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Dossier – Justice et infra-justice dans le Mexique indépendant

Présentation

Justice et infra-justice dans le Mexique indépendant
Évelyne Sanchez et Daniela Marino
p. 7-10

Texte intégral

1Le dossier que nous présentons ici est le fruit d’un travail collectif. Il est issu du projet ECOS-Nord M16H01 intitulé « Justice et société au Mexique, xviiie-xxie siècles » né d’une réflexion sur le contexte proprement mexicain et que l’on peut résumer ainsi : si l’administration de la justice a, depuis le xvie siècle, été un recours efficace dans la résolution des conflits, souvent sollicité au xixe siècle lors des nombreux litiges agraires qui ont accompagné la disparition programmée des terres collectives, la révolution de 1910 est-elle alors le reflet de la rupture du pacte tacite entre justice et société ? L’historiographie qui s’est développée ces dernières décennies sur l’administration de la justice – mais rare sur le sujet de la relation de celle-ci avec la société – a mis en exergue des évolutions qui témoignent pour la plupart d’une distanciation entre les juges et les justiciables. La modernisation de la justice a en effet débouché sur un double mouvement. Tout d’abord, l’autonomie de la sphère judiciaire dans le cadre de la séparation des pouvoirs et qui ne permet plus d’être co-acteur du gouvernement par la voie juridictionnelle. Ensuite, la professionnalisation partielle des tribunaux de proximité – limitée à ceux de 1re instance – suivie de l’introduction pendant le Porfiriat de codes de procédures ont obligés les justiciables à avoir recours à des conseillers juridiques et avocats, ce qui ne créaient pas seulement une distance relationnelle avec le juge, souvent sollicité autrefois directement, mais aussi économique puisque les services de ces intermédiaires avaient un coût.

  • 1 Garnot, Benoît (dir.), L’infrajudiciaire du Moyen âge à l’époque contemporaine, Dijon, Publicatio (...)
  • 2 La liste n’est pas exhaustive. Nous laissons de côté dans ce dossier le cas très particulier des (...)

2Cependant ces réflexions, tout en ouvrant des pistes, risquaient d’acter une contradiction. En effet, elles tendent à valider un peu rapidement l’idée d’une transition juridique réussie – de la casuistique à l’empire de la loi – soutenue par une professionnalisation tout aussi réussie du personnel des tribunaux (affirmée par les auteurs qui se réfèrent essentiellement à l’évolution de la réglementation) alors même que nous venons de souligner la place grandissante d’intermédiaires qui ont peu attiré l’attention des historiens, du moins dans cette fonction de médiation. Ce sont ces intermédiaires que nous avons résumé ici par le terme d’infrajustice, inspiré par l’ouvrage coordonné par Benoit Garnot1. Il désigne tous les personnages qui interviennent de manière ponctuelle ou suivie lors de procédures judiciaires et se distinguent donc des figures d’autorités qui facilitent la résolution de conflit de façon extra-judiciaire (curé de paroisse, président de communauté, anciens, etc.). Parmi ces personnes, nous pouvons citer les juges qui restent profanes et sont élus annuellement (juges locaux et juges de paix), les garants et casa de notificación, les avocats et tinterillos, les traducteurs, mais aussi tout le personnel subalterne des tribunaux (greffiers, secrétaires, concierge, factotum), les experts (arpenteurs, médecins légistes, etc.) qui au final formaient une véritable ruche indispensable au fonctionnement des tribunaux2. En d’autres termes, la justice qui devait désormais émettre des sentences motivées, en toute transparence, et gagner ainsi en légitimité, n’était accessible qu’à la condition de rémunérer un certain nombre d’intermédiaires. Certains d’entre eux étaient anciens, voire même en voie de disparition, tels les traducteurs étudiés ici par Soizic Croguennec dans le cas particulier de la justice des confins de l’Empire en Louisiane, et que la maîtrise du castillan par les populations indigènes rendait de moins en moins indispensables. Les fidéjusseurs, qui se portaient caution, sont en revanche des personnages permanents du paysage judiciaire. Comme le montre Mirian Galante, leur rôle pouvait être bien plus vaste puisqu’ils intervenaient aussi dans le choix de la sentence, pouvant atténuer celle-ci et assuraient le retour des accusés au sein de la société et des valeurs chrétiennes partagées au début du xixe siècle.

3Mais ce dossier fait surtout la part belle aux avocats et cela pour trois raisons principales. La première est pragmatique et stratégique car, plutôt que prétendre à un inventaire des « facilitateurs » de justice que l’espace d’un dossier ne permettrait pas de compléter, il nous a paru plus opportun de consacrer plusieurs textes à celui qui devint le pivot de la modernisation de la justice et le lien principal entre la justice et l’infrajustice. En effet, avec l’exigence d’une professionnalisation des juges de 1re instance, mentionnée dès Cadix mais dans les faits longue à être mise en œuvre, les avocats sont devenus le vivier parmi lesquels les juges étaient -recrutés, ceux-ci devaient même avoir exercé trois à cinq ans, selon la réglementation en cours, avant d’être nommés magistrats dans un tribunal. On le voit, le seul critère de l’expérience était pris en compte, tandis que le fait d’avoir des liens noués avec de potentiels clients influents (puisque solvables) n’a à aucun moment été considéré comme un obstacle, malgré les effets de défiance que cela pouvait générer. Enfin, notre dernier motif tient au fait que nous avons identifié des liens de plusieurs sortes entre avocats (donc lettrés) et monde infrajudiciaire en tout ou partie profane (tinterillos dont la formation était inachevée, juges profanes) en travaillant soit sur la relation avocat-client (Evelyne Sanchez) soit sur la vocation de facilitateur voire de formateur d’un avocat qui prit l’initiative de créer des instruments permettant aux non lettrés de se mouvoir dans les méandres de l’administration judiciaire modernisée (texte de Daniela Marino). Dans tous les cas, c’est la question souvent oubliée de l’accessibilité de la justice – et donc de son coût – qui est traitée ici et qui est un point central de notre étude portant sur la relation entre justice et société.

4Dans le contexte de l’histoire du Mexique contemporain marqué par la révolution, il nous a paru également important d’insérer dans ce dossier la question agraire. Là encore, c’est le rôle des avocats qui a été souligné tant par l’historienne Rocío Ortiz que par l’anthropologue Gabriela Torres-Mazuera. La première approfondit la question de l’accès à la justice pour les pauvres lors de litiges relatifs à la terre tandis que la seconde fait la démonstration du rôle ambigu des avocats qui, lorsqu’ils sont civils, tendent à faciliter la privatisation des terres collectives et, lorsqu’ils sont spécialisés dans les droits de l’Homme, proposent de nouvelles stratégies de défense des communs qui peinent à se faire entendre dans les tribunaux.

  • 3 « La administración de justicia en América Latina, siglos xviii-xx. Aspectos cotidianos de los ju (...)

5Enfin, puisque nous avons identifié de fortes permanences dans le fonctionnement de l’administration de la justice malgré le discours modernisateur et dans la mesure où la question agraire nous a paru essentielle pour comprendre l’évolution de la qualité de la relation entre justice et société, nous avons fait le choix d’inviter Ana Teruel à participer à cette discussion en proposant un texte décalé par rapport à notre terrain de recherche. Son séjour à Toulouse en mai 2018, dans le cadre de la Chaire Amérique latine, a permis d’organiser un séminaire sur le thème de l’ordinaire du fonctionnement des tribunaux en Amérique latine pour préparer ce dossier3. Son texte constitue un important contre-point, d’autant plus qu’il analyse dans la longue durée – sur presque un siècle – l’évolution du recours judiciaire dans une région argentine touchée par les conflits agraires. Il permet en outre aux mexicanistes que nous sommes de dévier notre regard de la révolution mexicaine que nous avions constamment en ligne de mire au moment de l’élaboration de ce dossier. Qu’elle en soit ici vivement remerciée.

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Notes

1 Garnot, Benoît (dir.), L’infrajudiciaire du Moyen âge à l’époque contemporaine, Dijon, Publications de l’Université de Bourgogne, 1996.

2 La liste n’est pas exhaustive. Nous laissons de côté dans ce dossier le cas très particulier des notaires habituellement classés parmi les auxiliaires de justice et qui, au Mexique au cours du xixe siècle, étaient aussi juges de 1re instance. Ce cas est traité dans : Sanchez, Evelyne, El juez, el notario y el caudillo. Análisis de un juicio verbal en Tlaxcala durante la Revolución, La Casa de Velázquez, Collection Essais de la Casa de Velázquez (2019).

3 « La administración de justicia en América Latina, siglos xviii-xx. Aspectos cotidianos de los juzgados », 11 mayo de 2018, Maison de la Recherche, Université Toulouse 2 - Jean Jaurès. 11 mai 2018, Toulouse.

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Pour citer cet article

Référence papier

Évelyne Sanchez et Daniela Marino, « Présentation »Caravelle, 112 | 2019, 7-10.

Référence électronique

Évelyne Sanchez et Daniela Marino, « Présentation »Caravelle [En ligne], 112 | 2019, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/caravelle/5137 ; DOI : https://doi.org/10.4000/caravelle.5137

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Auteurs

Évelyne Sanchez

CNRS-FRAMESPA (UMR5136, Université Fédérale de Toulouse)

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Daniela Marino

INAH, Mexique

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Droits d’auteur

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