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2022

Sophie Audidière, Passions de l’intérêt. Matérialisme et anthropologie chez Helvétius et Diderot

Paris, Honoré Champion, 2022, 477 p., 78 €
Guillaume Coissard
Référence(s) :

Sophie Audidière, Passions de l’intérêt. Matérialisme et anthropologie chez Helvétius et Diderot, Paris, Honoré Champion, 2022, 477 p., 78 €

Texte intégral

1Dans Passions de l’intérêt. Matérialisme et anthropologie chez Helvétius et Diderot, Sophie Audidière entreprend de réinventer une autre modernité philosophique (p. 13) en s’intéressant à la place centrale de la notion d’intérêt dans le corpus matérialiste français, particulièrement chez Diderot et Helvétius. Comme le pose de manière éclairante l’introduction, il s’agit alors d’opérer une double distanciation : d’une part, avec l’historiographie cousinienne héritée du XIXe siècle, qui procède à l’invisibilisation de la tradition matérialiste et se concentre surtout sur la figure de Condillac tout en réduisant sa pensée à une théorie (sensualiste) de l’origine des idées ; d’autre part, avec l’historiographie de l’utilitarisme anglo-saxon qui fait du calcul rationnel de l’intérêt la base de l’anthropologie et conséquemment de la morale et de la politique. Diderot et Helvétius, pour développer une philosophie de l’intérêt, n’en sont pas pour autant des sources de la tradition utilitariste. C’est qu’en effet, chez ces deux auteurs, l’intérêt n’est pas consubstantiellement lié à une instance rationnelle surplombante capable d’un calcul de l’utilité. Ils pensent bien plutôt, selon des modalités différentes, l’enracinement passionnel de l’intérêt chez les individus. Le projet d’une réinvention de la modernité philosophique signifiera donc la reconstruction d’une autre version du concept d’intérêt. C’est dans cette perspective que la figure d’Helvétius, dont le matérialisme métaphysique est plus que contestable, lui qui renonce à toute discussion sur les propriétés de la matière, redevient centrale.

2Le livre se compose matériellement de trois parties (pour huit chapitres), d’un tableau chronologique des œuvres et traductions citées, ainsi que d’un index des noms. L’argumentation de l’autrice y est serrée, convaincante et toujours soucieuse de se situer à l’intérieur du champ de la littérature secondaire. On regrettera alors d’autant plus l’absence d’une bibliographie générale, outil précieux et parfois indispensable pour les chercheuses et chercheurs.

3Dans la première partie (« L’intérêt pour base : juger et sentir »), S. Audidière organise une discussion pied à pied des rapports entre les théories du jugement de Condillac, Diderot et Helvétius. Elle montre qu’il est plus fécond de considérer les deux derniers, non comme des continuateurs de Condillac, mais comme des contemporains qui cherchent à résoudre des problèmes similaires par des solutions alternatives. Ainsi, si les trois auteurs s’accordent sur l’origine sensible de l’instance judicative et font correspondre le développement de l’esprit aux transformations de la sensibilité, Diderot comme Helvétius renoncent à la thèse condillacienne selon laquelle c’est l’alternance des plaisirs et des peines qui constitue le moteur du développement des facultés. Pour eux, plaisir et peine sont intrinsèquement moteurs, indépendamment de leur alternance (p. 90). La différence entre la gnoséologie d’Helvétius et de Diderot est alors finement établie : si, chez Helvétius, le jugement est le récit de la sensation que j’éprouve, motivé par l’intérêt plus ou moins grand que le sujet prend à ses sensations et à leur comparaison, chez Diderot, le jugement suppose la transformation des sensations par le sens interne. L’idée forte de l’autrice est alors de traiter la Réfutation d’Helvétius comme un dialogue de Diderot avec lui-même plutôt que comme une réelle réfutation. Cela conduit à une modalisation des oppositions classiques entre un Diderot défendant de manière outrée le caractère contraignant de l’organisation dans la formation de l’esprit et un Helvétius laissant au contraire tout aux causes sociales. Il en ressort plutôt que i) Helvétius confère à l’organisation un rôle non négligeable, puisqu’il concentre son étude sur les hommes communément organisés, et ii) que Diderot, au contact d’Helvétius, est conduit à considérer l’histoire dans laquelle est toujours/déjà engagée l’organisation et qu’il envisage dès 1758 « […] la nécessité d’historiciser l’organisation elle-même, en lui incorporant les déterminations extérieures […] » (p. 143). Dans les deux cas, c’est l’intérêt qui est le réel moteur du développement de l’esprit.

4La deuxième partie (« L’intérêt pour moteur : de l’agréable à l’utile ») s’applique à déployer l’anthropologie supposée par la première, dont la poursuite de l’intérêt est l’axiome fondamental. Comment penser que l’intérêt est un principe moteur de la pratique humaine ? Chez Diderot, si la physiologie montre que chaque organe poursuit son intérêt, il reste à comprendre comment se définit un intérêt supérieur et unique de l’organisation. L’anthropologie de Diderot conjoint alors l’interrogation sur la spécificité de l’organisation corporelle de l’espèce humaine, celle de la nature de ses plaisirs propres et celle de son histoire individuelle. Chez Helvétius, c’est la théorie des passions qui rend compte de la motricité des plaisirs ou des peines. Ce sont en effet les passions qui déterminent l’intérêt, principe général, à se fixer sur certains objets plutôt que d’autres (p. 171). Or les passions ont une origine sociale qui réside dans la position des individus et dans la forme du gouvernement sous lequel ils vivent. Ces thèses donnent à S. Audidière l’occasion de passages très convaincants sur la pensée de la facticité chez Helvétius, ainsi que sur la manière dont ce denier use d’une lecture combinée de Hobbes et de Leibniz pour penser le dynamisme propre de la perception. Elles permettent en outre d’établir finement la distinction entre une pensée diderotienne qui fonde l’individuation sur un processus interne de détermination progressive de l’usage des sens dans leur recherche du plaisir, et le schéma helvétien qui pense plutôt l’individuation comme le résultat d’un processus social de fixation de l’intérêt par les passions. Il convient alors de se demander dans quelle mesure l’individu calcule son intérêt. Il en va ici du positionnement des deux auteurs par rapport à la tradition utilitariste. Ni Diderot ni Helvétius ne pensent une arithmétique morale, de même qu’ils dénient tous deux à l’instance rationnelle tout pouvoir moteur. Les individus agissent par passions, et non pas en vertu de raisons déterminantes. En dernière instance, le sujet passionné de l’anthropologie matérialiste apparaît bien différent du sujet rationnel du libéralisme économique naissant.

5La troisième et dernière partie (« L’intérêt pour règle : joindre l’utile à l’agréable ») s’intéresse aux conséquences morales et politiques d’une telle anthropologie. Son fil rouge est le problème du passage de l’intérêt personnel poursuivi individuellement à l’intérêt collectif qui suppose des lois générales. Sa résolution consiste alors à comprendre les conceptions de la justice de Diderot et d’Helvtius comme des reconfigurations du jusnaturalisme qui révisent les notions de loi naturelle et de nature humaine de manière à produire une articulation entre la poursuite de l’agréable personnel et de l’utilité collective. Chacun des auteurs envisage cette articulation via un concept propre. Chez Diderot il s’agit de l’espèce humaine (p. 319), qui permet de tenir à la fois l’idée d’une naturalité de la justice, ancrée dans les tendances et les besoins du corps humain, et de renoncer à faire de cette naturalité une loi découverte et intégralement justifiée par la raison. La première des lois de la politique diderotienne consiste alors dans le respect de la propriété obtenue par le travail. Ici, la loi naturelle est moins une prescription établie et applicable, qu’un point de comparaison et d’évaluation des différentes lois positives. Chez Helvétius, le concept central est celui de public : les collectifs, comme les individus, sont dotés d’un intérêt. Si Helvétius ne cherche pas dans l’espèce une loi naturelle de la justice, et reconnaît au contraire le caractère absolument conventionnel de cette dernière, il opère pourtant bien la distinction « […] entre une notion générale de la justice, ou une définition purement abstraite de la vertu, et des notions variables dépendant des législations, grâce à laquelle la première n’est pas purement arbitraire » (p. 375). La loi naturelle est alors à comprendre comme un ensemble de conventions nécessaires au sens où elles découlent de la logique de l’intérêt. Là encore, elle consiste en une protection de la propriété des individus intéressés via leur réunion en société. Elle peut se réaliser différemment selon les circonstances et les positions des sociétés. Toute la question est de savoir comment trouver un collectif qui puisse définir l’intérêt public, sans masquer la poursuite d’un intérêt privé. Helvétius propose trois figures : l’étranger, les jeunes gens et les académiciens qui, dans certaines circonstances politiques, peuvent paradoxalement énoncer ce qui est juste pour le public, par un effet de désintéressement.

6En identifiant, selon les mots de l’autrice, une philosophie éclairée de l’intérêt plutôt qu’une philosophie de l’intérêt éclairé (p. 451), nul doute que ce livre s’impose comme un incontournable des études sur les Lumières françaises. Il intéressera aussi tout particulièrement les historiennes et historiens du matérialisme. Pour l’autrice, en effet, la figure du matérialisme reconstruite dans ces pages est celle du primat de la pratique humaine, plutôt que d’une pensée de la matière (p. 35), qui met donc l’accent sur l’anthropologie plutôt que sur la philosophie de la nature. On est curieux de voir si, et comment, cette caractérisation peut s’appliquer à d’autres auteurs, comme d’Holbach et La Mettrie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Coissard, « Sophie Audidière, Passions de l’intérêt. Matérialisme et anthropologie chez Helvétius et Diderot »Astérion [En ligne], Lectures et discussions, mis en ligne le 02 septembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/8340 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.8340

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Auteur

Guillaume Coissard

IHRIM/Labex CoMod

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Droits d’auteur

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