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Soin des corps et des vécus des personnes amputées : la prothèse comme technologie de soin singulière

Caring for amputees’ bodies and experiences: the prosthesis as a singular care technology
Lucie Dalibert, Valentine Gourinat et Paul-Fabien Groud

Résumés

L’amputation d’un membre inférieur ou supérieur et l’appareillage des personnes amputées relèvent en première instance d’une prise en charge médicale stricto sensu, au regard des problématiques de santé très souvent associées à la perte du membre. Cependant, loin de n’être qu’une simple technologie de soin(s) (cure) du corps, de réparation fonctionnelle, la prothèse s’inscrit dans une vision du prendre soin (care) qui tient compte des besoins singuliers des personnes amputées, leur parole, leurs projets, et s’attache à inclure dans cette prise en charge diverses dimensions bio-psycho-sociales. Du milieu hospitalier au retour à domicile, jusqu’au vécu quotidien à moyen et long terme avec la prothèse, cette contribution analyse les multiples pratiques de soin que sous-tend cette technologie de soin si particulière qu’est la prothèse.

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Mots-clés :

corps, vécus, prothèses, soin, France
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Texte intégral

Introduction

1Les prothèses de membres sont des objets complexes. Si l’on a tendance à les concevoir comme un objet unique – « la prothèse » – elles sont toutefois composées de divers éléments. En effet, un bras ou une jambe prothétique est constitué d’une emboîture conçue sur mesure qui permet de recevoir le moignon, d’une articulation (coude, genou, cheville, selon le niveau de l’amputation), d’une extrémité (main ou pied prothétique), ainsi que d’un module de liaison et d’un adaptateur qui connectent l’emboîture aux articulations et aux extrémités. À ces composants s’ajoutent fréquemment un manchon, interface entre le moignon et l’emboîture, et un recouvrement esthétique qui vient entourer les différents composants des prothèses, reproduisant ainsi non seulement la forme mais aussi l’apparence d’une jambe ou d’un bras. Par ailleurs, selon le type de contrôle qu’elles permettent, les prothèses peuvent être mécaniques (contrôlées manuellement, pneumatiquement ou hydrauliquement), myoélectriques (contrôlées par contractions musculaires via des électrodes posées sur la peau), mécatroniques (contrôlées par un système de capteurs et de programmes prédictifs) ou passives (à vocation esthétique, elles ne permettent pas de réaliser les mouvements des articulations et des extrémités). Ainsi, derrière le terme générique de prothèse, il existe une réalité multiple. Si les prothèses ne sont pas des objets uniformes et homogènes (Sobchack, 2004), elles ne peuvent pas non plus se concevoir en dehors de leur relation intime avec les corps qu’elles appareillent (Dalibert, 2014).

2Les prothèses sont prescrites et portées pour suppléer la perte d’un membre. Toutefois, l’appareillage d’un bras ou d’une jambe amputée ne saurait s’apparenter uniquement à une tentative de « réparation » du corps défaillant ou des fonctions motrices perdues (Groud & Gourinat, 2018). Il s’inscrit aussi dans une vision du soin qui prend en compte les besoins singuliers des personnes amputées, leur parole, leurs projets (Benaroyo, 2010). Dès lors, les prothèses de membres peuvent être appréhendées comme des « technologies de soin » (Lancelot, 2019), dans la mesure où elles n’ont pas simplement une visée thérapeutique mais matérialisent également une attention aux, ou un souci des, personnes amputées appareillées (Worms, 2006 ; Doron et al., 2011). C’est ce que nous allons explorer dans cet article : entre soin des corps et des vécus des personnes amputées, les dispositifs prothétiques sont à la fois des technologies de cure et de care des technologies de soin singulières.

  • 1 « Care had to do with warmth and love while technology, by contrast, was cold and rational. Care wa (...)

3Appareils de dialyse, orthèses, pacemakers, pompes à insuline et autres implants : nombreux sont les objets technologiques qui interviennent sur et dans les corps dans une visée thérapeutique. Si les technologies jouent un rôle central dans la pratique médicale (Nettleton, 2013), il est plus rare qu’elles soient associées au soin, entendu comme care, celui-ci étant, comme l’indiquent Anne-Marie Mol, Ingunn Moser et Jeannette Pols, « lié à la chaleur et à l’amour, tandis que la technologie [est] en revanche froide et rationnelle. Le soin [est] nourrissant, la technologie [est] instrumentale » (Mol et al., 2010 : 14-15, notre traduction1). En effet, le soin en tant que care renvoie à l’attention et au souci de l’autre (Tronto, 1993 ; Laugier, 2009). Anthropocentrée, la notion de care est ainsi a priori éloignée d’un faire ou d’une action efficace auxquels renvoie la technè. Toutefois, ce serait oublier que le care recouvre des pratiques (Winance, 2010a ; Buse et al., 2018) et que celles-ci non seulement mobilisent des compétences et des savoir-faire mais incorporent aussi des objets technologiques (Mol et al., 2010 ; Weiner & Will, 2018). Le souci et la sollicitude de soi et des autres s’exercent avec et via des technologies. Celles-ci peuvent ainsi être entendues comme des technologies de care.

4Néanmoins, s’il est possible de parler de technologies de soin, il ne s’agit pas de considérer que le care, ou le prendre soin, pourrait se réduire à une technologie ou pourrait n’être réalisé que par la technologie. Les technologies ont, dans leurs contextes d’usage, non seulement des effets inattendus (Tenner, 1996) mais nécessitent aussi, pour fonctionner et prendre part au soin, des infrastructures et des assemblages ou réseaux d’actants humains et non-humains qui les soutiennent, leur permettent d’agir (Latour, 2005 ; Leigh Star, 2018 ; Weiner & Will, 2018) et, même, prennent soin d’elles (Denis & Pontille, 2015). Dans le contexte qui nous occupe ici, celui des prothèses de membres inférieurs et supérieurs, céder à la tentation d’un tel « solutionnisme technologique » (Morozov, 2013) serait aussi participer de l’« enchantement » qui entoure les prothèses, en particulier dans les discours médiatiques et les imaginaires collectifs, et qui invisibilise le travail individuel et collectif nécessaire à l’appareillage et à l’appropriation de tels objets (Gourinat et al., 2020). Pour être des technologies de soin, entendu à la fois comme cure et care, comme soin(s) et prendre soin, comme « réhabilitation » et sollicitude des personnes amputées appareillées, les prothèses requièrent et génèrent des agencements et des arrangements « matériels, émotionnels et relationnels » singuliers (Mol et al., 2010 : 16 ; voir aussi Winance, 2010a).

  • 2 Toujours-déjà est une expression issue de la phénoménologie, en particulier de l’œuvre de Martin He (...)

5Ainsi, dans cet article, nous entendons proposer une analyse des prothèses comme technologies de soin qui montre que l’appareillage prothétique, même lorsqu’il est mobilisé comme « réhabilitation » des corps physiologiques, est toujours-déjà2 une attention et une sollicitude portées aux personnes amputées appareillées et de leurs vécus, qui impliquent tout autant les personnes concernées que les soignant·e·s. Les analyses et réflexions que nous développons sont issues d’une ethnographie multi-site réalisée en France de septembre 2020 à juillet 2021. Celle-ci s’inscrit dans une recherche ayant pour objectif d’analyser les processus d’appropriation et d’abandon des prothèses. Les différents terrains d’enquête ont été pensés au prisme de leurs particularités et de leur complémentarité.

  • 3 Les entretiens réalisés au cours de l’ethnographie ont été retranscrits et pseudonymisés.

6Le vécu des personnes amputées est indissociable du milieu médical et de celui de l’appareillage. Cette place prépondérante du contexte hospitalier nous a conduits à réaliser un terrain d’enquête dans deux instituts de réadaptation pendant près d’un an. Particulièrement riche d’un point de vue ethnographique, le travail de terrain mené au sein des deux structures nous a donné l’opportunité d’observer les variations des méthodes de soin et de suivi, conditionnées tant par le format de l’institution que par les cultures soignantes. Dans un premier temps, durant six mois, nous avons suivi le parcours de réadaptation d’une trentaine de personnes amputées, de leur préparation à l’appareillage jusqu’à leur sortie du centre et leur retour à domicile, en passant par toutes les étapes de l’apprentissage de la prothèse et de la prise en charge globale par l’équipe soignante. Dès lors, nous avons réalisé des entretiens3 avec les personnes amputées en rééducation au fur et à mesure de leur parcours (début, milieu et fin de séjour). Au cours de l’ethnographie, nous avons été aussi particulièrement attentifs aux interactions qui se nouent entre les équipes soignantes et leurs patient·e·s, aux protocoles de soins et de prise en charge proposés et mis en place pour accompagner les personnes amputées dans leur retour à domicile, ainsi qu’aux ressentis de ces dernières face à leur appareillage. De même, nous y avons observé les échanges et partages d’expériences entre personnes amputées. De façon complémentaire aux entretiens réalisés avec ces dernières, nous avons mené des entretiens (trente-neuf au total) auprès des soignant·e·s exerçant au sein des services hospitaliers de rééducation afin de recueillir leurs retours d’expériences et leurs regards sur les différentes pratiques de soin. Par ailleurs, nous avons mis en place un suivi longitudinal des personnes amputées, par le biais d’entretiens et de visites à domicile au cours de l’année suivant leur retour à domicile.

7Dans un second temps, sur une période de sept mois, nous avons assisté à une centaine de consultations médicales et de suivi d’appareillage auprès de personnes amputées ayant déjà des habitudes de vie avec leur prothèse, dans les services d’hôpital de jour des deux centres de rééducation. Il s’agissait dans ces consultations d’étudier et d’ethnographier la façon dont le suivi médical se noue au long cours dans le parcours de vie des personnes appareillées. Dans ce cadre, nous avons réalisé une série d’entretiens avec des personnes amputées appareillées expérimentées (trente-deux au total) et des soignant·e·s exerçant en hôpital de jour (vingt entretiens).

8Outre le travail ethnographique mené en milieu médical auprès des personnes amputées et des soignant·e·s, notre enquête nous a également conduit à réaliser une ethnographie d’une association de personnes amputées. Elle avait un double objectif : recueillir les expériences et parcours de vie des adhérent·e·s amputé·e·s de l’association, lesquel·le·s ont déjà un certain recul de l’appareillage, et ethnographier les pratiques d’accompagnement et de soutien par les pairs (Gardien, 2017a) amputés au sujet de la prothèse. Nous avons mené douze entretiens avec des contacts régionaux et dix entretiens avec des adhérent·e·s amputé·e·s expérimenté·e·s. Enfin, nous avons réalisé une analyse thématique et croisée de tous nos entretiens et observations. 

9Du milieu hospitalier au retour à domicile, jusqu’au vécu quotidien à moyen et long termes avec la prothèse et aux pratiques d’entraide entre pairs, c’est ce cheminement chronologique du parcours de vie post-amputation qui sert ici de structure à l’analyse des multiples pratiques de soin que sous-tend cette technologie de soin si particulière qu’est la prothèse. Un tel prisme permet de rendre compte des étapes qui participent de la structuration du vécu des personnes amputées sans et/ou avec la prothèse. Ce faisant, nous analyserons la façon dont les prothèses de membres supérieurs et inférieurs deviennent des technologies de soin au sein des centres de réadaptation, d’abord en tant qu’elles prennent soin non seulement du corps amputé mais aussi du devenir appareillé des personnes amputées, puis en tant qu’elles s’inscrivent dans et déploient un projet de vie et une infrastructure particulière. Enfin, dans une troisième partie, nous aborderons les pratiques et les réagencements, matériels et relationnels, qui sont nécessaires au quotidien pour que les prothèses demeurent des technologies de soin. Au fil de ces parties, ce sont les dimensions du « très proche » prothétique et du quotidien appareillé, lesquelles sont souvent négligées dans les analyses consacrées aux prothèses, que nous souhaitons mettre en lumière.

Faire advenir le corps appareillé en rééducation : les prothèses comme technologies de soin

10Dans une perspective strictement biomédicale, le choix d’amputer une personne est une décision délicate et de dernier recours. Elle est, en effet, synonyme d’échec des traitements et des soins médicaux : échec de revascularisation d’une jambe, échec de ne pas avoir pu « sauver » le membre à la suite d’un accident, échec de ne pas pouvoir empêcher le développement d’un sarcome malgré la mise en place d’une chimiothérapie. Face à ce constat, l’acte d’amputer est considéré comme une pratique relevant du cure où le geste chirurgical est effectué, dans la grande majorité des cas, lorsque le pronostic vital de la personne est engagé à (très) court terme et/ou afin de stopper des douleurs quotidiennes devenues trop intenses et insupportables. Toutefois, l’inscription de l’amputation comme pratique exclusivement de soin(s) (cure) est réductrice au regard des possibilités suscitées par l’appareillage. Technologie de soin, la prothèse joue un rôle central comme pratique de soin(s) mais également de prendre soin (care) au sein du parcours thérapeutique et du projet de vie post-amputation. Dès l’acte chirurgical d’amputer et le début de la rééducation, elle est l’élément pivot du (prendre) soin de la personne amputée, et ce, avant même sa fabrication-matérialisation.

Techniques chirurgicales d’amputation et prothèses : absence/présence de la prothèse

11Conçus à partir d’un travail collaboratif entre chirurgien·ne·s, médecins de médecine physique et de réadaptation (MPR) et orthoprothésistes, les techniques et les protocoles chirurgicaux actuels d’amputation intègrent les problématiques liées aux prothèses. Les chirurgien·ne·s amputent une partie de la jambe ou du bras et modèlent le moignon en respectant certains critères qui sont essentiels au futur bien-être de la personne avec et dans la prothèse, et dans l’optique d’une autonomie fonctionnelle optimale. À cet égard, Ambroise, médecin MPR, 62 ans, explique :

Il est important que la personne soit bien amputée avec un moignon d’une bonne longueur, qu’il ait une bonne couverture cutanée et indolore afin qu’il puisse correspondre à l’appareillage […]. Il faut que l’amputation et l’appareillage soient à la hauteur de ses espérances, sinon il [le patient] se sentira frustré, il se sentira échoué dans cette nouvelle vie. C’est un ensemble, c’est global une amputation, c’est à vie, un appareillage, c’est à vie. Avec l’appareillage, on va suivre les patients à vie.

12En ce sens, l’amputation ne peut être appréhendée comme un geste technique uniquement chirurgical. Il ne s’agit pas seulement de prendre en charge le corps physiologique mais aussi de se soucier de la personne amputée, et en particulier de sa qualité de vie future : ce sont, ici, les perspectives de vie post-amputation auxquelles l’on prête attention et dont on prend soin.

13L’amputation préconisée par l’équipe soignante aux personnes accidentées pour lesquelles les tentatives de conservation du membre (inférieur ou supérieur) ont échoué, du fait de limitations fonctionnelles ou de douleurs chroniques difficilement supportables, est un cas représentatif de cette démarche. Sans minimiser le traumatisme et les retentissements bio-psycho-sociaux de l’amputation, les soignant·e·s abordent néanmoins, avec ces personnes, les potentiels gains fonctionnels ainsi que le soulagement de la douleur que leur amèneraient l’amputation et l’appareillage. Jérôme, 67 ans, amputé transtibial traumatique, témoigne ainsi :

Avant, dès que je me levais, j’avais mal, pour moi ç’a été un bonheur l’amputation car j’ai vécu 27 ans avec un mauvais pied [...] j’aurais dû le faire plus tôt.

14Plutôt qu’une condamnation ou qu’un acte abrupt et immédiat, l’amputation peut être une décision qui s’impose au fur et à mesure de l’omniprésence de la douleur, de la non-fonctionnalité de la jambe et de ses retentissements sur les situations de handicap vécues quotidiennement. Au vu de l’autonomie fonctionnelle reconquise, le choix d’avoir été amputé·e et appareillé·e est vécu, pour certain·e·s, comme un soulagement et un nouveau départ dans la vie.

  • 4 Il s’agit ici des personnes pour qui le port de la prothèse est possible, lequel dépend, entre autr (...)

15Après l’amputation et quelques jours passés en service de chirurgie pour le suivi de l’état de santé post-opératoire, les personnes amputées découvrent le centre de réadaptation où elles sont hospitalisées pour un séjour de plusieurs mois pour rééducation et appareillage. Ce séjour s’articule en deux temps. Dans l’attente de la cicatrisation du moignon, une première phase de pré-appareillage porte principalement sur le formatage, la rééducation fonctionnelle et l’apprentissage du corps amputé dans l’optique du port de la prothèse4. Après cicatrisation du moignon et fabrication d’une première prothèse provisoire, une seconde phase est consacrée aux essais et à l’apprivoisement de la prothèse ainsi qu’à l’apprentissage de la marche appareillée. Si l’objet prothétique est matériellement absent de la première phase, il n’en constitue pas moins un élément pivot.

Préparer et formater le corps amputé à la prothèse

  • 5 À partir de la notion de paradoxe, à savoir un « être, chose ou fait qui paraissent défier la logiq (...)

16La perte d’un bras ou d’une jambe affecte tout autant le corps biologique (le corps objet) que le corps vécu (le corps sujet), l’image corporelle que le schéma corporel (Merleau-Ponty, 1945 ; voir aussi Sobchack, 2004). Toutefois, penser le corps amputé uniquement sous l’angle de la perte est insuffisant. Il est essentiel de le concevoir en lien avec ce qui reste, se recompose et s’y adjoint après l’amputation. Désigné par la notion de paradoxe du moignon5 (Groud, 2019), ce processus complexe de (re)construction du corps amputé s’articule sur la nécessaire prise en compte post-amputation de la structuration du moignon, du ressenti de possibles sensations et/ou douleurs du membre fantôme et de l’usage-incorporation à venir de la prothèse. Les protocoles de cicatrisation et le processus de formatage (Gardien, 2008) du moignon s’inscrivent dans le prolongement de ceux recherchés par les chirurgien·ne·s lors de l’amputation, dont l’objectif principal est l’obtention d’un moignon susceptible « d’accueillir » et de s’accommoder à l’emboîture de la prothèse. Omniprésente malgré son absence, la prothèse joue ici un rôle important dans ces pratiques de soin des corps et plus globalement des personnes amputées. À cet égard, David, orthoprothésiste, 50 ans, explique ainsi :

On [...] travaille le moignon, c’est-à-dire, on fait des bandages, on va orienter l’amaigrissement du moignon de façon à ce qu’il ne soit pas en forme de poire, dans la mesure du possible parce qu’après l’appareillage est beaucoup plus compliqué au niveau de la mise en place et de la tolérance. Donc on va orienter l’amaigrissement, la fonte du moignon. En parallèle, on va travailler avec la kiné pour renforcer au niveau musculaire pour que le patient puisse contrôler sa prothèse.

17Les soignant·e·s (médecins, infirmier·ère·s, kinésithérapeutes, orthoprothésistes) utilisent différentes techniques de pansements, de bandages et de ports de bonnets élasto-compressifs au niveau du moignon afin de favoriser la cicatrisation, de réduire l’œdème et de le modeler pour lui faire prendre une forme conique la plus compatible avec l’emboîture de la prothèse. Les observations ethnographiques de ces diverses pratiques de soin mettent en évidence l’intrication du travail de cure et de care. Dans l’intimité de la salle de soins, les temps de nettoyage-désinfection de la plaie du moignon et de pansements par les infirmier·ère·s sont des moments privilégiés, comme le décrit Chloé, 29 ans, elle-même infirmière :

Il y a des patients qui sont découragés dès la première ampoule [sur le moignon] ou quand il y a des variations de moignon et qu’il faut refaire la prothèse. Ils pensent qu’ils ne vont jamais y arriver [...]. Généralement, là où ils en parlent, c’est au moment du pansement parce que c’est un moment où l’on est tout seul avec eux. Sinon, c’est très rare qu’ils viennent nous chercher pour parler de ça.

18Ces temps consistent non seulement en un soin du corps mais offrent aussi un espace d’échanges où les personnes amputées peuvent se livrer et évoquer aux soignant·e·s tout autant leurs questionnements sur l’évolution de la cicatrisation du moignon et les douleurs ressenties du moignon et/ou fantômes, que la hâte et les inquiétudes concernant l’arrivée prochaine de la prothèse. Pour les personnes amputées du membre supérieur, ce sont les séances en ergothérapie de travail de désensibilisation à la douleur éprouvée au niveau du moignon qui peuvent donner lieu à des discussions sur les expériences corporelles ressenties et le futur appareillage. Enfin, ce sont également les séances avec les orthoprothésistes, lors des prises de mesures, de moulage ou de scannage du moignon pour réaliser l’emboîture qui se révèlent être des temps et des espaces informels d’échanges entre les soignant·e·s et les personnes amputées sur le vécu en tant qu’amputé·e et le devenir avec la prothèse. Au cours de ces soins, les soignant·e·s prodiguent bien plus qu’un geste technique préparatoire à l’appareillage : ils et elles développent une attention et un précieux travail d’écoute des personnes amputées quant à leur avenir au sein et hors des murs du centre de rééducation.

19Outre l’attention portée au moignon, les pratiques de soin s’orientent sur le corps amputé afin de le préparer, de façon adéquate et efficiente, au port et à l’utilisation quotidienne de la prothèse. Dans l’attente de la cicatrisation du moignon et de l’appareillage, un travail de renforcement musculaire et de rééducation fonctionnelle globale du corps amputé est engagé par l’équipe soignante, en étroite collaboration avec le ou la patient·e. Au niveau fonctionnel, ce travail a pour visée de préparer le corps amputé à la prothèse, de le « verticaliser », c’est-à-dire lui permettre de se tenir debout, de le remettre en mouvement et de prévenir des postures problématiques qui peuvent impacter négativement l’usage de la prothèse. D’un point de vue médical, il tend à favoriser la réparation et le renforcement du système musculo-squelettique, à stimuler le réseau vasculaire et le fonctionnement cardiaque ou encore à éviter les escarres.

20Appréhendées comme travail de cure, ces pratiques de soin préparatoires à l’arrivée de la prothèse sont intrinsèquement porteuses de care. Le travail de renforcement musculaire, la verticalisation et la marche avec béquilles conduisent les personnes amputées à sortir du fauteuil roulant et à retrouver la station debout qui était souvent la leur avant l’amputation. Ces pratiques sont porteuses de sens car elles correspondent à un pas supplémentaire dans la reconquête d’une autonomie fonctionnelle et d’une projection vers l’appareillage à venir. Par et avec les multiples soignant·e·s, pratiques de soin, aides techniques, temps-espaces de rééducation (auxquels il faut rajouter la présence et l’apport des patient·e·s-pairs amputé·e·s), c’est toute une infrastructure de care humain-non-humain qui se dessine autour de la personne amputée avant et dans l’optique de la prothèse.

Arrivée, apprentissage et apprivoisement de la prothèse : une technologie de soin pour un corps en action

21Préparer le corps de la personne amputée est une condition nécessaire à la mise en place de la prothèse, mais elle n’est pas suffisante pour garantir la réussite d’un appareillage prothétique. Pour être pleinement des technologies de soin, les prothèses ne peuvent pas simplement « soigner » un corps mutilé. Elles doivent répondre à un projet, une volonté, une intentionnalité. Elles ne peuvent uniquement pallier un membre absent, mais doivent au contraire faire renaître tout un monde de possibles, s’inscrire dans une visée de retour à la vie quotidienne. Les corps amputés ne sont pas des corps objets, des corps inertes ou passifs, ils sont toujours-déjà des corps-sujets, des corps en actions, des corps en intentions.

La prothèse ou la construction d’un projet de vie

22La prothèse et les futurs bénéfices fonctionnels qu’elle est censée apporter sont au cœur des échanges entre les soignant·e·s et les personnes amputées, et ce dès les premières visites en chambre. Observés sur le terrain, les visites et les bilans d’entrée effectués dans l’intimité de la chambre par différent·e·s soignant·e·s (médecins, kinésithérapeutes et orthoprothésistes) ont pour objectif, au-delà de l’examen clinique de la personne amputée, d’élaborer en collaboration avec elle son projet de vie avec la prothèse. Pour Adrien, 30 ans, kinésithérapeute, il est essentiel que

« [le patient] comprenne les tenants et les aboutissants [de l’appareillage], qu’il comprenne les difficultés, et [on a un rôle important à jouer pour] le questionner et se questionner sur ce qu’il attend de cet appareillage, ses envies, essayer de le faire se projeter dans sa vie future, même si c’est difficile parfois [...]. Lors du bilan d’entrée, je leur demande [...] quels sont leurs objectifs à atteindre, comment ils se projettent un peu dans leur vie future ».

23Amorcée au plus tôt du séjour, la construction d’un projet de vie est indissociable de l’appareillage en tant que technologie de soin. Qu’attendent les personnes amputées pour leur vie future ? Quel sera leur environnement de vie (matériel, familial, social, etc.) ? Quelles spécificités et qualités attendent-elles de leur appareillage ? Quels types d’activités envisagent-elles de (re)faire à moyen et long termes ? Toutes ces questions autour de la prothèse, des capacités fonctionnelles et du projet de vie révèlent une sollicitude vis-à-vis non seulement du corps mais aussi de la subjectivité et de l’environnement matériel, affectif et social des personnes amputées.

24En effet, c’est non seulement en fonction de plusieurs critères propres aux corps (tels que le niveau d’amputation et le type de moignon, la condition physique et les capacités motrices) que les prothèses sont choisies, faites sur mesure et assemblées, mais aussi en fonction du projet de vie et des attentes des personnes amputées en termes de recouvrement fonctionnel et d’autonomie au quotidien. Certains aspects du choix prothétique sont contraints par leur condition physique et de santé. Pour celles qui sont amputées du membre inférieur par exemple, l’appareillage ne doit ni les épuiser ni blesser le moignon, mais se doit d’assurer leur sécurité lors de la marche. C’est « une attention spécifique à l’importance des “petites choses” », comme le formule Sandra Laugier (2009 : 84), qui s’actualise dans le choix des composants de la prothèse. Si les considérations premières sont celles de l’état de santé et de la préservation de la condition physique, quelles que soient les attentes et les demandes des patient·e·s, on est déjà dans un souci de l’autre, lequel ne s’exprime pas uniquement par une sollicitude prononcée ou verbalisée, mais se matérialise plutôt dans des pratiques et des orientations particulières (voir aussi Mol et al., 2010).

25Par ailleurs, ce qui est en jeu ici est la prise en compte « de ce qui importe, de ce qui compte (matters) » (Laugier, 2009 : 81) non seulement eu égard aux corps des personnes amputées appareillées mais aussi à leurs aspirations personnelles et à leurs pratiques quotidiennes. La prothèse doit-elle permettre de courir et faire du sport à l’extérieur ou de « marcher, [...] faire ses transferts [du fauteuil roulant au lit, par exemple] [et] faire sa cuisine », comme le formule Nicolas, 30 ans, médecin MPR ? Les corps amputés sont des corps toujours-déjà en situation : ils sont en mouvement dans un environnement matériel et social, leurs actions font sens et manifestent une intentionnalité à laquelle les prothèses doivent se greffer (Merleau-Ponty, 1945 ; Leder, 1990). Ce faisant, les prothèses de membres inférieurs et supérieurs sont bien plus qu’un dispositif médical, elles sont aussi, et surtout, des dispositifs de vie quotidienne, et plus largement des dispositifs du prendre soin.

26Qui plus est, les prothèses sont également à comprendre comme des outils de reconstruction sociale, tout autant qu’elles sont des outils de retour à la motricité. Nombre de personnes, surtout amputées d’un membre supérieur, ne ressentent pas de besoin d’appareillage du point de vue fonctionnel, mais demandent tout de même à bénéficier d’une prothèse dans le cadre d’un projet thérapeutique plus « esthétique » en vue de reconstruire une image du corps altérée par l’amputation. Ainsi, David, 50 ans, orthoprothésiste, explique :

On a aussi des patients qui sont beaucoup plus diminués, pour eux ce sont des prothèses à visée uniquement esthétique, certes redonner un peu d’autonomie, mais surtout une image corporelle, pour le schéma corporel. En fait, il n’y pas une bonne raison pour faire une prothèse, il y a une raison qui est celle du patient.

27Ces prothèses, non fonctionnelles, souvent désignées sous le terme évocateur de « prothèses de vie sociale », revêtent une importance majeure du point de vue du vécu corporel et identitaire : elles sont pour beaucoup la condition première d’un retour à la vie collective.

  • 6 « Adequate care requires knowledge and curiosity regarding the needs of an “other” » (Puig de la Be (...)

28Dès lors, à travers la prothèse, une attention et une considération sont portées aux vécus, aux capacités et aux aspirations des personnes amputées. C’est leur vécu en tant que personnes amputées et leur devenir en tant que personnes appareillées dont on prend soin. Ce faisant, c’est un « soin adéquat », au sens de Maria Puig de la Bellacasa, qui est procuré, c’est-à-dire une forme de care qui « exige des connaissances et une curiosité vis-à-vis des besoins d’un “autre” » (Puig de la Bellacasa, 2011 : 98, notre traduction6). Les prothèses de membres se font ainsi technologies de (prendre) soin. À travers elles et le projet de vie qu’elles permettent de déployer, ce qui est en jeu est la réinscription des personnes amputées dans une dynamique de retour à une vie quotidienne certes différente de celle vécue auparavant mais qui demeure un univers de possibles.

Les dynamiques d’apprentissage des corps amputés appareillés

29Si les prothèses de membres supérieurs et inférieurs s’inscrivent dans un projet de vie, la concrétisation de ce dernier dépend aussi de leur usage. Or, utiliser une prothèse est un processus complexe qui nécessite un apprentissage et de la patience de la part des personnes amputées appareillées et de l’équipe soignante (Sobchack, 2004 ; Dalibert, 2014 ; Gourinat, 2018 ; Groud, 2017, 2020).

30Le séjour en centre de réadaptation est marqué par de nombreux essais avec la prothèse, ainsi que par des adaptations, des retouches et des ajustements, tant de l’appareillage que des mouvements et de la posture. Dans ces pratiques, les personnes amputées et leur prothèse, et plus particulièrement leurs interactions, sont l’objet d’attention et de sollicitude de la part de l’équipe soignante. Ainsi, alors que les premiers pas avec une prothèse de membre inférieur sont souvent délicats, instables et douloureux, le travail des kinésithérapeutes et des orthoprothésistes est de permettre aux personnes amputées appareillées de se sentir à l’aise, en sécurité et en confiance dans leur prothèse. Cela passe par les conseils et les consignes précises prodigués à la personne amputée qui apprend à marcher avec une prothèse – « appuyez plus vers l’avant, n’ayez pas peur, il faut appuyer là » – et par la modification de ses mouvements par cette dernière qui, progressivement, identifie et incorpore la bonne technique.

  • 7 Ce travail de collaboration et de négociation ne se déroule toutefois pas sans tensions et éventuel (...)
  • 8 Ce travail ne n’achève pas au moment où les personnes amputées appareillées peuvent marcher ou mani (...)
  • 9 « To care is to take one’s time, to “quibble” over details, to examine together, to test, explore a (...)

31L’apprentissage de la marche avec la prothèse est un travail de tâtonnement dans lequel les personnes amputées réalisent certains mouvements avec leur prothèse, qu’elles évaluent à la lumière de leurs ressentis (Dalibert, 2014 ; Winance, 2010a & 2010b). Un tel travail d’observation et d’évaluation est également accompli par l’équipe soignante à partir de la démarche et des remarques des personnes amputées appareillées (Kurzman, 2002). Dans cet apprentissage, il s’agit aussi pour elles, et pour l’équipe soignante, de prévenir l’apparition de douleurs dans l’emboîture de la prothèse en raison d’appuis osseux ou de compressions trop fortes à certains endroits du moignon. Ainsi, les retouches des postures des corps et des mouvements des prothèses sont-elles nombreuses et itératives : les essais se succèdent. Ce travail de collaboration et de négociation7 entre les personnes amputées (qui expriment leurs ressentis dans la prothèse) et les soignant·e·s (qui usent de leurs compétences pour proposer une solution) est indispensable à l’émergence progressive d’un corps appareillé capable d’utiliser et d’agir avec sa prothèse8. Ce « bricolage » – tinkering (Mol et al., 2010) – ou cet « ajustement minutieux » – fine-tuning (Oudshoorn, 2020) – est un care, un prendre soin collectif. En effet, comme le souligne Myriam Winance, « prendre soin, c’est [aussi] prendre son temps, “tatillonner” (quibble) sur des détails, examiner ensemble, tester, explorer et sentir pour faire les bons ajustements » (Winance, 2010a : 98, notre traduction9).

32Dès lors, les prothèses ne se font pas technologies de soin à partir du moment où elles sont chaussées. Plutôt, celles-ci, en interaction avec le corps appareillé, requièrent un soin particulier. Elles nécessitent même, et génèrent, une infrastructure de soin (Weiner & Will, 2018) particulière. Pouvoir agir avec sa prothèse implique plusieurs acteurs et actrices : d’une part, les personnes amputées qui effectuent leurs premiers pas ou leurs premiers gestes et retranscrivent leurs sensations, leurs ressentis dans et vis-à-vis de l’appareillage ; d’autre part, les orthoprothésistes qui procèdent à l’ensemble des réglages nécessaires au bon fonctionnement de la prothèse, tels que les alignements, les réglages de hauteur ou de modelage et la modification de l’emboîture. Aussi, les kinésithérapeutes et les ergothérapeutes orientent les postures et les mouvements des corps appareillés de sorte que l’usage de la prothèse soit confortable et sécurisé pour les personnes appareillées.

  • 10 « [T]he influence of space is crucial to considering how care is enacted and experienced » (Buse et (...)

33Toutefois, cette infrastructure de care ne saurait se limiter à des actants humains : nombreux sont les actants non-humains qui jouent un rôle essentiel dans le prendre soin des personnes amputées appareillées et l’actualisation des prothèses en tant que technologies de soin. À cet égard, Christina Buse et ses collègues rappellent à quel point « l’influence de l’espace est cruciale pour examiner comment le prendre soin [care] est mis en œuvre [enacted] et vécu » (Buse, 2018 : 3, notre traduction10 ; voir aussi Martin et al., 2015). Ainsi, le centre de réadaptation est-il agencé de façon à offrir un environnement qui permette le devenir du corps en action avec sa prothèse. Par exemple, divers dispositifs techniques, tels que des sols plats et lisses, des lignes tracées au sol, des tapis roulants, des barres parallèles de marche, des déambulateurs, des béquilles et des cannes, vont accompagner et sécuriser l’apprentissage de la marche appareillée. De même, des parcours de marche aménagés mobilisent différents types de sols et d’obstacles (pelouse, graviers, sols bosselés, pentes, marches) et des espaces constitués en « appartements thérapeutiques » permettent de créer des situations quotidiennes ordinaires (faire sa toilette, la cuisine, le ménage), préparant ainsi les personnes amputées appareillées à se déplacer et à agir en conditions de vie habituelle.

Figure 1 (a & b) : Exemples de parcours de marche en intérieur (dans un cadre sécurisé, sur un sol lisse et près d’une main courante [a]) et en extérieur (dans un cadre plus libre et sur des sols variés [b]).

  • 11 Les week-ends dits thérapeutiques sont des week-ends durant lesquels le retour à domicile est organ (...)

34Outre le centre de réadaptation, organisé pour prendre soin et permettre aux prothèses d’être des technologies de soin, une attention est portée aux relations entre les personnes amputées appareillées et l’espace extérieur. En effet, à travers des sorties dans la rue, au parc ou au supermarché accompagnées des kinésithérapeutes ou des ergothérapeutes, ou à travers les week-ends thérapeutiques11, les personnes amputées appareillées sont invitées à se confronter aux situations et environnements socio-matériels à venir, lesquels impliquent la présence d’obstacles divers sur le parcours (trottoirs, pentes, escalators, circulation automobile). Ces différents environnements, intérieurs et extérieurs, sont les balises d’une progression d’apprentissage qui mène les personnes appareillées non seulement vers une capacité à retrouver la marche, mais aussi vers une capacité à se projeter dans des possibilités d’action en situation et dans la vie quotidienne.

La prothèse, une technologie qui requiert et génère un assemblage socio-matériel pour être technologie de soin

35Nous avons mis en avant jusqu’ici le fait que les prothèses de membres inférieurs et supérieurs sont des technologies de soin qui requièrent et génèrent une infrastructure de care, laquelle prend la forme d’un assemblage humain-non-humain, tout au long des étapes du parcours de rééducation. Ce faisant, elles se font technologies de soin, entendu à la fois comme cure et care, dans la mesure où elles donnent lieu à des pratiques de soin(s) et de prendre soin, de l’amputation à leur apprentissage. Toutefois, pour qu’elles puissent remplir pleinement cette fonction de soin au long terme, les prothèses ont elles aussi besoin que l’on prenne soin d’elles au quotidien. Elles demandent un travail quotidien, et souvent invisible (Leigh Star, 2018), de la part des personnes amputées appareillées, lesquelles sont à la fois donneuses et receveuses de soin, à travers l’attention qu’elles apportent elles-mêmes à leur prothèse. Au-delà de son apprentissage et de son apprivoisement, la prothèse, en tant que technologie de soin, s’inscrit donc également dans un réseau complexe d’acteurs, de pratiques, de dispositifs.

Prendre soin de la prothèse pour prendre soin du corps appareillé

36L’attention portée à l’entretien du moignon et de la prothèse est un travail quotidien nécessaire au bon fonctionnement de l’appareillage. Elle constitue un point central de la réadaptation fonctionnelle et fait l’objet d’un apprentissage répété, mené à chaque instant du parcours de soins par l’ensemble de l’équipe soignante. Ainsi, les consignes de bonne mise de la prothèse, de vérification du moignon, d’entretien correct de la prothèse et de sécurisation de la marche sont-elles une part essentielle des échanges entre les kinésithérapeutes, les orthoprothésistes et les personnes amputées appareillées. Lionel, 49 ans, kinésithérapeute, souligne l’importance majeure de ces transmissions de connaissances :

Ça permet de donner les informations les plus importantes pour que le patient puisse au mieux utiliser la prothèse et marcher, mais surtout qu’il n’ait pas de nouvelle amputation à cause de la prothèse. Parce que le fait de porter une prothèse, si on la porte mal, les plaies reviennent, les infections, et les amputations.

37Ces consignes récurrentes font l’objet d’ateliers d’éducation thérapeutique mis en place au sein d’un groupe de patient·e·s, quelque temps avant leur sortie d’hospitalisation complète. Ces ateliers ont pour but de transmettre un certain nombre de connaissances et de compétences aux personnes amputées appareillées, en vue de leur retour à la vie quotidienne à domicile et de leur autonomie sur le long terme, de leur permettre d’exprimer leurs ressentis et leurs questionnements éventuels de façon collaborative (par le biais d’échanges au sein d’un groupe de pairs), et de vérifier leur compréhension des enjeux qui les attendent après leur sortie. Ces différents apprentissages visent à ce que les personnes amputées appareillées comprennent le fonctionnement du dispositif qu’elles utilisent désormais au quotidien, qu’elles en connaissent les limites et les conditions d’usage optimal, et qu’elles soient en mesure d’en prendre soin car des bons fonctionnement et usage de la prothèse dépendent la santé de leur moignon, leur confort et leur sécurité à long terme.

Figure 2 : Atelier d’éducation thérapeutique autour de l’entretien du moignon : ici les techniques de bandage du moignon.

38Ce faisant, prendre soin de soi lorsque l’on est amputé·e appareillé·e passe aussi par le soin que l’on accorde à sa prothèse, celle-ci n’étant pas à l’abri d’un dysfonctionnement comme tout autre appareil technologique. Les prothèses de membres supérieurs et inférieurs requièrent une attention et un soin particuliers qui mobilisent un ensemble de savoirs et de savoir-faire en situation, c’est-à-dire à la fois un « know-how » et un « know-now », pour reprendre l’éclairante distinction proposée par Jeannette Pols (2010), afin qu’elles puissent être des technologies de soin au quotidien.

  • 12 Toutefois, il est à noter que toute relation entre personnes amputées ne donne pas lieu à une relat (...)

39Ces savoirs expérientiels (Gardien, 2017b), essentiels au soin de la prothèse, sont aussi l’objet d’échanges et de partages entre pairs. Au cours de permanences d’usager·ère·s, interventions d’associations et visites en centre de rééducation, les pairs amputés partagent leurs connaissances et savoirs sur les différents types de prothèses. Ils abordent des prérogatives et techniques d’usage de la prothèse et soulignent l’intérêt au quotidien d’en prendre soin ainsi que la manière dont elle permet, en retour, de prendre soin de soi. Les pairs appareillés expérimentés conduisent ainsi les pairs nouvellement amputés à se projeter dans l’appareillage12. La sollicitude, l’écoute, le partage d’expériences et les conseils prodigués par les pairs expérimentés au sujet de la prothèse donnent l’opportunité de tisser un lien fort avec les pairs encore désorientés par le traumatisme récent de l’amputation et ses retentissements dans leur vie actuelle et future. Ils cherchent à montrer aux personnes que la rééducation et l’apprentissage de la prothèse ne sont qu’une étape, un passage, et qu’il y a une vie et un avenir après l’amputation, après le centre de rééducation.

  • 13 Si ces pratiques palliatives peuvent fonctionner, il n’est pas rare que les personnes amputées fini (...)

40Ces savoirs et savoir-faire en situation, qui concernent le corps en action avec la prothèse, génèrent aussi un certain nombre de pratiques d’ajustement, de transformation et de réappropriation de l’appareillage. Le soin que les personnes amputées appareillées apportent à leur prothèse peut ainsi passer par la customisation, la réparation et le bricolage de cette dernière, en vue de l’adapter, matériellement à leur environnement et à leurs habitudes de vie. À cet égard, il n’est pas rare qu’un pansement matelassé soit ajouté dans l’emboîture pour soulager un frottement ou sur une bordure saillante afin de réduire la douleur d’un appui. Au lieu d’aller consulter leur orthoprothésiste ou leur médecin, les personnes amputées appareillées conçoivent une solution d’appoint qui règle, dans l’immédiat, leur problème13, et ce à partir des connaissances qu’elles ont acquises du mode de fonctionnement de leur prothèse.

Figure 3 : Exemple d’une retouche de l’emboîture par un usager. De la matière a été ajoutée en intérieur, afin d’améliorer le maintien et le confort au fond de l’emboîture.

41Au-delà des retouches et customisations liées au confort dans la prothèse, l’appropriation de l’appareillage par la personne amputée peut également passer par des pratiques de modifications plus « cosmétiques ». Par exemple, l’apparence de la prothèse d’entraînement, peu esthétique, peut faire l’objet de certaines décorations personnelles, témoignant d’une envie d’apprivoiser en amont cet objet étrange(r). L’ajout d’une manchette sur une prothèse d’avant-bras peut également permettre de la maintenir mieux en place tout en cachant la frontière symbolique avec le reste du bras. Plus largement, la volonté de customisation peut aussi témoigner d’une démarche de réappropriation de son corps et de sa condition amputée, et contribuer à un certain mieux-être dans son image corporelle et sociale. Ainsi, Claude, 50 ans, amputé transtibial traumatique depuis 41 ans, raconte ainsi :

En course à pied [...] j’ai commencé à faire des prothèses avec des couleurs, des machins comme ça, ou avec un poisson-scie scotché dessus, bon c’est de la provoc’ en fait. C’est des peintures de guerre, hein, c’est tout. [...]. En utilisant ça comme arme, ça m’a permis de m’affirmer moi-même.

42La possibilité de décorer sa prothèse et son emboîture selon des esthétiques signifiantes pour soi est une manière d’exprimer sa personnalité, voire de faire passer un certain message aux autres et plus spécifiquement à la population valide : elle permet de témoigner de son parcours et de ses expériences.

Figure 4 (a & b) : Exemples de réappropriation de la dimension esthétique de la prothèse. (a) Une emboîture de prothèse provisoire décorée par une personne amputée afin de la rendre plus acceptable durant le parcours d’apprentissage. (b) Apparence des prothèses basée sur le refus d’une esthétique « classique couleur chair » et le choix d’un motif gris « carbone » pour l’emboîture, les pieds et les tubes prothétiques apparents.

Un réagencement des pratiques et de l’environnement matériel et social des personnes amputées

43Les transformations effectuées par et pour les personnes amputées appareillées ne se limitent pas aux modifications des composants de la prothèse : elles passent également par la (ré)organisation matérielle des environnements de vie et/ou de leurs rapports à ces derniers. Alors que le domicile pourrait être considéré comme un environnement familier et rassurant, le retour des personnes amputées appareillées chez elles après leur séjour en réadaptation peut, au contraire, réveiller une grande angoisse. Il révèle l’ensemble des contraintes et des inadaptations que leur impose leur environnement quotidien avec ou sans prothèse, et ce malgré le travail réalisé en rééducation des semaines durant avec les ergothérapeutes et lors de la visite à domicile destinée à préparer à la sortie du centre.

On ne vous prépare pas au retour chez vous. On est entouré, pendant des mois et des mois, on est toujours super entouré [...]. Et vous arrivez là… Même si c’est chez vous, même si j’attendais qu’une chose, c’était retrouver ma vie, mon mari, etc., et bien je vous assure que j’ai pleuré plus d’une fois quand je suis rentrée [...]. J’avais qu’une envie, c’était faire demi-tour. C’était pas possible. (Véronique, 67 ans, désarticulation de hanche il y a cinq ans à la suite d’un cancer)

44Comme l’exprime Véronique, le contraste est brutal entre le centre de réadaptation, organisé et agencé de telle sorte qu’il prenne soin des personnes amputées appareillées, et le domicile, marqué par l’absence de soignant·e·s et la présence d’escaliers intérieurs ou extérieurs qui deviennent un obstacle parfois infranchissable, obligeant à rester enfermée chez soi ou à ne plus pouvoir accéder aux étages de sa maison. Les placards trop hauts deviennent inaccessibles sans aide, de même que les espaces trop bas que l’on ne peut atteindre sans se mettre à genou (ce qui est souvent difficile sans la prothèse, et parfois même avec). La salle de bain devient un espace dangereux quand son sol est mouillé ou lorsqu’elle est dotée d’une baignoire impossible à enjamber sur un seul pied. Par conséquent, les personnes amputées appareillées ont recours à de nombreuses aides techniques attenantes pour faciliter leur usage de la prothèse. L’adaptation de la personne appareillée à son environnement demande donc aussi une adaptation de l’environnement à la personne appareillée. Ce faisant, l’installation, entre autres, de rampes, de barres d’appui et autres guidons de transfert, la transformation d’une douche à l’italienne, ou encore l’abaissement des éviers ou des placards sont autant d’aménagements par lesquels les personnes amputées appareillées prennent soin de leur vécu avec la prothèse. L’assemblage prothèse-personne-environnement est donc une équation complexe, mais indispensable à la mise en action effective du corps amputé appareillé.

Figure 5 : Exemple de dispositifs techniques intégrés à la vie à domicile : un guidon de transfert permettant de chausser une prothèse fémorale en toute sécurité et une pince télescopique afin d’attraper des objets en hauteur ou trop distants.

45Enfin, il est important de noter que les (ré)aménagements sont également d’ordre relationnel et interpersonnel. L’impossibilité ou la difficulté que rencontrent certaines personnes amputées appareillées à réaliser un certain nombre d’actions ou à participer à des activités spécifiques peut modifier voire entraver le rôle que celles-ci avaient auparavant, ou qu’elles souhaiteraient avoir, dans leur cellule familiale et/ou leurs groupes de sociabilité. Il n’est pas rare d’entendre les personnes amputées craindre pour leur capacité à s’occuper de leurs enfants ou petits-enfants, ou exprimer vivre très douloureusement le fait de devoir s’appuyer sur les membres de leur famille, voire d’en d’être complètement dépendantes, pour la réalisation d’une partie de leurs actions au quotidien. À ce sujet, lorsque nous lui demandons comment s’est passé le retour chez elle, Françoise, 60 ans, amputée transfémorale depuis deux ans à la suite d’une infection post-opératoire, répond :

Très dur [elle fond en larmes]. Parce que bon, avant, je faisais tout. [Elle liste toutes ses activités quotidiennes passées] Je gérais mon petit monde. J’avais mon petit monde avant ça. À la maison je faisais tout aussi, le jardin, tout, et du jour au lendemain, je ne fais plus rien. [...] J’ai plus de force, j’ai tout perdu. [...] La maison n’est pas tellement adaptée, alors je m’arrange. Mon mari m’aide, il me dit « laisse donc, demande-moi », alors à chaque fois « cherche-moi ci, cherche-moi ça, s’il-te-plaît ». J’ai jamais aimé ça.

46Cette reconfiguration des rôles et des relations interpersonnelles, éprouvée comme la perte de « son petit monde » par Françoise, est souvent mal vécue. Ce ressenti est d’autant plus fort que le parcours d’hospitalisation a été long et que les personnes amputées ont été éloignées de leur foyer pendant plusieurs mois : à leur retour, elles réalisent que leurs familles se sont réorganisées sans elles. Elles peuvent alors rencontrer des difficultés à (re)trouver leur place dans un agencement relationnel modifié.

47Vivre amputé·e appareillé·e implique aussi parfois l’entrée de nouvelles personnes dans la sphère domestique. Les aides à domicile, les infirmier·ère·s, les kinésithérapeutes sont autant de nouveaux acteurs qui pénètrent dans le quotidien, rythment les journées et restructurent les rôles de chacun·e, en soulageant notamment les proches de certaines tâches. En effet, dans ce réaménagement des pratiques et des habitudes de vie qu’entraîne le vécu amputé appareillé, les proches ont un rôle de soin essentiel, et ce à plusieurs égards. S’ils peuvent aider à chausser la prothèse, prêter leur bras pour sécuriser la marche ou accompagner leur conjoint·e ou parent·e amputé·e à la toilette, les proches participent aussi à la (re)construction du quotidien avec la prothèse, comme c’est le cas pour Marguerite, 84 ans, amputée fémorale depuis deux ans, qui vit seule dans sa maison depuis le décès de son mari : ne se sentant pas capable de marcher seule mais consciente de la nécessité de s’entraîner quotidiennement, elle profite de visites quotidiennes d’ami·e·s pour aller se promener ensemble, et ainsi progresser dans ses capacités prothétiques. Outre cette attention et cette sollicitude, les proches sont essentiels en ce qu’ils et elles favorisent, ou au contraire entravent, l’acceptation et l’incorporation de la prothèse par les personnes amputées appareillées (Dalibert, 2014, 2016 ; Slatman & Widdershoven, 2010). Comme le souligne David, 50 ans, orthoprothésiste :

Pour que le patient se l’approprie [la prothèse], il faut que l’entourage se l’approprie. [...] S’il n’accepte pas la prothèse et l’amputation, tu peux tout essayer, tu ne feras jamais une bonne prothèse.

48L’acceptation, par les proches des personnes amputées appareillées, de l’amputation et de la prothèse est fondamentale pour que ces dernières puissent l’utiliser et, plus encore, l’incorporer à leur image du corps.

  • 14 Les pairs amputés peuvent se rencontrer en centre de réadaptation à l’initiative de l’équipe soigna (...)

49Les pairs amputés, plus expérimentés ou confrontés aux mêmes questionnements et difficultés, sont enfin une présence et un soutien important dans la reconfiguration du vécu lié à l’amputation et l’appareillage14. Ainsi, la participation aux journées et aux week-ends sportifs d’essais de lame de course ou de prothèses de ski organisés par l’association de personnes amputées étudiée, ainsi que le forum intégré à son site internet et à sa page Facebook permettent non seulement l’échange de savoirs et savoir-faire en situations, mais aussi l’émergence d’un sentiment d’appartenance à une communauté. Comme le souligne François, 72 ans, amputé fémoral traumatique depuis douze ans et membre de l’association de personnes amputées susmentionnée :

Lors de ces journées, les personnes échangent sur leurs prothèses et elles continuent d’en parler [après la journée de sport]. Et c’est ça qui est bien. Elles discutent et elles continuent d’en parler après et c’est formidable pour ça. Il fallait des occasions comme ça pour qu’elles puissent se rencontrer.

50Entre partage d’expériences et d’informations sur les progrès techniques de l’appareillage, sur l’esthétique de la prothèse, sur les adaptations et les « astuces » en rapport à la sudation dans l’emboîture, aux réglages spécifiques de la prothèse avec des talons, aux problèmes de manchon, c’est l’enjeu d’un bien-être quotidien qui est au cœur des échanges. À cet égard, grâce à ses spécificités (organisation en arborescence, processus d’archivage continu, libre accès et simplicité d’accès), le forum permet tout autant de rechercher et d’obtenir des informations sur les prothèses que de pouvoir solliciter et trouver une écoute et une attention de pairs amputés. Au sein de cet espace numérique, la parole est libre et chaque personne amputée se retrouve tout autant aidée par les ressources à sa disposition issues des échanges précédents que soutenue par les réponses, commentaires et échanges des pairs aux questions posées et sujets abordés vis-à-vis de l’appareillage. Les prothèses suscitant, selon les contextes et les temporalités, divers questionnements, demandes d’aides et de conseils et partages d’expérience, les pairs amputés jouent un rôle de soin pivot au sein du réseau d’actants humains et non humains constitué par et autour de la prothèse.

Conclusion

51Si elles sont prescrites pour suppléer un bras ou une jambe amputée, les prothèses ne sauraient se limiter à un soin des corps mais constituent toujours-déjà un prendre soin des vécus et des devenirs des personnes amputées. Elles ne sont pas des technologies de soin dès lors qu’elles sont chaussées. Plutôt, elles le deviennent progressivement à travers un apprentissage, l’attention quotidienne qui leur est apportée et la mise en place d’une infrastructure qui les soutient et leur permet de jouer ce rôle. Lorsque l’on se place au plus près des pratiques et de l’ordinaire de la vie (Laugier, 2009) avec une prothèse, lorsque l’on s’intéresse aux choses qui tendent à être négligées (Puig de la Bellacasa, 2011) dans les discours dominants sur les technologies prothétiques, et donc lorsque l’analyse se fait elle-même techno-logie – discours particulier sur les techniques – de soin, les prothèses cessent d’être des objets uniquement efficaces et désirables.

52Les prothèses de membres supérieurs et inférieurs ne peuvent devenir des technologies de soin, ni même fonctionner, sans les efforts et l’expertise des personnes amputées appareillées, sans les savoirs et les pratiques des soignant·e·s, sans l’agencement des espaces des centres de réadaptation et du domicile de façon à ce qu’ils prennent soin, sans la présence et le recours à des aides techniques attenantes, sans la sollicitude des proches et des pairs amputés. C’est dans cet assemblage, qu’elles requièrent et génèrent, que les prothèses de membres supérieurs et inférieurs deviennent ou s’actualisent comme technologies de soin, que peuvent alors s’approprier les personnes concernées.

Les trois auteur·e·s ont contribué de manière équivalente à l’article, il et elles apparaissent ici par ordre alphabétique. Cette recherche a bénéficié de l’aide de Janssen Horizon dans le cadre de l’appel à projets 2018 « Patients, autonomie et émancipation », et de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) dans le cadre de l’appel à projets blanc de 2019 Handicap et perte d’autonomie - Session 10 lancée par l’IReSP (Référence AAP2019HPA10_14). Il a reçu un avis favorable du comité d’éthique (Institutional Review Board) de l’Université Claude Bernard Lyon 1 (n° IRB : 2019-05-21-04). Nous tenons à remercier les personnes amputées appareillées et les équipes soignantes parties prenantes de cette recherche pour leur accueil, leur partage d’expérience et leur collaboration active. Nous remercions également l’association de personnes concernées et ses adhérent·e·s pour leur précieuse participation à cette étude. Nos remerciements vont aussi aux membres de « Corps et prothèses », nos passionnantes discussions ayant contribué aux analyses présentées dans cet article. Nous remercions enfin les coordinateurs et éditeur·ice·s du numéro ainsi que les deux évaluateur·ice·s anonymes pour leur relecture attentive et leurs précieux commentaires.

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Notes

1 « Care had to do with warmth and love while technology, by contrast, was cold and rational. Care was nourishing, technology was instrumental » (Mol et al., 2010 : 14-15).

2 Toujours-déjà est une expression issue de la phénoménologie, en particulier de l’œuvre de Martin Heidegger. Il renvoie à l’absence d’origine et à la dimension inhérente d’une situation ou d’un état. Heidegger indique par exemple que nous sommes toujours-déjà (jetés) dans le monde : il n’y a pas d’existence en dehors de ce dernier. Dans le cas présent, les prothèses ne viennent jamais équiper uniquement l’organisme mais elles viennent toujours-déjà appareiller un individu dont le vécu subjectif est ainsi nécessairement et inexorablement pris en compte.

3 Les entretiens réalisés au cours de l’ethnographie ont été retranscrits et pseudonymisés.

4 Il s’agit ici des personnes pour qui le port de la prothèse est possible, lequel dépend, entre autres, de l’âge du ou de la patient·e, de la cause et du niveau d’amputation, ainsi que de ses capacités fonctionnelles.

5 À partir de la notion de paradoxe, à savoir un « être, chose ou fait qui paraissent défier la logique parce qu’ils présentent des aspects contradictoires » (dictionnaire Larousse, 2021), le paradoxe du moignon se « définit comme un processus corporel engendré par l’amputation où la personne amputée perd de manière irréversible une partie d’elle-même suite à l’amputation du membre ; elle est certes atteinte au plus profond de sa chair et dans son intégrité corporelle mais l’altération corporelle et la constitution du moignon suite à la cicatrisation façonnent un nouvel état corporel et engendrent une nouvelle expérience corporelle subjective jusque-là inéprouvée » (Groud, 2019 : 5).

6 « Adequate care requires knowledge and curiosity regarding the needs of an “other” » (Puig de la Bellacasa, 2011: 98).

7 Ce travail de collaboration et de négociation ne se déroule toutefois pas sans tensions et éventuels conflits entre les personnes amputées et l’équipe soignante. Dans un contexte qui est aussi marqué par des asymétries de positions et des relations de pouvoir (entre soigné·e·s et soignant·e·s ainsi qu’entre soignant·e·s), des divergences de points de vue, des malentendus et des désaccords peuvent complexifier la relation de soin et impacter le processus d’appareillage. Au cours des entretiens, les soignant·e·s nous ont aussi fait part des difficultés liées à ce que l’un d’entre eux nomme les « politiques de rendement », lesquelles renvoient à l’évolution du contexte économique et politique hospitalier. Tout ceci peut entraver le déploiement du care dans la prise en soin des personnes amputées.

8 Ce travail ne n’achève pas au moment où les personnes amputées appareillées peuvent marcher ou manier leur prothèse et sortent du centre de réadaptation. Plutôt, l’ajustement corps-prothèse se poursuit sur le long terme et s’effectue au fur et à mesure des changements non seulement de prothèse mais aussi de pratiques et de ressentis des personnes amputées appareillées.

9 « To care is to take one’s time, to “quibble” over details, to examine together, to test, explore and feel in order to make the right adjustments » (Winance, 2010a: 98).

10 « [T]he influence of space is crucial to considering how care is enacted and experienced » (Buse et al., 2018: 3).

11 Les week-ends dits thérapeutiques sont des week-ends durant lesquels le retour à domicile est organisé afin de permettre aux personnes hospitalisées de faire l’expérience de leur environnement familier avec leur corps transformé, et d’y constater les limites et difficultés sur lesquelles travailler en aval avec l’équipe soignante, dans le cadre du parcours de soin.

12 Toutefois, il est à noter que toute relation entre personnes amputées ne donne pas lieu à une relation entre pairs.

13 Si ces pratiques palliatives peuvent fonctionner, il n’est pas rare que les personnes amputées finissent par consulter un·e orthoprothésiste en cas de persistance du problème.

14 Les pairs amputés peuvent se rencontrer en centre de réadaptation à l’initiative de l’équipe soignante ou lors de permanences organisées par des associations. Après le séjour de rééducation, les liens amicaux peuvent perdurer. Les pairs amputés sont également amenés à se côtoyer et créer des liens dans le cadre d’événements associatifs.

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Table des illustrations

Légende Figure 1 (a & b) : Exemples de parcours de marche en intérieur (dans un cadre sécurisé, sur un sol lisse et près d’une main courante [a]) et en extérieur (dans un cadre plus libre et sur des sols variés [b]).
URL http://journals.openedition.org/anthropologiesante/docannexe/image/12029/img-1.png
Fichier image/png, 1,5M
Légende Figure 2 : Atelier d’éducation thérapeutique autour de l’entretien du moignon : ici les techniques de bandage du moignon.
URL http://journals.openedition.org/anthropologiesante/docannexe/image/12029/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 223k
Légende Figure 3 : Exemple d’une retouche de l’emboîture par un usager. De la matière a été ajoutée en intérieur, afin d’améliorer le maintien et le confort au fond de l’emboîture.
URL http://journals.openedition.org/anthropologiesante/docannexe/image/12029/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 153k
Légende Figure 4 (a & b) : Exemples de réappropriation de la dimension esthétique de la prothèse. (a) Une emboîture de prothèse provisoire décorée par une personne amputée afin de la rendre plus acceptable durant le parcours d’apprentissage. (b) Apparence des prothèses basée sur le refus d’une esthétique « classique couleur chair » et le choix d’un motif gris « carbone » pour l’emboîture, les pieds et les tubes prothétiques apparents.
URL http://journals.openedition.org/anthropologiesante/docannexe/image/12029/img-4.png
Fichier image/png, 1,3M
Légende Figure 5 : Exemple de dispositifs techniques intégrés à la vie à domicile : un guidon de transfert permettant de chausser une prothèse fémorale en toute sécurité et une pince télescopique afin d’attraper des objets en hauteur ou trop distants.
URL http://journals.openedition.org/anthropologiesante/docannexe/image/12029/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 129k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucie Dalibert, Valentine Gourinat et Paul-Fabien Groud, « Soin des corps et des vécus des personnes amputées : la prothèse comme technologie de soin singulière »Anthropologie & Santé [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 26 septembre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/anthropologiesante/12029 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.12029

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Auteurs

Lucie Dalibert

S2HEP (UR 4148), Université Claude Bernard Lyon 1, Campus LyonTech La Doua, 38 Boulevard Niels Bohr, 69622 Villeurbanne Cédex (France), lucie.dalibert@univ-lyon1.fr (autrice correspondante)

Valentine Gourinat

S2HEP (UR 4148), Université Claude Bernard Lyon 1, Campus LyonTech La Doua, 38 Boulevard Niels Bohr, 69622 Villeurbanne Cédex (France), valentine.gourinat@univ-lyon1.fr

Paul-Fabien Groud

S2HEP (UR 4148), Université Claude Bernard Lyon 1, Campus LyonTech La Doua, 38 Boulevard Niels Bohr, 69622 Villeurbanne Cédex (France), paul-fabien.groud@univ-lyon1.fr

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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