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DOSSIER
Deuxième partie : L’équipement de la « collaboration » : outils, méthodes, discours

L’animation de communauté sur le réseau social d’entreprise : injonction à la collaboration et invisibilisation de la coordination

Community management on the firm social network: demand in collaborating and making coordination invisible
Camille Imhoff
p. 91-104

Résumés

Cet article interroge la spécificité de la collaboration sur le réseau social d’entreprise. Selon les discours d’accompagnement, il permet un mode d’activité collective où les interactions se font directement. Cependant, les problématiques d’animation semblent être prioritaires pour rendre possible et maintenir la collaboration au sein de communautés en ligne. Dès lors, nous explorons les possibilités d’articulation entre collaboration et animation sur les plateformes de réseau social d’entreprise. Nous observons une injonction permanente à la collaboration, loin de l’idéal de spontanéité véhiculé par les discours d’accompagnement, ainsi qu’une invisibilisation de la coordination par une intériorisation des normes gestionnaires.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Selon une enquête du Journal du Community Manager, le 9 mai 2017.

1Des plateformes numériques de collaboration se déploient en interne dans les entreprises depuis la fin des années 2000, sur le modèle des réseaux sociaux grand public. En 2017, le réseau social d’entreprise est présent dans 40 % des entreprises, 58 % de grandes entreprises et 80 % des entreprises du CAC401. Selon les discours d’accompagnement, le réseau social d’entreprise se caractériserait par une collaboration spontanée, une auto-organisation des acteurs, sans besoin de coordination ou de tiers pour gérer et organiser les interactions. Le réseau est la forme propre des sociétés contemporaines caractérisées par une corrélation entre capital social et capital d’information (Boltanski et Chiapello, 1999). Le réseau informatique permet la rencontre instantanée, accélérée et amplifiée de ces deux sources de valeur du néocapitalisme ou capitalisme cognitif (Moulier-Boutang 2007). L’intégration de l’esprit de réseau et des technologies 2.0 apparaît comme une nécessité pour la modernisation des organisations (Fréry 2010 ; McAfee 2009 ; Roulleau Dugage 2008). Le collaboratif devient l’horizon des organisations contemporaines, autant dans la rhétorique managériale que pour les théories contemporaines du travail (Dejours 1998 ; Renault 2008 ; De Gaulejac 2004 ; Fischbach 2015 ; Dewey 2003 ; Ferreras 2012 ; Cukier 2016 ; Negri et Hard 2000 ; Stiegler 2015 ; Lallement 2015). En effet, les communautés (notamment en ligne) sont désormais au cœur des processus de production, d’apprentissage et d’innovation (Cohendet Créplet et Dupouët 2003). Contrairement à la coordination, c’est-à-dire la forme du lien social au travail quand il est subi, les nouveaux collectifs semblent se constituer sur la base d’une réappropriation du lien social entre les travailleurs, d’une interaction directe et spontanée sous la forme d’un ajustement mutuel (Mintzberg 1982), d’une association volontaire de type collaborative (Dejours 2013 ; Fischbach 2009).

2Il existe des recherches sur la dynamique des groupes et sur les nouveaux modèles et outils de pilotage et de contrôle, mais ces deux types de recherche ne sont pas suffisamment connectés (David et Monomakhoff, 2011). Cet article analyse le fonctionnement des communautés en ligne sur un réseau social interne à l’entreprise. Quelle est l’opportunité et la spécificité des formes sociales et des modes de gestion émergents sur le réseau social d’entreprise ? Comment les professionnels interagissent au sein de communautés en ligne ? Quelles sont les possibilités d’articulation entre collaboration et animation ? Nous nous intéresserons pour commencer à l’animation de communauté sur le réseau social d’entreprise, entre invisibilisation et impératif de la coordination, injonction et prescription à la collaboration, avant d’interroger le réseau social d’entreprise comme un dispositif de rationalisation de l’activité collective, par la diffusion de bonnes pratiques et de bonnes conduites. Cette étude s’appuie sur une enquête qualitative au sein de huit grandes organisations avec une soixantaine d’entretiens semi-directifs de membres de différentes directions (communication, ressources humaines, informatique), de sponsors, animateurs et membres de communauté en ligne et à partir d’une navigation sur la plateforme de l’entreprise.

Discours d’accompagnement sur l’idéal collaboratif et invisibilisation de la coordination

  • 2 Enquête 2017 de l’Observatoire e-transformation & intranet, à travers un questionnaire personnalisé (...)

3Selon les discours d’accompagnement sur le réseau social d’entreprise, le dispositif numérique permettrait à lui seul la collaboration spontanée des acteurs, sans besoin de coordination. La participation sur le réseau social d’entreprise se caractériserait par une certaine autonomie et un effacement dans la gestion des interactions. Pour ce qui est du déploiement de la plateforme, il n’existe pas d’obligation à être membre du réseau. Ensuite, les actes de modération sont extrêmement rares sur ces plateformes. D’après une enquête de 2017, seulement un tiers des entreprises qui disposent de fonctionnalités sociales ont mis en place des règles et des procédures de modération2. La réussite de la plateforme repose avant tout sur une démarche volontaire des membres qui la consultent, l’alimentent et la font évoluer, selon un directeur général, sponsor du réseau social de son entreprise : « nous on a fait le pari de dire : on va mettre en place sans accompagnement, sans formation, parce que c’est tellement simple qu’il n’y a pas de raison que cela ne décolle pas. […] On a vraiment fait une technique anglo-saxonne : on ouvre, on déploie et on voit ce qui se passe. Les gens se sont appropriés le réseau social d’entreprise ».

4Il résulte de l’idéal d’auto-organisation des acteurs sur le réseau social d’entreprise une invisibilisation du rôle du community manager, animateur de communauté. Au sens large, le community management désigne l’ensemble des politiques et des techniques visant l’émergence, le développement et la valorisation de l’activité communicationnelle dessinée par l’ensemble des interactions entre les usagers-membres d’une communauté en ligne (Galibert et Cordelier, 2017). Le community manager désigne des missions extrêmement variées dans les organisations. Nous nous intéressons à l’animateur d’une communauté interne à l’entreprise, à distinguer, d’une part, de l’animateur de la plateforme de réseau social d’entreprise dans son ensemble et, d’autre part, de l’animateur des comptes de l’entreprise sur les médias sociaux externes (Facebook, LinkedIn, Twitter par exemple). Le terme anglais community manager est utilisé en français dans ces différentes acceptions, alors que ce sont des rôles différents avec des missions et des compétences spécifiques3. Le rôle spécifique de l’animateur de communauté en interne est un rôle de gestion, il expérimente de nouvelles formes de coordination de l’activité. Il ne s’agit pas ici de question d’image de l’entreprise ou de relation au consommateur. La difficulté que pose l’activité d’animation de communauté sur le réseau social d’entreprise est qu’il ne s’agit ni d’un poste défini en tant que tel, ni d’une mission formalisée au sein de l’organisation, à la différence du community manager interne pour la plateforme et du community manager externe. L’animation d’un groupe communautaire en ligne est une activité volontaire, qui n’est ni reconnue ni évaluée en tant que telle au titre des missions professionnelles. Elle se caractérise par une invisibilisation du travail, un travail « en plus » des missions obligatoires consignées sur sa fiche de poste, comme en témoignent plusieurs membres du réseau social d’entreprise :

On est allés voir les quinze [personnes identifiées pour animer une communauté en ligne sur le réseau social d’entreprise] individuellement avec le N+1 en leur expliquant les enjeux : “tu ne seras pas rémunéré pour faire cela, c’est du volontariat. L’idée qu’on a derrière, c’est cela. Si tu es volontaire, t’y vas, sinon tu n’y vas pas et ce n’est pas grave” (Directeur opérationnel, sponsor du réseau social d’entreprise).

Les différents managers ne se disent pas forcément : « il faut qu’on le fasse ». Mais ils vont plutôt affecter cette mission à quelqu’un de l’équipe qui va prendre le truc. Ça va l’occuper, je n’en sais rien, une journée par mois ou deux journées par mois réparties dans le mois. Au lieu de se dire voilà, on le valorise et on le met dans ses objectifs de l’année et on le valorise comme ça, on préfère se dire : « ça va passer, on va le rajouter un peu aux objectifs de chacun et puis on va essayer de le mettre en place ». Mais encore une fois ce n’est pas valorisé aux différents niveaux stratégiques de l’entreprise (Chargée de la maîtrise d’ouvrage, animatrice de communauté en ligne).

5Aujourd’hui, la reconnaissance professionnelle de la mission d’animation de communauté est au mieux informelle, c’est-à-dire qu’elle repose sur l’encouragement de tel ou tel chef de service. Et pourtant c’est une activité chronophage. La plateforme de réseau social d’entreprise prend la forme d’un dispositif de disponibilité (Pène 2005). Chacun doit être en permanence connecté et répondre aux sollicitations des membres du réseau pour se maintenir dans le réseau. L’animateur de communauté est au cœur du dispositif de disponibilité car il est le garant du déploiement et du bon fonctionnement de la communauté.

Injonction à la collaboration

6L’idéal collaboratif fait reposer sur les animateurs de communauté le travail de coordination. La coordination devient invisible et donc plus acceptable. Si chaque membre a la possibilité d’alimenter, de bénéficier de l’échange, d’évaluer les contributions sur le réseau social d’entreprise, l’animateur de communauté a une activité spécifique sur la plateforme, des droits différenciés, ainsi qu’une légitimité plus grande. Il existe une multiplicité d’appellations pour l’animateur de communauté qui recouvre une diversité, mais aussi une confusion dans les rôles qui lui reviennent. En effet, il prend le nom de manager, animateur, gestionnaire, modérateur et leader de communauté. Ses missions sont extrêmement variées : développer la communication et la collaboration, fédérer, inciter, impliquer, mais aussi organiser et capitaliser sur les connaissances produites. Il ne s’agit pas d’un management d’équipe instituée, fonctionnelle (de type service) ou transverse (de type équipe projet), constituée de rôles, de places et de compétences définies ; il s’agit du management de communauté, c’est-à-dire d’un groupe d’intérêt, auto-constitué, ouvert sur la multiplicité potentielle des centres d’intérêt et éphémère. La forme d’adhésion au groupe est spécifique (volontaire et réitérée) et donc les stratégies de gestion de groupe doivent être adaptées. Sa mission est d’autant plus délicate que sa réussite ne dépend pas seulement de lui, mais de l’adhésion et de l’implication de membres actifs au sein de la communauté créée. L’animateur ne peut faire vivre une communauté à lui tout seul, mais il doit donner envie.

7Comment l’animateur contribue-t-il au fonctionnement et à la vie de la communauté ? Pour éviter « l’effet restaurant vide » (Poncier 2012), l’animateur est à l’origine d’une grande part des publications sur la communauté. Une animatrice de communauté en ligne remarque la disproportion des publications : « [sur la communauté] on est à 88 discussions, 836 réponses. Ne serait-ce que sur le nombre de réponses, 836, on va regarder… [A l’écran] Moi je suis à 441. Je fais la moitié des réponses à moi toute seule. C’est pour te donner une idée et on est une équipe d’animation, mais c’est essentiellement moi qui alimente ». Contrairement à l’opposition courante entre l’intranet descendant et la plateforme de réseau social d’entreprise, il semble y avoir beaucoup plus de points de ressemblance entre ces dispositifs communicationnels. Certes, l’information n’a pas vocation à être produite par une autorité institutionnelle, mais dans les faits, l’animateur voire quelques membres actifs monopolisent la publication. Loin de l’idéal d’une collaboration spontanée, l’animateur de communauté est le garant de la collaboration entre les acteurs. Il construit une stratégie relationnelle reposant sur la dette, le sentiment des membres d’être redevables du contenu alimenté par un tiers. En effet, la collaboration sur le réseau social s’explique principalement par le mécanisme de don d’information, de pratiques et de temps. L’animateur de communauté, par ses contributions, incite les membres de la communauté à lui rendre à la hauteur de ce qu’il a engagé. Il s’établit un rapport d’obligation entre les usagers et l’animateur de communauté contribue à instrumentaliser le poids de la dette (Galibert 2015). Il existe une grande part de marketing interne pour faire adhérer et participer un large public. Selon une animatrice de communauté, l’animation de communauté repose sur trois principes : « présence, visibilité, évangélisation ». De nombreuses stratégies existent pour « faire le buzz » : les sondages, les questions posées, les jeux organisés, les concours et les cadeaux en récompense, le choix de mettre les informations importantes uniquement sur la plateforme de réseau social d’entreprise, la ritualisation de la vie de la communauté, par exemple. Une stratégie possible pour inciter à la publication sur la plateforme collaborative peut être par exemple de poser des questions aux membres de la communauté, comme l’explique une animatrice de communauté : « il y a des petites astuces pour que les gens répondent […]. On s’est rendu compte que les gens répondaient plus à une question ouverte […], cela parle beaucoup plus aux gens, cela les interpelle. Il y a cela qui marche bien ». Comme en présentiel, la participation entraîne la participation, mais il faut amorcer l’échange. Une autre stratégie peut être de mettre les informations importantes uniquement sur la plateforme, notamment pour les procédures juridiques, pour inciter et même obliger les collaborateurs d’un même service ou d’un même site ou d’un même groupe métier ou d’intérêt à aller régulièrement sur la communauté pour ne pas manquer une information, selon la pratique d’un animateur de communauté, responsable de site : « il est aussi arrivé sur certains contenus qu’on challenge un peu les gens. Sur des sujets où on sait que l’intérêt est majeur pour les équipes, on ne va publier que par la plateforme du coup cela les pousse à aller sur la plateforme ». La transition vers les outils collaboratifs est imposée puisque certaines informations stratégiques sont communiquées uniquement via la plateforme. Une autre stratégie d’animation peut encore être la ritualisation de la vie de la communauté pour rythmer et mobiliser les membres. Par exemple, une animatrice de communauté sur la maîtrise d’ouvrage développe une activité hebdomadaire pour relancer l’activité de la communauté, tous les lundis matin : « au bout d’un moment, tu ne sais plus trop quoi dire. Donc j’ai un ordre du jour, c’est toujours la même chose. Donc cela me fait souffler un peu. Je les fais réfléchir sur le mot de la semaine. Je leur rappelle l’existence du comité éditorial pour poser des questions ». En outre, l’importance de la dimension ludique ressort de nombreux entretiens comme une technique d’animation qui fonctionne. Une animatrice remarque alors un pic de clics au mois de juin pour l’événement organisé à l’occasion de l’anniversaire de la communauté :

Dans le comité d’animation on a créé un événement pour l’anniversaire de la communauté et c’est cela aussi qui nous amène du monde. La première année on avait fait un quizz. […] Après ils pouvaient gagner quelque chose. Comme on n’était pas beaucoup au début on avait dit que chaque participant gagnerait quelque chose aussi. […] On a fait quelque chose de rigolo. Par exemple : “quelle activité n’est pas sur une fiche d’activité de la MOA ?” Et il y avait : “Faire le café”. […] Pour les inciter à cliquer on a dit qu’on allait remettre un cadeau à chacun des membres. Là on est à 411 [membres]. […] en plus des quizz on avait fait des howard dus à l’activité qu’ils avaient sur le forum. Tous les mois on élisait la meilleure réponse sur le forum. La meilleure réponse avait un howard.

8Une fois l’échange amorcé, l’instrumentalisation de l’échange par l’animateur se poursuit puisqu’il vient par un contre-don inciter à poursuivre l’échange. L’animateur a la possibilité de reconnaître l’investissement et la pertinence des contributions des usagers-membres via la fonction « like » et « commentaire ». L’animateur doit montrer l’exemple et inciter les interactions entre les membres, quitte à surjouer l’interaction, selon un chef de projet réseau social d’entreprise, membre du service communication : « l’animateur de communauté au départ c’est aussi un G.O. Quand il y en a un qui met quelque chose il faut dire… Enfin au moins montrer une marque, je mets un like, un petit commentaire. Sinon il ne se passe rien. La personne a l’impression d’avoir mis un truc, elle ne sait pas si cela a été vu, lu. Après cela ne se fait pas tout le temps, mais au début c’est bien d’amorcer la pompe, d’encourager ». L’animateur de communauté devrait agir comme un G.O., le gentil organisateur qui pousse les vacanciers à s’amuser et qui crée l’illusion de l’interaction. L’animation d’une communauté en ligne en contexte organisationnel est donc tout sauf naturelle, spontanée et discrète. Au contraire, animer une communauté professionnelle suppose une implication constante pour inciter à la logique collaborative. Selon un responsable de réseau social d’entreprise : « l’interaction existe, mais elle n’est pas encore spontanée. C’est là que le rôle du community manager joue à plein parce qu’il faut vraiment les éduquer sur : “allez, je t’incite fortement à me répondre, cela pourrait être sympa et voilà comment je te propose de me répondre en utilisant les fonctionnalités sociales, le hashtag, etc.” ».

9L’injonction à la collaboration prouve ses limites sur les plateformes de réseau social étudiées. D’une part, du côté des membres, les publications, partages et commentaires se limitent souvent aux informations consensuelles, sans prise de risque. L’interaction au sens faible repose plutôt sur des encouragements, des réactions positives que certains jugent inutiles voire stériles du type : « tout à fait d’accord », « merci pour l’information ». D’autre part, un malaise est ressenti par les animateurs de communauté du fait de la dimension marketing et instrumentale de leur activité. En effet, la vitalité de la communauté devient une fin en soi, avant même son contenu informatif.

Prescription de la collaboration

10L’animateur de communauté a un rôle managérial non pas seulement dans le développement des interactions, mais également dans la formalisation, l’encadrement et la gestion des interactions. La plateforme collaborative est un dispositif de production par la socialisation. La mise en commun de l’information suppose une gestion des connaissances (knowledge management), une formalisation, une structuration de l’information. Selon un membre de réseau social d’entreprise : « la communauté, le réseau social, vient finalement formaliser des communautés qui étaient peut-être avant informelles ». Les plateformes collaboratives sont des dispositifs de médiation des savoirs. Elles sont le lieu de traces écrites (explicitation, formalisation et actualisation volontaire des savoirs et pratiques tacites) et d’une organisation des savoirs qui se constituent en mémoire collective. Selon un sponsor de réseau social d’entreprise, directeur des systèmes informatiques :

[… La plateforme donne] accès à une source d’informations inestimable, filtrée par leurs collègues, d’informations externes ou internes, modérées par leurs collègues et cela a de la valeur pour l’entreprise. Cela a de la valeur pour l’entreprise parce que c’est de la formation à un coût très très modéré, un investissement très très modéré grâce à cela. […] Moins de secrétariat et plus de matière grise dans le document.

11Selon un autre sponsor : « les effectifs baissent et on a du mal à mutualiser les compétences, on a du mal à garder aussi l’expertise de gens qui sont là parfois depuis des années et qui partent à la retraite. Donc on avait besoin d’outils qui nous permettaient de communiquer et de… garder en fait cette mémoire ». Les ressources accumulées, triées et accessibles à tous sur la plateforme constituent une ressource stratégique pour l’entreprise, en termes de réalisation de projets, de formation, de valeur ajoutée du travail, notamment. La plateforme de réseau social d’entreprise permet une centralisation et une homogénéisation de l’information, la constitution d’un capital pour l’entreprise. L’organisation de ces ressources revient à l’animateur de communauté qui devient gestionnaire de contenu, « professionnel de la médiation des savoirs » (Galibert 2014). L’émergent se gère au même titre que les autres sources de connaissance et d’action (David et Monomakhoff 2011). La collaboration en ligne est source d’intérêt comme vecteur de formalisation et de capitalisation des connaissances implicites des acteurs. La classification des données est structurante et déterminante pour la construction d’un espace commun.

12Finalement, l’animateur de communauté n’a pas un statut différencié sur la plateforme seulement pour des raisons d’ordre pratique (ouverture, nettoyage de la communauté, etc.), mais pour des raisons beaucoup plus stratégiques. La différence de statut entre membre et animateur entre en contradiction avec l’idéal collaboratif mis en avant par les discours d’accompagnement. L’animateur de communauté en ligne initie les partages, favorise les interactions et organise les échanges, tout en donnant l’illusion de permettre la libre adhésion et la libre participation des acteurs.

Rationalisation de la collaboration : diffusion de bonnes pratiques et de bonnes conduites

13L’idéal de maturité des pratiques communautaires vise la disparition des différents rôles sur la plateforme (animateur/membre). Chaque membre du réseau social d’entreprise deviendrait potentiellement animateur-coordinateur, dans le sens où il publie régulièrement, gère les données produites, commente, évalue et encourage les publications des autres membres. L’efficacité du dispositif repose sur « l’accès à une information discutée, vérifiée, validée et actualisée » par tous les membres (Galibert 2014). De plus, la visibilité de l’activité de chacun sur la plateforme numérique et la publication en son nom propre et en sa fonction au sein de l’organisation sur une plateforme d’entreprise rend inutile le contrôle d’un tiers-coordinateur. Selon un responsable de réseau social d’entreprise : « les accidents de modération, cela se compte sur les doigts d’une main. C’est extrêmement limité parce qu’on n’est pas sur un réseau anonyme, on est sur une expression professionnelle ». Contrairement aux réseaux sociaux grand public et à l’usage possible de pseudonymes, la présence sur le réseau social d’entreprise ne peut en aucun cas être anonyme. Le réseau social produit une visibilité de l’activité de chacun, des traces emmagasinées et un potentiel de surveillance étendu, d’une surveillance institutionnelle à une surveillance interpersonnelle (Bradwell et Gallagher 2007). Le risque est de voir apparaître soit des formes de surveillance et de concurrence entre pairs soit des formes d’intériorisation du pouvoir et d’autocontrôle. Le développement de la plateforme tend vers une intériorisation et une généralisation des exigences de coordination et de gestion. Les utilisateurs jouent un rôle dans les nouveaux modes de surveillance via les plateformes collaboratives, ils sont un terme actif de cette surveillance participative (Casilli 2010 ; Albrechtslund 2008).

14S’il existe très peu de règles et de restrictions formulées de façon explicite et négative sur le réseau social d’entreprise, la pratique est saturée de normes implicites, de « bonnes pratiques » ou de « meilleures pratiques » (« best practices »), d’exemples de conduites à adopter et d’utilisations efficaces du réseau social. Ces bonnes pratiques de collaboration seraient, selon les cabinets de conseil spécialisés : produire du contenu utile, veiller à la pertinence des informations, poster des actualités, personnaliser les informations, poster des messages simples et efficaces, varier les supports (images, vidéos, etc.), adopter un ton ludique, etc. S’il n’existe pas ou très peu de restrictions strictes à l’expression sur le réseau social d’entreprise, il existe un ensemble de normes implicites à intégrer pour pouvoir être visible et collaborer sur la plateforme. Au cours de notre enquête, nous avons rencontré seulement un cas de modération par un animateur de communauté. Il s’agissait de la publication d’une photographie inappropriée, d’un collaborateur posant avec une arme à la main. L’animateur n’a pas lui-même retiré cette photographie du profil utilisateur, mais a demandé à la personne de la retirer lui-même, dans un esprit de responsabilisation.

15De nouvelles stratégies de rationalisation structurent les pratiques sur la plateforme collaborative en entreprise, dans la continuité des transformations managériales des trente dernières années. D’une part, le vocabulaire gestionnaire ne touche plus seulement les tâches à accomplir, mais vise le travailleur lui-même comme « capital humain » (Schultz 1959). La prise en compte de la personne humaine dans son intégralité, notamment dans sa dimension affective, devient un prétexte pour mieux la gouverner (Brunel 2008 ; Le Coz 2015 ; Chanlat 2003). Il existe désormais une forme de rationalisation de la vie intérieure, une technicisation de la subjectivité. D’autre part, la rationalisation porte davantage sur les interactions, les connaissances et sur la collaboration (Craipeau 2001 ; Chiapello et Gilbert 2013). Les bonnes pratiques reposent sur des impératifs comportementaux, des bonnes conduites. Elles visent la façon d’être et de se comporter avec les autres, autrement dit des compétences ou savoir-être relationnels : être présent, poster de façon régulière, réagir, commenter, être attentif à la cohérence de sa page et de ses publications, être généreux, diffuser de l’information, répondre aux questions, être reconnaissant, chercher l’interaction (commentaires, partages, likes), etc. D’après une animatrice de communauté en ligne, le cadre de la communauté doit être très minimaliste, mais son fonctionnement repose sur une certaine posture, un savoir-être attendu :

On n’a pas de charte de la communauté. […] Après sur les ateliers on rappelle toujours nos règles de fonctionnement en les rattachant aux trois principes ou trois comportements : d’écoute, de bienveillance et de parler vrai. Je crois que c’est beaucoup dans la posture. C’est faire expérimenter une certaine façon de faire, être raccord avec ce que la communauté porte. On ne peut pas arriver en étant directif, en n’écoutant pas, en coupant les gens. On essaie vraiment de mettre en place des activités où on porte ces valeurs-là. C’est peut-être plus efficace qu’une charte.

16Le réseau social d’entreprise est un nouveau dispositif de gestion des personnes et des relations interindividuelles, en plus de la gestion de projet et de l’information rendue possible.

Conclusion

17Pour conclure, la présente étude permet de questionner les discours d’entreprise autour du collaboratif dans l’expérience de la communauté en ligne sur le réseau social d’entreprise. Le réseau social d’entreprise apparaît comme un dispositif de coordination de l’activité avec une injonction permanente à la collaboration, un rôle central de l’animateur de communauté dans le lancement de la communauté, son alimentation, la gestion des contenus et des interactions. Derrière l’apparence de spontanéité et de prise en main par les acteurs, il existe une instrumentalisation marketing et managériale des relations sur le réseau. Par la suite, nous avons constaté une invisibilisation de la coordination et des stratégies de pouvoir sur la plateforme de collaboration par une mise en visibilité de l’activité et une surveillance potentielle, d’une part, et par une intériorisation des normes et le développement de compétences relationnelles, d’autre part. Derrière l’idéal collaboratif d’une auto-organisation des acteurs, d’une spontanéité des interactions, d’un mode d’organisation du social décentralisé et d’une invisibilisation des fonctions de management, les communautés en ligne sur le réseau social d’entreprise sont organisées par un animateur-coordinateur et elles sont structurées par des règles implicites ou « bonnes pratiques » omniprésentes.

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Notes

1 Selon une enquête du Journal du Community Manager, le 9 mai 2017.

2 Enquête 2017 de l’Observatoire e-transformation & intranet, à travers un questionnaire personnalisé distribué du 16 janvier au 7 avril 2017 et concernant 285 répondants. Source : http://www.etransformation-intranet.com/

3 Bloc-notes de Bertrand Duperrin, Source : http://www.duperrin.com/

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Pour citer cet article

Référence papier

Camille Imhoff, « L’animation de communauté sur le réseau social d’entreprise : injonction à la collaboration et invisibilisation de la coordination »Communication et organisation, 55 | 2019, 91-104.

Référence électronique

Camille Imhoff, « L’animation de communauté sur le réseau social d’entreprise : injonction à la collaboration et invisibilisation de la coordination »Communication et organisation [En ligne], 55 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/7789 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.7789

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Auteur

Camille Imhoff

Camille Imhoff est Docteure en Sciences de l’information et de la communication, chercheure associée au laboratoire DICEN-IDF, Cnam.

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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