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Dossier

Fake science et ignorance stratégique : retour sur les récentes controverses autour de l’austérité et du glyphosate

Fake Science and Strategic Ignorance: Recent Controversies about Economic Austerity and Glyphosate Risks
Pierre Pénet
p. 85-102

Résumés

Les experts sont visés par des accusations croissantes de fake science dans le débat public. Ces accusations sont heuristiques car elles suggèrent que les experts peuvent être amenés à altérer intentionnellement leurs savoirs. Mais elles surestiment l’importance du mensonge par rapport à des formes plus discrètes de production de l’expertise sous contrainte. L’objectif de cet article est de montrer comment les accusations de fake science peuvent être traduites et raccordées aux débats en cours en sociologie de l’expertise sur l’« ignorance stratégique ». Ces travaux permettent de retranscrire dans un langage plus rigoureux les énoncés profanes évoquant la falsification de l’expertise. Les récentes controverses relatives à l’austérité et au glyphosate servent d’illustrations empiriques.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 On utilise indistinctement « expertise » et « science » de façon à ne pas alourdir l’écriture, mê (...)

1Ces dernières années, les experts et les savoirs qu’ils produisent ont été visés par des accusations croissantes de parti pris et de manipulation. Dans le domaine économique, ces critiques se sont nourries des nombreuses controverses qui ont affecté les évaluations des risques financiers depuis la crise de 2008. Ainsi, le Fonds Monétaire International (FMI) a été accusé d’avoir sous-estimé l’effet néfaste des politiques d’austérité sur l’économie grecque. Les agences de notation ont été condamnées par la justice américaine à verser des milliards de dollars d’amende pour avoir noté AAA des produits financiers risqués, des erreurs qui ont été à l’origine de la crise des subprimes. L’expertise sanitaire et environnementale n’est pas en reste puisque des groupes d’experts publics et privés ont aussi été mis en cause pour avoir ignoré certains risques de toxicité, comme dans les cas récents du dieselgate en 2015 et du glyphosate en 2017. Ces défaillances ont eu d’importantes ramifications pour les agences publiques et les organisations internationales qui utilisent les savoirs experts pour énoncer un ensemble de règles et de normes visant à réguler les marchés et à protéger les consommateurs. Quand la « science réglementaire » (Jasanoff, 1990) est défectueuse, l’action publique perd en légitimité et ses fonctions de contrôle des risques s’en retrouvent affaiblies1.

  • 2 Les premières occurrences du terme fake news remontent à 1980, celles de fake science à 1987 (sou (...)

2En toile de fond de ces controverses, on trouve les accusations de fake news et de fake science qui se sont répandues dans le débat public ces dernières années. Une fake news est généralement définie comme une information fausse produite dans l’intention délibérée de tromper un auditoire. Si ce terme n’est pas nouveau2, son usage s’est fortement accéléré dans le domaine politique depuis 2016 qui a vu la victoire surprise de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine et le succès, lui aussi inattendu, de la campagne du Brexit au référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union Européenne. Dans cet article on s’intéresse plus particulièrement aux accusations de fake science dont l’emploi dans le débat public (parmi les journalistes, le personnel politique et les cercles militants) sert à contester l’objectivité et l’impartialité des experts (Dardel, 2019). Le thème de la falsification imprègne aussi les récits publics que les acteurs de l’expertise livrent aux chercheurs pour rendre compte de leurs propres activités. Si, comme on va le voir, ce régime de dénonciation comporte des ambiguïtés à la fois épistémologiques et politiques, les sciences sociales ne peuvent faire l’économie d’un positionnement vis-à-vis d’un terme désormais trop prégnant dans le débat public pour être ignoré.

  • 3 On se réfère ici à la synthèse proposée par Cyril Lemieux (2007) sur les différentes façons de pr (...)
  • 4 Arnaud Esquerre (2018, 15-61) fournit une synthèse éclairante de ces travaux.

3Deux grandes options s’offrent au chercheur pour rendre compte de ces controverses3. Premièrement, elles peuvent être utilisées comme un révélateur de changements sociaux et institutionnels profonds. De récents travaux ont ainsi interprété la prolifération des accusations de fake science comme le symptôme d’un nouveau régime de démocratie d’opinion marqué par la défiance à l’égard des élites (Badouard, 2017), la crédulité du public face au conspirationnisme (Bronner, 2019) et la transformation de la sphère médiatique par les réseaux sociaux (Allcott et Gentzkow, 2017)4. Le chercheur qui adopte cette démarche explicative est surtout préoccupé par les facteurs sociaux et institutionnels qui engendrent ces accusations. Une autre option consiste à s’intéresser aux énoncés de fake science en eux-mêmes et à envisager les possibles rapports de convergence entre ces interprétations qui proviennent du monde social et celles produites par les sciences sociales. Cette démarche compréhensive a notre faveur dans cet article. Elle part du postulat que le monde social et le monde savant sont confrontés aux mêmes difficultés de description et d’interprétation de l’expertise et ses modes de production. Aussi, avant d’expliquer la prolifération de la thématique du fake, il convient de prendre au sérieux ces accusations en les comparant aux interprétations savantes des défaillances de l’expertise.

4L’objectif de cet article est de montrer comment les accusations de fake science peuvent être traduites et raccordées à des débats en cours en sociologie de l’expertise. Cet exercice de traduction suppose au préalable de reformuler des enjeux d’actualité (par exemple : Est-on rentré dans une ère de la post-vérité ? Est-ce que la montée du populisme alimente la défiance dans l’expertise ?) en questionnements scientifiques : Dans quelle mesure les experts altèrent volontairement leurs diagnostics ? Si oui, comment parviennent-ils à donner à ces savoirs altérés l’apparence de la rationalité ? Et quels sont les effets attendus de ces altérations sur le monde social ? C’est autour de ces questions qu’on propose d’identifier les apports heuristiques du terme de fake science comme d’en souligner les aspects problématiques pour les sciences sociales.

5Premièrement, ce terme est fécond car il peut servir de point de départ pour reconstruire des formes d’actions stratégiques et intentionnelles relativement peu étudiées dans les travaux classiques de sociologie de l’expertise, des travaux surtout portés vers l’étude des routines et des croyances qui aveuglent les experts et diminuent la précision des savoirs. Comme on le verra, ces travaux qui minorent les facteurs d’intentionnalité dans la production de savoirs défaillants concordent souvent avec la façon dont les experts eux-mêmes interprètent leur travail. Ainsi, ces dernières années, les experts se sont défendus des accusations de corruption et de manipulation les visant en mettant ces défaillances sur le compte d’erreurs de jugement résultant de négligences internes ou d’accidents imprévus.

6Deuxièmement, le terme fake est heuristique car il accorde une place centrale à la question de la communication de l’expertise altérée. Il ne désigne pas simplement un savoir faux (au sens de false) mais plutôt un savoir communiqué sous des apparences vraies dans l’intention d’induire le public en erreur. Cet aspect communicationnel permet d’articuler de nouveaux enjeux de recherche sur la responsabilité des experts et les moyens de détection de l’expertise altérée. Mais pour ce faire, le terme fake science nécessite d’être davantage outillé pour rendre compte dans la pratique des mécanismes de production et de communication d’un savoir altéré. Comme on le verra, un écueil des accusations de fake science est de véhiculer une représentation trop simpliste de la vérité qui considère qu’une expertise défaillante relève nécessairement du mensonge, conduisant ainsi à sous-estimer d’autres formes, plus subtiles et discrètes, de production et de diffusion d’une expertise altérée. On montrera notamment que les phénomènes décrits dans le langage ordinaire par les énoncés autour de la fake science peuvent être retranscrits en termes sociologiques au contact des travaux sur l’ignorance. Ces travaux aujourd’hui en plein essor dans les domaines de l’expertise sanitaire et environnementale peuvent être adaptés au cas de l’expertise économique.

7L’article suit une progression en trois temps. Dans la première section, on propose d’articuler les accusations de fake science à un débat en cours dans les sciences sociales sur la place à accorder à l’intentionnalité dans la production de l’expertise défaillante. On montre que ces accusations peuvent être traduites dans le langage scientifique au contact des travaux sur l’ignorance. Dans la seconde section, on applique le cadre de l’ignorance aux plans d’austérité imposés par le FMI à la Grèce et dont les défaillances ont été très médiatisées. À partir de l’exploitation de nouvelles données, on documente les mécanismes par lesquels les pays européens ont contraint les experts du FMI à altérer leurs évaluations statistiques des risques grecs afin de permettre la mise en place de politiques austéritaires. La troisième section identifie les techniques de plagiat qui ont permis à ces experts de communiquer leur expertise altérée dans les rapports destinés au public. On verra que ces techniques de plagiat, qui ont aussi été détectées dans les rapports sur les risques sanitaires du glyphosate, sont un moyen efficace pour diffuser une expertise altérée tout en masquant au public les formes d’ingérence qui se sont exercées lors de la production des diagnostics. En conclusion, on propose de normaliser ces pratiques d’ignorance, en montrant qu’elles sont le corollaire de l’usage croissant des savoirs experts dans la décision politique.

1. De la fake science à l’ignorance

8Les travaux en sociologie de l’expertise se sont multipliés à partir des années 90 à mesure que les communautés d’experts gagnaient en importance dans l’action publique internationale. Cette littérature peut être classifiée schématiquement entre deux pôles principaux en fonction de ses hypothèses sous-jacentes concernant le degré d’autonomie des experts. Le premier renvoie aux travaux classiques sur les communautés épistémiques. Le second aux recherches plus récentes sur l’ignorance. On suggère que les accusations de fake science qui s’intensifient dans le monde social se rapportent plus aisément au second courant de recherche. Avant de présenter ces travaux, on revient rapidement sur le courant épistémique car les grilles de lecture qu’il donne des défaillances de l’expertise sont en profond décalage avec les interprétations des controverses scientifiques qui circulent actuellement dans le monde social.

9De nombreux travaux issus de la sociologie et de la science politique américaines envisagent les experts comme des « communautés épistémiques », c’est-à-dire comme des groupes structurés autour de savoirs partagés et de représentations communes du monde social (Haas, 1992). Ces travaux offrent des outils très fins pour rendre compte des cultures d’évaluation (MacKenzie et Spears, 2012) et des routines organisationnelles qui structurent le travail quotidien des experts. Le postulat que les groupes d’experts forment des mondes relativement autonomes et autocontrôlés conduit logiquement à interpréter les défaillances de l’expertise comme relevant de processus endogènes au champ de l’expertise, par exemple la confiance aveugle dans certaines doctrines, des routines cognitives qui affaiblissent la précision des savoirs ou des règles internes qui produisent de l’inertie et de l’inattention. Dans le domaine de l’expertise économique, cette perspective a été appliquée à une grande diversité de terrains : les agences de notation (Mallard et Pénet, 2013), la Réserve fédérale américaine (Fligstein et al., 2017) et le FMI (Nelson et Katzenstein, 2014). Au-delà de la diversité des terrains étudiés et des facteurs explicatifs identifiés, ces travaux ont en commun de représenter les experts comme des individus sincères mais dont la réflexivité est entravée par des processus cognitifs ou organisationnels.

10Il existe des formes de convergence entre cette représentation non-intentionnelle des défaillances des savoirs et la façon dont les experts eux-mêmes interprètent leurs erreurs. Le cas paradigmatique est celui d’Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve Fédérale américaine (1987-2006) qui en octobre 2008 a fait acte de contrition devant le Congrès américain pour n’avoir pas su anticiper les déséquilibres occasionnés par sa politique monétaire accommodante au début des années 2000, un manque d’anticipation qui selon lui résultait d’une « faille » dans les modèles économiques. De façon complémentaire, dans un rapport très commenté publié en janvier 2013, Olivier Blanchard, l’économiste en chef du Fonds Monétaire International (FMI), a admis avoir sous-estimé l’effet néfaste des politiques d’austérité sur l’économie grecque. L’erreur résultait selon lui d’une lecture trop optimiste de la situation économique en Grèce. On retrouve ici un air de ressemblance entre les interprétations savantes des défaillances de l’expertise qui mettent l’accent sur des facteurs non-intentionnels et la façon dont les experts se défendent face à des accusations de corruption et de parti pris. Au-delà de la simple coïncidence, certains ont interprété cette convergence de vues comme le signe que les récits produits par les sciences sociales peuvent faire l’objet d’« usages apologétiques » par les acteurs sociaux pour mettre à distance des critiques les visant (Engelen et al., 2013, 3).

11Là où l’approche épistémique dépeint souvent les experts au travers de logiques d’insuffisance et de manque, les accusations de fake science dans le débat public indiquent quant à elles que les experts ne travaillent pas toujours en « bonne foi » et qu’ils peuvent être amenés à altérer et à tordre intentionnellement leurs savoirs. Cette interprétation alternative qui invoque des formes d’actions stratégiques est fertile pour la sociologie car elle invite à ré-instruire des cas d’expertise défaillante au regard de phénomènes de censure et de manipulation relativement éludés dans la perspective épistémique. Mais de nombreuses questions restent en suspens. Si les énoncés profanes de falsification de l’expertise suggèrent des logiques d’ingérence, ils ne disent rien de véritablement sociologique sur la façon dont les experts ont altéré leur expertise ni sur les modalités de diffusion publique des diagnostics altérés. Ils peuvent à tout le moins aiguiller le chercheur vers de nouvelles hypothèses de travail mais restent souvent ambigus et trop peu outillés pour conduire à une enquête empirique.

  • 5 Certains auteurs se sont penchés sur les formes non stratégiques de l’ignorance comme Jean-Noël J (...)

12Les accusations de fake science gagneraient à être rapprochées des travaux de sociologie des sciences portant sur l’« agnotologie », un terme proposé par Proctor et Schiebinger (2008) et qui désigne l’étude de la production de l’ignorance (voir aussi Girel, 2013). Dans sa version stratégique5, ce courant de recherche permet de retranscrire dans les sciences sociales les énoncés profanes évoquant la falsification de l’expertise, tout en nuançant leurs aspects les plus problématiques. Les accusations médiatiques de fake science sont notamment adossées à une représentation par trop caricaturale de la vérité qui considère qu’une expertise défaillante relève nécessairement du mensonge. Ces accusations conduisent ainsi à surestimer l’importance des mensonges par rapport à d’autres formes, plus subtiles et discrètes, de production de l’expertise sous contrainte.

13Les travaux sur l’ignorance ont montré que les experts peuvent prendre des libertés dans le paramétrage des modèles (sélection des variables, choix de la taille des échantillons, etc.) pour atténuer ou ignorer certains risques sans recourir au mensonge. La complexité des outils de mesure et des modèles d’analyse offrent aux experts une grande latitude pour produire des résultats qui semblent respecter les procédures habituelles de production du savoir mais qui ont été en fait calibrés et formatés en amont pour reproduire au mieux des intérêts économiques ou politiques (McGarity et Wagner, 2008). C’est ce que montrent les travaux sur les « marchands de doute » (Oreskes et Conway, 2011), ces experts rémunérés par l’industrie qui investissent le débat public pour mettre en doute et affaiblir un consensus scientifique, par exemple le risque cancérigène du tabac (Proctor et Schiebinger, 2008). Ces producteurs de « junk science » (Girel, 2017, 67-72) ont pour objectif principal de permettre aux industriels de gagner du temps, par exemple en étendant la durée de commercialisation de produits nocifs ou de freiner l’adoption de mesures visant à les réguler. De façon plus générale, ces travaux permettent d’objectiver ce que Yann Bérard et Renaud Crespin (2015) appellent des « situations d’expertise », c’est-à-dire les contextes particuliers amenant les experts à ajuster leurs compétences scientifiques en fonction des attentes des commanditaires de l’expertise.

14Dans la section suivante, on mobilise le cadre de l’ignorance pour analyser comment les économistes du FMI ont ajusté leur expertise en fonction d’intérêts politiques et économiques sans recourir au mensonge. Cet article prolonge une série de travaux récents qui ont cherché à appliquer le prisme de l’ignorance à l’expertise économique (Mallard et McGoey, 2018 ; Pénet, 2018), au-delà des cas de l’expertise sanitaire et environnementale qui avaient jusqu’alors concentré l’essentiel des applications. Le cas traité est celui du plan d’austérité grec préparé par le FMI en 2010.

2. Un cas d’ignorance stratégique : les plans d’austérité du FMI en Grèce

  • 6 Malgré les coupes budgétaires imposées par le FMI depuis 2010, la dette grecque a explosé, passan (...)

15Les effets néfastes de l’austérité sur l’économie et la population grecques sont désormais bien documentés6. Mais le rôle des experts dans la mise en place de ces programmes continue de faire débat. Dans leur grande majorité, universitaires et journalistes désignent l’austérité comme un ensemble de croyances et de discours se rapportant au néolibéralisme (Guilbert et al., 2019). À travers l’échec de l’austérité, ce sont les filtres idéologiques et les présupposés doctrinaires des experts du FMI qui ont été mis en accusation (Blyth, 2013). Mais des documents internes au FMI fuités dans la presse compliquent singulièrement cette interprétation. En juin 2013, le Wall Street Journal publie un document classifié « strictement confidentiel » relatant la réunion du 9 mai 2010 durant laquelle le Conseil des gouverneurs (l’organe décisionnel du FMI) entérine le plan d’austérité grec (WSJ, 2013a). D’autres leaks suivront au cours des mois suivants, dont un extrait du procès-verbal de la réunion également publié par le Wall Street Journal en octobre de la même année (WSJ, 2013b).

  • 7 Pour le représentant indien, Arvind Virmani, ces mesures d’austérité représentent un effort budgé (...)

16Ces documents sont sulfureux car on y découvre, de façon inattendue, que de nombreux membres du Conseil avaient dès 2010 diagnostiqué les effets désastreux que le plan d’austérité allait entrainer sur l’économie grecque. Les scénarios de désendettement de la Grèce préparés par les économistes du FMI sont jugés trop optimistes par une coalition hétéroclite de pays rassemblant le Brésil, l’Argentine, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Iran, l’Australie et la Suisse7. Ces documents montrent que les économistes du FMI sont eux-mêmes préoccupés par les risques « exceptionnellement hauts du programme ». C’est une information cruciale car normalement les experts auraient dû répercuter leurs doutes en imposant un allègement de la dette grecque. Mais, dans ce cas précis, les leaks suggèrent que les experts n’ont pas travaillé de façon autonome mais sous la pression des pays européens qui cherchaient alors à protéger leurs banques contre une décote de leurs titres grecs. Dans une critique à peine voilée, Paulo Nogueira Batista, le représentant brésilien, déplore que le plan d’austérité représente moins un « sauvetage de la Grèce » qu’une entreprise de « renflouement des détenteurs de la dette grecque, et tout particulièrement les institutions financières européennes ».

  • 8 Un des acquis des études des sciences est d’avoir montré que les controverses scientifiques sont (...)

17La révélation de cette ingérence conduit à modifier le débat sur l’austérité, qui se concentrait alors presqu’exclusivement sur le FMI et ses équipes d’experts, vers les institutions européennes. On passe d’une controverse classique autour du FMI vu comme un gardien de l’orthodoxie néolibérale à une controverse centrée non pas sur les croyances des experts mais sur les rapports de pouvoir entre le FMI et les États membres. Compte tenu des acteurs en présence et de la teneur des échanges révélés à la presse, la controverse qui se présente à l’étude est sensiblement différente des controverses scientifiques étudiées dans les études de laboratoire (Latour, 1987). Dans ces travaux, les controverses sont l’occasion d’actualiser les contenus scientifiques (les modèles d’analyse, les énoncés de preuve, etc.) qui tendent à devenir des « boîtes noires » à mesure qu’ils se diffusent et sont appropriés par les acteurs scientifiques. Le cas du FMI est différent car ce qui fait controverse dans le débat public post-leaks, ce ne sont pas les contenus scientifiques en tant que tels mais l’intrusion politique européenne dans le travail des experts8.

  • 9 Lire Tyler Durden, « IMF Admits It Is An Idiot And A Liar », Zero Hedge, 5 juin 2013. Paul Krugma (...)

18Comment rendre compte de ces phénomènes de torsion de l’expertise suggérés par les documents fuités ? Un premier registre interprétatif est celui du mensonge qu’on retrouve dans les accusations de fake science9. Mais ces accusations sont problématiques car elles suggèrent que les experts ont violé les règles élémentaires de production du savoir scientifique, ce qui est loin d’être évident s’agissant du FMI. Le cadre de l’ignorance est ici précieux car il montre que les experts disposent de marges de manœuvre leur permettant d’ignorer certains risques tout en restant dans les limites du plausible et de la scientificité. Dans un travail récent, on a montré que le conflit interne s’est cristallisé autour du choix des scénarios de soutenabilité de la dette (Pénet, 2018). Cet instrument statistique sert aux économistes du FMI à calibrer les modalités d’assistance financière en fonction de la trajectoire probable d’endettement d’un pays. Parmi la douzaine de scénarios envisagés, les experts avaient initialement retenu un scénario plutôt conservateur et pessimiste et recommandé un allègement de dette en complément des mesures d’austérité. Mais, sous la pression des pays européens, les experts ont finalement opté pour un scénario plus optimiste afin de justifier des mesures d’austérité drastiques sans allègement de dette (Pénet, 2018, 1039). De cette façon, l’altération de l’expertise ne peut pas être considérée comme un mensonge car les économistes sont restés dans les limites du plausible en choisissant parmi les scénarios générés par les modèles statistiques ceux qui reproduisaient au mieux les intérêts de leurs actionnaires.

19Le prêt du FMI permettra à la Grèce de rembourser ses créanciers, en particulier les grandes banques françaises et allemandes. Mais, comme prévu initialement par les experts du FMI, les coupes budgétaires drastiques imposées en échange du prêt auront des effets désastreux sur l’économie et la population grecques. Après avoir montré comment les économistes du FMI ont altéré leurs évaluations statistiques de la dette publique grecque pour certifier la mise en place de l’austérité, on s’intéresse dans la section suivante à comprendre comment le FMI a communiqué au public ses diagnostics altérés.

3. Le plagiat comme mode de communication de l’expertise altérée

20Le FMI propose à l’analyse un cas particulièrement intéressant d’experts qui ne croient pas sincèrement dans la fiabilité de leurs diagnostics mais qui sont cependant tenus de les rendre publics. Comme d’autres organisations (la Banque Mondiale, l’OCDE, les banques centrales, etc.), le FMI génère une littérature abondante sous forme de communiqués de presse et de rapports d’activité à destination du public. En raison de la trajectoire interne de ces documents qui passent souvent entre plusieurs mains avant d’être publiés, le travail rédactionnel n’est jamais linéaire et la présence d’acteurs hétérogènes (provenant des acteurs externes au monde de l’expertise) peut impliquer des logiques de négociation et de coécriture (Babou et Le Marec, 2008 ; Gayon, 2009 ; Jeanneret 2009). Durant la phase d’écriture, les groupes d’experts économiques internationaux sont ainsi tenus par des injonctions contradictoires entre d’un côté l’exigence professionnelle de produire des diagnostics fiables et fondés scientifiquement et, de l’autre, le souci de ne pas rentrer en conflit avec les autorités politiques nationales qui sont souvent les commanditaires de l’expertise.

  • 10 Le rapport du staff du FMI (2010) détaille les politiques d’ajustement budgétaire imposées en éch (...)

21Dans la pratique, ce travail de composition peut conduire les experts à retravailler la langue du rapport de sorte à masquer ou à atténuer certains conflits. Au moyen d’outils d’analyse textuelle, on a montré que les experts du FMI ont copié-collé dans leurs rapports officiels des sections entières provenant de documents préparés par la Commission Européenne elle-aussi impliquée dans la préparation des plans d’austérité (Pénet, 2018, 1040-1042). Toutes les pratiques de copier-coller ne sont pas suspicieuses. Par exemple, la lettre d’intention rigoureusement similaire signée par le gouvernement grec et envoyée conjointement au FMI et aux institutions européennes est un cas bénin d’auto-plagiat. Mais la détection de plagiat dans les staff reports produits par des équipes d’experts censés travailler indépendamment les unes des autres est plus suspicieux10. Deux organisations partageant les mêmes diagnostics peuvent accorder leur expertise sans recourir au plagiat. Mais les techniques de copier-coller sont un moyen efficace et parcimonieux de mettre en scène un consensus factice entre deux organisations entretenant des rapports conflictuels. Dans le cas du FMI, les paragraphes plagiés concernaient précisément le choix des scénarios de soutenabilité de dette qui étaient un des aspects majeurs du rapport et l’aspect le plus disputé du plan d’austérité. Ce plagiat a permis au FMI de passer sous silence les doutes que ses experts entretenaient vis-à-vis de l’austérité et de produire un consensus artificiel avec les institutions européennes. C’est ce que m’a confirmé un membre du Conseil du FMI en poste en 2010 dans un entretien réalisé en mai 2019. Cet employé m’a indiqué que ces formes de plagiat ont permis de faciliter le « travail de coordination » entre les experts du FMI et les institutions européennes et d’afficher un « front commun » durant cette période de graves incertitudes financières.

  • 11 The Guardian, « EU report on weedkiller safety copied text from Monsanto study », 15 septembre 20 (...)

22D’autres cas comparables de plagiat ont été mis en évidence récemment. La récente controverse autour du glyphosate est ici particulièrement éclairante. En septembre 2017, le Guardian a révélé que de nombreuses pages du rapport d’évaluation produit par l’Institut fédéral allemand pour l’évaluation des risques (BfR), avaient été copiées-collées à partir de documents rédigés par la Glyphosate Task Force, un organisme rassemblant les producteurs de cet herbicide et qui écartait le risque cancérogène du glyphosate11. Ce rapport plagié et transmis par le BfR aux régulateurs européens a servi de point de référence à la décision prise fin 2017 par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) de ré-autoriser l’herbicide pour cinq ans. Le cas du glyphosate suggère une même séquence que celle qu’on a proposé pour le cas de l’austérité : les experts ont d’abord volontairement ignoré les risques détectés dans leurs diagnostics sur la dangerosité du glyphosate puis communiqué leurs diagnostics altérés au moyen de techniques de plagiat.

23Les cas de l’austérité et du glyphosate suggèrent que le plagiat est une technique efficace pour diffuser une expertise altérée dans laquelle les experts ne croient pas sincèrement tout en masquant au public les formes d’ingérence qui se sont exercées lors de la production des diagnostics. Ces controverses dessinent un modèle d’influence similaire structuré autour de pratiques comparables de production et de communication de savoirs altérés. Dans les deux cas, les équipes d’experts ont prêté leur parole scientifique à des acteurs politiques (les États européens, les firmes agroalimentaires) pour avaliser des décisions controversées qui n’auraient pu l’être sans le soutien de la science.

Conclusion

24Les travaux sur l’ignorance permettent d’actualiser l’interprétation des controverses scientifiques récentes au moyen d’un nouveau registre critique. La première vertu de ces travaux est de déplacer les accusations de dogmatisme ou de négligence souvent faites à l’encontre des experts vers une interprétation plus stratégique et donc plus politique de la défaillance des savoirs. On a montré que la mise en place de l’austérité en Grèce devait plus à l’ingérence des institutions européennes dans les activités du FMI qu’à l’aveuglement des experts. Les travaux sur l’ignorance convergent ici avec la thématique de la fake science qui implique des phénomènes de torsion et de manipulation de l’expertise. Mais ils s’en distinguent aussi par deux aspects essentiels. Le premier concerne l’identification des coupables. Au lieu de faire porter le poids de la responsabilité sur les seuls experts, les travaux sur l’ignorance suggèrent des logiques de coresponsabilité entre les acteurs qui mettent sous tension les lieux de production de l’expertise et les experts qui altèrent leurs diagnostics en conséquence. Ensuite, ces travaux permettent de détecter des formes plus subtiles et bien plus efficaces d’altération de l’expertise au-delà du simple mensonge. Les experts disposent d’une grande latitude d’action pour produire et diffuser leur expertise altérée tout en respectant les procédures qui encadrent habituellement la production du savoir scientifique.

25Cet article suggère donc que le cadre de l’ignorance permet de traduire dans un langage plus rigoureux les phénomènes décrits dans le langage ordinaire au moyen du registre de la fake science. Au terme de cet effort de traduction qui nous a occupé au fil de cet article, on revient désormais sur la question des déterminants sociaux qu’on avait proposé de suspendre en introduction. De notre point du vue, les changements affectant (supposément) la sphère publique (la perte de confiance des citoyens dans les experts, la diffusion du relativisme ou la montée du populisme) ou les dynamiques endogènes au monde de l’expertise (par exemple la conversion des experts du FMI au néolibéralisme) sont insuffisantes pour comprendre pourquoi les accusations de falsification se multiplient aujourd’hui dans le monde social. Bien plutôt, le thème de la falsification traduit le rapport de plus en plus intrusif des acteurs politiques et économiques dans les lieux de production du savoir.

26Grâce à la multiplication d’épisodes de leaks et de fuites de documents indiscrets, ces ingérences sont désormais mieux connues du grand public ainsi que des sciences sociales (Pénet, 2019). Au-delà de l’effervescence interprétative générée par ces révélations, on voudrait suggérer que ces cas de torsion de l’expertise peuvent être interprétés comme la conséquence logique et finalement assez banale de la place centrale accordée à l’expertise dans l’action publique. Les agences publiques de régulation et les organisations internationales fondent leur activité sur des actes de vérité. La forte dépendance de l’action publique aux avis experts est articulée dans l’énoncé passe-partout d’« evidence-based policy ». Les cas qu’on a décrits sont éclairants car ils suggèrent que l’action publique (la mise en place des politiques d’austérité, la décision d’autoriser le glyphosate) n’a pas été ajustée en fonction de la preuve mais que c’est bien l’expertise qui a été produite et calibrée en fonction d’intérêts politiques et économiques préexistants. On peut donc envisager la multiplication des accusations de fake science comme le corollaire de la mise sous tension des savoirs experts par des acteurs non scientifiques (notamment les décideurs politiques), un phénomène étudié dans les travaux sur la « policy-based evidence » (Boden et Epstein, 2006).

27Si ces contraintes exercées sur les lieux de production du savoir ne sont pas nouvelles, leur fréquence semble s’être accélérée. La pratique de gouverner avec de l’expertise tordue est porteuse d’enjeux importants pour les sciences sociales. Ce constat implique de développer des outils d’analyse permettant de rendre compte de la façon dont les experts travaillent sous contraintes externes. À rebours des travaux sur l’influence présumée de l’expertise dans la conduite de l’action publique, il s’agit ici de mieux comprendre comment les acteurs notamment étatiques mettent sous tension les lieux de production de l’expertise et les conséquences de ces intrusions sur le travail quotidien des experts. C’est à cette condition que les sciences sociales pourront contribuer pleinement au débat public autour des fake news et de la fake science.

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Bibliographie

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Notes

1 On utilise indistinctement « expertise » et « science » de façon à ne pas alourdir l’écriture, même si ces deux termes présentent plusieurs nuances. Premièrement, l’expertise renvoie au domaine de la science appliquée et désigne une forme de connaissance scientifique permettant de réaliser des objectifs pratiques (par exemple : la prise de décision dans le cas de la « science réglementaire » étudié dans cet article). Ensuite, puisqu’ils travaillent en proximité avec des acteurs non-scientifiques (politiques ou économiques), les experts ont une légitimité scientifique fragile et leur crédibilité à produire des diagnostiques scientifiques dépend d’un effort constant de démarcation visant à protéger leur autonomie (Gieryn, 1983).

2 Les premières occurrences du terme fake news remontent à 1980, celles de fake science à 1987 (source : Factiva).

3 On se réfère ici à la synthèse proposée par Cyril Lemieux (2007) sur les différentes façons de procéder à l’étude d’une controverse.

4 Arnaud Esquerre (2018, 15-61) fournit une synthèse éclairante de ces travaux.

5 Certains auteurs se sont penchés sur les formes non stratégiques de l’ignorance comme Jean-Noël Jouzel et François Dedieu (2013) qui montrent comment les instruments utilisés pour réguler les risques au travail rendent visibles certaines pathologies professionnelles mais conduisent inévitablement, et sans que ce soit voulu, à laisser d’autres pathologies dans l’ombre. Les dimensions volontaires et involontaires de l’ignorance sont complémentaires et peuvent coexister au sein d’une même organisation ou groupe d’experts comme dans l’analyse que livrent Emmanuelle Fillion et Didier Torny (2016) de la commercialisation du Distilbène® en France.

6 Malgré les coupes budgétaires imposées par le FMI depuis 2010, la dette grecque a explosé, passant de 103 % du PIB en 2007 à 175 % en 2013 (source : Eurostat). La crise économique s’est redoublée d’une grave crise sociale et sanitaire (Kentikelenis et al., 2014).

7 Pour le représentant indien, Arvind Virmani, ces mesures d’austérité représentent un effort budgétaire « titanesque que l’économie grecque ne peut supporter » et qui risque d’occasionner « une spirale déflationniste de baisse des prix, de l’emploi et des recettes fiscales » et rendre « inévitable » un défaut grec. Pour Pablo Andrés Pereira, le représentant argentin, « il est très probable que l’application du programme ne fasse qu’aggraver la situation de la Grèce ».

8 Un des acquis des études des sciences est d’avoir montré que les controverses scientifiques sont des moments réflexifs au cours desquels des savoirs établis sont actualisés et de nouvelles connaissances émergent (Lemieux, 2007, 192). Cette lecture des controverses s’accommode mal de l’idée de fake science dont la principale vertu est d’ouvrir un espace public de délibération autour de l’ingérence politique dans le travail scientifique. Je remercie l’évaluateur anonyme pour cette excellente remarque.

9 Lire Tyler Durden, « IMF Admits It Is An Idiot And A Liar », Zero Hedge, 5 juin 2013. Paul Krugman, « How the case for austerity has crumbled », The New York Review of Books, 6 juin 2013.

10 Le rapport du staff du FMI (2010) détaille les politiques d’ajustement budgétaire imposées en échange du prêt et les arguments économiques justifiant la mise en place de telles politiques.

11 The Guardian, « EU report on weedkiller safety copied text from Monsanto study », 15 septembre 2017. Le Monde, « Glyphosate : les autorités sanitaires ont plagié Monsanto », 15 janvier 2019.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Pénet, « Fake science et ignorance stratégique : retour sur les récentes controverses autour de l’austérité et du glyphosate »Études de communication, 53 | 2019, 85-102.

Référence électronique

Pierre Pénet, « Fake science et ignorance stratégique : retour sur les récentes controverses autour de l’austérité et du glyphosate »Études de communication [En ligne], 53 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/edc/9351 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edc.9351

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Auteur

Pierre Pénet

Université de Genève Département d’Histoire, Économie et Société
pierre.penet@unige.ch

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Droits d’auteur

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