forcée. L’usurpation des terres à Framont constitue d’ailleurs l’acte de fondation de ce qui devint plus tard la principauté de Salm.

Vers de nouvelles recherches

49En rédigeant cet article nous avons souhaité donner un aperçu général de la réduction du fer médiévale dans le massif vosgien. Nous avons repris les travaux de nos prédécesseurs et les avons enrichis des données archéologiques que nous avons recueillies ces dernières années. L’histoire des hommes et la mémoire des sols nous ont ainsi permis de dévoiler une activité qui se développe tout au long du Moyen Âge, dans des contextes variés : ensembles mérovingiens importants, exploitations abbatiales et usurpation de territoire. Les comparaisons typologiques entre les sites ont permis de suggérer des rapprochements, révélant de possibles traditions techniques partagées entre les sites mérovingiens. Cependant lorsque nous mesurons le travail qui reste à accomplir, nous ne pouvons que reconnaitre que nos travaux n’en sont qu’à leurs débuts. De nombreux ferriers demeurent dans leur état de découverte et n’ont été ni étudiés en détail, ni datés. Dans l’année à venir, nous envisageons d’y remédier lors de prospections où nous sonderons chaque site, nous prélèverons des scories et des charbons qui permettront de déterminer des signatures chimiques et des datations. À terme, l’objectif est de généraliser ce que nous avons entrepris pour les sites de Saâles et de Rothau. Ces travaux nous permettront d’étudier également des sites où les faciès des scories sont différents de ceux étudiés jusqu’alors. Peut-être y déterminera-t-on des datations antérieures au Moyen Âge ?

50Nous finirons notre propos en avouant au lecteur que l’histoire du fer dans notre région ne s’arrête pas au Moyen Âge. Au XVe siècle un nouveau procédé apparait dans le Rhin supérieur : la réduction indirecte, qui emploie le haut fourneau pour produire de la fonte et l’affinerie pour produire du fer forgeable. Cette autre histoire, qui éclaire en partie notre modernité, reste à écrire. Nous nous y emploierons prochainement.

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Notes

1 . Contrairement au haut fourneau qui produit de la fonte, la méthode est alors dite indirecte.

2 . Nous insistons sur cette notion de cuve car il existe des installations de réduction directe employant d’autres systèmes, tels les foyers ouverts, comme les bas foyers méditerranéens.

3 . Il existe également des bas fourneaux où la scorie est piégée dans une fosse aménagée sous le fourneau. Nous ne nous attarderons pas sur ce type de fourneau, aucun d’entre eux n’ayant été observé durant nos travaux.

4 . Pierre Fluck, Sainte-Marie-aux-Mines, Les mines du rêve, Soultz, Les Éditions du Patrimoine Minier, 2000.

5 . Jean-Marie Le Minor, « Gisements de fer de l’Alsace du Nord », Pierres et Terre, no15-16, 1978, p. 105-112 ; Pierre Fluck (dir.) et alii, Pierres et Terre, spécial Val de Bruche, no 31/32, 1988.

6 . Pierre Fluck, Guntram Gassmann et Gert Goldenberg, « Le fer dans les régions rhénanes (Vosges, vallée du Rhin, Forêt-Noire) avant la Guerre de Trente Ans, rudiments d’une cartographie », in Paléométallurgie du fer et cultures (Actes du symposium international du Comité pour la Sidérurgie Ancienne, Belfort, 1990), Belfort, Éditions Vulcain, 1995, p. 415‑424.

7 . François Magar, La Bruche, ancienne vallée du Fer, Sidérurgie ancienne dans la vallée de la Bruche, des bas fourneaux aux premiers hauts fourneaux, Mémoire de Master d’Archéologie du Territoire, Université de Strasbourg, Strasbourg, 2017.

8 . François de Riguet, Mémoires historiques et chronologiques pour l’insigne église de Saint-Diey en Lorraine, Bulletin de la société philomatique vosgienne, Saint-Dié, C. Cuny, 1932, p. 180‑181.

9 . Le prétendu acte de donation de 661 est en réalité un faux du XIIe siècle, voir : Julien Freund, « Route des Sauniers ou Route des Sarmates ? La fin d’une légende », Annuaire de la Société d’Histoire du Val de Villé, no 3, Villé, SHVV, 1978, p. 65‑67 et Léopold Duhamel, Documents rares ou inédits de l’histoire des Vosges rassemblés et publiés au nom du Comité d’histoire vosgienne, t. 1, Épinal, Veuve Gley, 1868, p. 162‑164.

10 . Sur la Carte des Naudins (1704) c’est une cense qui est appelée Framont ; Cadastre napoléonien : Archives départementales du Bas-Rhin, 3 P 159 f. 11 à 14.

11 . Le titre de 1172 a été fréquemment confondu avec un document de 1272 évoquant les forges de Framont à Grandfontaine. Ils évoquent tous deux le toponyme « Framont » qui correspond en réalité à deux lieux-dits différents (voir : Marie-Thérèse Fischer et Gérard Fischer, « Sur l’origine de Framont : le prétendu titre de 1172 », L’Essor, no 113, 1981, p. 3).

12 . Archives départementales des Vosges (ADV), II H5, cité dans : Marie-Thérèse Fischer et Gérard Fischer, Des hommes et du fer, Mines et forges à Framont-Grandfontaine, Raon-L’étape, Kruch éditeur, 1993, p. 10.

13 . Framont (Haute-Saône) où se trouvait une forge au XVIIIe siècle, Frémonville (Meurthe-et-Moselle), ancienne Framonville, où une mine de fer était exploitée au XVIIIe siècle (Philippe-Frédéric De Dietrich, Description des gîtes de minerai, forges, salines, verreries, tréfileries, fabriques de fer-blanc, porcelaine, faïence, etc., de la Lorraine méridionale, Strasbourg, Treuttel, 1799-1800, p. 12), Fréville (Vosges) où des mines étaient exploitées au XVIe siècle.

14 . Denis Leypold, Mines et métallurgie du fer dans le massif vosgien de l’Antiquité au XIXe siècle : l’exemple de la Vallée de la Bruche, (s.l.), Société savante d’Alsace, 1996, p. 177‑189.

15 . Alain Rolland, Les hautes vallées de la Bruche et de la Fave, Carte et étude géomorphologiques, Diplôme d’études Supérieures, Université de Strasbourg, Strasbourg, 1966, p. 149.

16 . Terme employé en archéologie minière pour qualifier des exploitations en tranchées. Le vocabulaire minier, souvent d’origine germanique, témoigne des migrations d’ouvriers spécialisés dans les mines et la métallurgie.

17 . François Magar, Mines et ferriers de Saâles – Sapin Dessus, Sondage du ferrier intermédiaire, prospection et microtopographie, Rapport Final d’Opération, Strasbourg, 2017.

18 . Datation de quatre échantillons provenant des ferriers F1, F2 et F4. Le ferrier F3 avait été daté de la même période par Alexandre Disser (Alexandre Disser, Production et circulation du fer en Lorraine (VIe s. av. J.-C. –XVe s. ap. J.-C.), thèse de doctorat en archéomatériaux, Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, Belfort, 2014, p. 549-551, p. 297-298 et p. 258-263).

19 . Sites découverts par les prospecteurs locaux Dominique Torresani et Jean Meschberger.

20 . Communication personnelle de Patrick Clerc, Institut national de recherche archéologique préventive (INRAP).

21 . Denis Leypold, Mines et métallurgie du fer…, op. cit., p. 192-197.

22 . 2000 mètres à vol d’oiseau.

23 . 1300 mètres à vol d’oiseau.

24 . L’absence notable de déchets de forge dans le ferrier appuie cette hypothèse.

25 . Marie-Thérèse Fischer et Gérard Fischer, Des hommes et du fer…, op. cit., p. 9‑11.

26 . ADV, II H 5, p. 151.

27 . Marie-Christine Bailly-Maître, Paul Benoît, « Les mines d’argent de la France médiévale », in Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.), L’argent au Moyen Âge (Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, Clermont-Ferrand, 1997), Clermont-Ferrand, SHMESP, 1997, p. 17‑45.

28 . ADV, G 250 ; d’après : Paul Boudet, Le chapitre de Saint-Dié en Lorraine des origines au seizième siècle, Annales de la société d’émulation du département des Vosges, Épinal, C. Pernot, 1921, p. 52.

29 . Sites découverts par Jean Baldinger, voir : Jean Baldinger, « Schirrhoffen (Bas-Rhin) : traces de métallurgie antique », Pierres et Terre, no 34, 1990, p. 145‑146.

30 . Ancien nom du Sapin Dessus (voir supra).

31 . Nicolas Mengus et Jean-Michel Rudrauf, Châteaux forts et fortifications médiévales d’Alsace, Dictionnaire d’histoire et d’architecture, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2013, p. 307 ; le rattachement au château de la Roche de la famille « de Lapide » ou « de Rupe », mentionnée dès la fin du XIIe siècle, semble être issu d’une confusion.

32 . Denis Leypold, Une seigneurie alsacienne au tournant du « Siècle d’Or », Le Ban de la Roche, au temps des seigneurs de Rathsamhausen et de Veldenz (1489-1630), Strasbourg, Librairie Oberlin, 1989, p. 11.

33 . Denis Leypold, Mines et métallurgie du fer…, op. cit., p. 38.

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Table des illustrations

Titre Chronologie du bas fourneau dans le massif vosgien
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1012k
Titre Fig. 2. Les deux types de blocs-tuyères du ferrier F2 de Saâles
Légende À gauche le type pentagonal, à droite le type ogival
Crédits Photo : François Magar.
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 416k
Titre Fig. 3. Scorie du ferrier F2 de Saâles
Légende La pâte est dense, les écoulements en cordons sont nets et fins
Crédits Photo : François Magar.
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 656k
Titre Fig. 4. Site de réduction directe dan le massif vosgien
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 88k
Titre Fig. 5. Enclume à concasser le minerai, découverte dans le ferrier F2 de Rothau
Légende Observez les cupules qui marquent ce bloc de granite sur quatre faces
Crédits Photo : François Magar.
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 4,4M
Titre Fig. 6. Scorie du ferrier F2 de Rothau
Légende Sa pâte très aérée, constellée de bulles et de cavités, est la cause de son aspect déchiqueté
Crédits Photo : François Magar).
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 900k
Titre Fig. 7. Scorie de Schirrhoffen
Légende La pâte est dense, l’épaisseur faible et la surface marquée de ridules
Crédits Photo : François Magar.
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 656k
Titre Fig. 8. Scorie de Grandfontaine
Légende La pâte est dense et l’épaisseur est faible. La surface est rougeoyante et présente de légères ridules
Crédits Photo : François Magar.
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 3,7M
Titre Fig. 9. Scorie de Mouterhouse
Légende La pâte est dense et l’épaisseur importante
Crédits Photo : François Magar.
URL http://journals.openedition.org/alsace/docannexe/image/5029/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 628k
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Pour citer cet article

Référence papier

François Magar, « La métallurgie du fer médiévale dans le massif vosgien »Revue d’Alsace, 147 | 2021, 53-78.

Référence électronique

François Magar, « La métallurgie du fer médiévale dans le massif vosgien »Revue d’Alsace [En ligne], 147 | 2021, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/alsace/5029 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alsace.5029

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Auteur

François Magar

Doctorant en archéologie industrielle, UR 3436 CRESAT – Université de Haute-Alsace

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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