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Cinq vies de recherche

François-André Isambert, jointures et brisures

François-André Isambert, joints and breaks
François-André Isambert, articulaciones y roturas
François-André Isambert, giunture e rotture
Pierre Lassave
p. 83-117

Texte intégral

Naissance : je suis un « Coblençois » comme Valéry Giscard d’Estaing. Nos deux mères avaient promené leur grossesse au Confluent du Rhin et de la Moselle, en cette ville où leurs maris avaient été envoyés pour occuper l’Allemagne défaite. Un groupe de jeunes gens, généralement sortis de Sciences Po, et leurs analogues étrangers, étaient chargés du Haut-Commissariat Interallié, supervisant l’administration de la partie de l’Allemagne que contrôlaient Français, Belges, Anglais, Américains et Italiens. C’est ce qui fit se rencontrer mon père, secrétaire interallié, et ma mère, fille du commissaire belge. Le Haut-Commissariat surveillait d’assez loin les problèmes de politique intérieure allemande. Mais je découvris récemment dans Le Monde un article indiquant l’intérêt historique des archives de cet organisme qui signalaient déjà un homme particulièrement dangereux, nommé Adolf Hitler.
Ma maison natale, c’était un gros pavillon au bord du Rhin, plus précisément sur le Rheinanlage, une allée de tilleuls sur la rive droite, face à l’Ehrenbreitstein, premier château en quelque sorte de la chaine du massif schisteux rhénan. Sur le fleuve, les vastes bateaux à aubes, dont les pales fouillaient l’eau avec vigueur, permettaient de remonter un courant déjà fort à l’entrée de la trouée héroïque et à de joyeux touristes de venir rénover leurs états d’âme en longeant la Lorelei. J’y suis retourné en 1936, avec Charles Flory, alors Président de l’ACJF, qui voulait constater de visu les effets du régime nazi sur la population allemande (mes treize ans s’étaient imprimés de l’image d’une forêt de drapeaux rouges à croix gammée), puis en 1995 avec Viviane au cours des vacances, dans un ratissage touristique de l’Allemagne de l’Ouest, avec Constance, Donaueschingen et Heidelberg.
La situation de Coblence qui recevait les eaux de deux fleuves qui venaient heurter une butte massive, rendait l’endroit favorable aux inondations. C’est ce qui se produisit à l’automne 1924. La maison de mes parents, obtenue par réquisition, comprenait un étage où ils logeaient et un rez-de-chaussée, laissé au propriétaire allemand. Là était le niveau le plus sensible aux débordements fluviaux. Ses occupants en furent chassés. Nous-mêmes jugeâmes plus prudent d’évacuer les lieux. Nos hôtes nous y aidèrent et ma mère se souvenait du sentiment que lui laissait d’avoir été transportée à dos d’homme par un Allemand, alors que la guerre était encore proche. Moi-même, je fus emmené dans mon berceau, dit « Moïse », d’où les innombrables plaisanteries : « Moïse sauvé des eaux ». Sauvé ?… La suite montrera si ce terme convient.

  • 1 En cette première réunion des pièces du puzzle, ma pensée va à la mémoire de Viviane Isambert-Jama (...)
  • 2 Johan Heilbron, « Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au Centre d’études sociologiqu (...)

1C’est au début des années 2000, après une longue retraite active, que François-André Isambert (1924-2017) jette sur ordinateur quelques bribes de mémoire1. Morceaux épars mais heureusement retrouvés dix ans plus tard sur une disquette dans la poussière d’un bureau subitement abandonné. Leur auteur, ayant alors dépassé le cap des quatre-vingt-dix ans, a dû en effet quitter la mort dans l’âme son domicile pour une « résidence médicalisée ». Viviane, sa fidèle épouse, l’accompagne, elle aussi après une longue carrière de sociologue, de la génération de la Résistance et de la refondation de la discipline au sortir de la guerre. Lui s’est distingué dans les domaines de la sociologie des religions, puis de la bioéthique et plus généralement de l’épistémologie des sciences sociales par sa connaissance intime des grands auteurs comme Durkheim, Weber ou Schütz. Elle, dans les domaines de la sociologie industrielle puis de l’éducation et des relations de genre. Rare couple de cette génération de sociologues d’après-guerre que Johan Heilbron a pu désigner comme « pionniers par défaut » (de statut universitaire, d’aura intellectuelle et de cadre professionnel au départ)2.

  • 3 André Isambert, L’éducation des parents, Puf, coll. « Sup. Paideïa », 1959 (2e éd. 1968).

2Ce premier extrait de mémoires inchoatives nous plonge d’emblée dans un milieu d’élite en mission extérieure : ici le contrôle d’un grand pays voisin défait mais qui s’avèrera assez vite plus menaçant que jamais. Notre « Moïse » est le descendant, côté paternel, d’une grande famille de magistrats républicains issus de la riche plaine beauceronne et, côté maternel, de robins belges serviteurs de la couronne. Sur internet, son identité à trois mots (« François-André Isambert ») est aujourd’hui ravie par celle de son ancêtre homonyme, avocat et député sous la Monarchie de Juillet et la Seconde République (1848), rendu célèbre par son histoire des lois françaises et par son combat pour l’abolition de l’esclavage. Un grand-père (« Gaston »), avocat à la Cour d’Appel de Paris puis rentier, fait lignée avec son « Histoire des idées socialistes » jusqu’au père même (« André ») qui, après la Haute commission d’occupation en Rhénanie, fit carrière dans l’industrie et se distingua à la retraite par la présidence de « L’école des parents », mouvement d’éducation permanente voisin du scoutisme3. « François » sauvé des eaux est l’aîné. Une petite sœur, « Maïten », complètera le noyau familial six ans plus tard. Celui-ci a alors rejoint la capitale dans le beau quartier de Passy. Le père s’affaire à la direction financière de la Compagnie Générale d’Electricité, la mère éduque ses enfants et seconde son mari dans ses activités extraprofessionnelles. François n’entre d’ailleurs qu’à sept ans à l’école diocésaine Saint Jean au coin de la rue. Bon élève mais sans plus, apte à entrer au lycée Janson-de-Sailly voisin où il trouve plus d’intérêt à l’étude et où il fait partie du groupuscule des fils de patron paradoxalement favorables au Front Populaire. Bagarres dans la cour entre factions opposées. Un charismatique professeur de lettres, « Genaille », humaniste ouvertement communiste, n’est pas sans laisser de traces sur les orientations politiques de l’adolescent.

Lycée Janson-de-Sailly. Classe de seconde du professeur Genaille

Lycée Janson-de-Sailly. Classe de seconde du professeur Genaille

Paris, 1938 (François au premier rang à droite)

Fonds Isambert, EHESS

  • 4 Fernande Isambert, Le catéchisme en mots très simples, préface de Mgr Chevrot, Paris, Éd. Spes, 19 (...)

3Le lycéen est également partagé entre les élans mystiques de sa mère, Fernande, catéchiste4, adepte en outre de l’abbé Maurice Zundel, prédicateur suisse inspiré magnifiant la vie dans l’Esprit, et le catholicisme plus rationaliste de son père, cadre mais aussi intellectuel engagé dans la quête d’une troisième voie entre capitalisme et communisme. Le futur président de l’École des parents fut notamment un des animateurs des Nouveaux Cahiers, éphémère revue d’idées non conformistes associant de 1937 à 1940 des personnalités aussi diverses que Boris Souvarine, figure communiste antistalinienne, Auguste Detoeuf, polytechnicien et grand patron, Simone Weil, philosophe humaniste et mystique. Le « Charles Flory » qu’évoque le souvenir rhénan est le frère de l’aumônier qu’André a connu sur le front en 14 ; c’est aussi le gendre du philosophe Maurice Blondel et un des piliers de gauche de l’Action catholique, fondateur du Mouvement Républicain Populaire, tentative de « démocratie chrétienne » à la française au lendemain de la Seconde guerre. Devenu un ami de la famille et très alerté par la montée du nazisme, il se fait accompagner par les Isambert en ce voyage angoissant de 1936 aux bruits de bottes dans les forêts.

4Sous l’Occupation, la petite famille se déplace à Lyon en zone Sud. Lycée du Parc, la philosophie, les meilleurs professeurs repliés de Paris. Le khâgneux apprécie Kant et Descartes pour la clarté de la pensée mais trouve aussi son bonheur dans l’histoire sous l’égide de professeurs marquants, tel Joseph Hours, cofondateur de Témoignage chrétien. Sa vie spirituelle s’exalte en parallèle dans les feux de camp de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) en Auvergne. Il songe alors au sacerdoce en dialoguant avec son ami Claude Wiéner, futur normalien, bibliste et prêtre de la Mission de France. « Khâgneux médiocre », François renonce au concours. Mais le retour de la famille à Paris (1943) lui ouvre de nouveaux horizons. L’étudiant en philosophie, aux notes soudain excellentes, rencontre Viviane Jamati sur les bancs de la Sorbonne, aux côtés d’autres camarades comme Olivier Revault d’Allonnes, François Chatelet, Robert Misrahi ou Gilles Deleuze qui refont déjà le monde – noms qui deviendront célèbres dans l’histoire de la philosophie contemporaine. Viviane dirige alors la branche universitaire de la JEC féminine, avec pour homologue côté masculin René Rémond. C’est elle qui introduit François en Résistance. Entre un cours de Gaston Bachelard et d’Émile Bréhier, les deux assurent diverses missions périlleuses de liaison avec les maquis. À l’approche de la Libération, François s’engage dans la Première Armée sur le front d’Alsace, héroïque passage à l’acte mais aussi nouvelle ouverture au monde et à la « question de l’être » que l’on retrouve dans l’extrait ci-après.

Masevaux : l’être et la société

Nous avions pris Masevaux. Nos deux bataillons de choc de l’armée De Lattre avaient refait le coup du Grand Saint-Bernard. Masevaux, premier village d’Alsace en venant de Belfort était défendu par les Allemands qui nous attendaient sur les routes. Nous étions passés à grand renfort de sueur, par les chemins de montagne et étions arrivés sur leur dos en prenant la petite ville sans coup férir. Mais Napoléon avait fait traîner ses canons sur les cols. Nous ne disposions que d’armes légères et pendant vingt-quatre heures nous avons reçu les Minen allemands sur la g… sans pouvoir répliquer. Inutile de dire qu’il y avait de la casse et que nous ragions.
Mais voici que le second jour, ces merveilleux Tabors marocains avaient réussi à faire passer leurs mulets là où nous aurions pu passer à grand peine. Et sur leurs mulets, des mortiers. Et aussitôt mis en batterie, ces mortiers arrosèrent les bois d’où on nous tirait dessus. Et nous, pauvres « bleus », nous descendions dans les rues pour voir le feu d’artifice. Mal nous en a pris, parce que, bien qu’écrasés par les mortiers, les Allemands tiraient toujours et un de leurs Minen est tombé dans la rue où un groupe de camarades et moi admirions le spectacle. Trois copains tombèrent, l’un les jambes broyées, l’autre avec un choc viscéral dont il devait mourir deux jours après. Le troisième n’était plus qu’une bouillie de chair et d’étoffes. Il était mort me direz-vous, et son corps (si on pouvait appeler cela un corps) était bien là, mais lui n’était plus. Quelques minutes avant, il était là, plaisantant avec nous.
Il n’était plus, il était des nôtres… Les deux propositions ne sont pas seulement superposées car nous sentions d’autant plus qu’il n’était plus, que, de fait, il était des nôtres. Et là commence un écheveau de significations que ce livre voudrait débrouiller. Il était des nôtres : comme être humain, s’il s’était comme nous engagé dans le deuxième bataillon de choc, on l’avait affecté à notre compagnie et parmi les quatre sections, c’était à la nôtre qu’il avait échu, sous les ordres du sémillant aspirant B… qui avait favorisé l’esprit de corps, spontanément manifesté par une familiarité transformée en narcissisme collectif. Les premiers blessés avaient resserré nos rangs. Nous appartenions à la deuxième section, Gemeinschaft formée d’abord par la chambrée commune quelques semaines plus tôt pendant notre courte période d’instruction. Puis était venu le colonel Q, avec ses paras, qui des heures durant nous avait fait manœuvrer le fusil comme un seul homme : « Arme sous l’épaule, droite ! Quat’, un deux, trois… ». Impeccables dans les défilés, mais livrés à notre ignorance pratique devant le feu. Mais cela, nous ne le savions pas et nous gardions l’image de nos alignements ; « je ne veux voir qu’une seule tête ! ».
Alors, on n’était pas des êtres séparés. On avait gagné en cohésion mais perdu en individualité. Et voilà qu’un obus malencontreux venait de mutiler ce corps que nous formions. L’un de nos membres nous avait été enlevé et cela faisait mal. Il n’était plus, c’est-à-dire que ce joyeux gars qui avait des parents, une petite amie et surtout lui-même, avec son avenir dans la tête, n’était plus. Il n’avait pas eu le temps de souffrir, mais il s’était interrompu, même pas lié au Néant, parce que ce serait encore être quelque part ou quelque chose, car sa dépouille, ce n’était plus lui, même si, après avoir ramassé les morceaux, on allait enterrer le tout avec une croix : « Ici repose le soldat X, mort pour la France ». Non il ne reposait pas là. Ce qui gisait dans ce cimetière, c’était les restes de ceux qui dans cette bataille avaient eu leur existence sectionnée et formaient encore un dérisoire alignement : « Je ne veux voir qu’une seule croix ! ». « En avant, marche ! ». Mais tout restait immobile.
Ainsi se trouvent mises en place sur le métier la trame et la chaîne de ce livre que je commence dans la solitude d’une chambre d’hôpital où les bouffées de souvenirs (ceux-ci datent de 48 ans !) viennent reconstituer une existence déchiquetée…

5Ces lignes ouvrent un projet de livre, « L’être et la société », qui voulait ajouter des « prolégomènes à la sociologie du temps présent », soit en l’état matériel des choses une dizaine de pages agrafées qui traitent principalement de la corrélation de sens entre le tout de la société et ses parties singulières. Les « 48 ans » qui séparent le narrateur de la scène permettent de dater ces lignes en 1992, soit une période fort active où le retraité de fraîche date s’emploie encore à animer des séminaires sur l’éthique et la disqualification sociale tout en se lançant déjà dans des travaux pionniers de critique des traductions françaises de Max Weber. Les points d’exclamation de la marche militaire jouent de contraste avec le ton désenchanté de la réflexion sur une « existence déchiquetée » remise à plat au creux d’un lit d’hôpital. Pointe ici l’alternance d’exaltation et de dépression qui peut caractériser une existence trouvant malgré tout son salut dans la raison, l’érudition et l’exploration de l’être social. Avant d’en fixer les tours et les détours, reprenons le fil du récit à partir précisément du bataillon de choc.

  • 5 Voir sur cette histoire Viviane Isambert-Jamati, Solidarité fraternelle et réussite sociale. La co (...)

6Courte et marquante expérience où notre « Fabrice au combat » rencontre l’histoire en train de se faire mais aussi le monde social dans sa diversité, ne serait-ce qu’au sein d’une gaillarde chambrée. Une telle montée au front n’a pu que renforcer la sensibilité sociologique du jeune philosophe qui revient à Paris libéré réussir du premier coup son agrégation (1947, reçu à la cinquième place) et se marier avec Viviane. Le jeune agrégé part à Besançon enseigner l’exercice de la raison au lycée Victor Hugo. Ses parents n’avaient pas vu d’un bon œil son aventureuse entrée en Résistance, mais ils approuvent son geste militaire ; ils ont été également assez réservés sur son mariage précoce avec Viviane Jamati, peut-être trop militante ou venant d’un autre milieu. La jeune convertie à un christianisme révolutionnaire, qui veut marier Marx et Jésus, porte pourtant le nom d’une famille d’intellectuels libanais épris des Lumières, journalistes, poètes, libres penseurs liés à d’autres méritants de l’esprit tel le grand-oncle Edmond Goblot, sociologue durkheimien rendu célèbre par son étude sur la bourgeoisie moderne, La barrière et le niveau (1925)5. Son père, Georges Jamati, essayiste spécialiste d’art dramatique, va jouer un rôle non négligeable dans le destin professionnel des jeunes mariés puisqu’il devient directeur-adjoint du CNRS naissant, spécialement chargé de relancer les sciences de l’homme dans le pays aux côtés notamment de Georges Friedmann, Georges Gurvitch et Gabriel Le Bras. Attachée au tout nouveau Centre d’études sociologiques (CES) du CNRS – après avoir « potassé » Marx pendant un an sur le conseil de Joffre Dumazedier –, Viviane suit d’autant mieux son mari à Besançon qu’elle entreprend une enquête sur l’industrie horlogère sous la direction du même Friedmann. À l’invitation de ce dernier, le couple commence à envoyer sous signature commune à L’Année sociologique renaissante divers comptes rendus d’essais américains de sociologie industrielle, notamment de William F. Whyte, Lloyd Warner et Everett C. Hughes. La pente sociologique du jeune professeur de philosophie prend ainsi forme. Un fils né (Emmanuel, 1948), grande joie ; un second un an plus tard, mais il ne vit pas, immense peine. François reproche à Viviane de trop travailler. Son beau-père le met sur la piste d’un poste d’assistant à la Sorbonne auprès de Gurvitch, offre qu’il saisit d’autant plus que son orientation sociologique personnelle s’affirme. Le professeur Georges Davy le recrute, reconnaissant en lui le brillant candidat à l’agrégation qu’il avait remarqué quelques années auparavant.

Entrée en recherche

  • 6 Alain Chenu, « Les enquêteurs du dimanche. Revisiter les statistiques françaises de pratique du ca (...)

7Retour donc du couple à Paris en 1950, au Quartier Latin, rue Monsieur-le-Prince. François fait des « topos » sur les classiques de la discipline – Comte, Spencer, Durkheim, Weber ; Viviane se lance avec sa collègue Madeleine Guilbert dans les premières enquêtes sur les relations de genre au travail. Le couple militant est présent aux manifestations du Mouvement de la Paix et aux initiatives de l’Union des chrétiens progressistes. Grandes grèves des mineurs et tensions de la guerre froide et d’Indochine agitent le pays. François fréquente les séminaires de sociologie religieuse de Gabriel Le Bras, l’un des « patrons » du CES que son beau-père lui a présenté. Il se lance à son tour dans une enquête de pratique religieuse au sein de la paroisse Saint-Hippolyte dans le XIIIe arrondissement, haut lieu du catholicisme missionnaire où il retrouve son ami Wiéner. Le « détachement » croissant entre Église et monde ouvrier interpelle les chrétiens de gauche. G. Le Bras dès les années 1930, puis après-guerre avec le relais des prêtres missionnaires, armée d’« enquêteurs du dimanche » conduits par le chanoine Boulard, développe toute une géographie des pleins et des creux de la fidélité au culte6. « Morphologie religieuse » (Halbwachs) qui appelle explication. Ce à quoi visent les deux volumes des Études de sociologie religieuse (Puf, 1955) que G. Le Bras fait rassembler par Henri Desroche avec l’assistance de François. De là, le trio s’emploie à un Trend Report bibliographique auprès de l’Unesco sur la Sociology of Religions dans le monde (1956). L’idée d’un Groupe de sociologie des religions au CES est alors née. G. Le Bras en est le « parrain », Desroche l’animateur principal. François entre tout naturellement dans l’équipe comme attaché de recherche au CNRS ; il y deviendra chargé puis maître de recherche jusqu’à ce qu’il réintègre l’université au moment de sa thèse dix ans plus tard en 1967.

François, Viviane, Emmanuel

François, Viviane, Emmanuel

Jardin du Luxembourg, Paris, 1948

Fonds Isambert, EHESS

  • 7 Gabriel Le Bras, Études de sociologie religieuse, Paris, Puf, 1955, p. 406.

8Dans l’intervalle, le chercheur débutant se lance dans la critique de ce que son maître Le Bras appelle le « grand chassé-croisé du prolétariat et de la bourgeoisie » : le monde ouvrier, hier peuple croyant, devenu fer de lance de l’anticléricalisme tandis que la bourgeoisie, hier instigatrice des Lumières, est devenue gardienne de l’ordre établi avec sa morale chrétienne7. Qu’il s’agisse d’aller à la messe, de faire enterrer religieusement ou civilement ses morts, de voter à gauche ou à droite, les statistiques d’appartenance de classe et de lieux parlent d’elles-mêmes. Certes, seule une minorité d’ouvriers fréquente les églises, mais l’intensité de participation est parfois localement l’inverse de la tendance générale au conformisme bourgeois. Certes, en près d’un siècle (1884-1956), les enterrements civils à Paris progressent au détriment des religieux, notamment dans les quartiers populaires, mais le mouvement n’a rien de linéaire : les immédiats après-guerres se sont fait plus religieux. En tout élément l’analyste traque la variété, l’hétérogénéité. Satisfaisant son penchant pour l’histoire, il démonte « l’illusion d’homogénéité » en mettant l’accent sur les mélanges d’hostilité et de sympathie entre le monde ouvrier et le christianisme, tout spécialement dans les moments d’effervescence du xixe siècle (Trois Glorieuses et Révolution de 1848). Revenant vingt ans plus tard sur ses premiers pas, Isambert résume ainsi, non sans quelque flèche décochée à l’endroit d’un de ses compagnons de route communistes :

  • 8 François-André Isambert, De la religion à l’éthique, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sciences humaines (...)

J’essayai de faire œuvre de sociologie historique au sens strict (et non pas de bavardage sociologisant autour de l’histoire) et je cherchai à transposer la méthode inductive de Simiand. Je tentai de montrer qu’un certain marxisme primaire, incarné par Gilbert Mury, alors influent dans le Parti communiste français, rendait compte à contresens du phénomène étudié et que, sur le fond d’un anticléricalisme ouvrier de longue date, tout se déterminait, dans un pays comme la France, dans cette cristallisation de la classe ouvrière qui, tout au long du xixe siècle, s’est faite sur un mode tantôt religieux, tantôt athée, mais toujours (même dans le cas de Buchez et de l’Atelier) en dehors de l’Église catholique, cependant que celle-ci, même dans ses manifestations les plus bienveillantes et les plus populistes, se faisait toujours médiatrice de l’Ordre en incarnant la Morale8.

  • 9 Publié chez Casterman en Belgique, dans la collection « Religion et société » qui édite les ouvrag (...)

9L’archive complète la statistique et le sociologue qui « fait ses gammes », comme il le confesse dans son premier essai – Christianisme et classe ouvrière (1961)9 –, découvre tout un pan du mouvement ouvrier rêvant d’un évangile révolutionnaire. Ce premier ouvrage, qui rassemble divers articles parus, s’achève en effet, sans conclusion, sur le dépouillement des pages de L’Atelier, journal du catholicisme social sous la Monarchie de Juillet et sur l’évocation pénétrante d’un de ses rédacteurs, Claude-Anthime Corbon (1808-1891), typographe et sculpteur, initiateur d’une édition populaire des évangiles, vice-président de l’Assemblée constituante de 1848. Contre l’obscurantisme clérical, ce polémiste fait l’éloge de la piété du libre penseur et du travail créateur, gage du retour de l’humanité aux Béatitudes. Ouverture sur le prophétisme ouvrier qui tombe à pic dans le programme du GSR sur les utopies sociales impulsé par Desroche et que le jeune chercheur va développer avec sa thèse de sociologie historique autour d’un autre visionnaire oublié, Philippe Buchez (1796-1865), dont la « physiologie sociale » s’inscrit dans le sillage du Nouveau Christianisme de Claude Henri de Saint-Simon.

  • 10 François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005.

10En ces années d’apprentissage actif, le chargé de recherche explore donc de multiples lieux de tension entre classe sociale et religion avec des méthodes fort variées témoignant d’une belle inventivité mais relevant aussi de ce qu’il nous dira avoir été de « l’errance ». Ce n’est pas seulement une voie intellectuelle qui se cherche, ni un certain équilibre à trouver entre vie professionnelle et engagement politique, mais aussi une certaine tendance à la dépression périodiquement combattue avec l’aide de spécialistes compétents. La vie psychique fait désormais partie du cahier des charges de toute biographie intellectuelle après avoir éclairé celle des grands créateurs – pensons au célèbre Idiot de la famille de Sartre sur Flaubert. « Plaies cachées », « failles fondatrices » et autres « névroses productives » occupent aujourd’hui les biographes de la vie savante10. L’état maniaco-dépressif peut en tout cas expliquer ici une partie du sentiment qu’a notre interlocuteur de n’avoir pas construit une œuvre aussi visible que certains de ses collègues de sa génération, tels Touraine ou Boudon. Sans doute les moments d’absence ou de distance à la carrière n’ont-ils pas favorisé la mise en valeur d’une pensée identifiable par quelque grand livre, école ou paradigme commentés à volonté. Ainsi s’explique que le grand ancêtre homonyme prenne toute la place sur internet. Mais la faible visibilité publique de l’œuvre n’atténue en rien sa notoriété auprès des initiés, ni surtout ses qualités éminemment critiques. C’est une hypothèse que je tenterai de préciser chemin faisant.

11Sur un plan plus collectif, la décennie 1955-1965 est marquée par la mise en orbite du GSR, avec pour notre pilier d’équipe les comptes rendus d’ouvrage et les articles pour la revue (Archives de sociologie des religions), la coordination de numéros, notamment sur les relations entre classes sociales et pratiques religieuses, les discussions avec Le Bras et Desroche sur le projet Buchez, les charges de cours de sociologie religieuse en suppléance de Le Bras à l’EPHE (VIe section), les discussions de méthode statistique avec Jacques Maître, et d’autres collègues hors du GSR comme Raymond Boudon engagés dans la mathématique des faits sociaux relancée par l’américain Paul Lazarsfeld. Sur le plan politique, c’est la participation aux manifestations contre l’impérialisme américain en Asie du Sud-Est et quelques années plus tard pour l’indépendance de l’Algérie. C’est aussi la création du syndicat spécifique des personnels de recherche par détachement du syndicat principal de l’enseignement supérieur (SNESUP) : avec les biologistes Raymond Dedonder et Norbert Grelet, Isambert est en effet un des fondateurs du syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS) qui va redéfinir les statuts et métiers de recherche au sein de la fonction publique, notamment pour y réduire son armée de vacataires et de précaires. Sur le plan plus personnel, deux filles viennent élargir le cercle familial (Françoise, 1952 ; Christiane, 1954) qui en 1957 trouve une maison à Montrouge. Mais, par la suite, d’autres enfants mort-nés ont plongé le couple dans de nouvelles épreuves avec dépression à la clé pour François. Les tensions avec les parents se sont cependant apaisées. André son père, passé par la psychanalyse, a quitté ses fonctions de directeur financier et préside aux destinées de l’École des parents. Il initie son petit-fils au jazz dans la belle « maison bleue » d’Orgeval, villégiature familiale de proximité, et poursuit la discussion politique avec son fils sociologue, métier nouveau dans le pays renaissant. Georges Jamati, autre « papa » avec lequel François aimait à converser des affaires de recherche et du monde, décède en 1954 des suites d’une attaque qui l’a rendu plusieurs mois aphasique. Profond chagrin.

Thèses émiettées

12C’est dans la bibliothèque du grand-père Gaston que François a pu rencontrer Buchez, son objet de thèse, mais il lui faut surtout fréquenter les archives de Paris pour tirer son héros de l’âge théologique de la sociologie hors de son halo saint-simonien.

  • 11 F.-A. Isambert, De la Charbonnerie au Saint-Simonisme. Étude sur la jeunesse de Buchez, Paris, Min (...)

Incipit : « Il y a cent ans, le 11 août 1865, un voyageur descendu dans un hôtel de Rodez mourait d’une crise d’urémie. La police impériale, deux jours après, surveillait le transport du corps vers la gare, à destination de Paris. Au “Père Lachaise”, l’inhumation n’eut rien de grandiose. Et pourtant les discours étaient prononcés par des amis, témoins d’une vie assez remarquable11. »

  • 12 Id., Buchez ou l’âge théologique de la sociologie, Paris, Éd. Cujas, coll. « Genèses », 1967, p. 3 (...)

Finale : « Mais l’œuvre de Buchez peut être conçue comme une sorte de protestation un peu délirante contre la rigidité de l’architecture comtienne. On y trouve en définitive la revendication d’une science unique adaptée à la spécificité de son objet, celle de l’être qui non seulement s’assemble, mais encore croit, espère, veut et agit en tant que société, et en tant qu’individu dans une société12. »

  • 13 Que ce soit aux éditions de Minuit ou chez Cujas, Henri Desroche en a été le directeur de collecti (...)

13D’un côté, donc, l’entrée en matière vaguement romanesque de l’étude sur la jeunesse de Buchez, premier essai aux éditions de Minuit qui prépare la thèse ; de l’autre, la dernière phrase, plus prosaïque et réflexive, du gros volume publié chez Cujas et présenté en Sorbonne pour la soutenance13. Un demi-siècle après, l’auteur regrette toujours cette division en deux livres de sa recherche sur Buchez qui pour avoir été marquante et approfondie n’a pas tenu pour lui ses promesses d’œuvre de référence. Il impute ce loupé éditorial à l’empressement de Gurvitch qui l’a poussé prématurément vers le premier essai chez Minuit et surtout à Raymond Aron, son rapporteur de thèse de substitution après le décès brutal de Gurvitch (1965). Aron s’interrogeait en effet en séance sur la pertinence même d’une recherche sur la pensée de Buchez plutôt que sur le phénomène social que l’utopiste représente avec d’autres en ce premier xixe siècle.

  • 14 Armand Cuvillier, P.-J.-B. Buchez et les origines du socialisme chrétien, Paris, Puf, coll. « Cent (...)

14On ne s’appesantira pas sur cette importante enquête au cœur des prodromes scientistes, socialistes et catholiques de la pensée sociologique française. Elle passe par la traversée des sociétés secrètes et des loges fraternitaires, tels les Carbonari préparant le renversement des monarchies autoritaires, et se faufile à travers les divers cercles du socialisme utopique qui depuis Saint-Simon cheminent vers une science positive des sociétés dont la pensée systémique d’Auguste Comte marque une première étape. Déjà sorti de l’ombre par Armand Cuvillier14, Buchez se distingue parmi ces cercles prophétiques par sa théorie de l’autocréation sociale dans le cadre d’une philosophie de l’histoire orientée par l’émancipation chrétienne en devenir. Une sorte de physiologie sociale analogue aux mécanismes biophysiques que Buchez a particulièrement étudiés en tant que médecin. La thèse d’Isambert reprend donc par le menu l’histoire mouvementée d’une architecture théorique quelque peu bricolée.

15Fils d’un petit fonctionnaire imprégné de l’esprit des Lumières et d’une mère dévote, Philippe Buchez se lance dans les sciences naturelles et la médecine en même temps qu’il s’engage dans l’opposition républicaine à la Restauration. Après avoir été un actif conspirateur Charbonnier, il retourne à ses études de physiologie et fréquente les cercles saint-simoniens dont il se détache pour fonder sous la Monarchie de Juillet des coopératives ouvrières de production inspirées de principes évangéliques. Après avoir momentanément présidé l’Assemblée nationale en 1848, il se replie progressivement sur ses travaux théoriques et ses derniers disciples jusqu’à disparaître dans l’oubli sous le Second Empire. Associant étroitement l’histoire des idées à la biographie croisée d’un individu, d’un milieu et d’une époque, l’analyse progresse vers cette théorie de l’association morale où la coordination des influx nerveux fait image. Elle marque les distances prises avec le positivisme comtien dans la mesure où l’autoproduction sociale s’inscrirait dans le flux de la providence divine. Elle scrute les limites d’une construction spéculaire, telle la loi d’alternance entre périodes organiques et moments critiques. La théologie sociale qui en résulte est révélatrice des difficultés natives des sciences sociales pour trouver leurs propres cadres mentaux et méthodes matérielles d’appréhension du monde.

16Déjà malmené par Aron lors de la soutenance, l’ouvrage n’a par ailleurs rencontré guère de commentaires. Il ne figure qu’au bas de la liste des citations repérées par le moteur bibliométrique Google Scholar en date du 4 décembre 2019.

Titres (L : livre ; A : article) Citations
L. Le sens du sacré. Fête et religion populaire (1982) 393
L. Rite et efficacité symbolique (1979) 142
A. La sécularisation interne du christianisme (1976) 99
L. Christianisme et classe ouvrière (1961) 65
L. Atlas de la pratique religieuse (1980) 62
A. Un programme fort en sociologie des sciences (1985) 60
A. L’élaboration de la notion de sacré chez Durkheim (1976) 57
A. Pour une sociologie de l’éthique (1978) 52
A. Henri Hubert et la sociologie du temps (1979) 51
L. De la religion à l’éthique (1992) 35
A. Alfred Schütz entre Weber et Husserl (1989) 33
L. De la Charbonnerie au Saint-Simonisme (1966) 27
A. Le désenchantement du monde (1986) 26
L. Buchez ou l’âge théologique de la sociologie (1967) 8
  • 15 G. Le Bras, « Isambert (François-André), Christianisme et classe ouvrière. Jalons pour une étude d (...)
  • 16 Jean Séguy, dans Revue française de sociologie, 1962, 3-2, p. 217.
  • 17 Pierre Sorlin, « Isambert (François-André), De la Charbonnerie au Saint-Simonisme. Étude sur la je (...)
  • 18 Émile Poulat, dans Archives de sociologie des religions, 1968, 25, p. 203-204.

17De ce point de vue, Christianisme et classe ouvrière a été mieux commenté et en tout cas plus cité. Le « patron » Le Bras loue ainsi la déconstruction du mythe du petit peuple chrétien sous l’Ancien Régime et l’avancée dans la connaissance de la pluralité religieuse des ouvriers, les plus mécréants pour les uns étant les plus fervents pour les autres15. Dans une remarque douce-amère, Jean Séguy, le collègue du GSR bientôt concurrent, « trouve un grand profit à suivre l’auteur dans les multiples circonvolutions d’une pensée exigeante et qui ne recule devant aucun iconoclasme sans passion16 ». Trait à retenir pour la suite. Bien que dûment recensés par des historiens dans les Annales (Pierre Sorlin en 1967 et Pierre Guiral en 1970)17, les deux livres sur Buchez resteront donc plus confidentiels. À peine Émile Poulat, alors directeur du GSR, salue-t-il dans les Archives cette étude appelée à faire date par sa rigueur, sa minutie et sa portée en termes d’archéologie du savoir18. On comprend l’amertume de son auteur un demi-siècle plus tard.

  • 19 Le jury, plus restreint que le précédent, se compose de Jean Stoetzel et de Gabriel Le Bras.

18La thèse complémentaire sur les fêtes de fin d’année, bien que non publiée, sera cependant à l’origine d’essais qui connaîtront une certaine postérité. Cette enquête vivante dans la ville sort le chercheur de ses bibliothèques. Il aborde ces fêtes comme des moments chroniques d’effervescence sociale où l’économie du don s’associe au rapprochement familial (pour Noël) ou à la sociabilité amicale (jour de l’An). Passant par entretiens et questionnaires, le sociologue montre également ses talents de statisticien à force d’équations différentielles entre les types de populations, de représentations et de pratiques dans une festivité prise comme fait social total. Son recyclage accéléré en mathématique pour l’agrégation de philosophie et sa fréquentation des séminaires de méthodes statistiques animés par Georges-Théodule Guilbaud et Marc Barbut aux Hautes études (EPHE, VIe section) portent leur fruit. Jean Stoetzel, éminent refondateur de la sociologie quantitative d’après-guerre, sera un rapporteur plus chaleureux que son collègue Aron19. Le traitement statistique des représentations de Noël conduit par exemple à déceler un merveilleux qui fait son chemin en s’appuyant sur les éléments profanes de la célébration :

  • 20 F.-A. Isambert, La fin de l’année. Étude sur les fêtes de Noël et du Nouvel An à Paris, Paris, Soc (...)

L’émerveillement qui débouche sur l’adoration peut être déclenché à la vue d’un enfant s’extasiant devant un sapin illuminé ou devant un lapin mécanique. Mais une sécularisation du merveilleux n’est-elle pas en train de se produire à mesure que se perfectionne la technique du make-believe ? Le jouet pour grande personne est peut-être en train de couper court au syncrétisme religieux du Noël traditionnel en substituant chez les adultes un merveilleux des choses au merveilleux des êtres20.

19Ces phrases interrogatives finales augurent d’un vaste programme de recherche autour de la fête comme opérateur de transfert entre le sacré et le profane dans un contexte général de sécularisation. Religion populaire, fête, efficacité symbolique, sécularisation vont en effet s’imposer comme les mots clés du parcours à venir. Ils consonnent autant avec la sociologie du religieux qu’avec une anthropologie plus large du travail symbolique dans le monde contemporain.

Repositionnements

  • 21 Sur l’histoire et les évolutions de cette société savante, voir Bruno Duriez, « La sociologie dans (...)

20Deux années avant la soutenance de ses thèses, le chargé de recherche envisage déjà de rejoindre la carrière universitaire tout en restant un des piliers du GSR alors en plein développement. Pour nombre de sociologues de l’époque, le passage par le CNRS n’est en effet considéré que comme un tremplin pour la carrière universitaire, seule à même d’associer la recherche à son enseignement et par extension à prolonger une œuvre, sinon une « école », à travers élèves et disciples. En 1965, Isambert se porte candidat à un poste d’enseignement à la faculté de Lille au moment où Pierre Bourdieu vient de quitter cette charge pour l’EPHE (VIe section). Gurvitch et Jean-René Tréanton (alors chercheur du CNRS enseignant à Lille) ont été ses supporters pour une nomination finalement sans concurrence. Dans le même temps, Stoetzel qui fonde en 1960 la Revue française de sociologie invite Isambert à se joindre à sa rédaction. Il y restera jusqu’à sa retraite et en a été rédacteur en chef (avec Jean-Daniel Reynaud) de 1965 à 1970. Après les soutenances, notre enseignant devient maître de conférence et prend en charge le département de sciences sociales aux côtés de Christian Baudelot et de Claude Dubar, ses assistants. Faisant la navette entre Montrouge et Lille, il fait porter ses cours sur la sociologie générale et la méthodologie d’enquête avec la vitalité religieuse au centre du questionnaire. Il préside par ailleurs, dans le cadre de ses activités au GSR, l’Association française de sociologie religieuse pour y faire valoir, avec Maître et d’autres, sa déconfessionnalisation définitive21.

  • 22 Alain Touraine, Un désir d’histoire, Paris, Stock, 1977.

21Surviennent les événements de 68. Le syndicaliste, passé de la recherche à l’université (SNESUP), joue pleinement son rôle dans la démocratisation de l’institution et la refondation du cursus de sociologie. Dans le même mouvement et pour se rapprocher de Paris tout en accédant au professorat, il accepte l’offre que son collègue Alain Touraine lui fait de le remplacer à Nanterre, faculté alors en pleine ébullition. Touraine retourne en effet à sa chaire des « hautes études » (VIe section) après une expérience aussi stimulante qu’éprouvante à la tête du département de sociologie de Nanterre, haut lieu de la contestation étudiante22. Bien que militant aguerri, François se trouve immédiatement débordé dans l’année 1969-1970 face aux provocations et suspensions de cours à répétition. Précisons au passage que notre enseignant au ton précis ne possède pas le talent oratoire de certains de ses collègues, tels Desroche, Lefebvre ou Touraine. Nouvelle période « difficile », pour ne pas en rajouter sur la dépression, après celle de « l’errance » au temps du CNRS.

  • 23 François-André Isambert, Jean-Paul Terrenoire, Atlas de la pratique religieuse des catholiques en (...)

22Professeur sans chaire, il se replie sur ses études au GSR, notamment la coordination de l’importante « recherche coopérative sur programme » (RCP no 163) confrontant de multiples données quantitatives autour des pratiques religieuses. Une équipe de recherche associant sociologues, politologues, géographes et statisticiens de divers horizons (CNRS, Sciences Politiques, Nanterre), qui produira plus d’une décennie plus tard, et sans doute un peu trop tardivement, un « Atlas » de référence (1980)23. C’est au cours de ces années troublantes d’après 68 que le Doyen Le Bras décède, ouvrant la voie ou la course à sa succession à la chaire de sociologie religieuse de l’EPHE (VIe section). Réunie en assemblées générales puis en conclave, l’équipe du GSR décide dans un premier temps de présenter deux candidatures en remplacement du patron disparu : celle d’Isambert, le disciple de longue date déjà désigné par le maître, pour la sociologie du catholicisme ; celle de Séguy, le fidèle des derniers temps, très actif dans le groupe et sa revue, pour la sociologie du protestantisme et des dissidences chrétiennes. Un projet d’« Institut de sciences sociales des religions » rassemblant toutes les approches du fait religieux à l’EPHE porte ces candidatures. Dans un second temps, les tractations entre Desroche (responsable du GSR) et Braudel (Président de la VIe section) conduisent réduire les ambitions. Séguy, dont le dossier académique est moins fourni que celui de son collègue, cède la place. Isambert est élu en décembre 1970 sur un vaste programme (mécanismes rituels, sécularisation, religion populaire).

Sur la trace des dinosaures

Sur la trace des dinosaures

Cévennes, 1972

Fonds Isambert, EHESS

  • 24 Sur le parcours de Viviane, voir notamment Raymond Bourdoncle, « Rencontre avec Viviane Isambert-J (...)
  • 25 Gérald Houdeville, Le métier de sociologue en France depuis 1945. Renaissance d’une discipline, Re (...)
  • 26 Par exemple, dans le panorama universitaire, Aspects de la sociologie française, présidé par G. Le (...)

23La carrière universitaire de François ne variera pas de ce poste jusqu’à la retraite. Il en est de même pour Viviane qui au même moment ouvre de nouvelles voies à la sociologie de l’éducation sous l'angle du genre et est élue à l’Université Paris V-Sorbonne24. Certes François va créer, non sans conflit local, son propre laboratoire d’éthique au tournant des années 1980, mais l’essentiel statutaire est acquis et la suite va se jouer précisément dans les déplacements de perspective et d’objets, avec ses excursions audacieuses et ses boucles récursives. Isambert fait désormais partie de la génération refondatrice qui prend les commandes d’une discipline à part entière. Depuis l’instauration de la licence en 1958, puis les réformes qui ont suivi, la sociologie s’est en effet affranchie de sa tutelle philosophique. Prise d’autonomie à laquelle ont œuvré les grands pionniers que furent Gurvitch, Friedmann, Stoetzel, Aron et Le Bras25. À ce stade de la décennie 1970 commençante, notre nouveau directeur d’études est plutôt identifiable comme spécialiste des religions avec plusieurs cordes à son arc : la pleine possession des fondements philosophiques de la connaissance, l’investissement dans l’histoire sociale et la maîtrise de l’outil statistique. Il est alors sollicité pour rédiger la rubrique « religieuse » dans les manuels de sociologie26. Dans les remous du retrait des grands récits propre au moment « postmoderne » de la fin de la décennie, il s’éloigne insensiblement de ses engagements militants et de ses croyances premières. L’image joyeuse du temps des embardées de Montrouge à Paris au début des années 1960, avec les enfants en voiture pour la messe dominicale à l’église Saint-Hippolyte dans le XIIIe arrondissement, n’est plus que souvenir. L’ancien jeune résistant voit à son tour d’un mauvais œil que son fils, brillant normalien côté scientifique, envisage un temps de « s’établir » en usine dans le souffle de 1968. Comme pour nombre d’intellectuels chrétiens de gauche de son entourage, la vie religieuse entre pleinement et sans reste dans la catégorie des objets sociaux dont on interroge froidement les arcanes et l’existence. Fait social total qui s’offre alors à des sciences sociales triomphantes sur fond de désillusion idéologique.

Déplacements : de la religion à l’éthique

24De la religion à l’éthique est le titre simple du dernier livre de notre auteur paru en 1992 aux éditions du Cerf. Encore un recueil de textes plutôt qu’un livre architecturé. Le volume a été commandé par Danièle Hervieu-Léger, alors directrice de la collection de sciences humaines chez l’éditeur dominicain mais aussi collègue de François au GSR, appelée d’ailleurs à prendre le relais de sa première chaire de sociologie du religieux à l’EHESS. Comme le titre l’indique, Isambert a en effet transformé sa chaire de sociologie religieuse en sociologie de l’éthique, créant en 1979 un laboratoire ad hoc avec l’équipe « éthique et pratiques symboliques » qu’il animait au sein du GSR aux côtés de Paul Ladrière et Jean-Paul Terrenoire. Prise d’autonomie qui fut vécue par une partie de ses collègues du GSR, notamment Émile Poulat alors son directeur, comme une sécession ou une trahison de l’esprit d’équipe initial. Plus d’une décennie plus tard, et à l’approche de la retraite, il est ainsi temps pour le sociologue de tirer le bilan de cette aventure. Les textes qu’il réunit partent de ses enquêtes premières sur l’état du catholicisme en France dans les années 1950 pour remonter jusqu’à sa réflexion sur le fait moral, centrale pour penser l’éthique de fin de siècle. Le choix des textes est guidé par une anamnèse qui, écrit-il dans sa postface, « n’est pas un simple rappel du passé : le fait même d’extraire celui-ci amène à le restructurer » :

  • 27 F.-A. Isambert, De la religion à l’éthique, op. cit., p. 395.

Autrement dit, le fait d’avoir exhumé, puis remis ensemble cette série de travaux consacrés à la religion et à l’éthique oblige à rompre le fil conducteur d’une attention qui s’est déplacée pour situer, sur le plan d’une pensée présente, les éléments les uns par rapport aux autres, en allant chercher soit dans l’héritage intellectuel, soit dans l’acquis de l’expérience présente les joints qui permettent les rapprochements adéquats27.

25Nous sommes loin du schéma évolutif aussi convenu que trompeur qui ferait passer de la sphère religieuse à la sphère éthique au nom de la sécularisation du monde. L’auteur insiste dès son introduction sur un simple « déplacement d’attention » ou de perspective d’un univers à l’autre sans qu’il s’agisse de gloser sur la fin ou le retour du religieux en régime de modernité – autant de mots valises ici mis à distance. Le regard sociologique n’est là que pour montrer la multiplicité concrète des agencements entre sphères, comme par exemple les références métaphysiques résiduelles du débat public, médical ou juridique sur le statut à accorder à l’embryon humain. Mais refaisons avec l’auteur du recueil une partie de son chemin.

  • 28 Id., « Du Syllabus à Vatican II, ou les avatars de l’intransigeantisme. À propos de deux ouvrages (...)

26Point n’est besoin cependant de revenir sur les premières et minutieuses analyses à propos des différences d’attitudes religieuses suivant les classes ou milieux sociaux sinon pour indiquer que l’auteur les réfère à la question principielle de son maître Le Bras selon laquelle la « vitalité religieuse » ne se réduit pas à la fréquentation des cultes. Il s'agit dès lors moins de quantifier l'éloignement des églises vis-à-vis des lieux de la relégation sociale que d'appréhender les transformations des croyances et des institutions censées les représenter. Les débats d’orientation qui vont jalonner l’épisode de Vatican II fournissent ainsi matière au sociologue pour découvrir une institution en proie à la pluralité des points de vue et des situations, contrairement aux théories de l’intransigeance structurelle du catholicisme résultant notamment des travaux de son collègue Poulat sur la révocation des prêtres-ouvriers ou le conflit « moderniste » au sein du clergé28. Après le temps des nuances statistiques à apporter aux corrélations trop linéaires entre banlieue rouge et mécréance, vient celui de l’examen clinique des essais et erreurs de forme dans un temps de réformes liturgiques qui poussent au schisme. On voit ainsi notre sociologue décrypter les troubles provoqués par l’épuration et la socialisation des sacrements, comme par exemple le dramatique rite d’extrême-onction d’origine médiévale transformé en 1972 en simple prière pour les malades avec onction à la clé. Assumant délibérément un rôle d’expert au sein de cercles cléricaux alors en plein débat, tels les réseaux dominicains autour de la revue Maison-Dieu ou du Centre Thomas More, il ne craint pas de référer les pratiques sacramentelles à leur propre magie :

  • 29 Id., « La sécularisation interne du christianisme », Revue française de sociologie, 17-4, 1976, p.  (...)

Le théologien sourit devant ce qui est pour lui simplisme dans l’interprétation du sens des sacrements. Mais une sociologie des sacrements se doit de se demander comment les sacrements son reçus. Or, sur ce point, il me paraît évident que les conduites religieuses, telles qu’elles sont vécues par un grand nombre de fidèles, sont en continuité avec les conduites magiques, ce qui légitime l’application des catégories de la sociologie de la magie à l’analyse des pratiques sacramentelles29.

27De même que lors de la phase sociographique, l’expert des missionnaires de l’intérieur n’avait de cesse de se replier sur l’Aventin théorique pour frayer un passage entre les « échelles d’attitude » des psychosociologues et le « monde vécu » des phénoménologues, de même, avec la crise de l’institution ecclésiale, on voit l’analyste des processus critiques construire son chemin entre l’anthropologie des rites et la sociologie de la morale. À cet égard, l’article célèbre sur la « sécularisation interne du christianisme » (1976), replacé ici au centre du recueil, joue un rôle de charnière dans l’étude des « situations à propositions profuses » qu’engendre une institution morale en proie au changement social. L’étude croise ainsi systématiquement les débats autour de la régulation des naissances, de la démocratisation liturgique et de l’exégèse historique de la Bible pour en déduire un schème de double sécularisation interne : sectorielle, avec par exemple le recours partiel aux laïcs pour certaines missions non sacramentelles comme la catéchèse ; intérieure, avec les nouvelles théologies corrosives de la mort de Dieu. La laïcisation de la responsabilité morale qui résulte des débats et du mouvement social en faveur de la contraception suffit à l’analyste pour faire le lien entre les conflits de l’avortement et ceux qui relèvent de l’expérimentation humaine ou de l’euthanasie. Un nouveau champ d’étude s’ouvre avec les multiples affaires que soulève la moindre initiative technique ou médicale qui vient remettre en cause le rapport supposé naturel à la vie.

28Dans les années 1980, le créateur du premier laboratoire de sociologie de l’éthique ne se contente plus de coordonner seulement les analyses de presse de son équipe antérieure du GSR autour de la législation sur l’interruption volontaire de grossesse (loi Veil, 1975). Il va lui-même s’enquérir au Hastings Center of Bioethics de New York des conditions d’émergence des comités et instances de bioéthique dans le Nouveau Monde. L’approche comparée de ces lieux de compromis moral à base médicale conduit à distinguer le modèle nord-américain de régulation, fondé sur le droit intangible de l’individu, au modèle français qui ajoute à celui-ci le droit évolutif des catégories (le genre, l’embryon, la mort cérébrale, etc.). Tant au plan des principes invoqués que de celui des procédures pratiques, les normes laïques dépassent celles des traditions religieuses tout en prenant en compte ces dernières au sein des comités d’éthique.

  • 30 Pour les instances consultatives de bioéthique, voir Anne Langlois, « Comités d’éthique », dans Mo (...)

29Mot dérivé du code d’éthique médicale de 1847 assurant les droits et devoirs réciproques du médecin et du patient aux États-Unis, la « bioéthique » est née dans les années 1960 de la montée en affaires d’une série de conflits engendrés par l’inoculation de virus pathogènes à des populations cobayes médicalement condamnées tels les vieillards et les cancéreux. Cet ordre de discours résulte également des progrès du diagnostic prénatal posant la question de l’acceptation ou pas d’une vie de handicap assuré. Il touche enfin aux réactions suscitées par les refus médicaux ou religieux d’en finir avec certains états de vie comatique. Le sociologue et son équipe font alors flèche de tout bois avec colloques, ouvrages collectifs et numéros spéciaux de revue (notamment en 1982, un dossier sur l’éthique dans L’Année Sociologique et un autre sur l’avortement dans la Revue Française de Sociologie). La construction de la bioéthique en objet sociologique passe par l’élaboration de programmes de recherche avec les ministères (plusieurs contrats avec la Mission recherche expérimentation des Affaires sociales) et par l’observation participante dans les comités locaux issus du décret de 1983 instaurant un comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)30. À nouveau le sociologue ne va pas sans l’expert. Sa présence au cœur des débats, après sa nomination en 1984 au comité du CHU du Kremlin-Bicêtre, lui donne matière à réflexion sur le rôle social de sa discipline. Celle-ci participe ainsi à la construction générale du jugement moral en rendant les acteurs attentifs à la relativité des normes. Si par exemple le sociologue s’impose comme un agent majeur de la recherche du consentement éclairé des patients face aux expériences biomédicales, il peut également faire valoir la nécessité du secret dans le cas de l’insémination d’une épouse qui ne veut pas perdre son mari stérile. Autant de situations qui appellent à réfléchir à nouveaux frais après Durkheim et Weber aux « avatars du fait moral » contemporain.

  • 31 F.-A. Isambert, De la religion à l’éthique, op. cit., p. 371.
  • 32 Ibid., p. 388.
  • 33 Ibid., p. 426.

30Tel est le titre du dernier texte sur l’éthique qui clôt le recueil, reproduction d’un autre article princeps qui vient en ouverture du dossier précité de L’Année sociologique de 1980. Tournée bienvenue dans les théories qui permettent de mieux comprendre les jugements et les justifications en lice. Avec Durkheim, d’abord, qui étalonne la règle morale à l’aune des sanctions qu’encourt tout acte ou jugement. Sanctions qui ne sont pas nécessairement négatives, mais peuvent être également désirables. Règle qui n’a rien d’abstrait dès lors que la conscience collective qui l’anime passe par les multiples formes de l’attachement au groupe, de l’esprit de discipline ou de l’autonomie de la volonté. Autonomie associée aux progrès de la raison individuelle des agents qu’explore de son côté Weber : où le fait moral prend alors les couleurs d’une croyance rationnelle en valeur qui se dédouble à son tour en conviction (valeur absolue) et en responsabilité (valeur relative). Éthiques axiologique et téléologique qui se combinent et se complètent l’une l’autre, « toute action convaincue s’interrogeant sur les conséquences d’un entêtement héroïque » et « l’action responsable trouvant généralement une limite de conviction quant aux moyens à employer »31. Bien que distinguables sur un plan individuel, ces types d’éthique n’en sont pas moins des produits de l’histoire collective. Ainsi le passage occidental moderne de la quête de salut dans l’au-delà vers celle du bien-être ici-bas n’est pas sans conséquence sur l’essor de l’éthique de responsabilité au détriment de celle de la conviction. De même l’effacement du jugement dernier ou du sauveur suprême réduit-il l’ordre moral à ses expériences les plus ordinaires en lui conférant une logique propre, « sans chercher à expliquer le tout de son contenu par des causes sociales, pas plus que la sociologie de la science ne tente d’expliquer le tout de la production scientifique par les conditions sociales dans lesquelles elle se développe32 ». Incise sur la logique autonome de la science que l’on retrouvera plus bas à propos d’une excursion critique dans le « Programme fort » de sa sociologie. Il reste que la résistance de la personne comme être sacré au-delà de toute abstraction individuelle laisse entendre que le sentiment religieux est loin d’avoir déserté le monde sécularisé. En sens inverse, « à chaque éthique d’inspiration religieuse correspond un double a-religieux : il y a une version purement humaine du salut, de la personne et du transpersonnel, et la solidarité des communautés peut se passer d’un principe divin33 ». Et l’auteur de conclure dans sa postface :

  • 34 Ibid., p. 427.

Alors que dire, sinon qu’une possible subsistance, voire une renaissance du religieux, peut s’appuyer sur son affinité avec l’éthique, qu’un sens transcendant peut toujours prolonger une éthique et, comme le disait Durkheim, lui donner une force. Mais aucune apologétique ne peut être tirée de cette considération. En ce qui concerne cette puissance d’avenir qu’est la vitalité, le sociologue ne peut que tracer les limites du vraisemblable. Or celui-ci est multiple, mais limité : il est impossible que le religieux ne pose pas de question à notre société34.

31Vision prémonitoire serait-on tenté de dire, au vu de la double décennie de montée en régime des questions religieuses qui nous sépare de cette conclusion. Mais vision réaliste aussi sur la pluralité des mondes qui s’écarte de toute perspective globale sur la laïcisation, telle celle qui imprègne le Désenchantement du monde (1985), essai alors remarqué de Marcel Gauchet que notre auteur ne craint pas d’épingler.

  • 35 Michel Lagrée, « Isambert (François-André), De la religion à l’éthique » [compte rendu], Annales. (...)

32Plutôt moins connu que les articles qui le composent, le recueil de textes De la religion à l'éthique n’en a pas moins reçu les honneurs des grandes revues académiques. L’historien Michel Lagrée retrace ainsi dans les Annales le parcours de l’auteur. Voici donc sous sa plume un homme de foi devenu un des sociologues les plus rigoureux et discrets de sa génération dont les apports à l’histoire sociale du catholicisme sont indéniables, pourfendant autant le populisme conservateur que les traductions trop rapides des concepts de Weber, instaurant le premier l’éthique en objet sociologique, et ne passant pas son temps « à régler d’amers comptes avec des illusions de jeunesse, comme ce fut l’usage auparavant ». L’éloge relève enfin « la cohérence profonde de ce livre-bilan, où les textes les plus anciens ne le cèdent en rien, pour la fraîcheur, aux plus récents35 ». Mais comme l’indique notre palmarès, le recueil-bilan se plie autour de deux livres majeurs au tournant des années 1980 et à la charnière du passage de la religion à l’éthique : le premier de la liste (Le sens du sacré) revient sur la théorie sociologique du sacré et se confronte au débat ecclésiologique sur la « religion populaire » ; le second (Rite et efficacité symbolique), antérieur chronologiquement, traite des actes sacramentels en proie aux réformes liturgiques tout en prenant position dans le débat anthropologique sur « l’efficacité symbolique ».

33Quelques repères seulement sur ces deux essais les plus cités. Le premier titre est publié dans la collection « Sens commun » dirigée par Pierre Bourdieu aux éditions de Minuit, canal alors le plus prestigieux de la production disciplinaire. Le second est publié dans la collection « Rites et symboles » aux éditions du Cerf. Animée par des prêtres du Centre national de pastorale liturgique, cette collection se donne alors l’ambition d’associer la réflexion ecclésiale sur les réformes liturgiques aux développements des sciences humaines. Tout se passe comme si l’écho donné par l’essai sur l’efficacité symbolique aux travaux de Bourdieu sur les performances du langage autorisé expliquait l’accueil par ce dernier de l’essai sur le sacré qui élève le premier en généralité. Le sens du sacré semble clore en même temps le cycle de sociologie religieuse proprement dite avant l’ouverture du programme de recherche sur l’éthique que l’on vient d’évoquer par anticipation. Un cycle marqué sur la fin par les analyses sémiotiques et pragmatiques de rites problématiques, par les retours à la théorie sociologique du sacré et par l’arbitrage actif des débats entre chercheurs et clercs autour de la question de la « religion populaire ». Qu’est donc celle-ci ? « La marque en creux d’une certaine distinction spirituelle des pratiquants de classe moyenne, associée à la nostalgie d’une religion primitive des temps modernes » ? Que recouvre la notion de sacré ? « L’entrée d’un domaine dont elle ne dessine ni les limites ni le contenu » ou bien « la manifestation symbolique d’une domination hiératique » ? Au sociologue de « faire valoir les formes multiples sous lesquelles les hommes et les groupes se donnent à penser, à célébrer et à affronter ce que ne leur donne pas l’expérience banalisée ».

  • 36 F.-A. Isambert, Rite et efficacité symbolique. Essais d’anthropologie sociologique, Paris, Éd. du (...)
  • 37 Claude Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique », Revue d’histoire des religions, 135-1, 1949, p.  (...)
  • 38 F.-A. Isambert, Rite et efficacité symbolique…, op. cit., p. 99.

34Pour se départir de ces catégories envahissantes, l’auteur revient sur l’histoire des concepts, notamment dans l’école durkheimienne. Il souligne ainsi les nuances de perspectives entre le maître et ses disciples : si Henri Hubert et Marcel Mauss en arrivent finalement à l’idée que c’est la société qui est sacrée, ils ne font pas comme Durkheim de l’expérience du sacré celle de la dualité entre la société et l’individu. Investi par la modernité, l’individu devient précisément le siège du sacré résiduel sur lequel notre généalogiste reviendra au terme du cycle suivant sur la bioéthique. Mais le flux de ces charges symboliques ne s’appréhende pas mieux pour l’heure que dans l’analyse sémiotique des réformes sacramentelles au centre de Rite et efficacité symbolique. « S’il est classique de la part des théologiens de dire que le sacrement produit ce qu’il signifie, celui qui étudie le sacrement du point de vue sémiologique est amené à s’attacher au fait que le sacrement signifie l’effet qu’il est censé produire », annonce d’entrée l’auteur36. Après un nouvel examen génétique des théories qui distinguent la magie de la religion (immanence, manipulation, statut privé d’un côté ; transcendance, propitiation, statut public de l’autre), l’auteur revient sur les transferts symboliques dégagés dès 1949 par Claude Lévi-Strauss à partir de la cure chamanique37. L’anthropologue ne se contente pas de décrire dans sa langue occidentale une incantation amérindienne qui rétablit l’ordre des choses, il explique aussi ses effets psychosomatiques. Mais, « au reste », préposition de prédilection d’Isambert, il ne peut rendre complètement raison des mécanismes physiologiques à l’œuvre dans cette aventure. L’espace sémantique déployé par la performance chamanique, à l’instar de la cure psychanalytique, n’en constitue pas moins un plan d’analyse à investir pour comprendre tout acte rituel. Ainsi, « un rite est performatif lorsqu’il réalise, sur un mode convenu, une certaine relation à l’autre (personne, objet, divinité) par la symbolisation elle-même de la relation à établir38 ».

  • 39 Ibid., p. 212.

35Les passions alors soulevées dans l’Église par l’abandon du rite latin et par bien d’autres « réformes » introduites par le concile Vatican II, offrent au sociologue un terrain de choix pour l’étude des performances symboliques qui se jouent dans ces changements rituels. Présidant alors des formations savantes à la charnière de l’Église et de l’Université (années 1975-1980), notre auteur se trouve au centre de débats méthodologiques. Son analyse de la nouvelle prière pour les malades mobilise autant le carré sémiotique de son collègue Algirdas Greimas que la philosophie pragmatique du langage de John Searle et de John Austin. L’étude se démarque des « instrumentalisations théologiennes » de cette philosophie qui réfèrent les paroles rituelles à un horizon existentiel nimbé de mystère qui a plus à voir avec la phénoménologie des profondeurs qu’avec l’étude positive du fonctionnement du langage lui-même. À rebours en même temps des théories sémiotiques sur l’arbitraire du signe, le sociologue insiste sur les affinités socialement construites entre signe, chose et sens. Si toute action collective est marquée par l’arbitraire social qui l’anime, les voies symboliques qu’elle emprunte pour être efficace ne manquent pas d’être nécessaires et même sophistiquées. « Va-t-on de ce pas vers des célébrations liturgiques dont les seuls référents seront les participants eux-mêmes et les liens fraternels qui les unissent39 ? » Nombre de marches silencieuses répondent depuis lors à l’appel.

  • 40 Henri Hatzfeld, « Isambert (François-André), Sens du sacré » [compte rendu], Revue française de so (...)
  • 41 Paul Ladrière, « Isambert (François-André), Sens du sacré » [compte rendu], Archives de sciences s (...)
  • 42 Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la magie et le sacré, Paris, La Déc (...)

36Ces deux essais qui se chevauchent sont sans doute les livres les plus construits de l’auteur faisant le lien entre querelles théologiques, pratiques rituelles, débat théorique sur le symbole et le sacré dans les sciences humaines et construction de l’objet sociologique. Bien qu'étant les plus cités, leur commentaire reste en demi-teinte. La virtuosité analytique dont l’auteur fait preuve rend parfois perplexe40. Son collègue Paul Ladrière salue cependant une entreprise généalogique à rebours des récupérations théologiennes de la phénoménologie du sacré41. Isambert semble avoir regretté que son essai sur l’efficacité du rite n’ait pas reçu la même attention que celui sur le sacré. Dans nos entretiens, il se rappelle que son propos a été aussitôt enterré par le succès d’estime rencontré dans le petit monde des intellectuels chrétiens férus de Lacan et de Lévi-Strauss par un ouvrage du théologien Louis-Marie Chauvet traitant du même thème (Du symbolique au symbole. Essai sur les sacrements, 1979) et paru la même année dans la même collection du même éditeur catholique. La longue durée pourrait cependant atténuer son amertume. S’interrogeant après bien d’autres sur ce qui fait la célébrité du tableau « La fuite en Egypte » de Nicolas Poussin, daté de 1657, perdu et retrouvé entre plusieurs versions, le sociologue Bernard Lahire se réfère largement à Rite et efficacité symbolique, plus de trente années donc après sa parution42. Il partage notamment avec Isambert l’idée subtile que magie et religion sont associées malgré leur différence comme canaux de circulation du sacré, à l’instar d’ailleurs de l’art ou de la politique, ajoute-t-il. L’essai ne fait cependant pas mention des réflexions développées dans Le sens du sacré qui lui auraient pourtant été utiles également pour approcher de la nature fluide et ambivalente du sacré.

Excursions critiques

Comment s’en sortir ? Une analyse écrite permet de fixer les points et évite à la pensée de revenir constamment sur les mêmes interrogations en tournant en rond. Retrouver la sérénité en acceptant de limiter le volontarisme tout en retrouvant la volonté pour la fixation d’objectifs limités à atteindre, par exemple une à deux heures de travail rédactionnel par jour. Renoncer à ce qui dépasse mes forces. Fixation des moments de repos dans la journée. Le plus difficile : savoir ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas. Et décortiquer les obstacles globaux et effrayants en les décomposant en petites difficultés à vaincre. Utilisation plénière du rôle calmant des médicaments actuellement pris et diminution des doses au moment opportun. Savoir couper le temps en autant de temps nécessaires, pour ne pas préjuger des réactions que j’aurai dans quelque temps. M’accoutumer progressivement aux attentes et trajets. Ne pas hésiter à utiliser les parkings, par exemple, à la Bibliothèque Nationale en cas de fatigue ou pour aller vers la rue Jean Calvin.

  • 43 Dans ses travaux sur le « souci de soi » dans l’Antiquité grecque, Michel Foucault identifiait une (...)
  • 44 Regroupant à l’origine une dizaine de membres dont la moitié sont issus du GSR, le Centre de socio (...)

37Nous voilà au début de 1989, après une année particulièrement éprouvante qui s’est achevée dans une nouvelle crise d’écart au monde. Ces lignes qui traduisent les efforts pour reprendre pied avec la réalité sont consignées dans un cahier de grand format à spirale et petits carreaux. Une dizaine de cahiers de cette nature ont été retrouvés dans le cabinet de travail en déshérence. Certains se nomment « Arrimages », manière de signifier l’aide qu’ils apportent à l’amarrage de soi au monde. Mêlant les notes de lecture, les plans de cours, les exposés mais aussi la liste de courses à faire ou les comptes à discuter avec le banquier, ces cahiers sont un peu les « hypomnemata » de notre héros43. Ils couvrent en gros la décennie 1985-1995. Nouvelle période de repositionnement et de crises avec au début la difficile direction des « Ésepsiens » (« Équipe de sociologie de l’éthique et des pratiques symboliques ») transformée en centre de recherche44, et à la fin la multiplication des investissements d’étude après la décision prise, non sans atermoiements, de partir à la retraite (découverte de Keynes, réflexion sur le nouveau paupérisme, traduction de Weber, etc.). Sur ce dernier :

Il y a la question de sa valeur d’homme, dont on se demande parfois si elle correspondait bien à la quantité d’encens qu’on a brûlé pour lui. On a parlé de sa crise psychique des années 1897-1903, le début coïncidant chronologiquement avec la rupture entre ses parents et une grande « explication » avec son père. C’est toute sa vie qu’il vit se succéder les accès de faiblesse, sous l’œil vigilant de son épouse. Après la grande crise, il ne put assurer un enseignement régulier. À diverses reprises au cours de sa vie, il renonça à ses responsabilités à cause de sa nervosité et on le voit, après des coups d’éclat, faire preuve de prudences soudaines. Mais sa personnalité avait bien des aspects contradictoires et bien des prises de position font preuve d’un courage intellectuel peu banal. Ses éclaircissements sont souvent des démystifications, ses crises de nerfs, de saintes colères. En cela, on est bien obligé de rapprocher son cas de celui de Nietzsche. Weber, comme Nietzsche, était un grand malade. Mais plus dépressif que délirant, on ne le voit pas mélanger des hallucinations à sa vision du monde, sauf un certain pessimisme, très motivé par l’érosion culturelle allemande.

38Ce portrait intimiste de Max Weber se trouve au cœur d’un essai inédit mais inachevé sur sa vie et son œuvre. Fichier retrouvé sur une autre disquette prête à glisser dans la poubelle. Soit une centaine de pages où se mêlent la biographie du savant, l’histoire de sa traduction française en ses essais et erreurs et une réflexion en filigrane sur le rôle de la sociologie face au retour en force de la question religieuse au début du xxie siècle. Ce fichier nommé « Le mythe d’Heidelberg », plaisanterie des élèves de Weber attendant sa venue comme l’arlésienne à la porte du séminaire, est sans doute le plus abouti, bien qu’inachevé, des inédits de cette période de l’après retraite, particulièrement riche en projets. Parmi diverses variantes, on peut le dater des années 2005-2008. On ne peut qu’être saisi par l’écho existentiel que ce morceau choisi donne à celui du cahier personnel : les traits intimes d’un Weber cyclothymique transfigurent ceux de l’auteur de cette tentative biographique. Toutes proportions gardées, Isambert s’inscrit ainsi dans cette lignée de démystificateurs qui de Nietzsche à Weber souffrent périodiquement d’absence au monde. Une relation fraternelle semble l’avoir ainsi lié au « mythe d’Heidelberg » alors que, ainsi qu’il me l’a confié, Durkheim, son autre grand modèle, fonctionnerait plutôt comme une figure paternelle par la puissance de son œuvre architectonique.

Cabinet de travail

Cabinet de travail

Montrouge, 2014

Fonds Isambert, EHESS

  • 45 F.-A. Isambert, « Un programme fort en sociologie des sciences ? », Revue française de sociologie, (...)

39Entre le cahier de secours (1989) et l’essai inachevé (2008), une vingtaine d’années se sont écoulées. Nouvelle période productive marquée par l’abandon « de guerre lasse » de toute responsabilité doctorale et scientifique et par la réalisation partielle de multiples projets ayant bourgeonné lors du retour, via la bioéthique, à la sociologie de la vie morale. C’est d’ailleurs à la faveur d’une de ses excursions critiques dans le domaine de la « nouvelle sociologie des sciences » que j’avais remarqué il y a une trentaine d’années la plume acérée de l’auteur, bien avant donc que je m’attache ici à en retracer le parcours. Il instruisait ainsi une sorte de procès du fameux « programme fort » de sociologie des sciences lancé par David Bloor et ses collègues de l’université d’Édimbourg auxquels les enquêtes de Bruno Latour et Michel Callon faisaient écho45. Programme selon lequel non seulement la société conditionne la connaissance scientifique mais aussi sa validité même. Où donc tout sociologue se voit sommé de traiter de façon symétrique ce qui est tenu pour vrai et pour faux dans le cours des sciences et de s’appliquer à soi-même ce principe d’équité en valeur. Isambert s’employait en 1985 à démonter minutieusement les injonctions du programme. Tout explicatif que soit le cadre social de la science, celui-ci ne peut prendre le pas sur la réalité des phénomènes et des énigmes à rebondissements que leur déchiffrement ne cesse d’engendrer : l’explanandum résiste toujours à l’explanans. Ce procès du programme fort qui n’était pour l’auteur qu’un à-côté épistémologique de ses explorations d’alors sur l’expérimentation physiologique avait donc eu un tel écho en sociologie des sciences qu’il ne m’avait pas échappé. Ce n’est pourtant qu’une trentaine d’années après et à la faveur de ma découverte tardive de la sociologie des religions que je me trouve à même de resituer cette note critique dans le parcours de son auteur. Mise en perspective résultant en partie de ma rencontre avec l’auteur qui, malgré la fatigue et les absences du grand âge, m’a ouvert quelques portes sur sa vie passée et ce avec l’appui indispensable de son épouse Viviane.

  • 46 Patrick Pharo, « Éthique et sociologie. Présentation », L’Année sociologique, 54-2, 2004, p. 321-3 (...)

C’est seulement à la fin des années 1970 qu’on a pu assister en France à un renouveau de la sociologie morale, initié d’abord par des auteurs qui venaient de la sociologie des religions et qui se proposaient dans le cadre d’un projet de « sociologie de l’éthique » de réagir à l’évitement de la morale par les sociologues en reprenant l’héritage durkheimien d’étude du fait moral, ainsi que le programme wébérien d’analyse des valeurs de la rationalité morale [références en note : Isambert, Ladrière]. D’un autre côté, une meilleure connaissance de la sociologie américaine, quoique souvent limitée à l’ethnométhodologie et à l’interactionnisme goffmanien, la mise en discussion de la sociologie critique de Pierre Bourdieu et l’écho chez les chercheurs français de la théorie communicationnelle de Jürgen Habermas ont favorisé l’apparition d’une nouvelle « sociologie politique et morale » centrée sur l’analyse des modes de justification publique [Boltanski, Thévenot]. Enfin la théorie cognitive de l’action de Raymond Boudon a permis de jeter de nouveaux ponts entre la rationalité cognitive et la rationalité axiologique, trouvant notamment dans celle-ci un moyen de résoudre un certain nombre de paradoxes de la théorie du choix rationnel. Ce renouveau de la sociologie morale a également été favorisé par les nouveaux liens qui ont été tissés, à partir des années 1980, entre sociologie et philosophie, sur la base notamment des apports de la philosophie analytique de l’action et de la morale46.

  • 47 F.-A. Isambert, dossier « Sociologie de l’éthique », L’Année sociologique, 30, 1982.
  • 48 Entretiens avec Simone Bateman dans l’année 2015.
  • 49 Projet annoncé à Renée Fox dans une lettre de 1983, aimablement communiquée par Simone Bateman, av (...)

40Pour une fois, ce n’est plus Isambert qui tient ici la plume, mais l’un de ses rares élèves. En effet, le maître n’a pas vraiment fait école. Il serait d’ailleurs difficile d’identifier Isambert à quelque paradigme distinctif à l’instar de ce que l’on a pu appeler le « structuralisme génétique » pour Bourdieu, « l’actionnalisme » pour Touraine ou « l’individualisme méthodologique » pour Boudon, tous trois collègues amicalement proches d’Isambert. Ce paysage conceptuel de la sociologie morale brossé en 2004 par Patrick Pharo ouvre un numéro thématique de L’Année sociologique qui non seulement fait suite à celui que le maître a inauguré sur le même thème47, mais aussi peut être pris, pour Simone Bateman, autre rare élève d’Isambert, comme une heureuse réparation de la fin de non-recevoir essuyée par ce dernier pour faire valoir en 1988 auprès de ses pairs un numéro thématique de la Revue française de sociologie centré sur les travaux de son laboratoire, notamment les questions que les manipulations génétiques posent à la définition sociologique de la personne humaine48. Malgré plusieurs tractations avec les rédacteurs en chef François Chazel et Jean-Daniel Reynaud, le dossier avait en effet été finalement refusé au motif d’un trop grand écart entre des études sur des techniques biomédicales dont l’intérêt sociologique n’était pas évident et des réflexions philosophiques relevant plutôt de l’histoire des idées ou faisant la part trop belle à la personne comme entité en soi, déconnectée de ses modalités sociales et relationnelles. Selon mon interlocutrice, cette remise en cause, significative des frilosités disciplinaires, a sans doute été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : épuisé par des combats administratifs sans issue pour faire exister matériellement le laboratoire, assailli par ses responsabilités doctorales à l’EHESS, ne pouvant éviter la dérive des continents entre philosophes et sociologues au sein même de son équipe, notre chef de file jette l’éponge. La rédaction de son projet d’essai pionnier sur la naissance de la bioéthique aux États-Unis en fera cruellement les frais49.

  • 50 M. Canto-Sperber (ed.), Dictionnaire d’éthique…, op. cit. Fait significatif : Isambert rédige une (...)
  • 51 Luc Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Ga (...)
  • 52 Pierre-André Taguieff, La bioéthique ou le juste milieu. Une quête de sens à l’âge du nihilisme te (...)

41Cette aventure intellectuelle et professionnelle intense, où par exemple notre sociologue pouvait côtoyer le professeur Jean-Louis Funck-Brentano, père du rein artificiel, ou le célèbre écrivain Jorge Luis Borges (Le Débat, 1983), laisse en lui un goût amer d’inachèvement fatal. Le sillon que le chercheur a tracé est pourtant loin d’avoir été stérile ou de s’être refermé. Outre les travaux de bioéthique continués par Bateman et la sociologie morale développée par Ladrière et Pharo, le temps semble avoir jusqu’alors travaillé plus à la reconnaissance d’un héritage qu’à son oubli. Évoquons seulement sa présence en filigrane dans certaines entrées du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale50 et certaines références appuyées, par exemple dans La condition fœtale51 ou dans La bioéthique ou le juste milieu52 où Isambert est présenté comme précurseur de la construction d’un objet nouveau.

  • 53 F.-A. Isambert, « Naissance de l’individu », dans Philippe Besnard, Massimo Borlandi, Paul Vogt (e (...)

42Nous avons déjà évoqué à propos des « avatars du fait moral » l’éternel retour du pionnier à l’exégèse durkheimienne, ou à propos des états d’âme de Weber l’investissement du « Coblençois » dans la critique des traductions françaises du sociologue allemand. Riche en contributions originales sur ces deux fronts, la première décennie de retraite administrative induirait de longs développements. Sur le premier front, signalons seulement sa participation active aux côtés des « durkheimologues » de Paris, d’Oxford ou de Genève (Philippe Besnard, Bill Pickering, Willie Watts Miller, Massimo Borlandi ou Giovanni Busino) à la célébration du centenaire de la Division du travail social. Son texte érudit sur la « naissance de l’individu » revient par exemple sur les déplacements de pensée opérés par Durkheim allant de la considération d’une morale dure dans les sociétés segmentaires vers celle d’une morale douce dans les sociétés organiques53. Sa lecture serrée décèle ainsi la suppression significative dans la seconde édition (1902) d’une importante note figurant à la page 72 de la première (1893), qui n’envisageait la morale que dans le cadre de règles à sanction répressive. L’idée de désirabilité de la règle à sanction positive qui a fait par la suite son chemin dans l’esprit de Durkheim ne pouvait admettre plus longtemps l’insistance de la première note sur la dimension coercitive d’une règle collective opposable à l’individu.

  • 54 Table ronde du 26 mai 1983, dans Michaël Pollak, Max Weber en France. L’itinéraire d’une œuvre, Pa (...)
  • 55 Isabelle Kalinowski, « Introduction », dans Max Weber, Sociologie de la religion. Économie et soci (...)
  • 56 Jean-Pierre Grossein, « Max Weber à la française ? De la nécessité d’une critique des traductions  (...)
  • 57 « Cher ami, je te remercie de m’avoir passé ton texte sur les traductions de Weber. Je crois que t (...)
  • 58 F.-A. Isambert, « L’expérimentation sur l’homme comme pratique et représentation », Actes de la re (...)

43Sur le second front, signalons également les analyses sémantiques que le retraité multiplie pour remettre en question la traduction française de Weber patronnée par Aron dans les années 1960. Lointaine revanche contre une pénible soutenance de 1967 ? Dès 1983, lors d’une table ronde sur l’introduction de Weber en France, Isambert avait montré combien les notions clés du type « éthique de conviction » tendaient à réduire la polysémie de l’expression agglutinante initiale (Gesinnungsethik renvoie autant à l’opinion, à la foi, qu’à l’intention)54. Il est sans doute l’un des premiers à contester l’élévation du terme Entzauberung à la généralité de « désenchantement du monde » : plus que de sécularisation, il s’agit le plus souvent de l’affaiblissement de cette force qui possède parfois les assemblées, les rêves et les corps. Est également à la manœuvre cet « homme primitif » que Weber découvre en lui-même au détour d’une dépression et qui le mettra sur le chemin de la sociologie des religions55. Il en va de même pour Herrschaft dont la traduction par « domination » fait trop pencher la balance du côté de l’imposition au détriment du consentement. Les nouveaux spécialistes de la traduction wébérienne, tel Jean-Pierre Grossein parrainé par Jean-Claude Passeron, reconnaîtront l’apport pionnier d’Isambert56, mais celui-ci ne s’explique pas encore pourquoi Bourdieu n’a finalement pas tenu sa promesse de le publier dans ses Actes de la recherche en sciences sociales57. L’ami Isambert, avec qui Bourdieu aimait prendre le café, avait pourtant livré à cette revue quelques années auparavant un article remarqué sur la genèse de la bioéthique aux États-Unis dans lequel il ouvrait une fenêtre sur l’expérimentation médicale dans la zone d’impensé de la célèbre Naissance de la clinique (1963) de Michel Foucault58. Mais qu’à cela ne tienne, le fidèle Raymond Boudon récupère vite le « Max Weber désenchanté » de son collègue Isambert pour L’année sociologique de 1993 qu’il dirige alors.

  • 59 M. Pollak, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la recher (...)

44C’est en effet dans l’aire d’influence éditoriale des « boudoniens » que le retraité bien actif trouve à publier ses divers travaux sur Durkheim, sur Weber, sur la sociologie des sciences (bilan du programme fort dix ans après la note critique évoquée), sur Keynes ou sur Lazarsfeld. Sur ce dernier, « fondateur d’une multinationale scientifique59 », Isambert participe ainsi à une rétrospective de l’œuvre en revenant sur la célèbre enquête des Chômeurs de Marienthal (1932). Enquête au cœur de la « crise de 29 » dans un petit bourg industriel proche de Vienne en Autriche où les jeunes auteurs, alors « psychologues économiques » et militants socialistes, se demandent pourquoi la fermeture de l’usine textile et la mise au chômage durable de ses ouvriers n’a pas entraîné quelque mouvement de révolte. Comme si la lecture de Keynes avait déteint sur celle de Lazarsfeld, Isambert reconstitue au terme de sa relecture de Marienthal les mécanismes de la spirale de la résignation en un tableau synthétique de variables enchaînées faisant valoir la diminution des ressources, la disparition des repères chronologiques, le temps vide pour les hommes et la surcharge domestique pour les femmes, le repli sur l’espace privé et la démobilisation publique. Après d’autres commentateurs, il relève les diverses innovations ethnographiques de l’enquête, telle l’observation postée des allers et venues des chômeurs dans la rue qui révèle que les hommes désœuvrés marchent plus lentement que les femmes pressées par les courses. L’occasion lui est alors fournie de régler gentiment un petit compte avec Bourdieu. Reprenant divers points de la préface que ce dernier a donné pour la traduction française de Marienthal, Isambert révoque ainsi en doute l’idée selon laquelle Lazarsfeld aurait regretté après coup les limites statistiques de cette enquête de jeunesse. Ses conversations avec le maître américain au temps où il le pilotait lui-même dans Paris au début des années 1960 et certains écrits attestent du contraire. Autre idée de Bourdieu mise à mal par Isambert : la cécité supposée des enquêteurs de Marienthal à l’égard des effets d’imposition qu’induirait leur déguisement en travailleurs sociaux face aux chômeurs qu’ils sont censés assister. Rappelant que toute enquête suscite ses propres jeux de rôles, Isambert montre comment les enquêteurs de Marienthal ont au contraire intégré ces jeux dans leur démarche.

45En ces dernières années prolixes et de relecture des grands auteurs, Isambert a ainsi rejoint pour partie les cercles alors en plein essor de la sociologie de la « disqualification sociale » (Serge Paugam) ou de la « désaffiliation » (Robert Castel) en ces temps « d’épreuve du chômage » (Dominique Schnapper), de sans domicile fixe et de revenu minimum d’insertion. Son séminaire honoraire sur « l’éthique du paupérisme », qui l’a conduit jusqu’en 1995 vers Keynes pour y déceler en bon wébérien les valeurs morales qui forgent les catégories de l’entendement économique, a failli être le tremplin d’un nouveau programme de recherche. Entre des pages de notes serrées sur la Théorie générale de l’emploi de Keynes ou sur la Philosophie de l’argent de Simmel, les cahiers indiquent en effet diverses démarches de l’assujetti à l’impôt sur la fortune pour mettre sur pied à ses frais un Institut sur l’exclusion sociale. Souci de l’autre propre à cette frange d’intellectuels chrétiens de gauche d’hier qui à l’âge des désillusions spirituelles et politiques se lancent dans des entreprises de solidarité ? Les projets en tout cas se multiplient au fil des pages puis des disquettes, notamment d’essais déjà évoqués. « L’être et la société » dont on a lu quelques lignes (Masevaux) et qui d’un plan à l’autre se transforme en « L’être de la société », puis « Phénoménologie et sociologie ». Dans le même ordre d’ajustements, « Le mythe de Heidelberg » devient « Weber multifrons », puis « Un autre Weber ». Boudon est prêt à accepter l’un ou l’autre des projets dans sa collection des Presses universitaires de France. Malgré un chapelet d’articles, ces livres resteront à l’état d’ébauche.

Linéaments

  • 60 Jean-Philippe Bouilloud, Devenir sociologue..., op. cit.

46Comme indiqué dans l'introduction de notre recueil biographique, c’est sur la « parthénogenèse » entre le combat contre soi et pour soi que se conclut l’essai clinique de Jean-Philippe Bouilloud sur les manières de dire son parcours que l’auteur a rassemblées à partir d’un panel d’une trentaine de sociologues français parmi les plus connus d’après-guerre60. Isambert aurait pu y figurer aux côtés de ses amis Boudon, Bourdieu, Morin ou Touraine. Mais il ne s’est jamais fendu d’un long discours sur son parcours intellectuel et sa discrétion ne lui a pas valu d’être sollicité pour cela. Héritier d’une lignée d’hommes de loi aux marges de l’intelligentsia républicaine, Isambert a frayé sa voie en participant à l’aventure d’une discipline universitaire tardive se voulant à la fois critique et positive. Son combat contre soi semble avoir été moins celui du déshérité qui se libère de ses entraves sociales par la conquête du savoir – type fort répandu dans la sociologie d’après-guerre – que celui de ses hésitations initiales entre la philosophie, l’histoire et la sociologie puis de celui de ses engagements et retraits dans le mode professionnel.

47Des frictions politiques dans la cour de Janson-de-Sailly aux chambrées du bataillon de choc, ce que l’on appelait alors la « lutte des classes » n’est pas étranger à son tropisme sociologique. Bien qu’ayant dès l’origine diversifié sa palette de compétences en soutenant une thèse principale d’histoire sociale et une thèse complémentaire où la statistique faisait bon ménage avec l’ethnologie, le fils de bonne famille passé par la Résistance n’est pas allé ensuite au terrain comme on va à la source de la conversion au métier. Point d’expérience longue et marquante de traversée des frontières de l’identité comme ce fut le cas des sociologues de l’École de Chicago ou de ceux marchant dans les pas des grandes figures ethnologiques telles que Malinowski, Leiris ou Lévi-Strauss. L’exercice d’éclaircissement des notions sur la manière de se tenir, de vouloir et de croire a primé sur l’expérience existentielle de l’enquête de terrain. Retour ad fontes (Durkheim, Weber) qui permet aussi de réduire les évidences trompeuses de l’actualité. Jeu d’engagement et de retrait au principe même du métier embrassé, mais qui, paradoxalement, n’a pas facilité le combat pour soi.

  • 61 Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, coll. « Études sociologiques », 2009.
  • 62 Sur les 5 000 citations de ces six membres sur Google Scholar (janvier 2016), Isambert en recueill (...)
  • 63 Restons-en là aux ordres de grandeurs plutôt qu’au décompte plus précis de la visibilité académiqu (...)

48Bouilloud égrène quelques règles de ce que Cyril Lemieux appellerait une « grammaire de la reconnaissance61 » : faire partager sa vision du monde par ceux auprès desquels on voudrait être reconnu, faire école, laisser sa marque… D’évidence, les éléments de statut conquis par Isambert durant les années 1970 et 1980 attestent d’un certain capital académique dont les palmes, reçues en 1980, ont d’ailleurs été retrouvées en piteux état dans son bureau abandonné : élection à la chaire des Hautes études, présence aux comités de rédaction, présidence de sociétés savantes, contributions aux manuels et traités de discipline. Des membres premiers du Groupe de sociologie des religions, c’est celui dont l’œuvre semble encore la plus lue62. Mais au-delà de la trivialité des moteurs bibliométriques dont on se demande toujours ce qu’ils recensent vraiment, les milliers d’occurrences dont il est ici question n’atteignent pas le niveau de ses proches collègues comme Boudon ou Touraine naviguant en dizaines de milliers sans parler des exceptionnelles centaines de milliers pour Bourdieu63.

  • 64 Didier Demazière, « Les règles de la production sociologique », SociologieS, 2012, http://journals (...)

49Sur un plan plus qualitatif, les références faites à Isambert font le plus souvent écho aux notions qu’il a éclaircies ou stabilisées telles que celles de la circulation du sacré, de la double sécularisation (interne et externe) ou de la justification éthique. On lui doit ainsi les nuances apportées à la déchristianisation supposée de la classe ouvrière, les réglages sémantiques à nouveaux frais entre efficacité symbolique et capacité d’agir, le décryptage des « situations à propositions profuses » comme celles qu’engendrent les manipulations biologiques, la mise en relief des faiblesses du programme fort en sociologie des sciences ou la remise en question des traductions de Weber. Avec le recul du temps, ses contributions critiques sont souvent présentées comme celles d’un précurseur. De la sorte, et pour user d’une assonance parlante, les « jointures » conceptuelles contrebalancent les « brisures » d’une œuvre prolixe. Mais on peinerait comme on l’a dit à trouver quelque paradigme distinctif qui ferait école ou théorie auxquelles l’associer. Excepté quelques élèves qui ont été formés à son exigence philosophique et qui peuvent se réclamer de lui, point de laboratoire durable auquel rattacher son nom. Le combat pour mettre son nom sur une théorie ou sur une entreprise collective fut hors de sa portée et de sa volonté. L’alternance psychique entre moments d’exaltation et d’effondrement n’y est certes pas étrangère. Nul doute que ses formes dépressives de distance au rôle aient peu attiré de disciples ou de collègues autour de lui. Mais ses allures de touche à tout et son œuvre en fragments pourraient presque nous rapprocher de l’actualité d’une discipline désormais établie mais aujourd’hui en panne de révolution scientifique. En cela, le précurseur perpétuel à la pensée toujours en reste serait aussi celui d’un régime de vérité reliant les figures fondatrices initiales pour dénouer modestement les nœuds de signification du présent64.

50Plus que pour parler de lui, Isambert a bien voulu me rencontrer pour me parler de son ancêtre homonyme. Autant dire que mon interlocuteur n’est pas prêt de lui ravir la place sur la toile virtuelle. Ayant appris par la revue (Archives) mon enquête sur le milieu des biblistes, il m’a en effet demandé de l’aider à faire connaître un manuscrit inédit de son ancêtre avocat et député sous la Monarchie de Juillet. Liasse de 500 feuillets et œuvre secrète de la vie du grand homme qui tentait de reconstituer l’histoire de Jésus à partir d’une critique serrée des sources néotestamentaires et apocryphes. Imposant travail philologique et d’exégèse à la manière des célèbres Jesusleben (D. F. Strauss, 1835) ou Vie de Jésus (E. Renan, 1863), que mon interlocuteur a finalement présenté dans son contexte savant et biographique dans la revue en 2014 non sans quelque humour crépusculaire, puisque notre auteur de quatre-vingt-dix ans s’est permis de signer comme « Junior ». Ultime hommage et article de sa plume qui clôt le cycle de publications sur celle d’un grand ancêtre érudit qui n’est pas peu de lui-même puisqu’il occupe son propre nom dans le cyberespace.

François-André Isambert « Senior »

François-André Isambert « Senior »

1792-1857

Fonds Isambert, EHESS

51Les années qui suivent, secouées de transplantations brutales entre domicile et clinique, ont cependant permis au « junior » de me livrer quelques bribes de souvenirs sur sa propre œuvre qui, bien que « faite de pièces et de morceaux » comme le dit son auteur un brin amer, peut être revisitée aujourd’hui dans sa multiplicité tuilée. L’histoire héroïque et troublée du Groupe de sociologie des religions en est ici une première entrée. On voit bien qu’elle nous conduit à terme bien au-delà du groupe initial pour rencontrer ce « sujet » que notre sociologue n’a pas cessé d’arpenter en tant qu’« individu social » dans les pas de Durkheim comme pour conjurer les angoisses toutes wébériennes de son difficile « arrimage » au monde. Du petit Moïse sauvé du Rhin au prisonnier de la maison médicalisée en passant par le témoin ébahi du spectacle de son camarade de bataillon d’un coup réduit à une « bouillie de chair et d’étoffe ». Ce sont là quelques premiers linéaments d’une enquête à poursuivre sur ce qui relie une œuvre à l’existence de son auteur. Dans les pas du chaman de Lévi-Strauss revisité par Isambert, il en va ainsi de « l’efficacité symbolique » de son œuvre même, par-delà le sentiment qu’a son auteur, dans ses moments les plus noirs, d’une « existence déchiquetée ».

52Notre sociologue s’est éteint un soir de février 2017 dans la maison médicalisée de Bagneux où il passait ses dernières années aux côtés de son épouse. Il a tenu à rejoindre la tombe de ses parents au cimetière d’Orgeval, à proximité de la Maison bleue, vendue depuis quelques années. Les premiers commentaires qui ont accompagné l’annonce sur les réseaux professionnels témoignent de l’impact de ses articles divers sur la bioéthique, l’individu social selon Durkheim ou la sociologie des sciences. Les dernières générations de sociologues sont à l’initiative de ce rappel. Un « grand sociologue », exigeant, discret et trop peu connu, lit-on. Le devoir d’inventaire s’impose.

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Notes

1 En cette première réunion des pièces du puzzle, ma pensée va à la mémoire de Viviane Isambert-Jamati (1924-2019) récemment disparue. Je remercie en outre pour leurs témoignages : Simone Bateman, Maïten Court, Christiane Isambert et Patrick Pharo.

2 Johan Heilbron, « Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au Centre d’études sociologiques (1946-1960) », Revue française de sociologie, 32-3, 1991, p. 365-379.

3 André Isambert, L’éducation des parents, Puf, coll. « Sup. Paideïa », 1959 (2e éd. 1968).

4 Fernande Isambert, Le catéchisme en mots très simples, préface de Mgr Chevrot, Paris, Éd. Spes, 1936.

5 Voir sur cette histoire Viviane Isambert-Jamati, Solidarité fraternelle et réussite sociale. La correspondance des Dubois-Goblot (1841-1882), Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1995 ; Michel Lallement, Logique de classe : Edmond Goblot, la bourgeoisie et la distinction sociale, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Histoire de profil », 2015.

6 Alain Chenu, « Les enquêteurs du dimanche. Revisiter les statistiques françaises de pratique du catholicisme (1930-1980) », Histoire & Mesure, 26-2, 2011, p. 177-221.

7 Gabriel Le Bras, Études de sociologie religieuse, Paris, Puf, 1955, p. 406.

8 François-André Isambert, De la religion à l’éthique, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sciences humaines et religions », 1992, p. 46-47.

9 Publié chez Casterman en Belgique, dans la collection « Religion et société » qui édite les ouvrages dans l’orbite du Centre catholique de sociologie religieuse dont Le Bras est un des dirigeants et le GSR, de fait, un partenaire « scientifique ».

10 François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005.

11 F.-A. Isambert, De la Charbonnerie au Saint-Simonisme. Étude sur la jeunesse de Buchez, Paris, Minuit, coll. « Bibliothèque internationale de sociologie de la coopération », 1966, p. 7.

12 Id., Buchez ou l’âge théologique de la sociologie, Paris, Éd. Cujas, coll. « Genèses », 1967, p. 300.

13 Que ce soit aux éditions de Minuit ou chez Cujas, Henri Desroche en a été le directeur de collection. La soutenance eut lieu en Sorbonne le 27 mai 1967 avec Raymond Aron (rapporteur), Jean-Baptiste Duroselle et Henri Gouhier (président).

14 Armand Cuvillier, P.-J.-B. Buchez et les origines du socialisme chrétien, Paris, Puf, coll. « Centenaire de la Révolution de 1848 », 1948.

15 G. Le Bras, « Isambert (François-André), Christianisme et classe ouvrière. Jalons pour une étude de sociologie historique » [compte rendu], Archives de sociologie des religions, 1962, 14-1, 164, p. 180-181. Le compte rendu de Denise Tintant, historienne du syndicalisme ouvrier, vient utilement compléter le précédent (Revue de l’histoire des religions, 1964, 165-1, p. 102-103).

16 Jean Séguy, dans Revue française de sociologie, 1962, 3-2, p. 217.

17 Pierre Sorlin, « Isambert (François-André), De la Charbonnerie au Saint-Simonisme. Étude sur la jeunesse de Buchez » [compte rendu], Annales. Économies, sociétés, civilisations, 22-6, 1967, p. 1349-1350 ; Pierre Guiral, « Isambert (François-André), Buchez ou l’âge théologique de la sociologie » [compte rendu], Annales. Économies, sociétés, civilisations, 25-5, 1970, p. 1405-1408.

18 Émile Poulat, dans Archives de sociologie des religions, 1968, 25, p. 203-204.

19 Le jury, plus restreint que le précédent, se compose de Jean Stoetzel et de Gabriel Le Bras.

20 F.-A. Isambert, La fin de l’année. Étude sur les fêtes de Noël et du Nouvel An à Paris, Paris, Société des amis du Centre d’études sociologiques, coll. « Travaux et documents », 1976 (réédition de la thèse de 1967), p. 219.

21 Sur l’histoire et les évolutions de cette société savante, voir Bruno Duriez, « La sociologie dans ou sur la religion ? Du centre catholique de sociologie religieuse à l’AFSR », dans Céline Béraud, Bruno Duriez, Béatrice de Gasquet (eds), Sociologues en quête de religion, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Sciences des religions », 2016, p. 27-40.

22 Alain Touraine, Un désir d’histoire, Paris, Stock, 1977.

23 François-André Isambert, Jean-Paul Terrenoire, Atlas de la pratique religieuse des catholiques en France, Paris, Presses de la FNSP-CNRS Éd., 1980. Parmi la trentaine de chercheurs associés, on peut citer, outre le chanoine Boulard, les sociologues Raymond Boudon et Henri Mendras, le politologue Alain Lancelot ou l’historien René Rémond.

24 Sur le parcours de Viviane, voir notamment Raymond Bourdoncle, « Rencontre avec Viviane Isambert-Jamati », Carrefours de l’éducation, 16, 2003, p. 207-212.

25 Gérald Houdeville, Le métier de sociologue en France depuis 1945. Renaissance d’une discipline, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le lien social », 2007.

26 Par exemple, dans le panorama universitaire, Aspects de la sociologie française, présidé par G. Le Bras (Paris, Éd. ouvrières, coll. « L’évolution de la vie sociale », 1966). Au cours de la décennie suivante, on verra plutôt Émile Poulat se livrer à cet exercice de synthèse thématique. Puis ce sera le tour de Danièle Hervieu-Léger pour la décennie 1990.

27 F.-A. Isambert, De la religion à l’éthique, op. cit., p. 395.

28 Id., « Du Syllabus à Vatican II, ou les avatars de l’intransigeantisme. À propos de deux ouvrages d’Émile Poulat », Revue française de sociologie, 19-4, 1978, p. 603-612.

29 Id., « La sécularisation interne du christianisme », Revue française de sociologie, 17-4, 1976, p. 582, note 19.

30 Pour les instances consultatives de bioéthique, voir Anne Langlois, « Comités d’éthique », dans Monique Canto-Sperber (ed.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, vol. I, Paris, Puf, coll. « Quadrige. Dicos Poche », 2004, p. 323-327.

31 F.-A. Isambert, De la religion à l’éthique, op. cit., p. 371.

32 Ibid., p. 388.

33 Ibid., p. 426.

34 Ibid., p. 427.

35 Michel Lagrée, « Isambert (François-André), De la religion à l’éthique » [compte rendu], Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52-1, 1997, p. 219-220.

36 F.-A. Isambert, Rite et efficacité symbolique. Essais d’anthropologie sociologique, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Rites et symboles », 1979, p. 24.

37 Claude Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique », Revue d’histoire des religions, 135-1, 1949, p. 5-27.

38 F.-A. Isambert, Rite et efficacité symbolique…, op. cit., p. 99.

39 Ibid., p. 212.

40 Henri Hatzfeld, « Isambert (François-André), Sens du sacré » [compte rendu], Revue française de sociologie, 1983, 24-4, p. 735-740.

41 Paul Ladrière, « Isambert (François-André), Sens du sacré » [compte rendu], Archives de sciences sociales des religions, 1984, 57-1, p. 115-139.

42 Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la magie et le sacré, Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2015.

43 Dans ses travaux sur le « souci de soi » dans l’Antiquité grecque, Michel Foucault identifiait une technique scripturaire particulière : « Les hupomnêmata, au sens technique, pouvaient être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d’aide-mémoire. Leur usage comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu chose courante dans tout un public cultivé. On y consignait des citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu’on avait entendus et qui étaient venus à l’esprit » (M. Foucault, « L’écriture de soi », Corps écrit, 5, p. 3-23, désormais dans Dits et écrits, II, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 1234-1249, ici p. 1237).

44 Regroupant à l’origine une dizaine de membres dont la moitié sont issus du GSR, le Centre de sociologie de l’éthique de l’EHESS a triplé ses effectifs au tournant des années 2000 par transfert à l’Université Paris-Descartes avec notamment l’apport de philosophes, de juristes, d’économistes et de politologues. Le laboratoire disparaît brutalement en 2013 pour raison de conflit de personnes. Cette histoire reste à écrire.

45 F.-A. Isambert, « Un programme fort en sociologie des sciences ? », Revue française de sociologie, 36-3, 1985, p. 485-508.

46 Patrick Pharo, « Éthique et sociologie. Présentation », L’Année sociologique, 54-2, 2004, p. 321-325, ici p. 322.

47 F.-A. Isambert, dossier « Sociologie de l’éthique », L’Année sociologique, 30, 1982.

48 Entretiens avec Simone Bateman dans l’année 2015.

49 Projet annoncé à Renée Fox dans une lettre de 1983, aimablement communiquée par Simone Bateman, avec l’accord de l’auteur.

50 M. Canto-Sperber (ed.), Dictionnaire d’éthique…, op. cit. Fait significatif : Isambert rédige une notice sur Durkheim dans ce dictionnaire (p. 584-590), laissant à ses collègues de laboratoire le soin des entrées ayant trait plus directement à l’éthique et à la bioéthique.

51 Luc Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 2004.

52 Pierre-André Taguieff, La bioéthique ou le juste milieu. Une quête de sens à l’âge du nihilisme technicien, Paris, Fayard, 2007.

53 F.-A. Isambert, « Naissance de l’individu », dans Philippe Besnard, Massimo Borlandi, Paul Vogt (eds), Division du travail et lien social, Paris, Puf, coll. « Sociologies », 1993, p. 113-133.

54 Table ronde du 26 mai 1983, dans Michaël Pollak, Max Weber en France. L’itinéraire d’une œuvre, Paris, Les Cahiers de l’IHTP, 3, 1986.

55 Isabelle Kalinowski, « Introduction », dans Max Weber, Sociologie de la religion. Économie et société, trad., introd. et notes par I. Kalinowski, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2006.

56 Jean-Pierre Grossein, « Max Weber à la française ? De la nécessité d’une critique des traductions », Revue française de sociologie, 46-4, 2005, p. 883-904. Max Weber, Sociologie des religions, textes réunis, traduits et présentés par Jean-Pierre Grossein, intr. par Jean-Claude Passeron, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1996.

57 « Cher ami, je te remercie de m’avoir passé ton texte sur les traductions de Weber. Je crois que tu fais œuvre utile : j’ai toujours beaucoup souffert (en silence), depuis la parution de la traduction de Plon et il faut que ton travail soit connu largement. Je ne suis pas sûr que les Actes de la recherche soit le meilleur véhicule : nous essayons de nous concentrer sur la publication de recherches sur les sociétés actuelles et nous n’avons jamais fait de place, jusque-là, à des études plus méthodologiques, comme c’est le cas de ton travail. Je serais heureux, en tout cas, de parler avec toi de ce beau papier, qui va faire avancer la compréhension de Weber, et la connaissance sociologique. Bien amicalement à toi, Pierre Bourdieu » (Carton, 1993).

58 F.-A. Isambert, « L’expérimentation sur l’homme comme pratique et représentation », Actes de la recherche en sciences sociales, 68, 1987, p. 15-30.

59 M. Pollak, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 25, 1979, p. 45-59.

60 Jean-Philippe Bouilloud, Devenir sociologue..., op. cit.

61 Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, coll. « Études sociologiques », 2009.

62 Sur les 5 000 citations de ces six membres sur Google Scholar (janvier 2016), Isambert en recueille 40 %, Desroche 25 %, Poulat 14 %, G. Le Bras 11 %, Séguy 6 %, Maître 4 %.

63 Restons-en là aux ordres de grandeurs plutôt qu’au décompte plus précis de la visibilité académique de ces auteurs qui nécessiterait bien d’autres appareils bibliométriques dont la critique des erreurs et déviations n’est plus à faire. Entre autres, voir Yves Gingras, Les dérives de l’évaluation scientifique : du bon usage de la bibliométrie, Paris, Raison d’agir, 2014.

64 Didier Demazière, « Les règles de la production sociologique », SociologieS, 2012, http://journals.openedition.org/sociologies/3804.

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Table des illustrations

Titre Lycée Janson-de-Sailly. Classe de seconde du professeur Genaille
Légende Paris, 1938 (François au premier rang à droite)
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Titre François, Viviane, Emmanuel
Légende Jardin du Luxembourg, Paris, 1948
Crédits Fonds Isambert, EHESS
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Titre Sur la trace des dinosaures
Légende Cévennes, 1972
Crédits Fonds Isambert, EHESS
URL http://journals.openedition.org/assr/docannexe/image/49862/img-3.jpg
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Titre Cabinet de travail
Légende Montrouge, 2014
Crédits Fonds Isambert, EHESS
URL http://journals.openedition.org/assr/docannexe/image/49862/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 81k
Titre François-André Isambert « Senior »
Légende 1792-1857
Crédits Fonds Isambert, EHESS
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Lassave, « François-André Isambert, jointures et brisures », Archives de sciences sociales des religions, Hors-série | 2020, 83-117.

Référence électronique

Pierre Lassave, « François-André Isambert, jointures et brisures », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], Hors-série | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/assr/49862 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.49862

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Auteur

Pierre Lassave

CéSor (EHESS-CNRS) – pierre.lassave@ehess.fr

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