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« Vous tout seuls, nous en classe ». L’enseignement comodal au temps de la pandémie

« You on your own, us in the classroom ». Co-modal teaching in the time of the pandemic
Nicolas Guichon et Stéphanie Roussel

Résumés

Cette étude propose une analyse des interactions pédagogiques en situation d’enseignement comodal pendant la pandémie de Covid-19. Elle étudie la conduite interactionnelle d’une enseignante avec ses élèves de cycle 3 présents en salle de classe et d’autres à distance, suivant les leçons par le biais de la visioconférence depuis leur domicile. En adoptant le cadre théorique et la méthodologie de l’approche multimodale, les aspects relationnels et les aspects cognitifs de la gestion de l’attention en jeu dans cette situation de comodalité sont examinés. Nos analyses montrent que pour faire face à une situation d’enseignement dégradée, des ressources didactiques, sémiotiques et technologiques sont déployées et orchestrées par l’enseignante à la fois pour faire converger l’attention des élèves à distance et en présence, vers les mêmes contenus d’apprentissage, mais aussi pour leur signifier cette attention à l’autre et à son bien-être psychologique.

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Texte intégral

Les auteurs remercient Sophie Beaumont et Véronique Miguel Addisu à l’origine du projet « Français Plus », Marion Mandroux, l’enseignante qui nous a ouvert sa classe de CM2, ses élèves de CM2, l’équipe administrative du Lycée français de Chicago. Les auteurs sont également reconnaissants à Marine Pham qui a réalisé les transcriptions du corpus ainsi qu’à André Tricot et Prisca Fénoglio pour leur relecture précieuse.

Introduction : une situation d’enseignement inédite et l’émergence d’enjeux didactiques

1La crise sanitaire du Covid-19 a obligé la communauté des enseignants à mobiliser, dans l’urgence, des moyens pour garantir le contrat de continuité pédagogique qui les lie aux élèves. On peut définir la continuité pédagogique (Boudokhane-Lima et al., 2021) comme la gamme de stratégies et de ressources déployées par les acteurs d’une institution de formation pour rétablir et maintenir les liens pédagogiques dans une situation exceptionnelle de crise à l’aide de moyens humains et numériques afin de servir l’apprentissage.

  • 1 Ces expressions sont issues du verbatim de l’enseignante qui a participé à notre étude.

2L’une des réponses pour s’adapter à cette situation de crise a été de mettre en place un enseignement comodal, défini comme une offre de cours proposée simultanément à des élèves en présentiel et à des élèves distants par le biais d’outils synchrones (par exemple la visioconférence) et asynchrones (plateformes de dépôt et de partage de documents, messageries de type WhatsApp). Cette situation où des enseignants conduisent des interactions pédagogiques à la fois avec des élèves isolés assistant aux cours depuis leur domicile (« vous tout seuls »)1 et avec des élèves avec eux dans la même salle de classe (« nous en classe ») correspond à une configuration plutôt inédite qui soulève de nombreux enjeux d’ordres didactique, organisationnel, technologique et communicationnel et qui pose deux questions principales : comment les enseignants bricolent-ils une conduite de classe à destination des deux catégories d’élèves selon l’acception que de Certeau (1990) propose du « bricolage » ? Quelles ressources mobilisent-ils pour guider l’attention des élèves et pour que tous se sentent pris en considération ?

3Cette situation de comodalité s’est généralisée depuis le début de la crise pandémique, en particulier dans les écoles du réseau de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) en Amérique du Nord et elle constitue l’un des aspects du projet de recherche « Français + » (Miguel Addisu et al., 2020). L’enseignement en comodalité a remis en lumière la complexité de l’agir professionnel et souligné « la multiplicité des préoccupations et des tâches conjointes que l’enseignant doit assumer pour faire classe » (Bucheton, 2014, p. 8). En effet, l’agenda pédagogique lié à l’enseignement en temps de pandémie a requis d’une part d’apporter un soin particulier à installer et maintenir un climat socioaffectif propice et inclusif, en particulier pour les élèves à distance et, d’autre part de veiller à ce que, dans cette configuration inédite où des élèves en présentiel et en distanciel participent simultanément à une même activité d’apprentissage, tous conservent une même attention aux contenus d’apprentissage. C’est à partir de données recueillies dans une école de ce réseau que nous nous attachons à examiner l’enseignement comodal par le prisme de l’attention, d’une part dans sa dimension socioaffective (attention aux élèves) et, d’autre part, psychocognitive (attention aux savoirs). Cette étude adopte l’approche multimodale des interactions didactiques (Jewitt, 2011, Guichon et Tellier, 2017) et examine l’ensemble du répertoire sémiotique des enseignants en partant du postulat que l’analyse conjointe des actions pédagogiques et de leur manifestation multimodale permet de comprendre comment se construit, malgré la distance et le climat anxiogène lié au contexte sanitaire, une pédagogie relationnelle (Kern, 2014).

La comodalité, un agenda pédagogique complexifié

L’agenda relationnel de l’enseignant en situation comodale

4Les recherches sur l’enseignement en ligne soulignent combien les aspects socioaffectifs sont à prendre en compte tant le risque d’un désengagement de la part des élèves à distance est important (cf. Dussarps, 2015). La situation de comodalité soulève de nouvelles questions. D’une part, les élèves à distance ne sont plus dans l’immédiat champ de vision des enseignants qui risquent de concentrer plus facilement leur attention sur les élèves en présentiel ; d’autre part, les élèves à distance sont dans le contexte du domicile familial, qui, par essence, ménage des perturbations (distractions diverses dans leur environnement immédiat invisibles pour les enseignants). Il existe donc pour les enseignants une nécessité de se rendre aussi présents que possible et de trouver des moyens pour inclure les élèves à distance sans négliger ceux qui sont en co-présence dans la salle de classe.

5Guichon (2017), qui a étudié les effets de présence dans des interactions pédagogiques par visioconférence, conclut que cette configuration technopédagogique nécessite pour les enseignants de rendre manifestes la qualité de leur écoute, leur disponibilité et leur patience pour encourager les élèves à prendre part aux interactions orales avec confiance, de développer une connivence en ligne en partageant des rituels, des émotions et des rires et, enfin, de lever une partie du voile sur le hors-champ de l’interaction didactique. En multipliant les foyers attentionnels des enseignants, la comodalité complexifie leur agenda relationnel ainsi que notre étude va s’employer à le montrer.

L’agenda du guidage didactique de l’enseignant en situation comodale

6La question de la gestion de l’attention dans son acception cognitive prend, en situation d’enseignement comodal, une dimension particulière. Gobeil-Proulx (2019) souligne par exemple que, dans ces contextes, les responsabilités et contraintes à considérer pour l’enseignant concernent « la production d’une planification pédagogique cohérente et équivalente dans les deux modes d’enseignement, et des ajustements incrémentaux dans le rythme et les stratégies d’enseignement en classe » (p. 57). Dans cette même perspective, Vangrunderbeeck (2020) avance qu’il s’agit pour l’enseignant, de manière peut-être encore plus marquée qu’en situation d’enseignement en présentiel ou hybride, de maintenir l’attention de tous les élèves (en présence et à distance).

7On sait grâce aux travaux en psychologie cognitive (Cowan, 1995 ; Baddeley 2002) que l’attention est un système à capacité limitée dont l’un des principaux rôles est de sélectionner les informations issues de l’environnement, pour les traitements suivants. L’attention fonctionnerait comme un « projecteur sélectif » (Baars 1997, p. 292), qui éclaire une partie des informations perçues par l’individu de manière auditive ou visuelle.

8Dès lors, l’un des enjeux de la gestion de l’attention aux savoirs en situation comodale pour l’enseignant consiste à faire converger l’attention des élèves à distance et des élèves en classe vers un même support visuel. C’est pour remplir cette fonction que semble avoir émergé la caméra document comme solution technique permettant de gérer la comodalité. La caméra document ou visionneuse (Mavers, 2009) est fixée sur un pied flexible et modulable, ce qui permet de la diriger vers une ardoise ou des pages de manuel pour filmer les contenus et les diffuser simultanément sur l’écran d’ordinateur d’élèves distants et sur le tableau blanc dans la salle de classe pour les élèves en co-présence des enseignants (cf. infra). Ainsi, lorsqu’une enseignante place son ardoise ou un livre sous la caméra document, elle place en quelque sorte « sous le projecteur » – pour reprendre l’image liée à la définition de l’attention – un même contenu à partager avec tous ses élèves.

9La section suivante s’attache à explorer ce double agenda et à montrer que les deux dimensions socioaffective (attention à l’autre) et cognitive (attention au savoir) de l’attention sont non seulement complémentaires, mais imbriquées dans leur manifestation sémiotique. Grâce au travail minutieux de transcription multimodale (cf. infra) qui distingue les éléments verbaux (discours d’une enseignante), co-verbaux (sourires, regards, gestes, etc.) et techniques (manipulation de différents artefacts), l’analyse multimodale s’attache à comprendre comment différentes ressources sont combinées pour assurer une conduite pédagogique (Jewitt, 2011) répondant aux besoins simultanés des élèves en classe et ceux en ligne.

La gestion de la comodalité par une enseignante au Lycée français de Chicago

10La crise sanitaire, parce qu’elle rendait impossibles les déplacements in situ, a incité les chercheurs à déployer des méthodologies associant des informateurs de manière étroite et à favoriser les approches qualitatives (Cheung, 2021). Une situation singulière, si elle est suffisamment riche, peut fournir une matière empirique riche, propice à l’exploration d’un phénomène émergent (Duff, 2020). C’est, ici, une étude qualitative qui a été choisie pour explorer l’enseignement comodal à l’école primaire. Avant d’exposer nos analyses, nous allons tout d’abord présenter l’enseignante qui a accepté de participer à cette recherche, ses élèves, leur contexte, et l’organisation technopédagogique mise en place à l’occasion de la crise pandémique.

Les protagonistes de la situation pédagogique et leur contexte

11Notre étude implique une professeure des écoles de 29 ans, enseignante auprès d’une classe de CM2 au Lycée français de Chicago, un établissement faisant partie du réseau de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) et proposant une offre de cours allant des petites sections maternelles aux classes de Terminale. Ces établissements sont gérés par l’Éducation nationale et par les gouvernements fédéraux (en l’occurrence l’État de l’Illinois), et bénéficient d’équipements et d’infrastructures de qualité.

12La participante à cette étude (ci-après désignée par l’enseignante ou Marion) a réussi en 2013 le concours de recrutement de professeurs des écoles. Après avoir exercé trois ans en France, elle a rejoint le réseau de l’AEFE et entamait en 2020 sa cinquième année en détachement de l’Éducation nationale au Lycée français de Chicago. Marion est dans une logique de développement professionnel : elle a obtenu en 2020 un master de didactique du français langue étrangère par correspondance et participe à la mise en œuvre du dispositif intitulé « classe flexible » à Chicago. C’est donc une enseignante expérimentée, intéressée par l’innovation pédagogique et à l’aise avec l’intégration des technologies.

13Au moment de la recherche, le groupe-classe de Marion comprend 21 élèves, 19 en présentiel et 2 élèves à distance (et quelques autres encore de manière ponctuelle). Les parents de ces enfants ont fait le choix de les garder au sein du foyer pendant la pandémie, ce qui a conduit Marion à adopter un enseignement hybride comprenant des phases de comodalité.

Organisation pédagogique et technologique

14Dès le début de la crise sanitaire, le Lycée de Chicago a offert la possibilité d’enseignement aménagé aux parents qui le souhaitaient et a demandé à certains enseignants d’investir plus intensément une plateforme de cours (Google Classroom) sur laquelle les élèves à distance ont accès au même programme que leurs camarades (cf. annexe 1 pour le détail de l’organisation d’une journée). Cette plateforme fournit également des ressources, des échéances et des consignes similaires pour tous.

15Chacune des cinq journées de cours hebdomadaires est rythmée par quatre rendez-vous synchrones quotidiens de trente minutes où les élèves en distanciel retrouvent, par le biais du système de visioconférence Zoom, leurs camarades en présentiel. Ces temps partagés sont typiquement consacrés à des activités d’exposition ou de révision de l’orthographe, de la grammaire, des mathématiques ou de sciences. Pour comprendre la situation, la photographie (figure 1) est extraite d’une vidéo prise grâce à un iPad disposé au fond de la classe et ne faisant apparaître que des enfants dont les parents ont donné leur consentement. Cette photographie permet de déplier le dispositif technopédagogique pour en saisir les multiples facettes.

Figure 1. Dispositif technopédagogique de la classe comodale, 19 janvier 2021, 8h30, révision orthographique

Figure 1. Dispositif technopédagogique de la classe comodale, 19 janvier 2021, 8h30, révision orthographique

16L’enseignante, masquée pour des raisons sanitaires, conduit la leçon par le biais d’une (1) ardoise effaçable qui lui permet d’écrire rapidement (par exemple des conjugaisons). Une caméra document (2) est fixée à un support mobile sur le bureau de l’enseignante. Cette caméra permet, selon l’angle choisi, de faire apparaître le visage de l’enseignante (typiquement au début et à la fin de la séquence sur Zoom) ou bien ce qu’elle écrit sur l’ardoise ou bien encore de montrer des ressources pédagogiques (pages de manuels, cartes conceptuelles). Ce qui est filmé par la webcam est à la fois diffusé par le logiciel de visioconférence Zoom et visible par l’enseignante grâce à deux ordinateurs (3) disposés sur son bureau. L’image captée par la webcam est visible par le biais des équipements des élèves distants et sur le tableau blanc (4) pour les élèves en présentiel grâce à un vidéoprojecteur. L’enseignante suit l’activité des élèves distants grâce à leur image visible sur Zoom, leur production écrite dans le chat de Zoom et leurs interventions orales avec une oreillette (5). Cet assemblage techno-humain permet donc d’associer simultanément plusieurs modes (l’écrit sur l’ardoise, l’image, le son) et soulève des questions sur l’orchestration multimodale déployée par l’enseignante et sa gestion conjointe des élèves en présentiel et en distanciel et de leur attention.

17Soulignons que cette enseignante a fait face à la crise sanitaire dans de bonnes conditions matérielles (soutien technique et institutionnel, équipement approprié à la comodalité et maîtrisé, élèves de cycle 3 autonomes et disciplinés), néanmoins dégradées par le fait que les protagonistes de la situation pédagogique opèrent dans un climat sanitaire et psychologique particulièrement anxiogène. En outre, enseignante comme élèves portent un masque qui dissimule les principaux indices d’expressivité du bas du visage (cf. Guichon, 2017), atténue la portée de la voix et exige, de ce fait, un engagement physique et émotionnel particulier. Faire appel pour une recherche à une enseignante opérant dans ce contexte privilégié permet de neutraliser des variables liées au manque d’équipement adéquat ou au manque de soutien technique qui peuvent se faire jour dans bien des établissements en France comme à l’étranger (Boudokhane-Lima et al.., 2021 ; Cheung, 2021). Cela permet ainsi de se concentrer sur les compétences sémiopédagogiques que les enseignants peuvent progressivement développer lorsqu’ils sont confrontés à cette situation de comodalité.

Données collectées

18Dans cette étude, les analyses portent sur deux séances de français menées en classe de CM2. Le matériel filmique assemble dans un même montage vidéo une double prise de vue : une première vue captée par le logiciel Zoom et donnant à voir le point de vue des élèves distants et une seconde vue captée depuis le fond de la classe par un iPad offrant la perspective du groupe des élèves en présentiel. Cette matière filmique constitue le matériau empirique principal sur lequel les analyses multimodales ont été conduites. Les données ont été retranscrites et codées de manière thématique (Miles et Huberman, 2003) afin de repérer les contenus pédagogiques et les différents moments qui ponctuent les séances synchrones. En raison du coût temporel de la transcription multimodale, le choix a été fait de transcrire ces deux seules séances, d’une part car elles représentaient adéquatement le reste des données et, d’autre part, car elles permettaient de comprendre les principaux enjeux sémiopédagogiques dans la conduite des interactions en comodalité.

19Ces extraits ont été transcrits afin de démêler les modes visuels, verbaux, écrits (cf. infra pour une description de la transcription) puis analysés afin de comprendre l’orchestration multimodale, mise en place par la participante pour faire face à son double agenda. L’approche multimodale de l’enseignement (Jewitt, 2011 ; Bezemer, 2014 ; Guichon et Tellier, 2017) fournit des outils théoriques et des méthodes particulièrement aptes à une étude fine de ce qui se joue d’un point de vue interactionnel entre les protagonistes de la situation d’apprentissage, ainsi qu’à l’observation des transformations minuscules et des processus infinitésimaux (Thievenaz, 2019) qui se sont manifestés dans l’enseignement des langues secondes lorsque l’enseignement comodal s’est mis en place.

Analyses

La présence redoublée et dédoublée de l’enseignante en situation comodale

20Afin d’expliciter la méthode propre à l’approche multimodale et de montrer comment celle-ci peut contribuer à mettre au jour certains enjeux sémiotiques de l’enseignement comodal, cette section va aborder deux questions : comment la transcription peut-elle rendre compte de l’orchestration multimodale et de la simultanéité de plusieurs cours d’action ? Que se joue-t-il au niveau sémiopédagogique dans la conduite des interactions didactiques en situation comodale, en particulier concernant les regards et les gestes de l’enseignante et les effets de présence ainsi produits ?

21Cette partie de l’analyse se concentre sur un moment d’une leçon en comodalité, celle du 19 janvier 2021 en début de journée (cf. annexe 1) ; l’enseignante vient de terminer une courte séquence s’appuyant sur une carte mentale qui détaille la question du pluriel des noms et les exceptions (éventail, travail, etc.). Le corpus d’étude est un court extrait (1 minute 55 secondes) qui concerne le passage entre deux temps didactiques, d’une part l’identification de stratégies pour repérer et mémoriser les règles de formation du pluriel et, d’autre part, la préparation pour une réunion de l’école pour commémorer la mémoire de Martin Luther King. Parce que ce court extrait mobilise des aspects pédagogiques et organisationnels, il semble particulièrement propice à la compréhension de la comodalité et de ce qu’elle implique pour les enseignants et les élèves.

22La transcription multimodale permet d’assembler le discours de l’enseignante et les différentes ressources qu’elle déploie pour se rendre présente et conduire l’interaction.

23L’extrait est découpé en cinq phases et présenté comme une partition musicale à deux lignes.

24Sur la première ligne, des photos de l’image de la webcam de l’enseignante ou de ce qui est capté par la caméra au fond de la classe sont mobilisées avec, indiqué par un soulignement, l’indication du moment exact de la production visuelle dans la transcription. Le clip vidéo est accessible ici2 et mérite d’être vu une fois dans son ensemble, une fois en se concentrant sur l’image de l’enseignante dans sa classe (par exemple, vignette 1a) et, enfin, une troisième fois sur l’image de la webcam (par exemple, vignette 1c).

25Sur la deuxième ligne de la transcription, on trouve le discours verbal de l’enseignante transcrit selon une version allégée des conventions de transcription mettant en valeur

  • les intonations montantes et descendantes (par exemple eh oui\),

  • les éléments liés à la saillance perceptuelle (on a L’EXCEPTION ICI),

  • les allongements syllabiques (des : tra :vaux),

  • la description, quand cela est pertinent, des actions qui accompagnent le discours.

26La lecture de la transcription se fait par l’examen des deux lignes puis d’un aller-retour entre le mode visuel et le mode verbal afin de saisir l’orchestration multimodale.

Une désynchronisation minuscule

27La première phase de la transcription correspond à la fin d’une explication orthographique.

Extrait 1. Un regard visible par les seuls élèves co-présents

Extrait 1. Un regard visible par les seuls élèves co-présents

28L’enseignante mobilise des ressources verbales (par exemple différents effets prosodiques comme EXCEPTION), gestuelles avec un pointage vers le « s » du pluriel sur l’ardoise, visuelles avec les mots qui sont écrits et manipulés sur l’ardoise, et le jeu des couleurs et des supports (la carte mentale et l’ardoise) qui sont combinés et rendus accessibles dans le champ de la caméra document. Grâce au son et à l’image médiatisés par cette caméra, les élèves distants et les élèves en présentiel ont accès à une explication, équivalente d’un point de vue multimodal, qui concourt à concentrer leur attention sur la compréhension de la formation du pluriel. Le seul différentiel entre les deux groupes se situe dans les deux secondes (cf. vignette 1b) où l’enseignante lève les yeux de l’ardoise et balaye du regard l’assistance des élèves en classe. Dans ces quelques secondes se jouent deux aspects : l’un concerne les dimensions socioaffectives que le regard de l’enseignante permet de communiquer (« je suis à votre écoute ») tandis que l’autre concerne le rythme partagé que le regard permet d’instaurer (« nous cherchons ensemble le fonctionnement de la règle »). On peut gager que l’impossibilité pour les élèves distants de percevoir le regard de l’enseignante qui, en quelques saccades, englobe les élèves dans un groupe-classe est ce qui désynchronise imperceptiblement le rythme d’une interaction en ligne et crée, par ajouts successifs, une dysrythmie entre les individus qui sont devant leur écran et ceux qui sont au sein de la classe (cf. extrait 1).

Un double foyer attentionnel

29La chute intonative perceptible dans l’énoncé précédent (des : tra :vaux ici\) annonçait une transition vers la phase finale de la séance de visioconférence, celle qui assure un lien avec la prochaine séance comodale en explicitant les modalités de travail.

Extrait 2. « Vous tous seuls », « nous en classe »

Extrait 2. « Vous tous seuls », « nous en classe »

30L’enseignante prend soin de s’adresser aux trois élèves distants (Louis-Kevin-Théo) en regardant leur image sur son écran de contrôle et en nommant chacun des trois prénoms, dans un ordre qui se répète plusieurs fois lors de la séance comme un rituel propice à guider l’attention. On constate donc bien une distribution de l’attention de l’enseignante entre les deux espaces de production (l’écran et la classe) propice à créer une seule communauté d’apprentissage, mais la distinction entre le « vous tous seuls » et le « nous en classe » rend manifeste la difficulté de maintenir un espace et un rythme réellement partagés.

Une gestuelle amplifiée, mais parfois invisible

31On peut identifier comment se coordonnent la voix de l’enseignante et son corps réduit, pour les trois élèves à distance, à une main visible dans le cadre de la caméra document.

Extrait 3. Une gestuelle amplifiée et expressive

Extrait 3. Une gestuelle amplifiée et expressive

32Cette main est la présence métonymique de l’enseignante (une partie pour le tout). Elle est posée à plat, doigts écartés, pour désigner la carte mentale quand elle est le sujet du discours. Puis l’enseignante utilise ses ongles pour produire un petit cliquetis contre l’ardoise qui mime l’impression d’un document (« IMPRIMEZ-LA »). La carte mentale est aussi distribuée dans l’espace par le biais du discours avec des déictiques (cette carte, ici, là-dessus) et dans le temps (dans les devoirs). Le support d’apprentissage se multiplie (sur l’ardoise, sur l’écran et dans l’espace partagé en ligne) et on sent la préoccupation de l’enseignante d’organiser son accessibilité par le discours et d’animer son support grâce à une gestuelle amplifiée et expressive. La question de la visibilité des gestes et des regards (qui voit quoi ?) se pose parfois de manière accrue.

Extrait 4. Gestes visibles et invisibles

Extrait 4. Gestes visibles et invisibles

33Dans l’extrait 4, l’enseignante théâtralise un geste métaphorique (celui d’un enfant surjouant la victoire, car il aurait tout appris très vite) alors qu’elle scande les mots (JE CONNAIS TOUT PAR CŒUR) sur un ton faussement crâneur. Cet énoncé en soi n’est pas déterminant, contrairement aux stratégies méthodologiques suggérées afin de se concentrer chaque jour sur une partie de la carte mentale (cf. 4b), mais il permet d’installer de la connivence avec les élèves par le biais de la plaisanterie. Le geste surjoué est invisible pour les élèves à distance, car il dépasse le cadre de la webcam et on peut se demander jusqu’à quel point l’ironie est perceptible sans la vue de ces bras levés vers le ciel.

Le tour de force sémiopédagogique du regard caméra

  • 3 Une autre séance zoom se profile consacrée à la commémoration de Martin Luther King avec le reste d (...)

34Occupée à organiser la suite de la journée pour les élèves à distance3, l’enseignante choisit alors d’utiliser sa webcam pour mettre son visage en plein écran et produire un regard caméra (Guichon, 2017).

Extrait 5. Production du regard caméra

Extrait 5. Production du regard caméra

35Alors qu’en présentiel, le regard sert généralement à définir le coénonciateur (Azaoui, 2014), la situation de visioconférence requiert de produire un regard qui, pour être perçu par les coénonciateurs distants et capter leur attention, exige de fixer l’œil de la webcam et non l’image des élèves sur l’écran. Pour s’assurer de capter l’attention de ces derniers, l’enseignante décide d’ajouter le mode visuel au mode verbal tout en décrivant ce qu’elle fait : « j’vais remettre ma caméra pour que vous me voyez ». Si le commentaire de sa propre action est assez typique de la conduite d’interactions didactiques, il paraît toutefois plus fréquent en situation de distance. Celle-ci semble nécessiter une surexplicitation de ce qui, sans cette didascalie verbalisée, pourrait passer inaperçu. Ce regard, focalisé sur le moyen de communication et non sur le visage des coénonciateurs, constitue sans doute un tour de force sémiopédagogique car il suppose, de la part de l’enseignante, une conscience sémiotique aiguë des enjeux et des moyens pour produire une communication chaleureuse et impliquante afin de pallier les risques de désengagement et de dysrythmie des élèves à distance. La fonction de ce regard caméra est donc de souligner qu’elle s’adresse, à ce moment précis et selon cette procédure particulière, aux trois élèves concernés et seulement à eux. L’effet créé est celui d’un sursignage qui permet de compenser la distance. Le regard caméra et le discours verbal adressé signalent qu’à ce moment-là, l’enseignante est tout entière à la disposition de ses trois élèves distants alors même que son visage disparaît derrière les post-its sur l’écran du tableau blanc de la salle de classe (vignette 5b).

36En résumé, la situation de comodalité a plusieurs effets sur la manière dont l’enseignante se rend présente à ses élèves. En effet, quand ceux qui sont en classe voient leur enseignante masquée à son bureau et sur le tableau, on peut identifier quatre manifestations de la présence enseignante telle qu’elle est perçue visuellement par les élèves distants :

  • elle est quasiment désincarnée quand le cadrage se concentre sur un contenu projeté (comme la carte mentale ou la phrase écrite sur l’ardoise) ;

  • elle se résume à une main qui accompagne le discours explicatif ;

  • elle est partielle quand l’enseignante produit certains gestes qui dépassent le cadrage ;

  • elle est plein cadre quand l’enseignante produit un regard caméra et un énoncé adressé et individualisé.

  • 4 L’objectif de la présentation multimédia n’est pas seulement de fournir des informations, c’est aus (...)

37Ainsi, le mode verbal, par le biais du discours de l’enseignante, maintient une cohérence communicationnelle et pédagogique qui vient suppléer une image fragmentée. Ces observations sont congruentes avec les recherches sur la multimodalité (Mayer, 2005) qui soulignent qu’il incombe aux enseignants et aux concepteurs de dispositifs numériques d’apprentissage de veiller à fournir un guidage pour faciliter le traitement de l’information et pallier les éventuelles défaillances d’un mode sur l’autre à un moment donné. Comme le résume Mayer (ibid., p. 12), « the goal of multimedia presentation is not only to provide information, but also to provide guidance for how to process the presented information – that is, for determining what to pay attention to, how to mentally organise it, and how to relate it to prior knowledge4 ». Comme on l’a constaté dans l’analyse des extraits, non seulement l’enseignante en comodalité se rend doublement présente, mais déploie les manifestations de sa présence sur différents supports compensant, ce faisant, le fait qu’une partie du visage disparaît derrière un masque et que son corps est contraint de rester à son bureau pour manipuler les artefacts technologiques. On peut gager que la voix de l’enseignante permet d’instaurer un tempo partagé entre élèves en présence et à distance et de solliciter l’attention de chacun alors que le mode visuel, quand il n’est pas focalisé sur un support fixe (page de manuel, carte conceptuelle), peut créer une division de l’attention si l’image n’est pas en cohérence avec le discours oral (cf. Sweller, 2005).

La gestion de la caméra document et le guidage de l’attention aux contenus d’apprentissage

38Cette section s’appuie sur un second extrait accessible ici5 et se concentre sur les outils utilisés et les procédures mises en œuvre par l’enseignante, pendant une séance de grammaire menée le 16 décembre 2020, pour guider l’attention des élèves vers les objectifs d’apprentissage : savoir trouver le verbe et ses compléments dans une phrase. Dans le contexte particulier de l’enseignement comodal, nous allons voir que ces procédures de guidage de l’attention des élèves (Roussel, 2021) prennent une dimension particulière dès lors que l’enseignante s’adresse parfois à tous les enfants, parfois au groupe d’élèves en présentiel ou au groupe d’élèves à distance. Dans cette analyse, nous examinons également la place de la caméra document, en formulant l’hypothèse selon laquelle cet artefact permet à l’enseignante de répondre à certains enjeux de gestion de l’attention des élèves en situation d’enseignement comodal. Deux questions principales seront abordées, à savoir : en quoi la participation est-elle différente pour les élèves à distance ? Comment la caméra document et le discours de l’enseignante contribuent-ils au guidage de l’attention des deux catégories d’élèves ?

Des consignes spécifiques contraintes par les ressources de chaque groupe d’élèves

39Après l’annonce de la thématique (la reconnaissance du verbe et de ses compléments) et d’une évaluation à venir, l’enseignante écrit une phrase sur l’ardoise (6a et 6b).

Extrait 6. Des consignes spécifiques

Extrait 6. Des consignes spécifiques

40L’enseignante donne ensuite une consigne de travail : « on cherche le verbe en rouge et le sujet en vert ». Une rupture intervient alors dans le discours de l’enseignante qui donne spécifiquement une consigne aux élèves à distance. Ceux-ci sont invités à faire l’exercice dans le chat, sans utiliser les couleurs, mais en ayant recours à des étiquettes grammaticales. La phrase qui apparaît « toute nue » (6b) devient ainsi un problème à décortiquer ensemble, avec l’aide de ressources (les couleurs pour les élèves en présentiel ou des étiquetages grammaticaux pour les élèves distants). L’utilisation du chat va permettre à l’enseignante de vérifier en temps réel les réponses des élèves à distance, tandis que les élèves en présentiel pourront lever leurs ardoises et exhiber le fruit de leur réflexion. Il apparaît donc ici que les consignes sont conditionnées aux ressources dont disposent les élèves, ce qui peut également interroger la manière dont les connaissances sont structurées.

Une attention aux procédures soutenue par la contiguïté spatiale et-temporelle

41Dans son discours verbal, Marion alterne entre les consignes qui s’adressent à toute la classe et des consignes plus spécifiques à chacun des deux groupes d’élèves.

Extrait 7. À la recherche du verbe conjugué

Extrait 7. À la recherche du verbe conjugué

42Tandis que les consignes communes sont relatives au cœur de la tâche, les consignes spécifiques à chaque groupe concernent plutôt le mode et le support pour présenter l’information qui leur est demandée. Alors que les élèves en présentiel recopient la phrase en entier sur l’ardoise, les élèves à distance indiquent seulement le verbe d’abord et le sujet ensuite dans le chat. Marion leur demande d’ailleurs d’utiliser la fonction « écrire à tout le monde » (everyone) de l’interface. Dans la dernière partie de l’extrait 7, Marion donne à la consigne une dimension particulière : elle met l’accent sur la procédure à suivre par les élèves pour repérer les différents éléments de la phrase. En déployant des ressources prosodiques de mise en relief, elle demande explicitement d’encadrer le verbe (7a) d’abord, puis de se poser la question : « qui lance ? » (7b). Cette procédure va être répétée tout au long de la séance pour chaque exemple de phrase. On peut alors se demander, si le recours à du métalangage (étiquettes grammaticales dans le chat), finalement induit par la situation de comodalité, est bien équivalent à l’utilisation d’un code couleur sur une ardoise en classe, notamment au niveau de l’exigence d’abstraction. Ces deux actions (souligner en couleur et donner une étiquette grammaticale) contribuent-elles de la même manière à la construction et à la structuration des connaissances ? Il apparaît ici clairement que la situation comodale nécessite une double planification de la part de l’enseignante qui doit anticiper à la fois les supports et les consignes destinés aux élèves en présence et à distance. Cela rejoint les études qui montrent que l’enseignement à distance nécessite d’apporter le plus grand soin à la scénarisation et à la planification de l’enseignement (Peraya et Peltier, 2020).

43D’un point de vue didactique, lorsque Marion invite les élèves à centrer leur attention sur une procédure spécifique, elle les engage, comme le décrit Vygotski (1934/2003) à organiser leur expérience, à la généraliser ou à effectuer des mises en relations. Les démarches interpsychologiques (ici entre Marion et ses élèves) constituent la base de démarches intrapsychologiques (dans une sorte de discours intérieur de l’élève) et contribuent à l’attention volontaire et à la formation des concepts. Il s’agit ci pour l’enseignante d’aider les élèves à systématiser leurs observations grammaticales (Ober, Garcia-Debanc et Sanz-Lecina, 2004), pour leur permettre de mettre en œuvre l’analyse de manière autonome. Le jeu des pronoms (nous, on, vous me cherchez le verbe), utilisés par Marion, également visible dans l’extrait suivant (Extrait 8) s’inscrit dans cette perspective. Son discours ne se résume pas à une série de consignes ou d’injonctions du type « Cherchez le verbe, soulignez le sujet ». Il semble beaucoup plus inclusif et Marion utilise très peu le pronom « je ». Son discours tend même vers un monologue intérieur, tel qu’il pourrait être attendu d’un élève qui raisonne seul : « c’est vraiment le mot\clé de notre phrase\ on encadre le verbe\ et ensuite on se pose la question QUI lance ». Ce guidage de l’attention vis-à-vis des procédures passe donc par le discours de l’enseignante, mais il est également soutenu par l’utilisation de la caméra document qui favorise la concentration de l’attention visuelle des élèves sur la phrase et sur les opérations (mise en couleur, soulignements, encadrement) effectuées par Marion pour l’analyser. La caméra document permet de présenter aux élèves des informations sélectionnées et rassemblées dans un même cadre visuel, qui semble physiquement délimiter les informations à traiter, tout en les accompagnant d’un discours oral congruent. Cette présentation permet sans doute d’éviter le partage attentionnel, décrit par Sweller (2005), en intégrant physiquement des informations visuelles et auditives qui doivent être reliées entre elles mentalement.

Réduire la distance aux savoirs, un matériau linguistique sous la loupe

Extrait 8. La mise en valeur des procédures

Extrait 8. La mise en valeur des procédures

44La mise en valeur visuelle, gestuelle et sonore de matériau (input enhancement, voir Leow 1997) apparaît ici comme l’une des techniques privilégiées par Marion. Après avoir encadré le verbe en rouge et souligné le sujet en vert (8a), Marion écrit une liste de questions sous la phrase en noir (8b). Marion pointe tour à tour vers chacune des questions en les répétant après les avoir écrites. Elle utilise ainsi toute une panoplie de ressources gestuelles et prosodiques à sa disposition pour commenter l’activité en cours, la segmenter, marquer le début et la fin de son explication et du travail des élèves, simplifier la tâche proposée en réduisant, par exemple, le nombre d’étapes pour atteindre la solution. L’exemple de solution attendue, ici, la phrase présentée avec les éléments soulignés sert, ici, de guidage de l’attention de l’élève vers des procédures et permet aux élèves d’intégrer en mémoire à long terme des schémas de résolution déjà construits. Toutes les techniques mises en œuvre par Marion relèvent de stratégies de guidage de l’attention (Roussel, 2021) ou d’étayage (Bruner,1983) couramment utilisées dans des situations d’enseignement-apprentissage. Cependant, dans ce contexte particulier de comodalité, ces techniques sont placées sous la loupe grossissante de la caméra document. Dans les parties précédentes, nous avons vu que pour se plier à la comodalité, l’enseignante adresse des regards, des gestes, des consignes spécifiques à ces deux publics d’élèves pour partager sa présence. Ici, au contraire par le biais de la caméra document, tout est mis en œuvre pour amoindrir les effets négatifs de la comodalité en rassemblant ses élèves séparés autour d’un même support, autour d’un même guidage didactique, pour réduire ou faire oublier, en quelque sorte la distance physique aux savoirs. C’est bien ce double mouvement d’adaptation à la comodalité et de contournement des contraintes que celle-ci impose qui façonne l’agir de l’enseignante de manière inédite.

Conclusion

45Cette étude montre la complexité de l’agir enseignant en situation comodale en examinant la manière dont une enseignante utilise des instruments (caméra-document, visioconférence, vidéoprojecteur), déploie des stratégies sémiopédagogiques (regard caméra, sourires, prosodie accentuée, adresses nominatives) et met en œuvre des techniques didactiques (activation des connaissances préalables, sélection et mise en relief des informations pertinentes, attention portée aux procédures) pour guider l’attention des élèves vers un même point, un même espace, où sont exposés et travaillés les savoirs. Pourtant, comme cela est apparu dans les transcriptions multimodales, la distance, les problèmes de latence et de désynchronisation (cf. supra) inhérents à la situation de comodalité se conjuguent pour engendrer « une écologie fracturée » (Seuren et al., 2021) au sein d’un groupe dont les membres distants ne voient ni n’entendent sans doute exactement la même chose (cf. supra extraits 1, 2, 3 et 4) que leurs camarades en classe. L’analyse de cette « écologie fracturée » fait ressortir plusieurs points relatifs au guidage de l’attention de l’élève dans sa double acception socio-affective et cognitive.

46Du point de vue socio-affectif, l’agenda relationnel de l’enseignante en situation de comodalité consiste à ne négliger aucun des deux groupes en témoignant une attention aussi égale que possible à leurs besoins. Nos analyses montrent en particulier que Marion déploie des ressources sémiotiques (en particulier des sourires, des regards, des variations intonatives et rythmiques, des gestes) afin de maintenir l’engagement socio-affectif de tous les élèves. Elle implique les élèves à distance grâce à des adresses nominatives, à des regards spécialement produits à leur attention et à la description de certaines actions afin de les désambiguïser.

47Du point de vue de l’attention aux savoirs, Marion utilise des stratégies courantes pour soutenir la mémorisation et structurer les connaissances en jeu, mais dans cette situation particulière de comodalité s’ajoute la nécessité de tenir compte des contraintes techniques des deux publics d’élèves et donc de donner des consignes spécifiques, qui, ici, ne portent pas tant sur le cœur de la tâche que sur les moyens de l’accomplir. Lorsque les élèves ne traitent pas la tâche exactement de la même manière (certains soulignent le verbe, les autres le nomment), l’impact sur la mémorisation mériterait d’être étudié de manière expérimentale. Marion fait le choix de soutenir la panoplie de ressources qu’elle déploie par l’utilisation de la caméra document. Premièrement, cet artefact semble favoriser la contiguïté spatiale et temporelle (Sweller, 2005) par l’intégration des informations visuelles et verbales dans un même espace, cadré et donc physiquement délimité, éliminant ainsi les informations inutiles de l’environnement. Ensuite, la caméra document joue le rôle d’une loupe qui accentue les techniques de guidage de l’attention visuelle (gestes de pointage, couleurs), mises en œuvre par l’enseignante.

48C’est sans doute l’un des apports majeurs de l’approche multimodale qui s’attache à examiner l’ensemble du répertoire sémiotique et son orchestration (Jewitt, 2011) que d’attirer l’attention des enseignants sur les éléments verbaux et co-verbaux dont ils disposent et de l’intérêt de mettre certains éléments en saillance ou en arrière-plan (Norris, 2004) quand cela est opportun pour servir des fins socioaffectives ou cognitives.

49Les séances en visioconférence rythment les journées des élèves et permettent de refaire communauté pour tous les membres de la classe. Toutefois, parce que les contraintes techniques compliquent la circulation de la parole des élèves, ces temps partagés semblent remettre au centre du jeu didactique le caractère magistral du discours enseignant et la transmission explicite de savoirs. Cette hypothèse mériterait également d’être vérifiée grâce à l’observation d’un échantillon représentatif d’enseignants dans une variété de situations didactiques, ce qui prolongerait utilement l’approche exploratoire et qualitative déployée pour cette étude et permettrait aussi de voir quelles stratégies sont déployées pour organiser et encourager les interactions entre élèves en classe et à distance.

50La crise pandémique semble finalement avoir remis sous les regards la centralité des dimensions socioaffectives dans les métiers de l’enseignement et plus particulièrement du care, cette attention à l’autre, témoin d’une préoccupation au bien-être psychologique et physique des individus. Dans la plupart des métiers du care (cf. par exemple Pink et al.., 2021 pour les travailleurs sociaux en Grande-Bretagne pendant la pandémie), il apparaît que les professionnels confrontés à la soudaine médiatisation de leur pratique professionnelle se sont attachés à mettre en œuvre des modes de communication propices à générer de la proximité, de la compréhension, et de la sensibilité. C’est bien cette attention à l’autre qui semble avoir été le moteur de la continuité pédagogique et qui, en complexifiant l’agenda des enseignants, a sans doute permis de maintenir le lien entre l’école et les élèves.

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Annexe

Annexe 1 : programme d’une journée de classe pour les élèves à distance : 19 janvier 2021

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Notes

1 Ces expressions sont issues du verbatim de l’enseignante qui a participé à notre étude.

2 https://medihal.archives-ouvertes.fr/hal-03448748

3 Une autre séance zoom se profile consacrée à la commémoration de Martin Luther King avec le reste des élèves de l’école

4 L’objectif de la présentation multimédia n’est pas seulement de fournir des informations, c’est aussi de fournir un guidage sur la manière dont on peut traiter les informations présentées, c’est-à-dire un guidage pour déterminer les informations auxquelles il faut prêter attention, comment les organiser mentalement et comment les relier à des connaissances antérieures. [Notre traduction].

5 https://medihal.archives-ouvertes.fr/hal-03448755

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Dispositif technopédagogique de la classe comodale, 19 janvier 2021, 8h30, révision orthographique
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 234k
Titre Extrait 1. Un regard visible par les seuls élèves co-présents
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-2.png
Fichier image/png, 1007k
Titre Extrait 2. « Vous tous seuls », « nous en classe »
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-3.png
Fichier image/png, 1,1M
Titre Extrait 3. Une gestuelle amplifiée et expressive
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-4.png
Fichier image/png, 984k
Titre Extrait 4. Gestes visibles et invisibles
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-5.png
Fichier image/png, 1,2M
Titre Extrait 5. Production du regard caméra
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-6.png
Fichier image/png, 1,0M
Titre Extrait 6. Des consignes spécifiques
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-7.png
Fichier image/png, 567k
Titre Extrait 7. À la recherche du verbe conjugué
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-8.png
Fichier image/png, 623k
Titre Extrait 8. La mise en valeur des procédures
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-9.png
Fichier image/png, 656k
URL http://journals.openedition.org/dms/docannexe/image/6767/img-10.png
Fichier image/png, 459k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Guichon et Stéphanie Roussel, « « Vous tout seuls, nous en classe ». L’enseignement comodal au temps de la pandémie »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 36 | 2021, mis en ligne le 06 décembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/dms/6767 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.6767

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Auteurs

Nicolas Guichon

Université du Québec à Montréal
guichon.nicolas@uqam.ca

Stéphanie Roussel

Université de Bordeaux, LACES

stephanie.roussel@u-bordeaux.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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