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Numéro varia

Les imaginaires nationaux : cadres des luttes entre partisans de la fermeture et de l’ouverture. Une analyse des espaces politiques français et danois

Morgan Lans

Résumé

Face à la multiplication des crises socioéconomiques, les États se sont engagés dans un tournant sécuritaire et identitaire, et les partis d’extrême droite ont connu une progression marquante en Europe. Au même moment, pour répondre à la crise de l’accueil, plusieurs mouvements citoyens en faveur des migrants ont vu le jour. Dans cet article, nous avons choisi de nous intéresser à cette dialectique au sein des espaces français et danois. Nous nous demandons dans quelle mesure les partisans de la fermeté et ceux de l’accueil dans ces pays mobilisent des imaginaires communs. Nous verrons que malgré des prises de position antagoniques, les acteurs font référence à des conceptions de la citoyenneté nationale et sociale portées par leur État. Nos observations montrent toutefois que les conceptions civiques de la citoyenneté semblent plus souvent soumises aux luttes discursives que les conceptions ethniques de la nation qui engendrent, dans le cas danois, moins de dissensions normatives. L’histoire nationale d’un peuple homogène apparait ainsi moins sujette aux débats et aux interprétations que l’histoire d’une communauté politique fondée sur des valeurs. Cet article montre finalement que les luttes qui entourent la citoyenneté en éclairent les contours et précisent l’historicité des formations sociales. En ce sens, il devient nécessaire d’insérer plus systématiquement à l’analyse les prises de position d’acteurs en opposition et les luttes définitionnelles qui en découlent.

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Texte intégral

1Dans les années 1990, la libéralisation des politiques d’immigration (Freeman 1995) et l’application croissante des normes internationales laissaient entrevoir une déconnexion progressive entre le principe de citoyenneté et celui d’État-nation (Soysal 1994). Mais les attentats terroristes, les guerres au Moyen-Orient et les successives crises économiques du XXIe siècle ont modifié cette tendance. Depuis quelques années, les États européens connaissent au contraire un tournant sécuritaire et identitaire. Ils ont durci leur politique aux frontières en collaboration avec des entreprises privées (Akkerman 2018) et ont défini des politiques d’intégration qualifiées de « libérale répressive » par certains observateurs (Joppke 2007; Goodman 2010). Plus largement, les partis d’extrême droite ont connu une progression marquante en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie, en Autriche, en Italie, mais aussi en Bulgarie. Leur influence est aussi visible en Finlande, aux Pays-Bas, en Grèce, et même en Allemagne et en Espagne. À ce niveau, la France et le Danemark n’échappent pas à la règle. En vingt ans, le Front National (FN) devenu Rassemblement national (RN), et le Parti du Peuple Danois (PPD), ont atteint le rang de partis parlementaires. Ces deux partis appartiennent aujourd’hui au groupe « Identité et Démocratie » qui constitue la quatrième force politique du Parlement européen1. Dans leur pays, ils cadrent désormais les thématiques politico-médiatiques sur l’immigration. En France, les débats autour de l’identité nationale et/ou de l’Islam sont devenus légions. Au Danemark, le PPD est depuis 2001 un allié des gouvernements2. Grâce à un système parlementaire fondé sur la proportionnelle, il bénéficie d’une forte représentativité.

2Face à la banalisation des discours nationalistes et à la « crise de l’accueil », plusieurs actions collectives en faveur des migrants ont toutefois vu le jour. Ces mouvements citoyens aux revendications humanistes, et/ou antiracistes, sont intervenus dès 2015 auprès des demandeurs de refuge en défendant la vision d’une Europe solidaire, opposée à la fermeture des États (Agustín et Jørgensen 2019). Des politiciens aux responsabilités locales ont même revendiqué l’appellation de « ville refuge », mis en œuvre des politiques d’accueil différentes de leurs États (Agier et Babels 2018 ; Gisti 2017), ou participé à des réseaux de villes hospitalières (Lacroix 2020). Ces mouvements soulignent la dimension pleinement politique et contentieuse des rapports à l’étranger (Brugère et Le Blanc 2017). Pour comprendre les contextes de l’accueil des étrangers, il convient donc de nous intéresser sérieusement à la dialectique qui traverse chaque espace social et d’analyser la justification des positions antagoniques qu’ils contiennent. En fonction des espaces, quelles contradictions sont en jeu et quels enjeux fondent ces contradictions ? Quelles normes, valeurs et conventions structurent les conflits ?

3Pour répondre à ces questions, cet article opposera les récits de la fermeture radicale à ceux de l’accueil en France et au Danemark. La justification de la comparaison entre ces pays provient leur similarité : le taux de personnes nées étrangères dans leur population oscille autour des 10 % ; les gouvernements ont récemment adopté des politiques d’immigration et de gestion de l’altérité ethnoculturelle restrictives ; l’extrême droite parlementaire est bien implantée ; et des mouvements en faveur de l’accueil des migrants sont présents depuis au moins le milieu du XXe siècle. L’intérêt de la comparaison se trouve toutefois dans des différences fortes. En France, le modèle de citoyenneté nationale s’est construit sur un imaginaire civique de la Nation (Brubaker 1992) et la gestion de la diversité ethnoculturelle est pensée à travers un prisme civico-assimilationniste (Koopmans et Statham 2000). Au Danemark, l’imaginaire citoyen est ethno-national (Kaspersen 2020) et la gestion de la diversité est, depuis le début des années 2000, ethno-assimilationniste (Koopmans et Statham 2000). Autre différence, si l’on reprend la typologie classique d’Esping-Andersen, l’État-providence français s’apparente au modèle corporatiste-conservateur et ne constitue pas une ressource identitaire à part entière. Au Danemark, l’État-providence est en revanche largement constitutif de l’identité danoise (Hedetoft 2006), et typique du modèle social-démocrate (Esping-Andersen 2007).

4Alors que les partisans de la fermeté et ceux de l’accueil apparaissent, de prime abord, comme des acteurs aux positions radicalement opposées, dans quelle mesure mobilisent-ils des imaginaires communs, inscrits dans des conceptions de la citoyenneté nationale et sociale relevant de leur État ?

5Dans un premier temps, nous présenterons les positions idéologiques des partis parlementaires d’extrême droite en revenant sur les façons dont ils perçoivent l’étranger comme menace économique et culturelle. Nous verrons dans quelle mesure leurs positions sont légitimées par leurs gouvernements respectifs et quel rôle jouent les conceptions historiques de la citoyenneté sur ce degré de légitimation. Dans un second temps, nous reviendrons sur les principales orientations des mouvements citoyens ayant été créés suite à la crise de 2015. Nous les accolerons aux positions des associations historiques intervenant auprès des étrangers. Pour ce faire, des données issues d’une enquête immersive menée à Bordeaux et Aarhus entre 2015 et 2017 seront mobilisées. Elles sont constituées de nombreuses observations sur les dynamiques politiques propres à chaque espace national et d’une centaine d’entretiens avec des acteurs associatifs historiquement implantés.

L’étranger comme menace : les conceptions de la citoyenneté comme cadres de perception

Le poids de l’extrême droite parlementaire française et danoise

6Au cours des vingt dernières années, l’extrême droite parlementaire française et danoise ont connu des transformations idéologiques proches. Après avoir défendu des positions libérales et anti-immigrations, le FN et le PPD se sont orientés progressivement vers une rhétorique nationale et sociale. Au Danemark, la déception de quelques militants du Progress Party — un parti anti-immigration et ultralibérale — a abouti à la création du PPD (Goul Andersen 2004) qui revendique depuis la défense d’un modèle social fort et protecteur. En France, Marine Le Pen, épaulée par son directeur stratégique, puis vice-président Florian Fillipot, a favorisé l’émergence d’une orientation protectionniste et sociale-populiste au sein du FN. Aussi, intentionnellement ou non, ces changements en termes d’orientation socioéconomique se sont accompagnés d’un changement de noms. Ces deux partis ont opté pour des dénominations faisant échos à des partis fascistes et nazis ayant existé pendant la Seconde Guerre mondiale [Rassemblement National Populaire (1941-1944)  / Rassemblement National (2018 — ) et Parti du Peuple Danois (1941-1943)  / Parti du Peuple Danois (1995 — )]. En tout cas, leur influence dans le paysage politique est aujourd’hui importante.

  • 3 L’équivalent de nos élections présidentielles.
  • 4 D’après Jérôme Valluy, la xénophobie peut être défini comme l’ensemble « des discours et des actes (...)

7En 2012, le RN est arrivé troisième aux élections présidentielles françaises avec 17,9 % des votes exprimés lors du premier tour. En 2017, il rassemble 34 % des voix au second tour de ces mêmes élections. Lors des élections européennes de 2014 et de 2019, le parti est arrivé en tête avec près d’un quart de l’ensemble des votes exprimés. Au Danemark, la dynamique est quelque peu différente. Lors des élections législatives de 20153, le PPD devient le premier parti de droite (21,10 % des votes exprimés), mais cinq ans plus tard il n’atteindra pas les 9 %. Cette dynamique s’est reproduite aux élections européennes. En 2014, le parti danois est arrivé à la première place avec 26,6 %, mais en 2019 il descend au quatrième rang (avec moins de 11 % des votes exprimés). Cette diminution ne signifie pas pour autant une baisse de son influence idéologique. Au sein du paysage politique, ses approches se sont plutôt banalisées. Les autres partis s’engagent depuis quelques années dans des stratégies de surenchère anti-immigration. La parole nationaliste et xénophobe4 s’est ainsi libérée et une grande partie du spectre politique s’en est saisi (Lindekilde 2014). Depuis 2001, les politiques d’immigration danoises sont en outre très restrictives. Ces derniers temps les gouvernements n’ont fait que renforcer cette tendance.

8En 2015, la ministre de l’Immigration et de l’Intégration danoise5 a participé au financement de campagnes publicitaires menées au Liban et en Jordanie visant à désinciter les demandeurs d’asile à rejoindre le Danemark. Dans la foulée, elle a aussi fermé les frontières de son pays pour contenir la « crise migratoire » et a refusé de signer les accords de répartitions instaurés par la Commission européenne. Un an plus tard, la ministre affirme même que le Danemark n’accueillera plus de migrants du Haut-Commissariat aux Réfugiés. En 2018, une loi prévoit, par ailleurs, de concentrer les étrangers en attente d’expulsion sur l’île de Lindholm. Une île qui, dans les années 1950, était réservée aux recherches sur la rage canine et la peste porcine. Enfin, en 2020 le Conseil de l’Europe Anti-Torture s’est dit choqué par l’état des centres de rétention administratifs danois et impose à l’État des changements drastiques. Il est vrai que les gouvernements français n’ont pas adopté de telles mesures. Cependant, l’État français ne peut pour autant être qualifié d’accueillant. En 2015, le gouvernement de François Hollande avait promis d’accueillir 24 000 demandeurs d’asile dans le cadre de la répartition européenne. Deux ans plus tard, l’État n’en avait accueilli qu’un cinquième. Il n’a donc pas respecté ses engagements. Dans le même temps, les politiques d’immigration se sont durcies, les camps de migrants se sont construits et leur évacuation est devenue violente, et les taux d’acceptation des demandes d’asile ont atteint des taux parmi les plus bas d’Europe.

9La notion de fermeture ne doit pas seulement être abordée à travers les modalités de gestion aux frontières. Les justifications xénophobes de l’extrême droite parlementaire portent aussi sur les effets néfastes — économiquement et culturellement parlant — de l’immigration. Elles permettent, d’ailleurs, d’en savoir plus sur les cadres symboliques mobilisés par les acteurs.

Concevoir l’étranger comme une menace économique et culturelle

10Dans le programme du RN, l’étranger est présenté comme une menace économique, car il met en danger le travailleur français de classe moyenne et populaire. En ce sens, la figure de l’étranger est construite en rapport avec celle de « son allié » : le grand capital. L’immigration est donc présentée comme contraire aux intérêts des travailleurs français. Le lien entre immigration, chômage et capitalisme ultralibéral est d’ailleurs explicite dans les discours6. Au Danemark, l’étranger est d’abord vu comme une menace pour un modèle de société nationale lié à un système de protection sociale propre. L’étranger — en étant moins actif, payant moins de taxes, mais en recevant plus d’aides sociales que les autochtones — menace l’État-providence danois, car il ne respecte pas les valeurs sur lesquelles il est fondé : l’égalité, la responsabilité et l’autonomie individuelles, la solidarité et la cohésion sociale (Kærgård, 2010). Le parti d’extrême-droite justifie ainsi son discours sur une base plus sociétale qu’interpersonnelle.

  • 7 Lorsque ceux-ci dépassent 10 000 couronnes danoises.
  • 8 Il importe toutefois de noter que 5,4 millions d’emplois dans le secteur privé et public restent ré (...)

11Ces différences s’inscrivent dans des institutions propres à chaque État-providence. En France, les droits sociaux dépendent principalement du statut professionnel et familial. On comprend, en ce sens, que l’argumentaire anti-immigration soit, dans un premier temps, cadré par la défense de l’emploi et des travailleurs français. Au Danemark, les droits sociaux dépendent de la citoyenneté et le système de flexisécurité garantit aux nationaux l’accès à l’emploi. Toute personne bénéficie donc d’un haut de degré de protection selon une logique sociétale fondée sur l’interdépendance entre l’individu, le collectif et l’égalité entre citoyens. Dans ce contexte, la rhétorique xénophobe pointe d’abord un non-respect des valeurs et la responsabilité des étrangers dans leur non-contribution. Les gouvernements ont d’ailleurs justifié des mesures de « préférence nationale » en référence à ce cadre symbolique. Ils ont, par exemple, réduit le montant des allocations sociales pour les étrangers (Andersen 2007) et imposé des peines plus élevées contre la mendicité aux étrangers arrivés sans-abris. Ces dispositifs ont été présentés comme le moyen de rééquilibrer la balance sociale. En outre, au Danemark l’État-providence est vu comme constitutif de l’identité nationale (Koefoed 2016) et du contrat social. Historiquement, il a été pensé pour une population homogène (Hedetoft 2006). Ceci explique en partie pourquoi de nombreux partis considèrent finalement le principe de la « préférence nationale » comme légitime (Jørgensen et Thomsen 2016 ; Careja et al. 2016). Dans ce contexte, il est en effet moins choquant de justifier la mise en œuvre de politiques d’intégration visant, entre autres, la mise au travail des nouveaux arrivants (Bredgaard et Thomsen, 2018) ou de lois autorisant la police danoise à saisir les biens des demandeurs d’asile7 afin de financer leur accueil. En France, l’article 1 de la Constitution républicaine empêche théoriquement la mise en œuvre officielle de la préférence nationale8. De plus, la conception civique et color-blind de la citoyenneté rend moins légitime qu’au Danemark la défense d’un système différenciant les citoyens (nationaux vs non-nationaux). D’ailleurs, les partis de gouvernement jugeraient probablement les dispositifs danois comme extrêmes et anticonstitutionnels. En outre, les politiques d’intégration françaises sont peu contraignantes. Elles ont même pu être considérées comme symboliques et administratives (Safi 2014).

12Les partis d’extrême droite français et danois s’accordent aussi sur le risque porté par l’Islam et considèrent que la plupart des étrangers non occidentaux ne peuvent s’assimiler au groupe majoritaire : l’étranger est pour eux une menace culturelle. En revanche, ils le font de manières différentes. Le RN affirme, par exemple, défendre les valeurs et les traditions de la « civilisation française ». En ce sens, il propose une défense radicale de la laïcité, revendique une lutte contre toutes formes de communautarisme et refuse le principe de discrimination positive9. Dans le document programmatique du PPD, la culture danoise est plutôt présentée comme la résultante de « coutumes, de croyances, d’expériences et de l’histoire du peuple danois » et de valeurs portées par une Église nationale : l’Église du peuple danois10. Le Danemark est même présenté comme un pays qui n’a jamais été un pays d’immigration et qui n’acceptera jamais de devenir une société multiculturelle, ce qui dans les faits n’est pourtant pas vrai. Pour ces acteurs, l’étranger est alors présenté comme une menace, car il interfère avec cette histoire. Au vu de l’histoire migratoire française, et de sa conception civico-territoriale de la citoyenneté nationale (Brubaker 1992), cette position ethno-nationaliste serait intenable. Ainsi, même si le RN et le PPD défendent des postures radicales de l’assimilationnisme civique et de l’imaginaire ethno/welfare-nationaliste, leurs récits cadrent avec les imaginaires de la citoyenneté portés par leurs États. Ceci explique pourquoi leur discours est relativement légitimé par les partis de gouvernements.

13Au nom d’une lutte contre l’islamisme radical et le communautarisme, la défense de la laïcité en France est devenue un moyen pour justifier — par le biais de la mobilisation des valeurs — des discours et des mesures xénophobes, même au sein des branches les plus « républicaines ». La loi adoptée par le Sénat en 2019 interdisant, par exemple, le port du voile aux accompagnatrices scolaires11, celle portant sur le séparatisme visant à « conforter le respect des principes de la république », adoptée en première lecture le 16 février 202112, ou encore la dénonciation de l’islamo-gauchisme par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en sont les émanations les plus récentes. La banalisation de ces approches participe, d’ailleurs, à la stigmatisation croissante d’une partie de la population française. Le nationalisme civique — défendu radicalement par le RN — devient progressivement légitime aux yeux des partis de gouvernements français. Au Danemark, les discours anti-immigration, anti-Islam et ethno-nationaliste se sont eux aussi normalisés (Sedgwick 2013). Depuis vingt ans, des dispositifs d’intégration culturelle contraignent les nouveaux entrants à adopter les mœurs danoises, les statistiques officielles continuent de distinguer les « Danois d’origine » des « Danois descendants de migrants » et un système de sélection par point définit qui a le droit de rester sur le territoire. Ce dernier impose même aux couples nationalement mixtes — danois et étrangers non européens — d’avoir au minimum 24 ans pour se marier (Jønsson et Petersen 2012). En 2019, après l’élection sur des bases anti-immigrations de Mette Fredericksen (Parti social-démocrate), la Première ministre affirme que l’assimilation des étrangers n’est même plus un objectif et demande à ce que les réfugiés rejoignent au plus vite leur pays une fois sécurisé. La légitimation de l’argumentaire d’extrême droite — des conservateurs aux sociaux-démocrates — semble ainsi résulter d’un cadrage ethno-nationaliste de la citoyenneté couplé à un système de représentation proportionnel.

Des mouvements solidaires aux mêmes références ?

  • 13 Il existe bien sûr une multitude d’associations intervenant auprès des migrants, mais dans le cadre (...)

14En France, l’intervention de la société civile auprès des migrants est ancienne. Son histoire est structurée autour de rapports ambigus avec l’État (Chibrac 2005 ; Petitjean et Mourenas 2011). Pendant plus d’un demi-siècle, les activités de ces collectifs étaient concentrées vers le travail social et l’apprentissage linguistique. Néanmoins, face aux durcissements des politiques migratoires au cours des années 1970, beaucoup d’associations13 ajoutent à leur répertoire la question de l’accès aux droits (Pette 2012) qui devient peu à peu une arme au service des luttes (Lochak 2017). D’une façon générale, en France la plupart des organismes de défense des migrants s’appuient sur un imaginaire universaliste et républicain, même si ce dernier « n’offre que de faibles ressources et identités narratives pour articuler sous le prisme différentialiste » cette défense (Passy et Giugni 2005, 905). Au Danemark, le Danish Refugee Council a été la première organisation officielle civile à venir en aide aux réfugiés. Elle a été créée en 1956 en collaboration avec l’État. En revanche, plusieurs analyses soulignent la marginalisation de l’antiracisme et des luttes en faveur des migrants dans ce pays. La conception du racisme s’arrête souvent à sa variante biologique, ou du moins intentionnelle. Dans ce contexte, la dénonciation du racisme culturel est perçue comme anachronique, politiquement correcte et issue d’une élite culturelle, voire comme un danger pour la liberté d’expression et la majorité silencieuse (Hervik 2019).

Les collectifs français de défense des étrangers : le droit d’avoir des droits

15Le 15 juin 2017, 470 collectifs et associations de citoyens ont écrit une lettre au président de la République française, Emmanuel Macron, pour revendiquer « un changement radical de politique migratoire » (États généraux des migrations 2017). Face à l’absence de réponse à cette interpellation, les organisations décident de créer dans la foulée les États généraux des migrations (EGM). Par la suite, ces EGM rédigent le Manifeste des (106) assemblées locales dans lequel ils dénoncent les conditions de vie des migrants, l’application de plus en plus restrictive des lois nationales, l’irrationalité économique et humanitaire des politiques répressives, et l’absence de considération des acteurs de la société civile et des étrangers dans l’évaluation des politiques. Aujourd’hui, ils rassemblent près de 1 600 collectifs et associations (syndicat, associations antiracistes, associations de défenses des étrangers, associations des droits de l’homme…) dans le but de défendre « les bases d’un renversement du discours dominant » et de garantir, par leurs actions de terrain, « un respect du droit d’asile effectif » et « une égalité des droits entre Français. e. s et étranger.ère.s présent. e. s sur le territoire » (États généraux des migrations 2018). En 2019, les EGM interpellent les élus européens pour qu’ils s’engagent en faveur d’une « Europe solidaire, humaniste, animatrice de changement mondial, ouverte, accueillante ». Ils réclament à ce moment l’abrogation de certaines lois, la garantie des droits, le respecter des conventions internationales et promeuvent l’existence de voies d’accès « légale » et surtout « un accueil digne et inconditionnel et une intégration sociale et citoyenne des exilé. e. s avec ou sans papier » (États généraux des migrations 2019). Couplée à la revendication d’une hospitalité inconditionnelle et d’un accueil aveugle au statut, la revendication globale des EGM s’appuie sur une conception juridique et citoyenne de la défense des migrants en France.

16Lors de notre enquête à Bordeaux, la centralité du droit dans l’action associative a aussi pu être notée. Les associations historiques rencontrées défendaient l’application du droit indépendamment de l’appartenance ethnique ou culturelle. Par ailleurs, ils ne jugeaient aucunement la légitimité des personnes à être sur le territoire français. Les slogans qui animaient leur imaginaire s’inscrivaient finalement dans la ligne de ceux de la CIMADE quand elle affirme que la « liberté n’a pas de frontière » et qu’« il n’y a pas d’étranger sur cette Terre ». Elles organisaient des permanences juridiques gratuites — menées soit par des bénévoles, soit par des juristes salariées —, des formations anti-discriminations auprès des administrations publiques et, une d’entre-elles, proposaient, en plus de cela, des cours de français. Le président de l’ASTI-Bordeaux nous affirme même que le plus important pour les nouveaux arrivants c’est d’obtenir un titre de séjours et après c’est bon, mais sans ça tu n’as rien, tu rases les murs. Un autre bénévole estime de son côté qu’il faut donner de l’autonomie aux gens et de l’aisance dans leur vie de tous les jours, mais aussi faire respecter les lois. Cette référence à la dimension juridique et à l’autonomie des personnes était récurrente. Plus largement, elle s’inscrivait dans une volonté de traiter les étrangers comme des citoyens. Des arguments qui cadrent finalement avec une conception civique de la citoyenneté, tout en remettant en cause la capacité de l’État à garantir cette inclusion civique.

Des organisations citoyennes danoises : de l’humanisme au nationalisme bienveillant

17En 2015, un collectif de citoyens danois Venligboerne — initialement créé pour favoriser le lien entre voisins — commence à agir pour répondre à la crise de l’accueil. À ce moment, l’organisation intervient plus régulièrement auprès des exilés qu’auparavant et devient, en quelques mois, une des plus grandes organisations nationales d’aide aux migrants. Des bénévoles s’y organisent pour répondre à la crise humanitaire et aux discours xénophobes qui frappent le pays. L’objectif est de favoriser l’intégration des étrangers par des formes locales d’accueil — passant notamment par la rencontre avec des danois —, de « faire preuve de bienveillance […] ; manifester de la curiosité vis-à-vis de ceux qui sont différents de soi ; témoigner du respect à l’égard de cette différence. » (Agier et Babels 2018, 67). En revanche, les raisons politiques et historiques du problème migratoire ne font pas vraiment l’objet d’un positionnement critique de la part du collectif, en dehors de la branche présente dans la capitale. En général, il préfère s’appuyer sur un sentiment individuel de compassion. La portée de ses actions s’arrête aux frontières de l’humanisme bienveillant. « Venligboerne pratique le fait d’être présent dans le présent, au lieu de s’attarder sur le passé ou s’inquiéter sur l’avenir. Nous essayons de rencontrer les gens amicalement, ici et maintenant » (Agier et Babels 2018, 76).

« We do not consider why the asylum seekers are here, or IF they should be here. We relate to THE FACT that they are here. So we leave it to the authorities to assess IF they have the right to be here. Until this decision, we are friendly and welcoming to them—this we believe is to show ordinary humanity and decency. » (Description sur le site de l’association).

18Les actions visant l’amélioration des conditions structurelles, ou un changement radical d’approche sociétale, sont généralement absentes de la grammaire associative danoise. Un des coordinateurs des bénévoles du Danish Refugee Council nous signale, par exemple, qu’au lieu de dépenser en action pour protester ou s’opposer, ils préfèrent agir directement avec les personnes qu’ils soient en accord ou non avec les politiques. L’action associative auprès des migrants est ainsi largement dépolitisée. Elle vise avant tout à favoriser l’intégration économique et culturelle des personnes étrangères, tout en leur faisant passer du bon temps en compagnie de danois afin de mieux connaitre la société nationale. Dans la ville d’Aarhus, les activités associatives étaient presque toujours relatives à l’apprentissage de la langue et de la culture danoise — que cela soit par des cours formelles ou l’organisation d’activités ludiques —, et à la rencontre avec des locaux. À cette fin, les salariés du Danish Refugee Council étaient en contact quotidien avec les services sociaux de la municipalité. Tous les trois mois, ils avaient, entre autres, un rendez-vous avec pour faire le point sur l’avancée des personnes qu’ils suivaient, selon le contrat d’intégration que ces dernières avaient signé avec la municipalité. On peut le dire, en dehors de la capitale, les conflits entre autorités publiques et associations d’aide aux migrants sont rares. Par ailleurs, l’analyse des collectifs et associations a permis de voir que les personnes qui s’y investissent le font aussi pour redorer l’image du Danemark, comme nous l’a, par exemple, signalé une bénévole du Danish Refugee Council.

I think that’s important to show them that we are some people in Denmark who really want to help them, and they are not just a group of foreigners that we don’t care about. (Bénévole à Aarhus).

19Finalement, à quelques exceptions près, le discours des acteurs associatifs danois s’inscrit dans la continuité d’une conception chauviniste de leur État-providence, qu’ils considèrent très souvent comme le meilleur du monde. Dans leur rhétorique, l’idée d’un exceptionnalisme (nationalisme) danois était fortement présente. Dans ce contexte, l’orientation restrictive des politiques a été contestée, sans pour autant être présentée comme illégitime. Ces dispositifs ont même été justifiés comme émanant d’un processus de prise de décision démocratique. À la question « quel est votre avis sur les politiques migratoires actuelles », la responsable régionale du Danish Refugee Council les justifia, par exemple, par le fait qu’elles aient été votées démocratiquement, en ajoutant que l’on ne peut pas prendre tout le monde d’Afrique. Pour une ancienne salariée de l’association, les bénéficiaires ne seront de toute façon jamais des Danois comme les autres. Il importait toutefois pour elles qu’ils ne soient pas dépendants de l’État providence, qu’ils partagent des choses avec les danois, qu’ils soient de bons travailleurs, qu’ils parlent la langue et qu’ils aient un respect du pays.

20Implicitement, le fait qu’au Danemark les dispositifs d’intégration étatiques se rattachent à un imaginaire national unitaire semble favoriser leur acceptation. Sa définition historique incite finalement à l’émergence d’approche plutôt consensuelle. En France, tout en se positionnant contre les discours xénophobes et les dispositifs de fermeture, les associations se revendiquent certes de l’esprit républicain et de sa devise : liberté, égalité et fraternité. Le cadre civique de la citoyenneté nationale semble laisser de la place aux interprétations et aux débats portant sur les valeurs. En ce sens, les luttes concernant la définition du vivre ensemble se montrent plus intenses qu’au Danemark.

Conclusion

21Cet article a permis de souligner, de manière synthétique, le rôle des normes, valeurs et conventions nationales dans le cadrage des luttes qui entourent l’accueil et l’intégration des étrangers. En France et au Danemark, les imaginaires de l’État-nation et de l’État-providence agissent comme des références symboliques chez des acteurs aux positions idéologiques antagoniques.

22En France, l’existence d’une conception civique de la nation, couplée à une conception statutaire de la citoyenneté sociale, amène l’extrême droite à s’attarder sur la défense radicale de valeurs républicaine, comme la laïcité, et à s’opposer à l’application de mesures de discriminations positives, selon un cadrage universaliste. Elle revendique, en ce sens, une stricte application de l’assimilationnisme civico-territorial. En outre, en défendant les travailleurs nationaux face aux étrangers, son argumentaire socioéconomique reflète les logiques d’un État-providence corporatiste-conservateur protecteur des statuts. Les mouvements de solidarité avec les migrants revendiquent eux une stricte application des droits, et la reconnaissance des étrangers comme citoyens, selon une logique civique et universaliste qui cadre aussi avec les idéaux républicains.

23Au Danemark, les discours ethno-nationalistes du DPP puisent dans un imaginaire commun de la nation ethnique, ce qui rend les argumentaires xénophobes en partie légitimes aux yeux des partis de gouvernements. Le nationalisme se retrouve d’ailleurs dans le quotidien des danois (Koefoed 2016). En référence à cet imaginaire, les étrangers apparaissent comme une menace pour la communauté nationale et son ordre socioéconomique, alors que les politiques de préférence nationale et les dispositifs intensifs d’intégration reflètent la légitimité des frontières de l’appartenance. Par leur activité humaniste et relationnelle, les associations danoises cherchent à renvoyer une meilleure image du « peuple danois », tout en veillant à stimuler de façon bienveillante l’assimilation culturelle et l’insertion économique des nouveaux entrants. En ce sens, leurs orientations se montrent dépolitisées et cadrent avec la loi et les institutions danoises.

24Bien qu’en France et au Danemark il existe des références partagées entre les partisans de la fermeture et les partisans de l’ouverture, nos observations montrent que les conceptions civiques de la citoyenneté semblent plus soumises aux luttes discursives que les conceptions ethniques de la nation qui engendrent, dans le cas danois, moins de dissensions normatives. À l’évidence, l’histoire nationale d’un peuple homogène apparait moins sujette aux débats et aux interprétations que l’histoire d’une communauté politique fondée sur des valeurs.

25La citoyenneté est un principe social et politique traversé par des luttes et des conflits entre acteurs (Pfeifer 2020). Elle ne peut seulement être perçue comme un droit juridique ou un acte administratif d’État. Finalement, la citoyenneté est une notion qui appartient à une communauté située qui n’est en soi jamais définitivement définie. Ainsi, même si les acteurs s’inscrivent dans des cadres narratifs propres à chaque espace institutionnel, ils mènent simultanément un travail qui participe à leur façonnage. En ce sens, les tensions qui entourent la citoyenneté en éclairent les contours et précisent l’historicité de chaque formation sociale. Afin d’analyser le rapport des sociétés européennes à la figure de l’étranger, il convient donc d’insérer plus systématiquement le rôle des prises de position d’acteurs en opposition et les luttes définitionnelles qui en découlent.

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Bibliographie

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Notes

1 https://www.touteleurope.eu/actualite/les-groupes-du-parlement-europeen-identite-et-democratie-id.html

2 https://www.liberation.fr/planete/2019/06/04/au-danemark-la-victoire-ideologique-de-l-extreme-droite_1731603/

3 L’équivalent de nos élections présidentielles.

4 D’après Jérôme Valluy, la xénophobie peut être défini comme l’ensemble « des discours et des actes qui — en dehors de situation ou menace d’invasion militaire — tendent à désigner l’étranger comme un problème, un risque ou une menace pour la société d’accueil et à le tenir à l’écart de cette société, que l’étranger soit au loin et susceptible de venir, ou déjà arrivé dans cette société ou encore depuis longtemps installé » (Valluy 2011).

5 https://www.lemonde.fr/m-moyen-format/article/2017/03/27/au-danemark-inger-stojberg-ministre-de-l-immigration-et-de-la-provocation_ 5101212_4497271.html

6 https://rassemblementnational.fr/pdf/144-engagements.pdf

7 Lorsque ceux-ci dépassent 10 000 couronnes danoises.

8 Il importe toutefois de noter que 5,4 millions d’emplois dans le secteur privé et public restent réservés aux français (https://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1480). En outre, des mécanismes conditionnels détournés, le plus souvent relatifs à des périodes de résidence sur le territoire, permettent aussi d’exclure les étrangers de l’accès à certaines prestations sociales.

9 https://rassemblementnational.fr/pdf/144-engagements.pdf

10 https://danskfolkeparti.dk/wp-content/uploads/2017/07/DF_PrincipProgramA5.pdf

11 https://www.france24.com/fr/20191029-senat-vote-interdiction-port-voile-sorties-scolaires-education-france-laicite

12 https://www.vie-publique.fr/loi/277621-loi-separatisme-respect-des-principes-de-la-republique

13 Il existe bien sûr une multitude d’associations intervenant auprès des migrants, mais dans le cadre de cet article ne pouvons saisir l’ensemble des nuances existantes. Nous nous concentrons sur les associations historiques et non-prestataires des services de l’État.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Morgan Lans, « Les imaginaires nationaux : cadres des luttes entre partisans de la fermeture et de l’ouverture. Une analyse des espaces politiques français et danois »e-Migrinter [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 25 novembre 2021, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/e-migrinter/2620 ; DOI : https://doi.org/10.4000/e-migrinter.2620

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Auteur

Morgan Lans

Doctorant en sociologie
Université de Bordeaux
Centre Émile Durkheim UMR 5116
morgan.lans@tutamail.com

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Droits d’auteur

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