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2021

Littérature et dynamiques collectives

Compte rendu de Denis Saint-Amand (dir.), La Dynamique des groupes littéraires, « Situations », Presses universitaires de Liège, 2016  et de Anthony Glinoer et Michel Lacroix (dir.) La Littérature contemporaine au collectif, Fabula/Les colloques [en ligne]
Frédéric Thomas

Texte intégral

1Le livre coordonné par Denis Saint-Amand s’intéresse aux logiques et dynamiques des groupes littéraires, en se focalisant sur la modernité récente ; de la seconde moitié du xixe siècle aux années 1970. De son côté, le dossier mis en ligne par Fabula constitue les Actes de deux Journées d’Études, réalisées les 21 et 22 novembre 2019, à l’Université de Sherbrooke, et se consacre à la littérature contemporaine. La thèse qui y est présentée est celle du moment charnière des années 1968 et de « l’avènement de l’ère des collectifs 1 ». En tout, une vingtaine de contributions explorent cette thématique commune. Notons encore que Denis Saint-Amand est intervenu aux journées d’études, et que les organisateurs de celles-ci, Anthony Glinoer et Michel Lacroix, ont contribué à La Dynamique des groupes littéraires.

2L’intérêt majeur des textes réunis est double : il s’agit à la fois d’étudier les phénomènes de regroupements littéraires – comment « on fait collectif » –, et notre regard, ainsi que les outils épistémologiques avec lesquels nous les appréhendons. Et ce jusqu’aux noms qui les définissent et/ou qu’ils se donnent – écoles, cénacles, avant-gardes, groupes, collectifs, mouvements... –, et qui sont, comme les analyses le démontrent bien, au centre d’enjeux de positionnement. Il s’agit dès lors de parfaire ou réajuster la sociologie de la littérature, principalement d’inspiration bourdieusienne, en prenant mieux la mesure des grands événements historiques, dont l’onde de choc de Mai 68, et de la microsociologie des mécanismes de développement des collectifs littéraires français, belges, italiens, suisses et québecois.

La littérature contemporaine au collectif

3Le fait de croiser l’étude de groupes parisiens « consacrés » avec celle de collectifs « périphériques » constitue un atout, en ce qu’il permet de décentrer la focale, de dessiner des affinités et de mieux éprouver la pertinence des concepts. Izabeau Legendre offre ainsi une stimulante réflexion autour de Bêtes d’hier, un collectif d’artistes féministes de Montréal, né suite aux importantes grèves étudiantes de 2012, en le situant dans l’« écosystème culturel » du zine, au croisement des « héritages parfois contradictoires des avant-gardes historiques et des contrecultures ». De son côté, c’est au collectif contemporain franco-suisse Hétérotrophes, né au sein de l’Institut littéraire suisse, que s’est intéressé Mathilde Zbaeren. Elle interroge les lignes de tensions entre « une institution qui préconise l’écriture comme forme d’expression individuelle » et une pratique collective d’écriture.

4Toutes proportions gardées, ce rapport direct à l’institutionnalisation fait également l’objet de l’intervention de Denis Saint-Amand autour du groupe liégeois Chromatique (2008-2015). Avec une attention minutieuse, Denis Saint-Amand rend compte du double paradoxe de Chromatique : il bénéficie, en 2012, d’un prix de l’Académie royale – prix qui « vise moins à honorer un projet appréhendé à distance qu’à servir ses propres intérêts en cherchant à vivifier à peu de frais l’image d’une Académie semblant toujours en décalage avec son époque » –, et demeure périphérique au milieu poétique liégeois. Or, comme l’auteur le montre, le groupe tire parti de cette situation paradoxale, au point même de l’infléchir, en organisant des performances, lors de soirées Hit the words, jazz !, dans des bars extérieurs au réseau des lectures de poèmes. De la sorte, Chromatique « s’est donné les moyens de secouer un peu les structures du milieu poétique liégeois, de le décentrer et de le renouveler, fût-ce temporairement ».

5Le collectif Inculte, qui rassemble une dizaine de romanciers, philosophes, traducteurs depuis 2004, est abordé par Jean-Marc Baud. Celui-ci invite à « reparamétrer le concept de ‘‘camaraderie littéraire’’ pour en étudier les nouvelles formes, manifestations, lieux et types de sociabilité par lesquels il se déploie ». Et de conclure que « chez Inculte, le potache serait ainsi le nom d’un scandale avant-gardiste rejoué en mode mineur ». Les autres interventions de La Littérature contemporaine au collectif ciblent des regroupements liant explicitement politique et littérature. Tandis que Rémy Astruc fait, au tournant du siècle, l’analyse de Tiqqun, Irene Cacopardi revient sur l’histoire du collectif italien Wu Ming, né en 2000, en mettant en avant son lien avec une histoire, mais aussi un espace ; celui des « centres sociaux » italiens. L’expérience du « communisme d’écriture » du Comité d’action étudiants-écrivains (1968-1969), au sein duquel Maurice Blanchot joua un rôle central, fait l’objet de deux interventions. Jean-François Hamel retrace la généalogie de cette pratique, dont il situe les racines dans le surréalisme. Olivier Bissonnette-Lavoie, lui, interroge l’« exigence désidentificatoire » qui se fait jour au sein de cette expérience, et qui perdure aujourd’hui, auréolé d’un statut révolutionnaire. Et d’avancer qu’« une identification préalable et transitoire (en vue d’une désidentification finale certes), soit préférée à une désidentification immédiate ». Mais à quelles conditions cette identification échapperait-elle à l’assignation ? Au risque aussi de fixer la « bonne » identité au détriment des autres, et d’évacuer la dynamique du brouillage et du montage.

6De montage, il est justement question dans l’analyse de Léo Vesco du « livre d’histoires », Constellations (2014) de Mauvaise Troupe. Le montage de voix et de documents, des enquêtes et des « chœurs », afin de mettre en scène la polyphonie et les doutes, d’interroger de manière continue la forme écrite, représente la principale procédure mise en œuvre par le collectif. Enfin, Robert Lukenda étudie, dans le sillage du projet dirigé par Pierre Bourdieu, La misère du monde (1993), un rapprochement entre littérature et sociologie, et la volonté d’écrivain.e.s contemporain.e.s – Annie Ernaux, Didier Eribon, Édouard Louis, Nicolas Mathieu, Éric Vuillard, etc. – et de la revue XXI (il aurait pu également citer la revue Z) d’intervenir dans des débats publics sur le commun et la communauté, et d’interroger les « conditions de la collectivité » et de l’investigation sociale.

La dynamique des groupes littéraires

7Les diverses interventions des deux Journées d’Études de 2019 semblent confirmer la thèse de l’abandon du modèle avant-gardiste et de l’avènement, au lendemain des années 1968, de l’ère des collectifs. D’où l’intérêt de prendre de la distance en confrontant ces coups de sonde exploratoire de la littérature contemporaine avec des études consacrées à des regroupements plus anciens, qui sont au cœur de La Dynamique des groupes littéraires.

8Anthony Glinoer et Vincent Laisney ouvrent cet essai en interrogeant la temporalité des cénacles, passant par une série de « phases » et d’« épreuves ». Si « la voie cénaculaire » ne se survit pas au xixe siècle, c’est qu’elle ne serait plus « en phase avec l’accélération et la spectacularisation » (p. 39), qui caractérisent désormais la vie artistique. Antoine Piantoni offre en quelque sorte un prolongement de cette réflexion, à partir du cas des poètes fantaisistes, « en examinant l’abandon progressif mais généralisé du paradigme représentationnel de l’école au profit justement de celui de groupe » (p. 109).

9Joseph Jurt analyse de son côté, au croisement des parcours de Mallarmé et de Verlaine, les groupes poétiques symbolistes et décadents, en faisant de la publication des Poètes maudits, en 1884, un « tournant » (p. 55). C’est également au groupe symboliste, mais de part et d’autre de la frontière franco-belge, que s’intéresse Paul Aron, en évoquant, du côté belge, « une ‘‘communauté émotionnelle’’ qui dépasse les seuls artistes » (p. 83). Mettant en parallèle Zutiques, Hydropathes – « parfaite contrepartie des Zutiques » (p. 91) – et Incohérents, Daniel Grojnowski, attentif à l’évolution du statut des traces et des groupes eux-mêmes, invite à inverser le regard, « en expliquant pourquoi nous portons notre intérêt aujourd’hui sur des groupes de minores » (p. 87). Il montre ainsi comment, au fil du temps, s’est opérée une réévaluation des Zutiques et des Incohérents ; ces derniers « élevés » au rôle de précurseurs de Dada. Du Chat noir à la fin du xixe siècle au Groupe de Liège dans les années 1970-1980, en passant notamment par la création de l’Académie canadienne-française – dont Olivier Lapointe montre le mimétisme institutionnel avec celui de l’Académie française (p. 147) –, les diverses contributions à La Dynamique des groupes littéraires présentent une analyse fine de la forme groupale.

10En fin de compte, le livre refermé, plutôt que l’évidence du groupe, c’est sa mobilité et même sa malléabilité qui ressort avec force. Ainsi, Caroline Crépiat montre avec brio que le Chat noir (1882-1897) doit s’appréhender comme une « recombinaison permanente du groupe » (p. 97), tandis que Paul Aron écrit que le mouvement symboliste avait pour particularité de ne se définir que négativement, par tout ce qu’il rejetait (p. 74 et suivantes). L’affirmation d’un Groupe de Liège s’avère, en réalité, selon Gérald Purnelle, plutôt la conjonction d’un lieu, d’un organe d’édition et de la constellation autour du poète Jacques Izoard (p. 167 et suivantes). Plus ambigus encore, les écrivains regroupés sous le label « Nouveau Roman », institutionnalisé en 1959 sous la forme d’une photo. Perspective qui doit nous inviter, selon Aline Marchand, « à reconsidérer la notion de ‘‘groupe’’ selon une perspective diachronique et non pas figée » (p. 155). Enfin, Michel Lacroix questionne le « lancinent refus » des collectifs littéraires québecois « de s’afficher comme ‘‘groupe’’ » (p. 129). À tel point qu’il affirme : « En somme, s’il y eut un dogmatisme, une idée fixe, dans l’histoire des revues québécoises, c’est bien celle du refus du dogmatisme, l’affirmation ‘‘nous ne sommes pas une chapelle’’, inlassablement répétée, de revue en revue, de décennie en décennie, de 1918 à 2003 » (p. 131).

11L’analyse des mutations, au cours de l’histoire, des regroupements littéraires – en gros, du cénacle au collectif – appelle dès lors à être nuancée et complexifiée, dégagée en tous les cas de toute vision linéaire, tant les formes et les fondements des groupes participent eux-mêmes de la dynamique et des enjeux de ces confluences. Mais jusqu’à quel point, présente en creux dans le livre (et plus encore dans le dossier mis en ligne par Fabula), une image idéal-typique des avant-gardes ne fait-elle partiellement écran ? Seul l’article de David Vrydagh, consacré à René Crevel et au surréalisme, aborde ce mouvement. Article qu’il conclut en écrivant : « L’engagement de René Crevel dans le surréalisme, intermittent mais passionné, échappe en effet pour partie à l’analyse sociologique des groupes littéraires telle qu’elle est menée généralement » (p. 121). Mais ce qui échappe à l’analyse sociologique des groupes littéraires n’est-il pas plus général et plus conséquent ? Il y répond implicitement par rapport au surréalisme, en évoquant « la régulation des comportements [qui] s’est faite essentiellement au coup par coup, en particulier lors de conflits ou de crises » (p. 120), et en appelant à appréhender le groupe sous le prisme des « conduites de vies », au pluriel, car le surréalisme représente « la réunion plus ou moins réussie de différents sous-groupes aux modes de sociabilité et aux logiques différentes » (p. 120).

12Le concept de « conduite de vies » – entendue comme ensemble de dispositifs valorisés, « manières de sentir », développées collectivement –, mis en avant par Denis Saint-Amand et David Vrydaghs, et utilisé entre autres par Joseph Jurt dans La Dynamique des groupes littéraires, offre un stimulant outil pour appréhender la littérature en collectif, sans réifier la forme groupale. De manière plus générale d’ailleurs, au fil des textes, des pistes pour mieux cerner les formations et évolutions des regroupements se dégagent : analyser les supports et les formes, les lieux et les moments de socialisation, en liant histoire culturelle et histoire sociale. Et cela tout en demeurant attentif à la charge imaginaire et à l’évolution du statut des traces et des groupes eux-mêmes, en fonction des transformations des jugements, comme le montre par exemple la réévaluation des Zutiques ou des Incohérents (Daniel Grojnowski, p. 87 et suivantes). Cela n’invite-t-il pas, en retour, à un réexamen plus général de « l’avant-garde » artistique et, peut-être plus encore, de l’analyse sociologique de Bourdieu, par le prisme de laquelle les groupes littéraires demeure majoritairement étudiés dans le champ francophone ?

  • 2 Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde [1974], Paris, Questions théoriques, 2013.
  • 3 La première partie de l’article de Dominique Pasquier, « La ‘‘culture populaire’’ à l’épreuve des (...)

13Ainsi, la mise en évidence du caractère mouvant des groupes – appréhendés en fonction des dynamiques et enjeux de leur institutionnalisation – n’est pas sans conséquence sur la théorie du champ littéraire. Elle invite, en tous les cas, à (mieux) se nourrir de la sociologie des médias et d’approches micro-sociologiques, à mettre en dialogue les catégories d’obédience bourdieusienne avec les travaux des cultural studies et avec la thèse de Peter Bürger sur « les mouvements historiques d’avant-garde 2 », et, de manière plus générale, à réinterroger les rapports à la culture légitime, ainsi que les pratiques du brouillage des frontières de l’esthétique « légitime 3 ».

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Notes

1 Anthony Glinoer et Michel Lacroix, Introduction, URL : https://www.fabula.org/colloques/document6676.php.

2 Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde [1974], Paris, Questions théoriques, 2013.

3 La première partie de l’article de Dominique Pasquier, « La ‘‘culture populaire’’ à l’épreuve des débats sociologiques », esquisse à grand traits certains des contours de ce débat. Hermès, La Revue, no 42, 2005/2, p. 60‑69, URL : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2005-2-page-60.htm.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Frédéric Thomas, « Littérature et dynamiques collectives »COnTEXTES [En ligne], Notes de lecture, mis en ligne le 22 janvier 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/contextes/9902 ; DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.9902

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Auteur

Frédéric Thomas

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