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Dossier thématique

« La crise est notre quotidien ». Comment l’urgence est-elle prise en compte au SAMU ?

“Crisis is our daily job”. How is emergency taken into account at an emergency call center ?
Philippe Hert et Dominique Grassineau

Résumés

Au-delà de la crise actuelle des services d’urgence des hôpitaux en France, nous interrogeons le fonctionnement au quotidien d’un centre de réception et de régulation des appels du SAMU de Marseille. Notre écriture est à deux voix : issue d’un terrain ethnographique, et en dialogue avec une médecin urgentiste. Nous focalisons notre propos sur les enjeux autour de la qualification (par qui, quand et comment ?) du degré d’urgence ou de la situation de crise à évaluer dans un temps contraint. Nous mettons en perspective ces enjeux à partir des formes de leur prise en compte : dans le cadre de quels dispositifs, avec quelle écoute et selon quelle organisation collective ? Nous donnons à voir une partie de l’activité invisible qui participe pourtant de cette qualification et de cette catégorisation de l’urgence. En outre, nous examinons les modalités singulières qui conduisent à une décision médicale soumise à une mise en récit par le requérant en crise, premier modèle d’une télémédecine en devenir. Les situations présentées ici contribuent à rendre compte plus généralement de la situation de crise que vit le secteur de la santé.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Cet article a été écrit avant la pandémie de la Covid-19 et ne tient pas compte a fortiori de la cr (...)

1Sur fond de crise des services d’urgences des hôpitaux en France (270 services en grève en décembre 20191, initiée en premier lieu en mars 2019 par les personnels paramédicaux et rejoints en septembre par les médecins), nous nous intéressons dans cet article au fonctionnement quotidien du Centre de réception et de régulation des appels (CRRA) au sein du Service d’aide médicale urgente (SAMU) des hôpitaux de Marseille (AP-HM). Notre écriture est à deux voix : issue d’un terrain ethnographique, et en dialogue avec une médecin urgentiste, anciennement employée de ce SAMU. Elle permet d’enrichir un regard interne par un regard externe au service. Nous interrogeons ici les enjeux autour du processus de qualification (par qui, quand, et comment ?) de l’urgence ou de la situation de crise à évaluer dans un temps et des conditions structurelles contraintes. 

2Il s’agit d’offrir une vision d’ensemble de l’activité du centre d’appel du SAMU afin de comprendre comment la crise s’inscrit au cœur de ce service de gestion de l’urgence. Nous n’isolons pas la notion de crise en tant que telle, mais laissons transparaître la manière dont l’activité s’organise autour de multiples modalités de prise en compte des crises. Ainsi, nous exposons des pistes volontairement nombreuses, pour saisir dans sa complexité cette pratique professionnelle et alimenter une réflexion collective. Cette analyse s’inscrit également dans une réflexion plus large sur la « crise de l’hôpital public » et nous permet de mettre à l’épreuve l’idée selon laquelle le problème de l’hôpital public serait d’ordre organisationnel et non financier ou humain, alors que des enquêtes sociologiques sur l’hôpital concluent à l’impossibilité de trancher clairement entre ces deux positions (Juven et al., 2019). Par ailleurs, la montée en puissance des technologies de l’information à l’hôpital renforce les logiques gestionnaires d’organisation et de rationalisation des activités à l’hôpital, mais également de production de données à des fins de contrôle de l’activité (Mayère, 2014), comme le documente cet article. Si le terme de crise utilisé ici renvoie à deux sens différents – la crise du financement des services hospitaliers en lien avec la crise de l’organisation et du personnel, et l’état de crise des usagers à évaluer par le CRRA –, nous nous focaliserons sur le second (évaluer et remédier à la crise pour les usagers). Cependant, il nous semble important de mentionner les difficultés du service public hospitalier, car sur le terrain les acteurs évoquent les deux, et ceux-ci sont interdépendants : la capacité de prise en charge de la crise dépend des mises en œuvre collectives de moyens disponibles.

  • 2 « Guide de la communication de crise », Conférence des directeurs généraux des centres hospitaliers (...)

3Nous allons donc nous intéresser à la crise perçue par les acteurs dans le cadre strict de l’activité quotidienne du CRRA. En effet, la notion de crise à l’hôpital renvoie2 à de nombreux types de situations hétérogènes. Si les catastrophes naturelles ou industrielles, les accidents d’ampleur, les pandémies ou les incendies sont mentionnés en premier par les acteurs en charge de la communication de crise, d’autres situations sont mises en avant, qui illustrent davantage des cas complexes où la bonne gestion de la communication est cruciale. Il s’agit notamment des erreurs médicales, des cas de maltraitance, d’agressions liées à des cas psychiatriques, des ouvertures d’informations judiciaires, des critiques des médias notamment à l’encontre des services de soin. Il peut aussi s’agir de la gestion des ressources humaines et matérielles de l’hôpital comme l’aggravation des déficits, des plans économiques ou sociaux, des mouvements sociaux et des conflits, des dégradations des conditions de travail. Ainsi, la notion de crise, perçue notamment du côté des services de relations presse, renvoie à de nombreux cas de figure qui sont gérés de manière globale par l’institution et ne relèvent pas de la compétence de gestion de crise du SAMU.

4À nos yeux, le CRRA est un lieu d’observation privilégié de la gestion de crise par l’institution publique. Tenter de parer à la crise est en quelque sorte le quotidien de ce service public. On se rappellera la définition du terme crise, qui est à l’origine un terme médical désignant un « moment, dans les maladies, où se produit un changement subit et marqué en bien ou en mal ». Ce terme « désigne figurément le moment périlleux ou décisif d’une affaire et par extension, il se dit d’un trouble, d’un embarras momentané3 ».

5Selon un médecin-pompier du CRRA, l’objectif de la communication avec le patient « n’est pas de faire un diagnostic mais d’évaluer le degré d’urgence pour faire un choix sur les moyens à mettre en œuvre ». Le rôle premier du CRRA est donc de trier, ce qui renvoie à l’étymologie grecque de « crise » : trier, séparer, juger, choisir. L’urgence ressentie par la personne appelante est en général liée à un changement perçu, plus ou moins brusque, qui demande une prise en compte rapide de l’état qu’il provoque. Elle correspond souvent à un moment paroxystique dans la crise. Le médecin du SAMU doit formuler une décision de prise en charge en fonction de l’état de la personne au moment de l’appel, de sa gravité et de son degré de criticité. Cependant, nous verrons que les situations critiques, raison d’être première du SAMU, ne représentent qu’une faible proportion des cas traités. La majorité d’entre eux relèvent d’urgences non critiques, mais susceptibles de le devenir.

6Ce degré d’urgence dans la crise doit pouvoir être qualifié, conscientisé, pour qu’elle puisse être prise en compte. Or, la sidération qu’elle peut provoquer peut empêcher une telle formulation par un appelant au service. La capacité à prendre en compte cette dynamique évolutive de la crise par le service, entre chronicité et criticité, et de la nommer est un enjeu essentiel. Comment l’urgence dans la crise est-elle prise en compte dans ce service de régulation des urgences ?

7Pour explorer cette question, notre article s’organise en trois parties. Tout d’abord, nous décrivons l’organisation globale du service de réception des appels d’urgence, puis expliquons l’organisation de notre terrain ethnographique. Dans une seconde partie, nous nous intéressons au cœur du fonctionnement quotidien de la gestion partagée des urgences et des responsabilités engagées. La troisième partie est consacrée aux enjeux de qualification de l’urgence par les différents acteurs impliqués. Nous nous penchons plus particulièrement sur la manière dont la mise en récit de la situation par l’appelant et la gestion des affects contribuent à définir ce qui est qualifié de « réponse adaptée » par le service et dans le cadre des politiques de santé publique.

L’organisation d’un service de réception des appels d’urgence

8La gestion des situations de crise dans le domaine de la santé est instituée en France par la loi du 6 janvier 1986 sur l’aide médicale d’urgence (AMU). Il s’agit de « faire assurer aux malades blessés et parturientes, en quelque endroit qu’ils se trouvent, les soins d’urgences appropriés à leur état ». Elle vise à dispenser les soins nécessaires et à veiller à la continuité de ceux-ci. Au CRRA, il s’agit à la fois de prendre en compte la spécificité du besoin pour chaque appelant et de les traiter aussi bien individuellement que collectivement en tentant d’anticiper les crises collectives. Ainsi, le service est organisé à la fois pour la prise en compte immédiate du soin approprié à une échelle individuelle ou locale et pour la gestion de l’imprévisibilité de toute crise sanitaire à une échelle beaucoup plus large. En d’autres termes, différentes échelles spatio-temporelles sont à considérer et structurent cette activité sur plusieurs niveaux, dans des cadres juridique et économique contraignants pour les agents de terrain.

9Au sein du SAMU, les professionnels du CRRA sont les premiers interlocuteurs des personnes qui composent le 15 ou le 112. À travers une série de questions qui leur permettent de compléter les informations factuelles et identitaires des appelants (adresse, nom, antécédents médicaux, nature de la plainte et des symptômes…), les assistants de régulation médicale (ARM), anciennement nommés permanenciers auxiliaires de régulation médicale (PARM), procèdent à la qualification de l’appel puis transmettent ou non la situation à l’un des médecins régulateurs. Ces ARM ont des parcours très diversifiés, et au moment de notre enquête de terrain, aucun diplôme n’était requis. La donne a changé depuis 2019, comme nous le verrons plus loin.

Un terrain ethnographique

10L’idée de mener une enquête ethnographique sur ce sujet est née lors d’une rencontre des deux auteurs à l’occasion d’un débat organisé par l’association Amades4. Après avoir longuement discuté de manière informelle sur la qualité de révélateur éminemment sociétal de « ce qui se passe en CRRA », décision a été prise de tenter une approche de terrain en croisant des perceptions interne et externe de l’activité de ce service au sein de l’hôpital public. Nous avions pour ambition d’essayer de faire dialoguer des questionnements organisationnels internes avec des enjeux politiques de santé publique.

11Une première phase a consisté en un travail interne d’éclairage par Dominique Grassineau des impacts positifs attendus d’une « enquête sociologique » sur la connaissance et le fonctionnement du SAMU. Dans un second temps, Philippe Hert (rejoint par Grégoire Molinatti, chercheur dans le domaine « sciences et société ») s’est attaché à définir le terrain d’enquête et à prendre contact avec le chef de service du SAMU, ainsi qu’avec son adjoint et le responsable des ARM qui se sont montrés intéressés par notre petite équipe mixte – sciences sociales et médecine – et nous ont ouvert le terrain. L’adjoint au chef de service nous a donné accès à tous les documents utilisés pour former les ARM et les internes à leur poste au CRRA. Après affinage de nos méthodes de partage d’observations, nous avons pu initier véritablement notre travail de terrain durant l’année 2014. En 2018, nous décidons de reprendre le terrain suite à l’affaire Mussenga (voir infra) qui porte sur le feu médiatique l’activité des CRRA. Cependant l’accès au terrain ne fut plus possible, en raison de la présence d’une cellule d’évaluation au sein du SAMU 13, diligentée par la direction de l’hôpital, notre présence conjointe risquant de créer une confusion pour le personnel. Nous avons néanmoins décidé de mener quelques entretiens téléphoniques avec des salariés du service avec qui nous étions restés en contact. Enfin, nous avons participé à l’organisation de journées d’étude sur les crises sanitaires en 2019, et y avons présenté les résultats de ce travail d’enquête, repris et développé ici.

L’enquête collective

  • 5 Par la suite, pour faciliter la lecture nous noterons, sauf si le propos l’impose, « le » ou « les  (...)

12Les chercheurs5 ont observé pendant un an les communications entre appelants et personnel du CRRA d’un Centre hospitalier universitaire de Marseille, ainsi que les communications entre les membres de ce personnel lors de « réunions de staff » quotidiennes (passation d’informations entre les équipes de nuit et de jour). Nous avons approfondi les échanges avec certains médecins ou ARM lors d’entretiens individuels selon une approche compréhensive (Kaufmann, 2011). Vingt et un entretiens ont été menés, d’une durée comprise entre 1 h 30 et 3 h, afin de cerner les principales questions et préoccupations des salariés, sur le plan à la fois individuel et du service (dimension organisationnelle, sociale, institutionnelle). Le chef de service avait accepté que ces entretiens se déroulent sur le temps de travail. Néanmoins, certains ont préféré nous fixer des rendez-vous en dehors de ces heures, dans un café près du SAMU, pour se détacher selon eux de leur fonction et se sentir plus libres de leur parole. En parallèle, les chercheurs ont pu accéder à une double écoute des appels téléphoniques réceptionnés par le CRRA, ceci grâce à la possibilité de brancher un second casque (uniquement pour l’écoute) sur le poste téléphonique (technique utilisée pour des besoins de formation des ARM ou des internes en stage dans le service). Ils ont ainsi pu suivre au plus près les appels et la gestion de la régulation.

13Si les chercheurs ont effectué une observation non participante, la médecin, acculturée à l’anthropologie grâce à une formation universitaire, a réalisé quant à elle une observation participante. Pour autant, elle n’a eu que très peu recours au carnet de terrain, si ce n’est pour noter des petits détails qui lui paraissaient révélateurs. Des discussions avec les ARM et avec les autres médecins, senior ou en formation, ont alimenté une réflexion sur l’usage du « métier » et les représentations que pouvaient s’en faire les acteurs. Cette posture réflexive a été favorisée par sa relative jeunesse dans « le métier » : elle n’occupait ce poste que depuis quelques années et seulement un à deux jours par semaine. D’un point de vue méthodologique, il nous a semblé que la répétition des moments de crise participait plus à une triangulation des données qu’à un émoussement des possibilités observationnelles.

14Au cours de l’enquête, des débriefings ont été régulièrement réalisés à deux ou trois. Les discussions dans notre équipe de recherche mixte ont évolué pour se focaliser toujours plus sur des détails relatifs à l’organisation collective de l’activité, et ont permis de coconstruire une analyse partagée entre chercheur et médecin, conformément à notre objectif de départ.

L’entrée sur le terrain

15L’arrivée sur le terrain a été assez brutale. À 8 h 30, dans la salle de crise qui sert également de salle de réunion, les chercheurs assistent au « staff » quotidien. On leur projette une série de photos de plaies ouvertes et profondes au cou après une tentative de suicide au cutter qui s’était produite durant la nuit. Quelques « ouah » dans la salle laissent entendre que certains internes sont impressionnés. Un ARM nous confiera plus tard que ces « staff » semblent surtout servir à former les internes et que l’on n’y débriefe pas vraiment ce qui se passe en salle de régulation, privant la restitution collective de certains éléments d’amont et d’aval de l’intervention qui contribuent pourtant à la prise en charge de l’urgence.

  • 6 La blouse blanche peut représenter le corps soignant à l’hôpital, or les ARM n’ont pas de formation (...)

Extrait de carnet de terrain : La salle de régulation qui jouxte la salle de crise offre un contraste frappant entre des évènements vécus à l’extérieur et racontés en salle de crise et son ambiance feutrée. Le calme y règne, comme dans n’importe quel centre d’appel téléphonique. Difficile d’imaginer ce dont parlent les personnes au bout du fil. Pourtant, les véhicules du Service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR) sont proches et l’hélicoptère sur le toit, prêt à décoller. Même le panneau lumineux qui trône sur le mur face à l’entrée, indiquant le nombre d’appels en attente et ceux répondus, peut faire penser à un banal centre de télémarketing. Seules les blouses blanches de certains médecins ou ARM6 et les uniformes des marins-pompiers de Marseille laissent à penser que l’on traite ici d’urgence médicale.

Dans la salle, chaque agent est équipé d’un casque et fait face à trois ou quatre écrans. Les communications sont denses et omniprésentes, impossible de savoir qui communique avec qui dans la salle ou vers l’extérieur, par téléphones ou ordinateurs interposés. Certains se déplacent calmement entre les postes, discutent ou vont dans la salle de repos mitoyenne. Nous comprenons rapidement que le calme dans la salle est recherché : il s’agit d’éviter que la tension émanant des échanges téléphoniques se propage et vienne contaminer la salle. Chacun se régule comme il peut autant qu’il régule les appels. Pauses cigarette, jeux sur téléphone ou lectures viennent rythmer les temps morts, parfois rares, des ARM.

16Selon un ARM présent depuis quinze ans, le nombre de « régulations » qu’il réalise par jour varie de soixante à deux cent vingt, avec une moyenne de quatre-vingt-dix. L’activité est cyclique et saisonnière. Selon lui, le plus dur est de maîtriser l’outil informatique et « d’avoir les oreilles partout », entre le téléphone, la radio (pompiers), la salle en général et tel ou tel collègue qui l’interpelle sur un dossier en particulier.

17Dès la troisième journée d’observation, nous convenons ensemble que les questions de communication sont omniprésentes. Derrière l’expression rituelle « SAMU j’écoute » se révèle une très grande variété de cas et de situations singulières. Un médecin libéral présent dans la salle confie que de « réguler du lourd, c’est le plus facile […] quand il y a un problème, le plus souvent c’est un problème de communication, plus qu’un problème de connaissance médicale ». Il nous précise que les médecins libéraux – présents par convention avec l’hôpital pour réguler les cas non critiques, contrairement à leurs collègues médecins urgentistes – sont ceux qui passent le plus de temps au téléphone avec un même appelant. De ce fait, ils ont organisé localement, par l’intermédiaire de leur syndicat professionnel, une formation spécifique à la communication, délivrée par un professionnel qui n’est pas médecin et en s’appuyant sur la réécoute des bandes de régulation enregistrées.

18Nous réalisons que pour l’ensemble du personnel, la communication est LE problème de la régulation, allant de conflits de communication entre médecins pour placer un patient dans un service aux attributions des interventions aux pompiers ou ambulances privées selon le degré de gravité défini par le médecin régulateur, en passant par les tentatives de clarification avec les appelants. Il peut s’agir au premier abord de simples problèmes de locution ou de langue : « Elle ne parlait pas bien français, comme j’ai eu du mal à évaluer, j’ai envoyé un SMUR. » ; ou encore à la méconnaissance du contexte et de l’environnement immédiat du locuteur qui permettent de donner du sens aux mots utilisés : « La communication c’est 20 % de verbal et 80 % de non-verbal, là tu n’as que le verbal. On n’a que ça. » Mais il nous semble qu’il n’est pas seulement question ici de problèmes fonctionnels de communication.

19Nous décidons de centrer notre attention sur la diversité des situations de communication telles qu’elles sont vécues ou restituées par les salariés. Ce choix a débouché sur la réflexion méthodologique qui suit.

Hypothèses de travail

20Nos premières journées d’observation nous ont confortés dans l’idée que la communication, terme fourre-tout recouvrant une grande diversité de problèmes, était un angle pertinent pour aborder les conditions d’accès égalitaires aux soins d’urgence et la gestion à distance de cet accès. Il nous apparaît clairement que les « problèmes de communication » sont centraux dans les enjeux de qualification de l’urgence.

21Un indice supplémentaire permet de saisir l’importance accordée à la communication : elle ne fait l’objet d’aucun protocole normé, dans un espace professionnel où chaque situation est pourtant très codée. En effet, la communication est peu formalisée, n’est pas enseignée et relève pour les agents du service de règles de bon sens, de capacités individuelles de communication (« j’ai toujours été à l’aise à l’oral »). Nous formulons l’hypothèse que pour les agents, « la communication » désigne une manière de faire tenir ensemble des contraintes, de dissiper les tensions, d’introduire de la souplesse dans un univers par ailleurs très normé. Se référer à un « problème de communication » permet de désigner un « coupable » abstrait et vague qui ne peut a priori pas être formalisé (le facteur individuel, ses capacités propres de communication) et qui évite de remettre en question des aspects plus contraignants de l’activité collective. La « communication » sert en quelque sorte de fusible dans les situations compliquées où les multiples contraintes (temporelles, de disponibilité des services hospitaliers, de disponibilité des moyens de transport, juridiques et économiques) peuvent parfois engendrer de fortes tensions, là où le service se doit absolument de les éviter pour préserver sa capacité à traiter l’urgence lorsqu’elle se présente.

22Sur le plan méthodologique, nous avons mobilisé la notion de « composites » produits sur le terrain d’enquête (Le Marec, 2002). Elle permet d’interroger en situation d’enquête les modes d’articulation entre procédures normées et sens commun à travers la communication. Dans ce cadre, la communication n’est plus envisagée comme l’adjuvant d’une entité préexistante (les normes et procédures, les systèmes d’information qui « codent » les appels), mais comme une dynamique sociale. Ainsi, notre démarche ethnographique s’est particulièrement focalisée sur les formes et moyens de communication en tant que producteurs de sens en situation et non comme matériau brut à analyser. Cette approche centrée sur les interactions et l’observation directe et réflexive semble tout à fait adaptée à l’étude qualitative d’un espace professionnel complexe (Grosjean & Lacoste, 1999). Comme l’indique Joëlle Le Marec (2002 : 26) :

Ce que l’on recueille peut être considéré non pas comme des représentations, de préférence contextualisées avec précision, mais comme des communications qui font advenir des “faits” dans la mesure où rien, absolument rien de ce qui est construit dans l’enquête, n’échappe au fait que cela n’existe que dans des situations de communications qui constituent la matière et la forme même de toute réalité sociale observable.

23Cette notion de composite a fourni une première grille de lecture de ce terrain en nous permettant d’appréhender la communication comme la ressource même de l’activité du centre, mobilisée en permanence par chaque acteur en situation de travail. Ce changement de perspective nous a permis de sortir d’une vision trop fonctionnelle de l’activité du centre qui nous a été proposée dans un premier temps. Elle rend bien compte de la complexité et de l’hétérogénéité des significations données en situation de crise dont l’un des enjeux est de savoir qui peut la qualifier et comment. Voyons à présent comment s’organise cette gestion collective de l’urgence, à travers la communication mais aussi ses dimensions matérielles.

La gestion matérielle et collective de l’urgence

  • 7 PARM/ARM, médecins régulateurs hospitaliers, SOS médecins, médecins libéraux, sages-femmes, cadres (...)

24Le service du CRRA étudié présente une forte hétérogénéité de professionnels7 dépendant de différents ministères (Santé, Intérieur et Armées), impliquant une codification importante des procédures conjointes. Dans la salle de régulation, les postes de travail informatiques permettent de visualiser et d’intervenir simultanément sur les dossiers des patients, d’afficher le nombre d’appels en cours et en attente sur le poste et pour le service, de suivre les transferts d’appels entre ARM et médecins régulateurs, d’obtenir la géolocalisation des appels et des lieux d’interventions, de visualiser l’activité de régulation globale (durée des appels, nombre d’appels traités, nombre d’appels perdus, temps de réponse à un appel), d’accéder à une écoute des appels passés. Ils offrent en outre la possibilité d’une connexion téléphonique simultanée ou successive du patient, du médecin urgentiste ou généraliste et des secours sur place. Toutefois, le téléphone reste le principal outil de travail.

25La gestion informatique des appels organise et inscrit les différentes temporalités de l’activité : la gestion du temps d’attente avant décroché, la répartition des appels et leur visualisation sur chaque poste, l’enregistrement des communications, la production de statistiques sur le type d’activité en temps réel, la gestion du dossier de régulation et sa transmission de l’ARM vers le médecin, la gestion des moyens d’intervention disponibles, la saisie du bilan des actions menées, et enfin l’organisation des transports sanitaires inter-hospitaliers avec décision collégiale des médecins. On mesure ici déjà toute la complexité des tâches à accomplir, souvent de manière simultanée.

26Ainsi, le dispositif informatique organise l’activité sur trois plans. Le premier est celui de la prescription des pratiques de régulation. En effet, chaque utilisateur doit respecter les champs de saisie du logiciel de gestion du dossier de régulation lorsqu’il reporte les réponses de l’appelant à ses questions. Le cadre de l’action collective est ainsi conditionné – à la fois rendu possible et contraint – par le logiciel de saisie du dossier et par celui du suivi des appels entre les interlocuteurs ARM et les médecins régulateurs. Il permet ainsi une harmonisation des réponses médicales ou paramédicales (protocoles), mais contraint de ce fait ce qui est écouté par l’ARM ou le médecin afin de compléter les champs de saisie du logiciel. Le second plan est celui de la visualisation de l’activité instantanée de chaque personne du service. Elle permet de déterminer l’efficacité instantanée individuelle et globale de l’activité par rapport à une norme ou une moyenne. Enfin, le troisième plan est celui de l’inscription de la mémoire de l’action, pour des besoins d’archives mais en raison de contraintes légales. Toute l’activité se trouve ainsi inscrite et codée en permanence à travers un ensemble de traces produites à la fois par le dispositif et par l’utilisateur à travers ses saisies prescrites. Ces traces permettent, et ce n’est pas accessoire, de justifier de l’activité du service sur une période donnée.

L’assistant de régulation médicale, un nouveau métier soignant

  • 8 Depuis le 1er septembre 2019, une formation diplômante obligatoire a été mise en place par le minis (...)

27L’importance de l’outil téléphonique peut donner à penser, dans une première approche du poste de travail de l’ARM, qu’il s’agit d’une forme d’activité proche de tout type de plateforme d’appel. Cette remarque est parfois entendue hors du service et rapportée au sein du CRRA. Les ARM dénoncent là une forme de dénigrement de la spécificité de leur activité dont ils peuvent se sentir affectés. On peut y voir un effet de la généralisation contemporaine des plateformes téléphoniques comme interface omniprésente, voire imposée, dans les interactions entre citoyens et organisations publiques ou privées. Celles-ci contribuent à une banalisation des modes de communication à distance et du rôle croissant de la gestion informatisée des flux de communication, et favorisent ainsi la montée d’indicateurs de performance (ratio d’appels par agent, taux de traitements, indicateurs économiques de coût/bénéfice), en lien avec une volonté croissante de standardiser les procédures. Or, cette standardisation dans le secteur de la santé impose des protocoles qui cherchent à produire une réponse univoque à des situations complexes et multifacettes, complexifiant ainsi l’exercice d’une expertise soignante et la capacité à fournir une réponse adaptée car impossible à coder à l’avance dans le dispositif (Greatbatch et al., 2005 : 826). On peut également y voir plus fondamentalement une difficulté pour les ARM à obtenir une reconnaissance de leurs compétences spécifiques. Comme il s’agit d’un nouveau métier, les qualifications des ARM n’étaient jusqu’à présent pas sanctionnées par un diplôme d’État, d’où leur difficulté à obtenir une reconnaissance de leur identité professionnelle8 (Matuszak et al., 2016).

Coordination entre acteurs pluriels : une chaîne linéaire ?

28Les missions du service, multiples et diversifiées, impliquent en effet une activité d’interaction et de coordination permanente. Elles comportent : la prise en charge d’une demande médicale par téléphone, le maintien d’une écoute médicale permanente, l’identification et le déclenchement opportun de la réponse adaptée à la nature de l’appel et à l’état du patient en tenant compte de son libre choix ; puis l’organisation de son transport sanitaire après s’être assuré du possible accueil du patient dans l’établissement, sans s’affranchir d’une contrainte générale qui est le maintien de la disponibilité des moyens de transports sanitaires adaptés et d’hospitalisation publique ou privée pour les demandes à venir, difficilement quantifiables. Ces missions sont réparties entre ARM et médecins régulateurs, la prise d’appel étant de la responsabilité de l’ARM, la décision médicale et l’orientation du patient de celle du médecin régulateur. Or, certains aspects de la mission du service relèvent conjointement de l’action des ARM et des médecins. Mais comment cette action coordonnée est-elle organisée et comment se répartissent les rôles et les responsabilités ?

29La régulation d’un appel d’urgence suit une chaîne de transmission linéaire (pas de retour en arrière). Le logiciel informatique en contraint l’ordre de succession, et les agents n’ont pas la main sur cet ordre. Cette chaîne décisionnelle suppose une répartition des tâches : prise d’appel par les ARM et ventilation selon le degré d’urgence vers un médecin régulateur hospitalier ou libéral qui prend une décision médicale se traduisant par l’envoi d’un moyen de secours – SMUR, médecin, véhicule de secours et d’assistance aux victimes (VSAV), ambulance – ou par un conseil téléphonique, puis gestion du suivi et transfert dans un établissement hospitalier ou soins sur place. Selon le référentiel du SAMU, l’ARM a trois options à la réception d’un appel : dans les cas les plus graves (AVC, arrêt cardio-respiratoire, détresse respiratoire aiguë…), il déclenche l’intervention des secours avant même de transférer l’appel de manière prioritaire au médecin régulateur (SMUR flash) ; dans les cas graves, il transfère l’appel de manière prioritaire ; dans les cas estimés moins urgents, il place la régulation en attente en fonction des autres urgences à condition qu’elle soit « sans risque pour le patient ». Dans tous les cas, un médecin régulateur intervient par la suite pour traiter l’appel. Ce dernier peut prendre le patient en ligne pour poursuivre l’interrogatoire médical et il coordonne la prise de décision, l’engagement de moyens et le suivi des interventions.

Responsabilité médicale, responsabilité de l’ARM ou responsabilité plurielle ?

30Cette chaîne décisionnelle linéaire qui aboutit à la décision médicale finale par le médecin s’organise donc déjà en amont, avec la combinaison de plusieurs temporalités (plusieurs activités simultanées dans le service et pour un même agent). Elle implique, notamment pour les ARM, de développer des compétences et une connaissance du contexte d’intervention sans formation médicale. Selon certains, elle implique également une part de responsabilité des ARM dans l’activité du service, même si le protocole d’intervention prévoit que ces derniers ne décident pas seuls des suites à donner aux appels (à l’exception de certains cas très précis tels qu’une adresse de pharmacie de garde). En effet, l’appréciation des premiers « trieurs » d’un cas est déterminante pour la suite de la chaîne de transmission (Jacquemot, 2007). Cette responsabilité partagée est un point de discussion fréquent et non consensuel entre ARM et médecins.

31À ce titre, un cas de crise à l’échelle nationale illustre ce type de situation. Elle a été déclenchée en 2018 par l’affaire Naomi Musenga au CHU de Strasbourg. Un cas parmi d’autres, mais dont la forte médiatisation dans la presse nationale, après les révélations d’un hebdomadaire local, a déclenché une série de réactions, notamment du ministère de la Santé. L’enquête sur les circonstances de la mort de cette personne se poursuit. Rappelons rapidement les faits : le 29 décembre 2017, Naomi Musenga, 22 ans, contacte police secours qui transfère l’appel au centre d’appel des pompiers, qui le transfère à son tour au SAMU. Elle se plaint de douleurs aiguës au ventre. L’opératrice du SAMU, après avoir échangé des plaisanteries avec sa collègue des pompiers, conseille à Naomi d’appeler SOS Médecins. L’enregistrement de l’échange a été diffusé sur Internet et a suscité beaucoup d’émois9. On y entend Naomi dire d’une voix faible « J’ai très mal […] je vais mourir », et l’opératrice lui répondre « oui, vous allez mourir, certainement, un jour, comme tout le monde. Vous appelez SOS Médecins », en lui indiquant le numéro à appeler, puis raccroche. La jeune femme trouve la force d’appeler ce numéro. Les praticiens arrivent sur place et la trouvent en état critique. Ils déclenchent l’intervention du SAMU. Naomi est finalement admise au CHU quelques heures plus tard et fait deux arrêts cardiaques. Transférée en réanimation, elle meurt 6 h 30 après son appel initial au SAMU. L’autopsie par des experts nommés par le procureur de la République a indiqué que le décès était dû à une intoxication au paracétamol, absorbé pendant plusieurs jours par automédication. Cependant, cette explication, qui met hors de cause la responsabilité de l’hôpital, a été contredite dans le rapport de l’Inspection générale interministérielle du secteur social (IGAS) par l’analyse toxicologique des échantillons prélevés lors de l’autopsie. Le juge d’instruction chargé de l’affaire a alors nommé deux nouveaux experts pour réexaminer les circonstances du décès de Naomi, et notamment vérifier la possibilité d’un infarctus mésentérique, qui engagerait de fait la responsabilité de l’hôpital.

32L’ARM ayant pris l’appel sans le transférer à un médecin régulateur a été mise en cause. Le refus inadapté et irrespectueux de cette opératrice de prendre en charge initialement son appel a entraîné un retard de soins. Le fait que Naomi appartenait à une minorité visible (et audible) n’a peut-être pas joué en sa faveur, mais ce point est bien sûr invérifiable. Ce cas est symptomatique au sens où d’autres situations ayant abouti à un procès ont impliqué un ou plusieurs médecins, responsable(s) de la décision prise. Si aucun médecin n’a été consulté ici, la responsabilité du service n’en est pas pour autant moins engagée de manière globale. D’ailleurs, à la suite de la médiatisation de ce cas, la décision d’établir une formation diplômante pour les ARM a été prise par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Cet événement tragique a permis d’établir, plus largement, la responsabilité, non pas médicale mais juridique et symbolique des ARM (au sens où ils représentent la parole de l’institution). Ces derniers se définissent d’ailleurs à plusieurs reprises dans nos entretiens comme « le maillon le plus faible de la chaîne ».

33Un ARM du SAMU 13, avec qui nous avons eu un entretien téléphonique à la suite de cette affaire, a évoqué la crainte généralisée qui s’est emparée de cette catégorie de personnel, y compris à Marseille, et a renforcé leurs sentiments que leurs rôles et responsabilités réelles dans la régulation des appels n’étaient pas reconnus à leur juste valeur. Cette demande de reconnaissance s’exprimait ainsi :

De l’extérieur on ne voit pas que le plus épuisant, c’est l’accumulation de beaucoup de petites choses désagréables… les insultes… le fait qu’on soit souvent en aveugle, on ne sait pas ce que deviennent les cas que l’on transmet… le stress de devoir rester disponible pour chaque nouvel appel […]. Si on a des cas graves c’est plus facile, tout le monde est motivé et se mobilise. Mais la plupart du temps c’est pas ça […]. Notre boulot réel est différent des procédures écrites que l’on doit suivre. Il y a beaucoup d’appels « psys » qu’on ne sait pas vraiment réguler à part transmettre à un [médecin] libéral […]. Je comprends tout à fait que certains craquent.

34Si la mise en place d’une formation diplômante pour les ARM participe de cette reconnaissance des compétences et responsabilités liées au poste, cela n’est pas suffisant. Le témoignage indique parfaitement que l’activité réelle ne correspond pas à l’activité prescrite. Pour prendre la mesure des difficultés rencontrées, il faut tenir compte de la contrainte que représente la permanence du service et la gestion individuelle de ses capacités d’investissement dans l’activité en regard du temps d’activité demandé (10 à 24 heures pour les médecins et 10 heures pour les ARM) (« on apprend à en garder sous le pied pour gérer les pics d’activité »), de l’accumulation de stress lié au temps imparti pour traiter chaque appel (la liste plus ou moins longue des appels en attente affichée sur les tableaux informatiques en face du personnel), de la capacité à mener à bien un interrogatoire, et pour les médecins à négocier le placement d’un requérant dans le bon service en fonction des capacités d’accueil et de prise en charge, notamment lorsque les services se déclarent saturés ou en tension.

35Avant même l’affaire Musenga, les acteurs exprimaient souvent, lors de notre terrain, le besoin et la nécessité que l’ensemble des acteurs discutent en interne. Ils en appelaient à une discussion collective à propos de toutes les difficultés posées par la prise en compte de l’urgence, afin que des améliorations puissent être proposées collectivement. Cela concernait à la fois les ARM, les médecins, mais aussi plus largement tout le service et les autres services concernés par la coordination de la prise en charge.

Organiser la coordination efficace de l’action 

36Ce besoin, principalement exprimé par les ARM, fait écho à la problématique de visibilité et de reconnaissance des ARM soulevée par Mélanie Hénault-Tessier et Sophie Dalle-Nazébi (2012). Leur analyse de la gestion de la fiche d’appel dans la régulation de l’urgence soulignait en effet l’invisibilité de ces processus partagés au nom de l’opérationnalité de l’information. Lorsque cette coordination s’avère compliquée (par exemple, l’ARM doit-il transmettre tous les appels au médecin, en cas de doute - les aspects médical et administratif ne pouvant souvent pas être dissociés ?), la situation peut rapidement se tendre, et certains évoquent une « entrée en guerre entre ARM et médecins ». La confiance dans la gestion collective en bonne intelligence des appels, demandes et moyens, la considération réciproque ou encore le partage de points de vue au-delà des procédures, sont souvent évoqués comme solutions à ces situations de crispation et ces enjeux de places et de rôles.

37Pour les ARM se pose la question du transfert systématique ou non des appels vers un médecin régulateur. La « guerre » entre médecins et ARM évoquée ci-dessous est parfois le fait d’une impossibilité de prendre en compte toutes les conséquences médicales d’un cas décrit au téléphone. Une ARM arrivée récemment dans le service témoigne :

Je n’oublierai jamais le premier appel de ma carrière. Il s’agissait d’une jeune femme qui avait oublié son tampon lors d’un rapport, et elle n’arrivait pas à le retirer. Je me suis dit, elle appelle le SAMU pour ça ! Alors j’ai compris ce qu’était le SAMU ! Je lui ai dit d’aller aux urgences. Mais comme c’est déjà un conseil médical, j’ai également transmis l’appel au médecin régulateur. Je me suis fait passer un savon par lui, parce que je l’avais mobilisé pour ça. J’ai compris alors que les relations n’allaient pas être simples.

38Ce témoignage montre que la répartition des responsabilités n’est pas si évidente à établir en situation. Il illustre le poids de la responsabilité non reconnue qui pèse sur les ARM : décider de ne pas donner suite à un appel peut s’avérer dramatique. Ce poids se manifeste également à travers la contrainte de l’obligation médico-légale d’enregistrement des échanges. Tous les échanges téléphoniques sont enregistrés pour les besoins d’un éventuel recours en cas de dépôt de plainte, poussant chacun à l’autocontrôle. Un ARM expérimenté (quinze ans de service) explique ainsi :

En fonction des médecins présents dans la salle, si je sais que le médecin à qui je vais transmettre le dossier est plutôt rigide, je vais m’efforcer de tout noter, voire de charger le dossier pour être sûr qu’on ne puisse pas me reprocher de ne pas avoir pris tous les éléments en compte. Et à l’inverse, face à un autre médecin, je choisirai plutôt de me déplacer et aller lui parler directement.

39Et inversement, un médecin peut réévaluer un dossier auprès de l’appelant lorsqu’il considère que l’ARM ayant traité l’appel est « rigide » ou trop « rebelle ». Ce que chacun note et dit dépend donc de sa manière personnelle de se confronter à son rôle et à sa mission en tant que professionnel d’une institution de santé publique, et de la relation qu’il entretient avec ses collègues dans un rapport hiérarchique donné. Une vision uniquement fonctionnelle et linéaire de la « transmission » d’information des ARM vers les médecins régulateurs est donc foncièrement réductrice. Nous allons à présent étudier plus en détail cette prise en compte coordonnée de l’appel d’urgence à travers un de ses aspects cruciaux : la qualification du degré d’urgence.

Le processus de qualification de l’urgence

40La catégorisation d’urgence médicale relève de la prise en compte dans l’instant d’une situation nouvelle. La temporalité imposée induit un mode de gestion de l’événement où il s’agit de faire correspondre à une catégorie prévue à l’avance la description singulière qu’en fait l’appelant, « le requérant », c’est-à-dire la personne concernée, ou son entourage, « l’impliqué ». Le dispositif informatique de saisie guide alors et encadre la décision humaine dans une perspective de contrainte de l’action. Mais pour tous les acteurs de la régulation, il s’agit aussi et surtout de répondre à la mission du service. Comme en témoigne un PARM (dix ans d’activité) :

Pour nous, ce qui relève du médical et du non médical se chevauche en permanence. Nous sommes censés renvoyer la décision médicale au médecin, mais nous sommes en discussion tout le temps, et justement parfois c’est le temps qui manque. J’ai le sentiment que nous absorbons souvent des responsabilités alors que ce n’est pas notre travail, mais on gère les situations en direct, et c’est mieux quand le médecin nous suit, mais ce n’est pas toujours le cas.

41La mission de service induit une attente de l’institution vis-à-vis du personnel : disponibilité, écoute, attention, conformité et reproductibilité des situations. Cependant, de tels critères ne sont pas toujours simples à mettre en œuvre en situation de communication pour qualifier et évaluer le degré d’urgence en fonction du récit qu’en font les appelants.

42Cette évaluation intervient à plusieurs étapes de la chaîne de qualification de l’urgence. En premier lieu, l’ARM doit parvenir à différencier dans son écoute du requérant ce qui relève de l’urgence vitale, de la détresse sociale ou psychique, de la traumatologie ou du simple conseil médical délivré par un médecin généraliste. La codification du cas est de la responsabilité du médecin, mais le processus de catégorisation (ou de qualification) débute bien avant cette saisie informatique par le médecin. Comme l’indique un ARM (cinq ans d’activité) :

Nous vivons des situations pouvant devenir tendues à tout moment, car il y a toujours des décisions à prendre sans délai et parfois on aimerait pouvoir revenir en arrière sur un appel. […] On se sent responsable tout le temps lors des réponses aux appels. Ce qui nous a été délégué est finalement ce qui fonde l’urgence.

43Bien que les procédures de régulation du SAMU soient encadrées par un ensemble de règles législatives et de recommandations de bonnes pratiques contrôlées par l’Agence régionale de santé (ARS), l’action collective relève également d’une coordination en situation de l’action structurée par des relations hiérarchiques. Les contraintes de saisie informatique viennent figer une forme de coopération, de partage de l’action et de décisions. Les agents doivent alors parfois mettre en place des stratégies de contournement : les nombreux déplacements (et contacts physiques car on se touche beaucoup en salle de régulation pour capter l’attention de l’autre, car le regard est rivé sur les écrans) des agents dans la salle rendent compte de ces ajustements. C’est ainsi que le permanencier vient prévenir le médecin d’un contexte social ou psychologique singulier :

[…] elle appelle tous les soirs et elle dit qu’elle a une douleur thoracique, mais à chaque fois qu’on déclenche un SMUR, c’est un non-med. […] lui, il est speed car il a déjà appelé dans l’après-midi pour sa compagne qui a mal à la tête, mais l’ambulance qui a été déclenchée n’est pas encore arrivée. Je te le passe pour le calmer et j’appelle pour voir où en est l’ambulance privée. Au pire, on enverra un VSAV.

44Certaines contraintes structurelles sont invisibilisées dans le dispositif informatique d’inscription de l’urgence. Il s’agit par exemple de la limitation des « ressources effectrices », c’est-à-dire des véhicules et de leur équipe, liée aux contraintes économiques avec la rationalisation des dépenses en santé, complexifiée par la nécessité de maintenir une réserve de moyens en cas de multiplication des demandes, voire d’une crise sanitaire.

45Les différents témoignages indiquent une attention partagée pour maintenir les ressources disponibles du service et éviter une dégradation de la capacité du service à répondre à une urgence par définition imprévue ainsi que l’extension de la situation de crise. Une coordination avec les services des pompiers et les ambulances du secteur libéral est indispensable.

Urgence réelle ou ressentie ?

46Cette double contrainte entre intérêts individuels et collectif peut être aussi renforcée par des injonctions individuelles disproportionnées de la part des requérants – souvent liées à l’angoisse d’une situation de crise et à la méconnaissance ou à la confusion d’usage d’un service public de réponse aux urgences vitales. Il y a une différence pour le professionnel entre ce qu’il appelle une urgence réelle et l’urgence ressentie par le requérant, qui peut renvoyer à une situation stressante et anxiogène, éventuellement renforcée par un éloignement géographique, un environnement social particulier, une impossibilité de se déplacer, des antécédents au sein de la famille, une difficulté à s’exprimer en français, une situation vécue la nuit, etc. Selon le personnel du SAMU, certains appels nécessitent un travail pédagogique, voire de l’humour entre collègues ou avec les appelants : « Oui bien sûr monsieur, nous allons vous envoyer un SMUR pour votre blessure au doigt comme vous le souhaitez », « On nous voit parfois comme des livreurs de pizza ».

47Cet écart entre l’urgence réelle et l’urgence ressentie en révèle un autre, celui entre la mission attendue du SAMU et la mission effective, entre l’activité prescrite et l’activité réelle ; un écart qui tend à se creuser avec l’augmentation du nombre d’appels, la mission de service public et les contraintes légales et économiques qui pèsent sur l’hôpital public. Certains personnels des services d’accueil et d’urgence hospitaliers publiques ont l’impression d’être missionnés pour « faire de la quantité et pas de la qualité », ce qui leur donne le sentiment de ne pas remplir la mission centrale des urgences. En pratique, il s’agit de contrôler-réguler le désordre : faire entrer la description singulière d’une situation singulière dans une forme préétablie de saisie numérique pour contrôler l’action (auto et hétéro-contrôle). La notion de « valeur mobilisatrice » proposée par Nicolas Dodier et Agnès Camus (1997) traduit une telle attention différenciée des soignants selon les patients, qui implique un pouvoir de sélection des soignants, mais également des ajustements entre la demande et ce qui peut mobiliser un intérêt au sein des différents services (économiquement, en termes de cas clinique, etc.) (Dodier & Camus, 1997 : 113). Ainsi le patient est également un « client » que le personnel va catégoriser (il est plus ou moins intéressant et facile à gérer), et dont le SAMU a la charge de placer (de « vendre » le dossier) dans les services hospitaliers (Peneff, 1992 : 87).

Une mission compliquée par l’augmentation des recours

  • 10 Rapport public annuel de la Cour des comptes www.ccomptes.fr, février 2019, p. 213.

48Le nombre d’appels SAMU a augmenté de manière considérable au cours des trente dernières années. De moins de quatre millions par an en 1988, il est passé à 10,7 millions en 1997, selon une étude du ministère de la Santé, et atteignait 24,6 millions en 2016. Cette augmentation régulière du nombre d’appels traités indique, entre autres, une tendance au recours systématique au 15 ou au 17 pour toutes formes de détresses ou conseil médical sans passer par un médecin libéral, ou toute demande de transport pour se rendre à l’hôpital. Cette croissance (+5 % par an) porte essentiellement sur les passages non suivis d’hospitalisation selon le rapport 2019 de la Cour des comptes10). Le personnel considère que l’on assiste à un glissement vers des demandes qui ne concernent pas des urgences vitales à proprement parler. Selon le même rapport de la Cour des comptes, les appels les plus nombreux concernent des patients stables mais nécessitant des examens complémentaires ou un recours à une structure adaptée à des actes de petite chirurgie (60 à 70 %), tandis que les cas médicalement instables (7 %) ou de détresse vitale (2 à 3 % des cas) sont minoritaires. Ce ratio inversé quant à la mission première du SAMU donne une impression de décalage entre leur cœur de mission (la gestion de crise aiguë) et leur activité principale (la gestion de crise latente). Enfin, le rapport estime que 10 à 20 % des demandes auraient pu donner lieu à une prise en charge en ville en médecine générale. À Marseille, le rapport d’activité du SAMU pour 2018 indique une augmentation annuelle du nombre d’appels entrants d’environ 50 % depuis 2015 (de 570 000 en 2015 à 870 000 appels entrants en 2018) pour un effectif constant. Le début de l’année 2018 (pandémie grippale) et la période estivale ont été tendus à cet égard en raison de l’augmentation d’activité téléphonique en lien avec la réduction de la permanence des soins assurée par les médecins libéraux . Mais cette situation indique également une mise sous tension générale du système de santé public et privé qui n’est plus en mesure d’assurer une prise en charge complète et dans des délais raisonnables des demandes de soins. Cette crise de l’hôpital, devenue chronique et largement dénoncée par les personnels et les chercheurs (Juven et al., 2019), amène les centres CRRA du SAMU à devoir répondre de manière accrue à ces demandes de soin, dans des conditions inadaptées aux missions du service.

49Cette augmentation de l’activité se heurte également à la diminution des hospitalisations et de leur durée, la pression sur les budgets publics et la mise en compétition des territoires. La taxe à l’activité (T2A) instaurée en 2018 implique de la part de tout établissement de santé une capacité à rendre compte de manière comptable, mois par mois, de son activité détaillée au moyen d’un logiciel dédié. Chaque acte médical fait l’objet d’une cotation en fonction d’une nomenclature. Cette logique gestionnaire a des répercussions sur la manière dont le CRRA gère les placements des patients dans les différents services. Cela donne lieu à de nombreuses négociations quotidiennes avec les cliniques privées qui cherchent à n’accueillir que les patients relevant de pathologies dont la prise en charge est plus intéressante financièrement. La notion de patients "rentables" et "peu coûteux" désigne ainsi ceux qui nécessitent des opérations standardisées, non complexes d’un point de vue médical, mais intéressantes du point de vue de la nomenclature T2A. L’hôpital public se retrouve ainsi en charge de tous les cas complexes et singuliers (ce qui est la mission d’un CHU), mais également des cas qui demandent une prise en charge complexe mais ne permettent pas de valoriser des actes médicaux fortement côtés d’un point de vue comptable.

50Pourtant, le 15 apparaît souvent pour nombre de patients comme le dernier recours à une médecine ouverte à tous, tout le temps : des détresses psychiatriques au parcours de fin de vie, tous peuvent faire appel à ce qui apparaît comme l’un des derniers services publics de santé réellement publics au sens où les patients ne sont pas filtrés socio-culturellement comme cela peut être le cas en médecine générale, ou plus encore en médecine spécialisée. À cela s’ajoute l’augmentation du nombre d’appel de professionnels de la petite enfance, notamment pour se couvrir face au risque juridique :

Je ne compte plus le nombre d’employés de crèche qui appellent pour savoir si elle peut donner du doliprane à un enfant, alors qu’elle le ferait pour son propre enfant. (médecin libéral)

51L’engorgement du service qui semble inévitable, combiné à une attention constante et soutenue pour le maintien des moyens en cas de coup dur, de pic d’appels ou de cas graves et lourds à gérer, contribuent à la difficulté à assurer une constance dans la qualité de la prise d’appel.

La prise de décision à distance de la victime

52Après le « filtre » des ARM, les appels sont transmis au médecin régulateur qui doit parvenir, au travers de l’expression des craintes, de l’émotion et parfois de la confusion, à saisir un « réel » et le transformer en texte à valeur prescriptive. Pour prendre une bonne décision, en se fondant sur les faits, le régulateur devient le maïeuticien de la mise en récit d’une situation troublante où le requérant perd pied. En résulte une coconstruction : le requérant raconte, le médecin imagine. De cet imaginaire rationalisé par les situations précédemment vécues et la nécessité d’inscrire ce récit dans une catégorie, le médecin projette la situation de crise évoquée par l’appelant. Tout l’apprentissage de la régulation consiste à travailler sans les dimensions visuelle et tactile. Les internes, dont le passage au SAMU constitue une étape de formation, apprennent non plus à toucher et à regarder, mais à écouter, à imaginer et à permettre la mise en récit d’une situation plus que d’une maladie.

Votre mère, elle est debout ou couchée sur le côté ? Elle vous regarde ou elle ferme les yeux ? Dites-moi comment elle respire ? (Médecin urgentiste)

53Une partie de la dimension invisible de la salle du CRRA est ainsi celle de l’espace imaginé par ses équipes : permanenciers et médecins régulateurs. Ces projections permettent d’une part de catégoriser l’urgence, mais aussi un empowerment immédiat en attendant l’arrivée des moyens déclenchés.

Médecin régulateur (MR) : Votre maman, elle est dans un petit coma, il va falloir la mettre en PLS pour qu’elle puisse bien respirer. Vous savez ce que c’est une PLS ?

Requérant (R) : … non…

MR : Alors, vous allez l’allonger sur le côté droit tout doucement, en pliant son coude droit sous sa tête. Ça va ? Vous comprenez ?

R : oui...

MR : vous pouvez le faire ?

R : … Cela va être trop dur

MR : Si si vous pouvez le faire… Posez le téléphone, j’attends… (attente silencieuse, bruits au téléphone qui vont s’arrêter)… Ok, maintenant, vous allez mettre le genou gauche plié du côté droit pour la faire tenir. Allez-y, j’attends… 

54Les opérateurs du CRRA doivent être là sans y être. Ce passage entre le récit, sa compréhension et le déclenchement d’actions coordonnées peut alors produire des sensations de déréalisation, d’autant que le dispositif informatique pourrait faire penser à un immense jeu vidéo de simulation… s’il n’y avait pas les voix des appelants, souvent désemparées, à l’autre bout de la ligne. Ainsi, un témoignage de médecin régulateur permet de saisir cette tension permanente et la nécessité de faire face à la crise toujours latente :

Clic, double clic, saisie d’un appel, tri et effacement des dossiers déjà traités, Allez, on va vite, il y a cinq appels en attente dans ma ligne... Qui sait ce qu’il y a qui attend ?

Cadence infernale des appels de détresse, succession des situations différentes, singulières, clic, double clic, déplacement d’un appel sur l’autre écran, déclenchement du SMUR, déclenchement d’un VSAV, rappel des pompiers pour nous donner le bilan… Appliqués, les pompiers ! (mais pourquoi ils me disent tout cela ?) pressé par le temps, et les minutes qui défilent...

55Un ARM (quinze ans d’activité) met en avant la nécessité d’avoir une bonne expérience de vie pour pouvoir faire ce métier (il était pompier volontaire préalablement), « car sinon on a l’impression de se retrouver dans une salle de jeux virtuels et on a l’impression de gérer des situations qui n’ont pas de réalité ». Parfois, le fait de ne pas pouvoir imaginer la réalité décrite de manière trop approximative par les appelants oblige les régulateurs à envoyer un véhicule juste « pour voir ». La mobilisation de cette ressource précieuse relève d’une décision qui se base non pas sur le caractère certain de l’intervention nécessaire d’un effecteur, mais sur le doute quant à l’interprétation de la situation décrite, suivant en cela cet adage médical : « le doute doit bénéficier en premier lieu au patient. »

56Enfin, la nécessité pour les ARM et les médecins régulateurs de « faire page blanche » à chaque nouvel appel implique de renouveler son écoute en permanence, indépendamment du cas qui vient d’être traité et tout en s’appuyant sur son expérience. Or, comme nous l’avons vu, l’imaginaire s’invite nécessairement dans la partie puisque les situations ne sont pas vécues ensemble mais racontées par les requérants au téléphone. Il s’agit donc de faire un travail de clarification dans ces situations de communication, en plus du travail de tri (entre les cas de détresse vitale, de risque sérieux, ou simplement de conseil médical) et des contraintes de la saisie informatique du cas, avec en ligne de mire la préservation de la crédibilité des régulateurs vis-à-vis des partenaires à qui sont envoyés des patients.

Conclusion

57Tous ces échanges, par téléphones interposés ou non, auxquels nous avons pu assister lors de l’enquête, relèvent de la production de composites, et non uniquement de procédures normées ou de données à saisir dans un cadre normé. En clair, ces situations de communication constituent les réalités sociales observables. Ainsi, la construction de l’interprétation pour le médecin et l’ARM s’opère à partir des interactions qui relèvent d’un sens commun partagé de la situation en train de se construire, et qu’ils doivent parvenir à saisir de manière coordonnée avec le requérant afin d’engager l’action, tout en les articulant avec des procédures normées.

58Nous avons voulu ici rendre compte de situations de communication qui illustrent et interrogent toute la complexité de la prise en charge des crises énoncées au SAMU, qui sont autant d’appels à l’aide. Pour ce faire, nous ne nous sommes pas limités au cadre prescrit d’organisation de la réponse à la demande formulée, mais nous avons considéré l’activité réelle et la part invisible du travail de régulation. Cette dernière transparaît des nombreuses communications qui débordent en quelque sorte ce cadre de gestion de l’urgence et rend compte de tous les aspects entremêlés de la crise (crise de l’usager, crise du système hospitalier, crise du personnel).

59Comme nous en avions formulé l’hypothèse au début de cet article, la communication, identifiée par les acteurs comme le « problème » du service, en constitue selon nous sa principale ressource. Voir un tel service hospitalier d’un point de vue gestionnaire, en se limitant aux moyens affectés pour une quantité d’actes fournis en fonction d’une demande, c’est manquer complètement la dimension centrale de l’activité qui consiste à ajuster en permanence le sens produit en situation aux missions du service. À ce titre, ce sont bien les moyens humains qui restent indispensables car ils permettent de mettre en œuvre un ensemble de communications qui sont autant de ressources pour rendre intelligibles les situations de crises dont témoignent les appels, avant même de pouvoir y répondre. Les revendications des personnels de santé n’ont d’ailleurs cessé de mettre en avant le besoin de moyens humains comme une priorité absolue dans la situation de crise chronique que vit l’hôpital.

60Nous rejoignons ainsi Mayère (2014) qui montre que si les logiques gestionnaires postulent l’existence d’une compatibilité entre la rationalisation des activités et la qualité et la sécurité des soins, cette rationalisation trouve toutes ses limites lorsque sont en cause des activités qui concernent des patients ou personnes vulnérables ou rendues vulnérables en raison de la situation de crise (réelle ou ressentie) qu’ils traversent.

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Notes

1 Cet article a été écrit avant la pandémie de la Covid-19 et ne tient pas compte a fortiori de la crise subie par ces services de santé.

2 « Guide de la communication de crise », Conférence des directeurs généraux des centres hospitaliers régionaux universitaires, 2009. À noter que les « risques terroristes » ne sont pas mentionnés dans ce rapport de 2009.

3 www.cnrtl.fr/definition/academie8/crise

4 Association d’anthropologie médicale appliquée au développement et à la santé : https://amades.hypotheses.org

5 Par la suite, pour faciliter la lecture nous noterons, sauf si le propos l’impose, « le » ou « les » chercheur(s) sans préciser lequel d’entre nous est concerné. De même, certains termes placés entre guillemets sont ceux (émiques) des acteurs.

6 La blouse blanche peut représenter le corps soignant à l’hôpital, or les ARM n’ont pas de formation médicale et ne sont pas amenés à côtoyer physiquement du public. Ici, la blouse leur sert d’uniforme et leur permet de mettre une distance, que l’on peut qualifier de symbolique et affective, selon un témoignage, entre ce qu’ils vivent au centre de régulation et leur vie privée.

7 PARM/ARM, médecins régulateurs hospitaliers, SOS médecins, médecins libéraux, sages-femmes, cadres de santé, superviseurs de salle, secrétaires médicales, direction général de l’Assistance publique hôpitaux de Marseille, autres hôpitaux, sécurité civile, transporteurs sanitaires privés, Agence régionale de santé, préfecture, mairie, médecins et officiers de régulation du Service départemental d’incendie et de secours – sapeurs-pompiers 13 et bataillon des marins-pompiers de Marseille. Le service était constitué d’environ cent cinquante personnes au moment de notre enquête.

8 Depuis le 1er septembre 2019, une formation diplômante obligatoire a été mise en place par le ministère de la Santé pour les ARM.

9 https://www.youtube.com/watch ?v =J-j81CqE0l4

10 Rapport public annuel de la Cour des comptes www.ccomptes.fr, février 2019, p. 213.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Hert et Dominique Grassineau, « « La crise est notre quotidien ». Comment l’urgence est-elle prise en compte au SAMU ? »Anthropologie & Santé [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 28 avril 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/anthropologiesante/9333 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.9333

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Auteurs

Philippe Hert

Aix-Marseille Université, Centre Norbert Elias (UMR 8562 EHESS/CNRS/AMU/UAPV), philippe.hert@univ-amu.fr

Dominique Grassineau

Service d’accueil d’urgence - Centre hospitalier de Mayotte ; Aix-Marseille Université UMR 7268 ADES (Anthropologie bio-culturelle, droit, éthique, santé)

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Droits d’auteur

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