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Dossier

Gouvernementalité et plateformes numériques : l’influence de Facebook sur la participation et les médias d’actualité

Governmentality and Digital Platforms: The Influence of Facebook on Participation and the News Media
Thomas Guignard et Coralie Le Caroff
p. 135-158

Résumés

Dans un premier temps, l’article vise à interroger le pouvoir de « faire faire » du côté de Facebook. Ce pouvoir se repère dans un régime de gouvernementalité à la fois économique (via son pouvoir de marché) et algorithmique et s’exerce sur une diversité d’acteurs socioéconomiques présents sur le marché de l’information et de la publicité. Cela se traduit par un « formatage médiatique » et une montée en puissance des logiques marketing dans l’espace médiatique. Dans un second temps, à partir d’une relecture des données issues de deux travaux de recherche portant sur les usages de l’actualité et des médias sur la plateforme, nous montrerons comment le dispositif participe au « gouvernement des conduites » participatives des internautes.

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Texte intégral

Introduction

1Les concepts de « gouvernementalité numérique » et d’« autorité numérique » semblent structurer la production et la circulation des informations sur les plateformes numériques méritant ainsi une attention particulière. Comment ces concepts permettent d’interroger les travaux existants sur la conception, l’organisation et les usages du numérique ? Alors que la notion d’autorité renvoie à une relation de pouvoir asymétrique et frontale, celle de gouvernementalité semble mieux illustrer la stratégie des plateformes numériques de réseaux sociaux comme Facebook et leur logorrhée « révolutionnaire » plaçant la figure de l’usager / acteur au cœur de leur stratégie. Le concept de gouvernementalité numérique semble ainsi pertinent pour analyser un processus de mise en conformité, les logiques de pouvoir et la chaîne de médiations par laquelle (ou contre laquelle) elles s’exercent. C’est ce processus que nous nommons « gouvernementalité numérique » dans la lignée des travaux dédiés à ce concept (Badouard et al., 2016) qui se substitue, selon nous, aux autorités « traditionnelles ».

  • 1 « Facebook est devenu le média de masse le plus populaire dans l’histoire de l’humanité avec plus (...)

2Il s’agira, dans un premier temps, d’interroger le pouvoir de « faire faire » du côté de Facebook – pouvoir qui se repère dans un régime de gouvernementalité à la fois économique (via son pouvoir de marché) et algorithmique et qui s’exerce sur une diversité d’acteurs socioéconomiques présents sur le marché de l’information et de la publicité. Ce réseau social, considéré comme l’arène centrale de l’espace public numérique1, s’avère particulièrement intéressant pour illustrer l’art de gouverner, entendu comme action sur les conduites pour les orienter dans tel ou telle direction (Foucault, 2004). Le régime de « gouvernementalité algorithmique » impulsé par Facebook semble accompagner un « formatage médiatique » qui se traduit par une montée en puissance des logiques marketing au sein des médias d’actualité, une dilution éditoriale (Rebillard et Smyrnaios, 2019), une fragmentation des contenus et de nouvelles formes de hiérarchisation de l’information.

3Une seconde partie soulignera l’intérêt d’articuler le macro-niveau des stratégies des acteurs en amont et la micro-sociologie des usages, faute d’en rester à une vision unilatéralement dominatrice. L’étude des pratiques de participation des usagers autour de l’actualité et des médias au sein de dispositifs numériques, en particulier sur les réseaux socio-numériques, illustre l’importance de prendre en considération ces deux niveaux d’analyse. La présente analyse s’appuie sur une relecture des données issues d’un travail de thèse portant sur les pratiques d’information, de partages et de commentaires sur Facebook (Le Caroff, 2015). Cette recherche se fonde sur une méthodologie mixte. En effet, une immersion ethnographique en ligne au sein de profils personnels et d’une sélection de pages publiques de grands médias sur Facebook a été assortie d’entretiens semi-directifs avec 35 usagers de la plateforme. Une partie des entretiens a été réalisée auprès de membres recrutés de proche en proche pour leur activité régulière de partage de liens d’actualité sur leur profil personnel. L’autre partie est composée de commentateurs des pages Facebook de médias observées. L’échantillon se compose donc des membres actifs autour de l’actualité sur Facebook, c’est-à-dire de la minorité d’usagers qui mobilisent le dispositif, majoritairement dédié à l’usage privé, pour prendre la parole autour des informations politiques.

4L’objectif est ici de souligner comment le dispositif participe au « gouvernement des conduites » participatives des internautes. En nous situant ainsi, il ne s’agit pas d’évacuer le poids de la médiation sociale dans la formation des usages mais de considérer que la matérialité des dispositifs n’est pas neutre et de pointer les implications concrètes des stratégies des acteurs puissants du paysage numérique sur la construction des pratiques des internautes.

1. « Gouvernementalité algorithmique », Facebook et les médias

5Dans notre champ de recherche, les sciences de l’information et de la communication, la « gouvernementalité numérique » décrite par Romain Badouard, Clément Mabi et Guillaume Sire (2016) rejoint pleinement la perspective critique de nos travaux visant notamment à mieux comprendre et cerner les rouages de la domination de Facebook. Le recours à la notion de gouvernementalité apparaît ainsi particulièrement pertinent pour décrire comment Facebook s’y prend pour influencer les comportements d’autres acteurs qui ne sont jamais pour autant totalement impuissants. Ces auteurs décrivent trois manifestations possibles de la gouvernementalité numérique, différenciée en fonction de ce qui est « fait » par l’acteur qui « fait faire » : inciter, contraindre, encadrer. Ils distinguent ainsi différents régimes de gouvernementalité numérique : les architectures, les algorithmes et les applications (Badouard et al., 2016). Nous y ajouterons un autre niveau d’analyse : le pouvoir de marché de Facebook comme processus orientant et contraignant les conduites des utilisateurs et des acteurs. Dans cette première partie, nous privilégierons ainsi le concept de « gouvernementalité algorithmique » qui permet de comprendre et cerner comment l’automatisation de la collecte et de l’exploitation massive des données des utilisateurs a permis à Facebook d’acquérir une fonction centrale sur le marché l’information et de la publicité orientant les pratiques des acteurs en présence.

  • 2 Les infomédiaires ont été particulièrement étudiés par Franck Rebillard et Nikos Smyrnaios. Ils o (...)

6Selon Antoinette Rouvroy, la « gouvernementalité algorithmique », qui traduit la reconfiguration constante, en temps réel, des environnements informationnels en fonction de « l’intelligence des données », apparaît comme un mode de gouvernement inédit (Rouvroy, 2011). La rationalité algorithmique séduit par son objectivité machinique. Remplaçant la sélectivité et la subjectivité des perceptions, représentations et évaluations humaines par l’immanence, l’objectivité et l’immédiateté des traitements de données automatisés, la nouvelle rationalité algorithmique instaure un régime dans lequel les catégories à travers lesquelles nous percevons le monde n’ont plus besoin d’être construites ni discutées, mais émanent « spontanément » du réel numérisé lui-même (Rouvroy et Berns, 2013). Ce régime de gouvernementalité est particulièrement présent dans le nouveau paysage médiatique dominé par des infomédiaires2 comme Facebook qui semble en effet avoir accéléré l’influence des « métriques » tant sur le marché publicitaire que sur la production, la hiérarchisation et la circulation des informations.

1.1. Un pouvoir de marché démesuré : Facebook, un acteur névralgique dans la filière de l’information d’actualité en ligne

7Le régime de « gouvernementalité algorithmique » tend à un instaurer un « déclassement » désignant dans notre étude une situation de déséquilibres profonds fondée sur des écarts d’allocation de moyens humains et techniques et donc financiers instaurant une concurrence inégale et visible entre les acteurs. Pour illustrer nos propos, il convient de revenir sur le fonctionnement d’une plateforme numérique qui constitue un dispositif atypique d’intermédiation. Sur le marché de l’information et de la publicité numérique, les acteurs du secteur et notamment les médias « traditionnels » sont confrontés à des mutations profondes portées par de nouveaux dispositifs d’intermédiation dont les performances sont étroitement liées à la maîtrise des data. Il apparaît ainsi que ces acteurs, américains pour les plus influents (Google et Facebook notamment), occupent une fonction centrale sur le marché de la publicité numérique et de l’information en maîtrisant notamment la collecte et la gestion des données personnelles permettant d’optimiser l’appariement entre consommateurs / utilisateurs et les producteurs, ainsi que les annonceurs. L’activité de ces nouveaux services repose ainsi sur leur capacité à recueillir des données et à les exploiter pour rendre le système plus efficace. Plus le nombre de participants se développe, plus le volume d’informations à leur sujet augmente. Ainsi, mécaniquement, plus le service est attractif, plus il renforcera son efficacité, un phénomène appelé data driven network effects (Parker et al., 2016).

8Alors que les acteurs traditionnels ont fonctionné sur une offre (un inventaire) structurée, les plateformes fonctionnent sur une offre externalisée. La valeur intrinsèque de Facebook se trouve principalement dans les effets de réseaux qu’elle crée. Ceux-ci, en créant des boucles rétroactives d’autorenforcement (self-reinforcing feedback loops), ont permis à Facebook de grossir sa base d’utilisateurs souvent avec un minimum d’effort ou d’investissement (winner-take-all effects). Cette mécanique industrielle a permis à Facebook de croître très rapidement et de disposer de moyens financiers gigantesques lui offrant un pouvoir de marché disproportionné. Cette position dominante lui permet ainsi d’ériger des barrières élevées à l’entrée de ses domaines d’activité en investissant massivement en R&D et en infrastructures lui garantissant une avance technologique, mais aussi en rachetant en nombre des concurrents et des startups prometteuses. Bénéficiant de la « convergence » technologique, de l’absence de régulation efficace et de l’apport des ressources financières considérables, Facebook a étendu ses activités à travers le monde. Ce constat s’inscrit avec l’hypothèse de certains chercheurs de l’économie politique critique de la communication selon laquelle « l’internet est en train d’être privatisé, “clôturé” », dans le cadre d’une concentration plus large des ressources intellectuelles et informationnelles (Smyrnaios, 2017).

9Ce pouvoir de marché a permis à Facebook de devenir un acteur névralgique dans la filière de l’information d’actualité en ligne et l’arène centrale de l’espace public numérique mondial (Smyrnaios, 2018). En quelques années, Facebook est devenu la première source de trafic pour les sites d’information, dépassant Google dès 2012 grâce notamment au développement de toute une panoplie d’outils pour devenir le « guichet unique » de nombreux utilisateurs qui peuvent par son intermédiaire gérer la plupart de leurs activités numériques. Cette stratégie sera également au cœur de sa relation avec les médias via la mise à disposition de services et de formats dédiés : Instant Articles lancé en juin 2015, les lives en 2016 puis les chatbots (agents conversationnels ; Sonet, 2017) pour gérer la relation avec le public. Devenus dépendants de l’audience ainsi générée via Facebook, les médias n’ont plus guère que le choix d’accepter les conditions imposées. Ils perdent notamment le contrôle de leur diffusion et la maîtrise des statistiques et métriques sur leurs contenus (Pignard-Cheynel, 2018).

10Sur son site Internet corporate, Facebook érige comme premier principe une dérive néo-populiste, courante dans la litanie du web « participatif », révélatrice de sa relation ambigüe avec les médias : « Donner la parole aux gens : les gens méritent d’être entendus et d’avoir la parole – même si cela signifie défendre le droit des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord3 ». Cette posture idéologique trahit une stratégie commerciale fondée sur la connaissance accrue de sa communauté : plus de personnes s’expriment, plus le système est efficace. Si Facebook facilite les échanges entre utilisateurs sur ce qui les concerne, il le fait surtout parce que l’actualité est un marqueur très pertinent des opinions et centres d’intérêt de ses usagers (Mercier, 2018). Outre l’intérêt des membres pour l’actualité, ce positionnement permet d’ajouter un critère de segmentation supplémentaire et précieux à la régie publicitaire de Facebook : aux États-Unis, les annonceurs peuvent par exemple cibler les utilisateurs selon leurs orientations politiques détectées via les articles politiques likés et partagés : on retrouve ainsi cinq critères possibles (très conservateur, conservateur, modéré, progressiste, très progressiste4).

11Aussi, sa capacité à recueillir des données au fil du temps et à les utiliser pour rendre le système plus efficace a-t-elle permis à Facebook mais aussi à Google de croître très rapidement jusqu’à dominer démesurément le marché publicitaire numérique mondial : en 2017, les plateformes publicitaires des deux acteurs concentrent en effet plus de 70 % des recettes publicitaires sur mobile à l’échelle mondiale et plus de 90 % de la croissance annuelle (2016-2017) du marché de la publicité numérique aux États-Unis et en France (Rodgers et Thorson, 2017).

12Cette domination n’est pas neutre sur l’espace médiatique puisque de nombreux médias dépendent largement des revenus publicitaires. De plus, Facebook et Google, via la sophistication des régies publicitaires numériques, ont instauré un nouveau paradigme « gouvernant » les conduites des acteurs du marché de la publicité : on est passé d’un espace publicitaire valorisé pour le contenu dans lequel il s’insère à une valorisation basée sur la pertinence du profil qui va consulter ce contenu. Une nouvelle configuration s’installe dans laquelle l’exploitation à grande échelle des données oriente les éditeurs de contenus vers un rôle de marchandisation des données comportementales de son audience (Ouakrat, 2012). Cette polarisation de la publicité numérique autour du duopole Google et Facebook justifie les manœuvres annoncées par des groupes de médias afin de mutualiser leurs différentes régies publicitaires en tentant de contrer cette croissance exponentielle des deux géants du secteur. Dans le monde entier, les groupes médiatiques tentent de fédérer leurs inventaires afin de contrer la montée en puissance de Google et de Facebook et de se réapproprier ce domaine névralgique et les profils de leurs utilisateurs. En France, le lancement en 2018 de Gravity qui se présente ainsi comme une alliance des médias et des data regroupant de très nombreux acteurs (comme Lagardère Interactive, M6, NRJ Groupe, L’Équipe, La Dépêche, La Nouvelle République, Les Échos, Le Parisien...) illustre cette tendance laissant peser la menace d’une concentration accrue du secteur.

1.2. Facebook comme « nouvelle matrice organisationnelle » de l’espace médiatique

13Plus que l’influence de Facebook sur l’opinion publique, relativisée dans de nombreuses études, la « gouvernementalité algorithmique » semble également se traduire par la mise en place d’un « formatage médiatique ». La relecture des théories liées à l’internationalisation des médias apparaît particulièrement fertile pour conceptualiser cette orientation. Dans ce champ théorique, certains auteurs évoquaient déjà l’adoption des standards et des formats de production conçus aux États-Unis qui apparaissent comme des agents puissants de l’impérialisme américain. Oliver Boyd-Barret, également inscrit dans le courant critique, évoque un « impérialisme des médias » qu’il définit comme « un processus par lequel la propriété, la structure, la distribution ou le contenu des médias dans un pays donné sont sujets à de fortes pressions de l’extérieur de la part d’autres acteurs sans qu’il y ait réciprocité proportionnelle d’influence » (Boyd-Barrett, 1977). Jeremy Tunstall, sociologue britannique, évoque quant à lui une matrice conçue aux États -Unis qui influencerait l’organisation des médias dans le monde. Farouche opposant à la doctrine du free flow of information, il met ainsi en exergue l’existence de « formats médiatiques américains », matrice de référence mondiale des médias du globe pour mieux rendre compte des mutations des formes de la domination états-unienne dans ce domaine (Tunstall, 1977). David Morley et Kevin Robins soulignent de leur côté un « nouvel ordre médiatique mondial » non seulement basé sur la programmation et les contenus mais également sur une « matrice organisationnelle » sous l’influence des médias américains qui ont réécrit la « grammaire » de l’espace médiatique mondial (Morley et Robins, 1985).

14Dans la lignée de ces travaux, nous pouvons émettre l’hypothèse que Facebook est devenu la « nouvelle matrice organisationnelle » gouvernant les conduites de nombreux médias dans le monde. Dès 2009, un rapport pour le Reuters Institute (Newman, 2009) évoquait déjà la manière dont les réseaux sociaux numériques modifient « la manière dont les médias sont produits, distribués et consommés » et souligne les enjeux liés à l’intégration de ces dispositifs dans des organisations fondées sur une culture professionnelle, des normes et des process spécifiques (Mercier, 2018). D’autres auteurs soulignent d’ailleurs les tensions liées à l’intégration de ces pratiques dans des cadres professionnels préexistants (Lasorsa et al., 2012), montrant notamment que la norme journalistique d’objectivité est remise en cause dans ces espaces d’expression moins encadrés que les médias traditionnels (Mercier, 2018).

15L’offre d’information des médias est habituellement pensée « comme un tout complet qui entend construire un regard, un lectorat, une audience, dans une relation de fidélisation et de satisfaction de leurs attentes » (Compagno et al., 2017). Or la mise en circulation des articles sur Facebook apparaît comme une décomposition de l’agencement rédactionnel. La consommation médiatique sur les RSN comme Facebook apparaît ainsi parcellisée et fragmentée : la décomposition de l’offre d’information (« the great unbundling of journalism ») de chaque média est devenue la règle (Compagno et al., 2017). On peut parler d’une industrialisation et d’une automatisation du réassemblage éditorial à destination des plateformes et notamment de Facebook (Rebillard et Smyrnaios, 2019). Cette tendance à la fragmentation des contenus s’accompagne d’une dilution éditoriale se traduisant respectivement par une intervention grandissante et uniformisante de Facebook vis-à-vis des choix éditoriaux (choix des sujets à aborder, mode de traitement journalistique) des entreprises médiatiques et par un effacement progressif de l’énonciation médiatique au profit de sa prise en charge par l’infomédiaire (Rebillard et Smyrnaios, 2010).

16L’éditorialisation de l’offre médiatique est « traditionnellement » marquée par une place névralgique des journalistes dans l’accès à l’espace public et déterminée par les fonctions d’agenda setting et de hiérarchisation de l’information, suivant des logiques de production bien spécifiques. Facebook agirait ainsi comme un puissant outil de désintermédiation journalistique reconfigurant un des fondements de l’espace médiatique. Cette remise en cause de la position des journalistes touche aussi bien le monopole de production de l’information, que la diffusion et la maîtrise de la circulation des contenus d’actualité produits par les journalistes (Compagno et al., 2017). Comme sur le marché de la publicité numérique, la montée en puissance de Facebook sur le marché de l’information marque le passage d’une logique de l’offre guidée par les rédactions et les journalistes à un processus guidé par la demande au sein duquel le contenu est continuellement parcellisé et réassemblé en fonction de données collectées sur les comportements des utilisateurs (Rebillard et Smyrnaios, 2019). Facebook a par exemple encouragé les médias à produire des contenus adaptés au réseau social sur lequel les images (picture marketing) et vidéos sont bien plus partagées, et a accompagné l’avènement d’un nouveau format éditorial comme en témoigne l’arrivée de nouveaux acteurs dont Brut, lancé fin novembre 2016, est l’archétype.

1.3. Un renforcement des data et des logiques marketing dans l’espace médiatique

17Si les plateformes numériques constituent un enjeu de premier ordre sur les plans culturel et économique (Bouquillion et al., 2013), elles ont révélé une nouvelle « ressource essentielle » dans le paysage numérique mondial : les algorithmes et les data. Ils organisent et structurent les informations, aident à prendre des décisions ou automatisent ce qui « mérite » d’être vu. Afin de justifier le développement de ces outils prédictifs, les promoteurs des Big Data disqualifient la pertinence des intermédiaires traditionnels.

18Comme nous l’avons vu, les données sont largement présentes dans le champ publicitaire : les équipes marketing et commerciales des médias sont déjà imprégnées par les métriques qui gouvernent désormais le marché publicitaire. Ce qui est plus récent, c’est la montée en puissance des données dans l’activité journalistique. Si les journalistes ont rapidement utilisé Facebook et d’autres RSN pour leurs pratiques quotidiennes, les médias ont mis plus de temps à les inscrire dans leur stratégie éditoriale claire. Dès la fin des années 2000, certains médias ont intégré de nouvelles compétences et mis en place une stratégie spécifique pour accompagner la montée en puissance des RSN dans l’audience de leur site : dès 2009, le New York Times et la BBC ont intégré des « community managers » ou des « social media editors » au sein de leur rédaction (Pignard-Cheynel et Amigo, 2019).

19Le recours aux métriques s’inscrit dans ce régime de « gouvernementalité algorithmique » qui concourt à un alignement des objectifs entre le marketing et l’éditorial. Les données qui inondent l’espace médiatique peuvent alors être entendues comme des « technologies de gouvernement » orientant la production, la circulation et la commercialisation des contenus informationnels (Ouakrat, 2016). La relation tumultueuse entre les médias et Facebook est basée sur l’économie du clic et sur l’algorithme EdgeRank chargé de trier, sélectionner et hiérarchiser les contenus pour chaque usager délégitimant cette fonction névralgique des journalistes et des rédactions. Les médias ont dû s’adapter à cette nouvelle configuration avec à la clé l’apparition de la nouvelle obsession des responsables éditoriaux : le « reach » (c’est-à-dire le nombre de personnes que le contenu d’une page pourra atteindre parmi ses fans) (Pignard-Cheynel, 2018). Cette logique quantitative trouve son paroxysme avec l’arrivée de nouveaux éditeurs de logiciels spécialisés sur les mesures d’audience des médias sur les réseaux sociaux numériques. Par exemple, le logiciel de suivi ChartBeat est particulièrement utilisé par les quotidiens de nombreux pays : il permet de suivre la performance d’un article sur différents réseaux sociaux, il propose même de tester plusieurs titres d’article et de les ajuster en fonction du taux de clic et des segments d’utilisateurs.

20Autant d’éléments qui contribuent au renforcement des community managers dans les rédactions, introduisant ainsi une logique marketing et quantitative dans la production d’informations : « l’enjeu n’est donc plus seulement de définir la “bonne” information selon des critères purement journalistiques, mais d’envisager son potentiel d’intérêt auprès du public, dans l’optique de générer du clic et donc de l’audience sur le site web du média » (Pignard-Cheynel et Amigo, 2019). Les community managers jouent désormais un rôle stratégique dans de nombreuses rédactions en internalisant une des fonctions clés de l’espace médiatique et en hiérarchisant (souvent de manière autonome) ce qui « mérite » d’être mis en valeur sur les RSN et notamment Facebook. Cette tendance généralisée favoriserait l’actualité « chaude », pousserait à une standardisation des contenus et à un journalisme de l’urgence dégradant la qualité des informations (Ouakrat, 2016). Le recours aux infomédiaires comme Facebook pour la consultation de l’actualité introduirait ainsi un problème de qualité de l’information favorisant la trivialisation des actualités. Facebook exploite largement cette prolifération d’informations dégradées, qui alimentent les effets de réseau à la base même de sa domination sur le trafic et l’accès aux contenus et services en ligne.

21La « gouvernementalité algorithmique » pénètre ainsi les rédactions instaurant un speed-driven journalism qui se caractérise par des sujets d’actualité sélectionnés et traités à travers le prisme de leur popularité sur Internet avec une incidence forte sur la qualité et le pluralisme de l’information. Certains auteurs évoquent une « standardisation du journalisme » et la « montée des normes de productivité et des choix éditoriaux fondés sur le trafic et le référencement en ligne » (Lyubareva et Rochelandet, 2017). Le changement de paradigme du journalisme, qui s’oriente désormais vers les métriques et donc la demande, objective « une traduction très imparfaite de la qualité des contenus journalistiques » et contribue « à internaliser la fonction marketing au cœur du processus de production éditorial » (Ouakrat, 2016).

22Ce nouveau régime de gouvernementalité a donné naissance à un type de contenu, les « clickbaits », ou pièges à clics qui privilégient l’émotion et la viralité et dont les métriques (statistiques d’audience) deviennent l’indicateur-roi pour évaluer leur efficacité et leur popularité en particulier l’« engagement », c’est-à-dire le nombre de likes, commentaires, partages et clics sur une publication (Pignard-Cheynel, 2018). En jouant sur des ressorts émotionnels, cette tendance favorise de nouveaux formats d’écriture (« Les 10 villes les plus... », « Découvrez comment... ») auxquels les médias traditionnels ont de plus en plus de mal à résister, notamment dans l’optique de renforcer leurs revenus publicitaires (Cardon, 2015). La course à l’audience, notamment relative à la remise en cause du modèle économique de ces médias, engendrerait ainsi une trivialisation de l’espace public, une « circulation circulaire des informations » et une homogénéisation des sujets traités (Smyrnaios, 2016).

1.4. La traduction des stratégies de Facebook dans son design

23Si la gouvernementalité se comprend en analysant les stratégies des acteurs puissants, elle se repère, en pratique, dans les agencements des dispositifs. Il est alors utile de s’interroger sur le modèle de participation autour de l’actualité et des médias inscrit dans le design de la plateforme. Tout d’abord, le modèle de Facebook repose techniquement sur l’action des usagers. Comme l’a démontré Fanny Georges, dans ses fondements, le dispositif valorise les « identités agissantes » sur la plateforme en rendant plus visibles les individus les plus actifs, sous forme de posts, de commentaires, de messages, etc. (Georges, 2009). En ce sens, la publication d’informations diverses et régulièrement actualisées est une contrainte imposée par le dispositif pour maintenir la présence des individus qui sont soucieux d’y exister et d’y être reconnus.

24En pratique, tout sur la plateforme vise à maximiser le temps de présence et l’action de l’usager en optimisant son expérience. Sont ainsi agrégées une multitude de fonctionnalités qui absorbent ou « colonisent » (Millette, 2013) progressivement les particularités d’autres acteurs spécialisés du web social (la reprise, récemment, du modèle des stories d’Instagram sur Facebook est un exemple) et en font une « plateforme à tout faire ». Cette stratégie explique également la mise en œuvre d’outils de personnalisation de la visibilité des publications. Les utilisateurs peuvent ainsi créer différentes listes parmi leurs contacts afin de contrôler qui peut accéder à leurs posts et faire ainsi cohabiter différents cercles de sociabilité (professionnels, amicaux, familiaux, etc.).

25Par ailleurs, le développement de la plateforme s’est accompagné d’une multiplication des outils expressifs. Les formats de publication se sont diversifiés (textes, photos, liens, vidéos, vidéos en direct, sondages, humeurs, gif, géolocalisation, demande de recommandations etc.). Les options de commentaire se sont agrémentées des options de partage des publications et des boutons sous forme d’émoticônes pour exprimer les émotions (j’aime, triste, j’adore, haha, grrr). À l’inverse, l’inaction sur Facebook donne lieu à ce que nous pourrions qualifier de rappels à la norme d’usage de la part des concepteurs. Ainsi, les propriétaires de comptes peu actifs reçoivent régulièrement des e-mails afin de les avertir de l’activité des membres de leur réseau sur la plateforme, ce qui constitue autant d’incitations à l’action. Cette conception fondée sur l’activité des usagers rappelle l’aspect marchand du dispositif et rompt avec le modèle idéal d’une agora électronique égalitaire, au sein de laquelle la participation émergerait spontanément.

26De plus, l’observation de la place des médias dans l’architecture de Facebook donne à voir un modèle de participation spécifique. En effet, ce dernier est, pour Romain Badouard, incrémenté dans le design des plateformes :

« En agençant différentes applications qui incitent à l’action au sein d’un même site, ils [les web designers] valorisent certaines activités et définissent une manière de les réaliser. En développant des applications qui permettent d’échanger et de débattre, ils organisent des relations sociales et cadrent la manière dont les internautes “font public” » (Badouard, 2014, 36).

27Tout d’abord, le dispositif, initialement conçu pour l’usage privé, n’accorde pas une place spécifique aux médias d’information. Dans le fil d’actualité de Facebook, rien ne distingue spécifiquement les posts des médias de ceux provenant d’autres pages publiques ou de comptes privés. Au contraire, les posts d’actualité sont entremêlés aux autres contenus, selon une sélection personnalisée calculée à partir des traces déposées par les utilisateurs et des décisions stratégiques de l’entreprise qui vise l’optimisation de l’expérience-utilisateur (par exemple, faire apparaître davantage de pages publiques dans les fils d’actualité, ou à l’inverse décider de montrer davantage de publications de proches). Sans être distingués d’autres acteurs au sein de la plateforme, les médias et l’actualité sont décloisonnés.

28Dans un second temps, l’observation plus attentive de la présentation des posts provenant des pages Facebook de médias donne à voir la relégation de l’identité du média à un second temps, au profit de la mise en avant du contenu. La capture d’écran suivante (Figure 1) illustre cet effacement de l’identité des médias au sein du dispositif Facebook :

Figure 1 : Capture d’écran illustant l’effacement de l’identité des médias sur Facebook

29Dans cet exemple, la publication d’un membre de notre réseau personnel est affichée dans notre fil d’actualité. Ici, sont mis en avant le titre de l’article en gras, l’image associée et la personne qui a partagé le contenu d’information. En revanche, la source (RFI.FR) est moins visible, dans une police de couleur grise sur un fond gris clair. Pour Franck Rebillard et Nikos Smyrnaios, l’importante place laissée à un format très « icono-centré » accompagne « un effacement énonciatif de l’entreprise médiatique au profit d’une forme de neutralité sémiotique qui profite à l’infomédiaire » (2019, 277). L’effacement des médias dans la réception des informations sur Facebook est renforcé par la proximité sociale qui oriente la hiérarchisation et la circulation des informations via des indicateurs basés à la fois sur la popularité, la recommandation et la mise en discussion des contenus d’actualité sur les réseaux interpersonnels des membres. Ces éléments de design renouvellent potentiellement, sur la plateforme, le contrat de lecture établi entre le public et les médias qui voient leur identité et leur pouvoir de hiérarchisation des nouvelles affaiblis.

30Ces modalités de consultation des nouvelles s’accompagnent de différents formats de participation autour des nouvelles sur la plateforme. Les membres de Facebook peuvent intervenir sur au moins deux espaces distincts : les profils personnels des membres de leurs réseaux ou les pages publiques des médias d’actualité. Ces deux espaces, à première vue similaires, organisent en réalité la participation différemment. Casilli notait ainsi que : « Les fonctionnalités de Facebook sont centrées sur les profils personnels, avec une insistance sur la proximité relationnelle et les liens émotionnels entre chaque utilisateur et ses contacts, ou “amis” (friends) – une terminologie faite pour évoquer une vision irénique de l’harmonie sociale » (Casilli, 2013).

31Sur ces espaces personnels, les membres ont accès à une palette d’outils d’expression. Ils disposent également d’outils pour contrôler la visibilité de leurs publications et ainsi éviter les situations potentiellement embarrassantes socialement que pourraient occasionner l’absence de ce que Goffman appelle la « séparation des rôles », nécessaire au maintien des faces des individus (Goffman, 1993). Sous leurs posts, les commentaires des « amis » sont présentés de manière chronologique et peuvent être supprimés par le « propriétaire » de la page qui a donc un pouvoir de modération.

32À première vue, le design des pages publiques de médias est très proche. Pourtant, des différences techniques donnent lieu à un autre modèle de participation. La plus notable est l’organisation des fils de discussion sous les posts. Par défaut, les commentaires sont affichés par ordre de « pertinence ». En réalité, cette notion est quantitative et non qualitative. Les commentaires qui apparaissent en haut des fils de discussion, et qui sont donc les plus visibles, sont ceux qui ont suscité le plus de réactions. La hiérarchisation s’opère donc sur le principe du plébiscite et non sur celui du contenu du commentaire. Par ailleurs, les commentaires sont publics et leur visibilité ne peut être paramétrée par l’usager. L’appropriation de ces agencements techniques concourt à l’émergence de deux espaces de participation autour des médias très différents.

2. L’appropriation de l’information numérique sur Facebook

33La façon dont un pouvoir s’exerce par une technologie numérique résulte de la façon dont un acteur (un designer ou un programmeur par exemple) influence le comportement d’un autre acteur (un usager) en lui « intimant » des règles à respecter (Badouard et al., 2016). Ces règles, qui ne sont pas des lois, sont inscrites dans des ressources techniques, et la plasticité du numérique fait que les possibilités de débordement ou de détournement de ces règles existent. En se penchant à présent sur les pratiques des internautes, il semblerait que cette tension entre encadrement et créativité des usages, à l’œuvre dans les espaces des réseaux socio-numériques, n’affecte pas en profondeur les stratégies de Facebook.

2.1. Gouvernementalité et participation numérique : un dialogue fertile avec la sociologie des usages

  • 5 La revue Participations a consacré un dossier à ces questions : « Dossier : critique de la partic (...)

34Mobiliser le concept de gouvernementalité pour penser les usages profanes des réseaux sociaux numériques ne va pas de soi. Si la gouvernementalité a croisé les problématiques autour de la participation, c’est essentiellement pour observer, dans une approche critique, les dispositifs de consultation politique mis en œuvre ou rattachés à l’État5. Dans ces travaux, le concept de gouvernementalité est présenté comme un outil réconciliant deux approches distinctes dans le champ des recherches autour de la démocratie participative. D’un côté, les dispositifs de participation sont considérés comme des instruments quasi mécaniques de reproduction des pouvoirs en place, qui se fondent sur l’illusion d’un pouvoir d’agir. Les recherches visent dès lors le dévoilement des structures contraignantes qui pèsent sur les pratiques. D’un autre côté, l’accent va plutôt être mis sur les capacités de distanciation des acteurs sociaux au sein des dispositifs participatifs et l’existence d’une critique sociale tout aussi riche que la critique savante. Pour Guillaume Gourgues, Sandrine Rui et Sezin Topçu, la gouvernementalité permet de saisir ensemble ce qui se joue dans la conception des dispositifs participatifs et dans leur appropriation, processus par lequel les individus vont « adhérer » à cette conception ou non :

« La gouvernementalité renvoie à la jonction toujours aléatoire et incertaine entre une “rationalité gouvernementale”, prétendant exercer une influence directe ou indirecte sur le comportement des individus, et une “subjectivation”, qui conduit les individus à s’associer (consciemment ou non) ou à résister à ces prescriptions comportementales » (Gourgues, Rui et Topçu, 2013, 23).

35Partant, les usagers ne sont jamais ni totalement soumis aux injonctions sournoises d’un dispositif qui repose sur leur action, ni tout à fait autonomes face aux procédures conçues selon des stratégies de « gouvernementalisation » des pratiques ou de « conduite des conduites ». La prise en compte de l’hétérogénéité des dispositifs, des acteurs et de la tension entre capacité d’action et contraintes, dans le concept de « gouvernementalité », nous intéresse tout particulièrement. En effet, si la participation était ici entendue dans le sens que lui confèrent les sciences politiques, le concept de gouvernementalité est également opératoire dans celui que nous lui conférons, inscrit dans une approche info-communicationnelle, qui renvoie aux formes de participation aux dispositifs numériques. Le concept de gouvernementalité est ainsi particulièrement adapté à une sociologie des usages contemporains du numérique, dans le cas présent des réseaux socionumériques tels que Facebook.

36En effet, dans les années 80, la sociologie des usages des TIC se fonde sur le constat empirique que les pratiques des technologies sont hétérogènes, diverses et parfois éloignées de l’« esprit initial » insufflé par les concepteurs (Jouët, 2000). Des pratiques peu « instrumentales » et non prévues lors de la conception des technologies attestent l’existence de processus d’appropriation subversifs. Ces travaux fondateurs ont permis de mettre à distance les approches techno-déterministes pour penser les pratiques de la télématique mais cette émergence de la figure de l’usager actif peut tendre à évincer la force prescriptive des techniques.

37Pourtant, notamment avec l’émergence de nouveaux acteurs puissants sur la toile et la massification des usages, les chercheurs vont ressentir le besoin d’outils conceptuels critiques afin de mettre au jour les structures qui encadrent la potentielle autonomisation des usagers :

« En s’opposant au modèle déterministe, les études d’usage ont permis, et c’est leur grand mérite, de faire apparaître la figure de l’usager comme acteur. Mais celui-ci est pourtant pris dans des structures qui limitent constamment ses capacités de “résistance”, de “bricolage” ou de “détournement” » (Proulx et Jauréguiberry, 2011, 56).

38Olivier Voirol évoque également une « conception de l’agir qui s’appuie sur une perspective « habilitante » à l’égard des sujets » (p. 136) mais qui oublierait la « vulnérabilité », la « contrainte » et « la critique » pour penser les pratiques numériques (Voirol, 2011).

39Dès lors, le concept de gouvernementalité permet de penser ensemble ce qui se joue à la fois du côté du design des dispositifs de participation numérique (Badouard, 2014) et du côté de leurs appropriations. Il met le doigt sur des types d’injonction particuliers, qui reposent sur l’action – plus ou moins – consentie des usagers, toujours plus facilitée depuis le développement du web 2.0 (développement de la blogosphère, espaces de commentaires, pétitions en ligne, réseaux socionumériques, etc.). Cette approche ne vise pas à évacuer l’épaisseur sociale des pratiques. Les usages se construisent au croisement du social et de la technique (Jouët, 1993). Les incitations déposées sur la plateforme ne produisent pas à elles seules les usages observés. Il est en effet nécessaire de tenir compte des dispositions, des rapports aux médias, au politique, au numérique des usagers pour accéder à l’ensemble des logiques de production des pratiques informationnelles sur la plateforme (Cardon, 2019). Toutefois, nous nous concentrons, dans la suite du texte, sur ce que l’architecture et le design du dispositif Facebook, étudié dans notre première partie, fait aux représentations et aux usages participatifs de l’actualité médiatique.

2.2. Ce que la conception de Facebook fait à la participation autour de l’actualité et des médias

40Parmi les implications de la configuration et de l’architecture de Facebook sur les usages de l’actualité, la première, explicitement décrite dans les entretiens, renvoie à l’extension de la définition de l’information pour les usagers. Les individus expliquent s’informer essentiellement via le fil d’actualité qui, comme nous l’avons vu, repose sur un entremêlement d’informations diverses et un effacement de l’identité des médias. Sur ce fil, les usagers décrivent ainsi « checker » l’information, regarder les titres mais ne pas forcément cliquer sur l’article et donc rester sur la plateforme Facebook. Les médias cités témoignent de cette extension, les médias de référence étant cités au même niveau que les médias natifs du web et 100 % réseaux sociaux numériques tels que Brut et Konbini qui proposent une information variée au ton hybride, oscillant entre le sérieux et le décalé, essentiellement sous forme de vidéos enregistrées ou en direct. De même, les usagers identifient moins le support à l’origine des informations que le contenu des nouvelles ou l’« ami » par lequel ils y ont eu accès dans le cas d’un partage.

41Ces réflexions autour des représentations de l’information sur la plateforme posent la question des implications du fonctionnement algorithmique du fil d’actualité sur les pratiques d’information sur Facebook. Ce fonctionnement peut renforcer des « bulles » idéologiques dans la mesure où l’internaute est exposé à des contenus susceptibles de l’intéresser et donc de renforcer ses opinions. Romain Badouard (2017) évoque un mécanisme de « propagande intérieure » qui résonne avec le concept de gouvernementalité :

« Celle-ci a pour originalité de s’incarner dans les architectures qui font circuler les contenus et non dans les contenus eux-mêmes. Elles s’appuient sur nos propres biais cognitifs et produit ses effets par des mécanismes d’auto-conviction » (Badouard, 2017, 21).

42En d’autres termes, cette « propagande » ne s’appuie pas sur un modèle autoritaire mais sur la participation des usagers, qui, par leurs actions quotidiennes sur le dispositif, « participent sans le vouloir » à l’encadrement – parfois à l’enfermement – de leur propre paysage informationnel. En pratique, on repère effectivement dans les entretiens une forte critique à l’égard des médias mais une absence de critique des choix opérés par l’algorithme de Facebook. Chez les « complotistes », qui défendent pourtant un regard sceptique sur le fonctionnement du champ médiatique, est régulièrement décrite la « liberté » qu’autorisent Internet et les réseaux socio-numériques, nuancée par quelques expériences de modération. Toutefois, à contre-courant d’une approche uniquement dominatrice, ce fonctionnement permet également une certaine pluralisation des voix, les grands médias étant mis en concurrence avec une diversité de sources alternatives partagées par les membres des réseaux personnels. En effet, une enquête conduite par le journal Libération et l’entreprise Linkfluence atteste la réappropriation, par les usagers, de la fonction des « gatekeepers » traditionnellement détenue par les journalistes, garants de l’accès d’une information à l’espace public (Bouthier et Lefilliâtre, 2017). En comparant l’activité générée par les posts d’une cinquantaine de pages Facebook de médias traditionnels et « alternatifs » au positionnement politique et éditorial hétérogène, l’enquête démontre que ce sont les vidéos postées sur les pages des youtubeurs de gauche d’Osons causer, du site de « réinformation » d’extrême-droite TV libertés ou du média créé uniquement pour les réseaux sociaux Brut, qui ont été les plus partagées par les individus sur la période étudiée.

43En ce qui concerne la participation autour des nouvelles, les profils personnels sont décrits comme des espaces de subjectivation, des lieux « à soi », au sein desquels les individus partagent plutôt des informations avec lesquels ils sont en accord ou qui correspondent à leurs centres d’intérêt. Les débats autour de l’actualité médiatique et les opinions divergentes ne sont pas toujours les bienvenus. Les enquêtés évoquent ainsi la suppression de commentaires embarrassants émanant de leur réseau ou, pour ceux qui comptent de nombreux contacts, le « ménage » au sein de leurs listes d’amis (c’est-à-dire la suppression des contacts) lorsque des événements d’actualité mettent au jour des visions du monde jugées trop éloignées. L’espace de participation qui se dessine poursuit, en ce sens, les principes au fondement de la plateforme de sociabilité et l’on repère un certain évitement de la confrontation politique au profit d’un entre-soi harmonieux.

44À l’inverse, les pages Facebook de médias sont des espaces polémiques. En rendant visibles les commentaires les plus plébiscités, ce sont essentiellement les commentaires polémiques, courts, percutants qui apparaissent en haut des fils de discussion. Les modalités d’expression sont oralisées, empruntées à la conversation quotidienne, ce qui génère une participation massive et réactive. Se dessine alors un modèle de conversation autour des nouvelles éloignées du modèle habermassien rationnel de l’espace public. Ici, les propos les plus visibles prennent plus souvent la forme d’invectives, de coups de gueule ou de visions radicales.

45Les dispositifs contribuent ainsi à la création d’espaces d’expression citoyenne distincts. Pourtant, si la conception du dispositif oriente les usages, les processus d’appropriation qui s’y déploient peuvent en retour affecter le dispositif. La présence des médias sur la plateforme en est la preuve. Facebook était initialement conçu pour l’usage privé et les pratiques des usagers ont contribué à la modification de ses applications, notamment en créant des pages publiques et des options de partage. Toutefois, pour Michel de Certeau, l’usager peut tordre un dispositif en fonction de ses besoins mais il aura du pouvoir si et seulement s’il parvient à modifier la stratégie globale du dispositif (de Certeau, 1990). Au sujet de Facebook, Stenger et Coutant démontrent que la plateforme met en réalité en place un « management des appropriations » (Stenger et Coutant, 2015). Certes, des usages créatifs peuvent modifier les scripts des dispositifs de réseaux sociaux numériques, mais les plateformes vont rapidement mettre en œuvre des « arts d’encadrer l’appropriation » pour conformer les pratiques à leur stratégie de rentabilité.

Conclusion

46La domination de Facebook mise en exergue dans la première partie rejoint la perspective développée dans le cadre de l’économie politique de la communication, qui met notamment en question les conséquences pour l’intérêt général et la vie en société des agencements économiques de la production et de la consommation de culture et d’information (Guibert et al., 2016). Ce champ théorique apparaît comme un cadre conceptuel particulièrement fertile pour décrire les logiques de pouvoir qui traversent le couple médias et publicité.

47L’influence de Facebook au macro-niveau du marché de la publicité et de l’information est bien réelle : cette dernière se dissimule derrière un régime de « gouvernementalité algorithmique » à la fois puissant et discret qui tend à reconfigurer et à formater l’espace médiatique. La percée de ces dispositifs d’intermédiation soulève ainsi plusieurs questions, notamment celle de la régulation de Facebook, qui nécessite une réflexion nouvelle à la lumière des changements induits par la généralisation de ce régime de gouvernementalité algorithmique. Ceux-ci incluent les abus de position de dominante, les situations de concurrence déloyale, la confidentialité et la sécurisation de la collecte des données, ou encore le contrôle national des ressources d’information.

48Le pouvoir de Facebook ne doit cependant pas être surestimé. L’histoire est un excellent remède contre l’idéologie de la modernité et les sciences de l’information et de la communication nous rappellent que les thèses déterministes survalorisant le pouvoir des techniques et des médias sur la construction des opinions publiques sont récurrentes dans le champ théorique « médias et espace public ». Des études récentes dédiées à Facebook soulignent les capacités de distanciation et de critique du public et nous rappellent ainsi l’importance d’articuler les niveaux macro et micro (Cardon, 2015 ; Mercier, 2018 ; Badouard, 2017).

49Consacrée aux usages effectifs de l’actualité sur la plateforme, la seconde partie invite à penser la tension qui existe entre les injonctions techniques et l’univers des possibles ouvert par Facebook. Observer les pratiques permet de voir la manière dont les agencements orientent les conduites mais également comment les processus d’appropriation de ces espaces peuvent notamment permettre de redistribuer les rôles entre producteurs et récepteurs des informations au sein de l’espace public.

50Toutefois, les usages créatifs peuvent finalement servir les objectifs de la plateforme. Comme le notait Olivier Voirol presque dix ans plus tôt :

« La mise à jour des pratiques de détournement et des “arts de faire”, qui avait alors un caractère quasiment subversif, en étant dirigée contre un pouvoir techniciste, est pour ainsi dire devenue aujourd’hui un élément de discours de légitimation de ce même pouvoir reconfiguré à l’aune du “participatif” et de l’“interactif” » (Voirol, 2011, 140).

51Facebook met ainsi en œuvre un véritable management des diverses appropriations, qui servent son actualisation, ce qui amène certains auteurs à penser l’usager comme un « travailleur » au service des plateformes, par l’entremise de ses usages quotidiens (Cardon et Casilli, 2015).

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Notes

1 « Facebook est devenu le média de masse le plus populaire dans l’histoire de l’humanité avec plus de deux milliards d’utilisateurs dans le monde » (Smyrnaios, 2018).

2 Les infomédiaires ont été particulièrement étudiés par Franck Rebillard et Nikos Smyrnaios. Ils ont une fonction à la fois économique et éditoriale désignée comme celle de l’infomédiation définie comme la sélection, l’organisation, la hiérarchisation et la mise à disposition d’interlocuteurs et d’informations en ligne, facilitant ainsi la rencontre entre une demande éclatée et une offre diversifiée. Ils s’appuient sur des algorithmes et les interactions sociales pour orienter les flux des informations et des internautes (Rebillard et Smyrnaios, 2019).

3 Traduction du site corporate de Facebook (https://about.fb.com/company-info/) : « Give people a voice: people deserve to be heard and to have a voice – even when that means defending the right of people we disagree with ».

4 https://www.facebook.com/ads/audience-insights/people?act=298720544&age=18-&country=US&politics=6015759997983.

5 La revue Participations a consacré un dossier à ces questions : « Dossier : critique de la participation et gouvernementalité », Participations, n° 6, 2013.

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Table des illustrations

Légende Figure 1 : Capture d’écran illustant l’effacement de l’identité des médias sur Facebook
URL http://journals.openedition.org/edc/docannexe/image/10896/img-1.png
Fichier image/png, 215k
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Pour citer cet article

Référence papier

Thomas Guignard et Coralie Le Caroff, « Gouvernementalité et plateformes numériques : l’influence de Facebook sur la participation et les médias d’actualité »Études de communication, 55 | 2020, 135-158.

Référence électronique

Thomas Guignard et Coralie Le Caroff, « Gouvernementalité et plateformes numériques : l’influence de Facebook sur la participation et les médias d’actualité »Études de communication [En ligne], 55 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/edc/10896 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edc.10896

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Auteurs

Thomas Guignard

Univ. Lille, ULR 4073 – GERiiCO, F-59000 Lille, France
thomas.guignard@univ-lille.fr

Coralie Le Caroff

Laboratoire Cerlis, Université de Paris Descartes
coralie.le-caroff@parisdescartes.fr

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