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AccueilCompléments électroniquesComptes-rendus d’ouvrages publiés2021Egypt’s Housing Crisis. The shapi...

2021

Egypt’s Housing Crisis. The shaping of urban space
[La crise du logement en Égypte. Le modelage de l’espace urbain]
de Yehia Shawkat

Galila El Kadi
Référence(s) :

Le Caire, American University in Cairo Press, 2020, 288 pages

Texte intégral

Cette note de lecture est déjà parue dans le no 38, 2021, de la revue Naqd (Alger) : « Politiques de l’habitat au Maghreb/Machrek et dans le Sud Global ». Nous la reproduisons dans ces Cahiers d’EMAM avec l’aimable autorisation de son auteur et du directeur de la publication de Naqd. Que l’une et l’autre en soient sincèrement remerciés.

1Analyser les politiques publiques de l’habitat en Égypte et leurs conséquences de façon diachronique et synchronique sur près d’un siècle relève d’une gageure. Certes, cette question a donné lieu à une multitude de recherches et d’essais s’articulant à différents niveaux et angles d’approche, à des débats passionnés, et produit une littérature foisonnante comprenant ouvrages académiques et, pour le grand public, thèses universitaires, articles scientifiques en plusieurs langues, articles de presse, rapports techniques et institutionnels et statistiques. La riche bibliographie de 404 titres sur laquelle s’est basée l’auteur en témoigne. Néanmoins, il manquait une synthèse globale de la question du logement, actualisant nos connaissances sur l’état des lieux au cours des dix dernières années. L’ouvrage de Y. Shawkat vient combler cette lacune. Sa valeur unique, comme le souligne David Sims dans sa préface, est celle « d’avoir abordé la problématique du logement suivant différents angles d’approche ». C’est effectivement ce qui fait la qualité première de cet essai, mais, disons-le tout de suite, qui en explique aussi son défaut. En effet, la construction en chapitres séparés, sans aucun ordre précis, « chacun se suffisant à lui-même », peut dérouter le lecteur étranger auquel s’adresse cet ouvrage écrit en anglais. Elle est même source de confusions pour les lecteurs égyptiens qui ignoreraient l’origine de la crise et ses avatars.

  • 1 Ce ministère de l’ombre, censé représenter l’opposition, apporte en fait des réponses alternatives (...)

2Ce patchwork, comme le qualifie son propre auteur, est un volume de 288 pages, incluant 51 figures et cartes, 18 tableaux, ainsi que 23 pages de bibliographie et 18 pages d’index. Son auteur, Yehia Shawkat, est chercheur dans le domaine des politiques urbaines et militant pour le droit au logement. Diplômé en architecture de la Faculté polytechnique de l’Université du Caire en 2001, Y. Shawkat se distingue rapidement par la création d’un ministère fantôme [Shadow Minister]1 du logement en 2008. Ce blog développe une vision alternative aux politiques publiques de l’habitat visant à assurer un logement sain, avec les équipements et infrastructures de base (électricité, eau, assainissement), au plus grand nombre. Il est co-fondateur du studio de recherche 10 Tooba qui promeut les principes du droit à la ville et du droit au logement, et développe un observatoire de l’environnement bâti. Les activités de cet organisme incluent la production de films documentaires, l’organisation d’ateliers de débat réunissant les acteurs, les décideurs et les habitants, la documentation de toutes les informations en matière de logements, l’amélioration des connaissances sur le processus « d’auto-construction » et la promotion de celui-ci en tant qu’il serait la réponse la plus appropriée au problème du logement, et enfin l’association d’étudiants d’universités et de professionnels aux projets de réhabilitation de ce type d’habitat. L’ensemble de ces activités font de l’auteur l’un des principaux spécialistes de la question du logement en Égypte et un acteur incontournable de la lutte pour en assurer le droit à tous. Ses nombreux articles écrits en arabe et en anglais, publiés sur son blog ou dans des revues scientifiques, ses interventions dans les médias et son expérience de terrain en tant que professionnel et qu’activiste, lui ont permis d’accumuler force connaissances. Il avait donc tous les atouts pour s’attaquer à un problème épineux qui ne cessa de défrayer la chronique depuis près d’un siècle.

3L’ouvrage comprend une introduction et sept chapitres. Le premier chapitre aborde, à travers le discours officiel, l’étymologie de la notion de crise depuis les années 1940 jusqu’à nos jours. C’est un condensé des politiques du logement poursuivies depuis 80 ans et qui seront développés dans les chapitres suivants. Les deuxièmes et troisième chapitres abordent respectivement l’évolution du cadre juridique régulant « l’auto-construction » et le marché locatif et, dans une moindre mesure, celui de l’accession à la propriété. Le chapitre 4 analyse en profondeur un aspect peu abordé dans ce genre d’essai, celui de l’habitat rural. Les chapitres 5 et 6 offrent une rétrospective des politiques publiques de production de logements en en analysant les altérations liées au changement des orientations politico-économiques et sociales des pouvoirs en place depuis 1940. Le dernier chapitre conclut sur l’échec de toutes les politiques poursuivies depuis près d’un siècle à assurer un logement décent et accessible au plus grand nombre. L’épilogue qui clôt cet ouvrage tente de remédier à la situation « apocalyptique » du logement par la proposition de quelques recommandations.

4D’entrée de jeu, au premier chapitre, Y. Shawkat expose les quatre dimensions principales du logement et, à travers elles, donne quelques indicateurs sur la situation en Égypte.

  1. Le logement est social ; c’est le « berceau » qui abrite les ménages. Pour se loger, les uns recourent à la construction de leurs propres maisons, d’autres à la copropriété ou au système locatif, ces derniers représentent à l’heure actuelle 45 % des Égyptiens. Les plus démunis « squattent » les tombes ou les logements vacants de l’État.

  2. Le logement, c’est de l’argent ; il est à la fois une valeur sûre d’épargne pour les acquéreurs et source de bénéfices pour les promoteurs immobiliers et les spéculateurs qui contribuent à la dérégulation du marché. De ce fait, les logements produits sont inaccessibles à plus de la moitié des Égyptiens qui s’ajoutent aux millions de mal-logés.

  3. Le logement est politique ; il a transcendé toutes les idéologies politiques au cours des quatre-vingts dernières années, du colonialisme au néolibéralisme en passant par le socialisme. Chacune de ces époques fut marquée par un programme de production de logements à large échelle. De même, la question du logement fut souvent instrumentalisée à des fins électorales

  4. Le logement est un objet de conflits ; des millions de pauvres et de ménages appartenant aux strates sociales moyennes vivent dans des habitations précaires, au double plan juridique et matériel. Ils risquent de se retrouver sans abri à tout moment – ainsi, un million de ménages se trouve dans cette situation en Égypte.

5Ces quatre dimensions de la question du logement constituent la colonne vertébrale de l’ouvrage. Elles seront développées dans les sept chapitres qui le composent. Les sources de l’auteur sont multiples et variées, comme nous l’avons noté précédemment. Elles incluent surtout des documents inédits de première main, provenant des archives de l’Union socialiste arabe (fondé par Nasser en 1962), des comptes-rendus de débats au Parlement, du site d’information de l’État, ainsi que des données statistiques produites par l’organisme national des statistiques – le CAPMAS –, ainsi que par le ministère de l’Habitat. Le tout a été complété par des interviews conduites par l’auteur au cours de recherches menées précédemment.

Une crise marquée par un excès de production

6Qu’est-ce que la crise du logement en Égypte ? Quelle est l’origine de cette crise ? Dans quel contexte est-elle apparue ? Qu’est-ce qu’elle recouvre ? Comment le discours officiel à son sujet a-t-il évolué ? Quelles furent les réponses apportées par l’État au cours des quatre-vingts dernières années ? C’est à ces questions que l’auteur tente de répondre dans cet essai en adoptant une démarche qui réalise une rétrospective de la crise du logement et des politiques mises en œuvre par l’État. L’analyse se déroule en cinq temps :
– l’époque coloniale : les années 1940 ;
– l’époque nassérienne : 1952-1970 ;
– la période du « règne » du président Sadate : 1970-1980 ;
– celle du président Moubarak : 1980-2012 ;
– et, enfin, celle qui a commencé après la chute du régime de Moubarak jusqu’en 2017.

7D’entrée de jeu, Y. Shawkat déclare tout haut ce que tous les spécialistes et les décideurs ont toujours tu : la crise du logement en Égypte n’est pas celle de la pénurie de logements, mais bien, au contraire, celle de leur surproduction. En effet, entre 2007 et 2017, l’Égypte produisait 1,2 million de logements par an, c’est-à-dire 1,4 logement pour 1 000 habitants, ce qui la place en toute première position dans le monde, dépassant même la Chine.

8Pourtant, la littérature et le cinéma égyptien ont de tout temps exposé un ou deux aspects de la crise du logement tels que les surdensités, l’effondrement des vieux immeubles, le développement des constructions informelles sur les terres agricoles, l’inaccessibilité des logements produits par le secteur privé aux classes moyennes, le déguerpissement des habitants des immeubles menaçant ruine, l’occupation par les sans-abri des tombes dans la Cité des morts et la spéculation immobilière des promoteurs privés. Tous ces problèmes existent toujours et tout le monde en parle. Mais alors comment explique-t-on ce paradoxe entre la surproduction de logements et la crise du secteur ? Il faut remonter à l’époque coloniale pour en suivre l’évolution.

La crise du logement ; une rétrospective

  • 2 El Kadi G., 1987, L’urbanisation spontanée au Caire, Tours, URBAMA, coll. « Fascicules de recherche (...)

9Avant l’indépendance, il y avait deux possibilités de se loger décemment pour la population urbaine non solvable : les cités ouvrières et les logements de fonction. Seule la demande solvable était prise en compte par différentes filières de production de logements locatifs, les loyers suivant les fluctuations du marché et les mécanismes de l’offre et de la demande. La population urbaine à bas revenus s’entassait dans les quartiers de la vieille ville, 47 % d’entre eux habitaient dans des logements d’une seule pièce2. Les plus démunis habitaient dans des huttes. En milieu rural, une partie de la force de travail logeait dans les grandes fermes des grands propriétaires terriens sous un régime d’asservissement. Les conditions de logement des paysans pauvres étaient déplorables. À ceci s’ajoutaient les conflits qui agitaient les campagnes, dus à la surexploitation des paysans et à leur dépossession forcée, ce qui va accélérer l’exode rural. Après la Seconde guerre mondiale, sur fond de crise économique qui met au chômage des centaines de milliers de travailleurs, l’État intervient pour la première fois en 1947, en promulguant une loi bloquant les loyers et interdisant aux propriétaires de chasser les locataires.

10Le surpeuplement dans les quartiers anciens des villes, la vétusté des immeubles, le manque d’équipements et de confort sont alors les caractéristiques principales de la crise du logement qui force les portes du débat politique au milieu des années 1940. Élevée au rang de problème national, elle est au centre de la réflexion des architectes égyptiens dont l’un des pionniers parvient à obtenir la réalisation, en 1947, d’un important programme de logements publics à Imbaba. Il devient en 1950 le directeur du premier Département des logements populaires, qui précéda la création d’un ministère du logement à l’époque nassérienne.

11Depuis l’indépendance (1952) et jusqu’à nos jours, de Nasser à Sissi, les programmes de l’habitat social, sous différentes appellations, ont toujours fait partie des politiques de l’État, mobilisant des fonds considérables et associant différents acteurs. Ainsi, entre 1960 et 2017, la production de l’État et du secteur privé formel représenta en moyenne 21 % de l’ensemble des logements construits ; le reste (79 %) était produit par le secteur informel, c’est ce que l’auteur désigne sous l’appellation self built.

  • 3 Conflit armé entre l’Égypte et Israël qui dura un an (1969-1970), au cours duquel Israël a subi des (...)

12Si, à l’époque nassérienne, les logements sociaux fortement subventionnés par l’État bénéficiaient à leur population-cible, leur insuffisance par rapport à la demande s’explique par trois causes principales :
– les troubles politiques : guerre de Suez en 1952, guerre d’octobre en 1967, guerre d’usure3 ;
– les grands projets hydrauliques (le Haut Barrage) et de bonification de terres désertiques ;
– les travaux de modernisation des centres-villes et l’effondrement des immeubles vétustes.

  • 4 Les coopératives de logements produisaient des lotissements et des immeubles résidentiels.

13Ces vicissitudes ont provoqué d’importants déplacements de populations sinistrées par la guerre, ou devant partir pour cause d’utilité publique (les Nubiens), et pour lesquels le relogement est devenu une priorité de l’État. D’autres mesures directes et indirectes furent prises afin d’alléger la crise du logement pour toutes les classes sociales non solvables. Sur le plan juridique, l’État a maintenu la loi de 1947 de blocage des loyers. Il a ensuite promulgué, entre 1952 et 1961, des lois abaissant les loyers d’un pourcentage variant entre 15 et 20 %. À partir de 1961, une nouvelle loi de régulation des loyers fut promulguée : elle les a fixés à 5 % du prix du terrain et 3 % du coût de la construction. L’État a par ailleurs forgé des mécanismes permettant aux salariés des strates moyennes supérieures d’accéder à la propriété par l’octroi de prêts bonifiés à long terme, ainsi que par des prêts aux coopératives4. À cette époque, deux-tiers de la population urbaine égyptienne étaient des locataires.

14En dépit de toutes ces interventions, la production de l’habitat informel a continué à progresser jusqu’à représenter 75 % de la production totale des logements. Déjà, en 1956, l’État a interdit la démolition de l’habitat construit sur les terres agricoles. Une autre loi amnistiant cet habitat fut promulguée en 1967. Ces légalisations permettaient l’équipement en infrastructures de base aux frais des habitants la construction d’écoles et l’installation de commissariats de police. Au cours de l’époque nassérienne, l’État a produit quarante fois plus de logements que ceux produits auparavant. Les logements populaires (Iskan Chaabi) essaimèrent dans toutes les villes d’Égypte. Cette politique, qui bénéficia en grande partie aux couches sociales peu ou pas solvables de la population, n’était pas, nous semble-t-il, un trompe-l’œil comme l’affirme l’auteur, qui estime par contre qu’elle était instrumentalisée pour blanchir le régime de son autoritarisme. Nous estimons plutôt que cette politique découlait de l’idéologie socialiste adoptée par ce régime, ainsi que d’une réelle prise de position en faveur des pauvres. Elle résistera mal au néolibéralisme de la période suivante. Le chapitre 4 se termine par la description du cadre institutionnel et législatif mis en place pour gérer la production de logements.

15L’arrivée du président Sadate au pouvoir en 1970 a marqué un tournant dans la politique du logement social. Applaudi suite à la traversée du Canal par l’Armée égyptienne en 1973, Sadate est honni après la signature des accords de Camp David et perd complètement sa popularité avec l’instauration de la politique de libéralisation économique. Les émeutes de la faim qui ont éclaté en 1977 témoignent du refus populaire de la nouvelle politique imposée par la Banque mondiale. Si la reconstruction des trois villes du Canal de Suez, Port Said, Ismailya et Suez, qui furent sinistrées et évacuées de leurs populations en 1967 s’impose, la construction de dizaines de milliers de logements fut financée par des fonds en provenance des pays pétroliers. Par ailleurs, l’offre des logements sociaux connaît un glissement vers le haut, excluant de ce fait systématiquement les plus pauvres au profit d’autres couches sociales plus solvables. Deux autres aspects caractérisent cette époque : le premier est celui de la résorption des zones insalubres situées au centre-ville du Caire et le relogement de leurs habitants dans les quartiers périphériques. Les logements attribués hébergeaient deux et quelquefois trois familles reproduisant ainsi les mêmes densités des quartiers insalubres. Le second est le lancement de la politique de conquête du désert par la construction de villes nouvelles dans le but de redistribuer la population et les activités sur l’ensemble du territoire (96 % de la population de l’Égypte occupe 6 % du territoire). La question de la réglementation des loyers instaurée précédemment est remise en question de façon détournée par la perception frauduleuse de pas de porte par les propriétaires. Ceci amène les autorités d’abord à incriminer ces pratiques, puis à promulguer en 1971 une nouvelle loi, qui va ouvrir la voie au déblocage des loyers. Sadate a passé 11 ans au pouvoir, soit finalement très peu de temps, mais largement assez pour enterrer complètement le socialisme nassérien ; cette tâche sera poursuivie par son successeur qui opta, quant à lui, pour un libéralisme des plus débridés.

16La politique du transfert de la production du logement public du ministère de l’Habitat aux gouvernorats, opérée sous Sadate, s’est largement poursuivie sous Moubarak qui demeura trente ans au pouvoir. Destinée à l’accession à la propriété, cette production de logements a alors été multipliée par 250 par rapport à la période précédente, faisant en sorte que la part de l’État monte à 25% du total, sans que jamais, pour autant, elle ne bénéficie à la majorité des Egyptiens. Seuls 1% des ménages pouvaient accéder à la propriété de ces logements avec un remboursement équivalent à 20% du salaire. Selon l’auteur, les traits principaux de la politique du logement sous Moubarak peuvent se résumer ainsi : des promesses politiquement orientées pour la production de logements abordables, non tenues à cause d’une mauvaise planification ; et des promesses négligeant les besoins réels et adaptés à ceux de groupes sociaux bien précis (p. 146).

17Trois grands projets de logements sociaux ont été entrepris au cours de cette période. Le premier appelé Projet national pour le logement des jeunes fut mis en œuvre entre 1995 et 2005. 7 000 logements furent construits en dix ans, tous dans les villes nouvelles du désert. Au fil des ans, les surfaces initialement planifiées furent réduites de moitié, de même pour les périodes d’échéance des remboursements. Un autre programme similaire, mais de taille plus modeste (15 000 logements), appelé Le logement du futur, fut lancé par Suzanne Moubarak, l’épouse de Moubarak, et son fils Gamal. Il fut financé à moitié par les donations des hommes d’affaires membres du Parti national au pouvoir et soutiens de Moubarak junior dans son entreprise pour succéder à son père. Mais, pour bénéficier des logements produits dans le cadre de ces deux programmes, il fallait remplir certains critères relatifs à l’âge, à la sécurité de l’emploi dans le secteur formel, avoir un salaire permettant les remboursements mensuels ainsi qu’un casier judiciaire vierge. Ces critères sélectifs ont encore une fois reproduit l’exclusion des uns au profit d’autres, moins démunis et plus chanceux.

18À la fin de son troisième mandat, en 2005, Moubarak senior récupère l’initiative du lancement de programmes de logements qu’avaient initiés son épouse et son fils, et, briguant un quatrième mandat, il inclut dans son programme électoral un projet national très ambitieux visant à produire 80 000 logements sociaux par an à l’échéance 2011, « subventionnés par l’État pour faciliter l’accession à la propriété ». Celui-ci n’était que le prolongement du précédent programme pour les jeunes, dont la demande pour ce genre d’unités standard commençait à s’essouffler. Une plus grande variété typologique, avec plus d’imagination, s’imposait donc. La nouvelle offre, effectivement plus diversifiée, se ventilait entre de l’habitat locatif et en accession à la propriété et elle ciblait différentes catégories sociales, allant des plus nécessiteux (les veuves et les retraités) à de mieux nantis, les classes moyennes, en passant par les jeunes ménages. Un partenariat regroupant l’ensemble des gouvernorats, des organismes publics, plusieurs ministères et des agences privées fut mis sur pied. Le financement de ce programme était pris en charge par le secteur public aux deux-tiers, et un tiers revenait au secteur privé. Celui-ci devait destiner la moitié de sa production aux logements sociaux sur des terrains achetés à l’État. Une des innovations majeures de ce projet fut l’option baptisée ebni beitak, littéralement « Construis ta maison ». Elle consistait à vendre des lots à un prix subventionné aux individus souhaitant construire leurs propres maisons. Cette option représentait 18 % du programme national, lequel s’était inscrit dans un contexte dans lequel les organismes internationaux de financement revisitaient leur « ajustement structurel » afin d’installer un marché hypothécaire en Égypte, d’une part, et proposaient de privatiser plus largement encore que cela n’était l’offre de logements sociaux, d’autre part. Pour cela, un nouvel outil financier fut créé, comprenant deux types de prêts hypothécaires et de garanties. C’est aussi dans ce contexte que la Banque mondiale et l’US-AID ont créé un plan de cinq ans intitulé Technical Assistance for Policy Reform (TAPR II), avec une composante logement visant à maximiser le rôle du secteur privé et à réduire celui de l’État à l’apport de l’aide nécessaire afin de garantir une offre de logements pour toutes les classes sociales. Le bilan de ce projet fut assez décevant. Ayant coûté 34 milliards de £E (1,7 milliard d’euros), il s’est soldé par un échec dans l’atteinte de ses objectifs, puisque, à la fin de l’échéance, seuls 75 % des logements étaient terminés, dont le tiers destiné aux classes moyennes et supérieures.

19Avec l’arrivée du président Sissi, un nouveau programme de logements sociaux fut décidé. Connu sous le nom de Projet d’un million de logements, il a été annoncé au cœur de la révolution qui a renversé Moubarak entre 2011 et 2014. Il n’a réussi à réaliser que 11 % de ce qui était prévu. Les ménages qui en ont bénéficié étaient principalement ceux composés de petits fonctionnaires, avec des salaires fixes, alors que les plus nécessiteux étaient ceux qui travaillaient dans le secteur informel avec des contrats à durée déterminée. Ce programme peine toujours à atteindre ses objectifs. Or, dans le même temps (2011-2014), le secteur informel a construit 6,5 millions de logements, à raison de 1,8 million d’unités par an.

  • 5 El Kadi G., 2010, Al Tahador al Achqai fi madinet Al Qahira (L’urbanisation spontanée au Caire), Le (...)

20Des milliers de logements sont produits tous les ans et restent vides par ailleurs. Aucunement besoin de statistiques pour se rendre compte de l’ampleur du phénomène. Il suffit de visiter une ville nouvelle du désert ou d’observer les immeubles sans enduits qui bordent les voies périphériques construites en toute illégalité sur les terres agricoles pour constater l’existence de centaines d’appartements et de maisons vides et inachevées. Le phénomène des logements vacants n’est pas nouveau : dans les années 1980 déjà, Milad Hanna, spécialiste de la question du logement, l’avait repéré, ce qui l’a amené à résumer le problème du logement en Égypte par une formule très significative : « logements sans habitants et habitants sans logements ». En 2016, il y avait 12 millions de logements vacants, dont la moitié étaient des logements publics. Ainsi, le nombre des logements vacants est-il passé de 3,2 millions en 1996 à 7 millions en 2006 et 11,7 millions en 2017 (p. 82). Par ailleurs, les statistiques ont révélé un taux de vacance de 17 % dans les zones informelles en 2005, celles que l’auteur appelle « le self built » : il leur a consacré un chapitre à part entière.

Le self built

21Le self built est le processus d’auto-construction le plus populaire et le plus efficace en Égypte, il produit 80 % des besoins en logements. Qualifié d’informel par les autorités, il n’est pas, selon l’auteur, auto-construit par l’habitant lui-même, mais financé et géré par lui depuis l’achat de la parcelle jusqu’à l’achèvement de la maison. Cette définition est porteuse de confusion et d’ambiguïté. Nous estimons en effet que l’auto-construction, même si l’on adopte la définition de l’auteur, est très peu pratiquée en Égypte, aussi bien pour les maisons individuelles produites par le secteur privé légal que pour les habitations informelles.

22D’une part, l’auteur classe dans cette catégorie les maisons individuelles construites en toute légalité et les illégales. D’autre part, il fait abstraction de la dynamique du processus informel qui a évolué, du self built pour l’autoconsommation à la promotion foncière et immobilière gérée par différents acteurs et filières, qui organisent l’occupation du sol, son lotissement, sa commercialisation, la construction des logements, leur location ou leur vente. L’auteur ne spécifie pas, de prime abord, les deux types principaux de l’habitat informel en Égypte : le type A, construit sur des terrains publics squattés, qui constitue 6 % des cas ; et le type B, qui se développe sur les terres agricoles périurbaines, qui représente, avec 94 %, la forme très largement prédominante.

23Cette distinction est cruciale, car elle détermine le degré de précarité du foncier et les types d’intervention de l’État. Dans le premier cas, la précarité est totale ; dans le second, la propriété du foncier est légale, mais c’est la transformation des terres agricoles en terrains constructibles qui est prohibée par la loi. Ceci n’est jamais dit par l’auteur, qui passe sous silence les défis que représente cette tragédie pour l’économie et l’environnement en Égypte. Car les terres arables sont rares et représentent une ressource non renouvelable – c’est le « don du Nil » (Hérodote) –, menacée de disparition au cas où les constructions informelles continueraient à progresser au rythme actuel. Avoir mis l’accent sur un seul type d’habitat informel, le self built, tout en occultant le caractère spéculatif de ce processus, est très réducteur à notre avis.

24En dépit de ces lacunes, le chapitre 2 a une valeur ajoutée certaine, car il dresse sur six décennies (1956-2018) la chronologie de l’évolution du cadre législatif destiné à légaliser d’abord les quartiers informels, à les réhabiliter et/ou à les rénover ensuite, pour arriver à la démolition ; il précise ainsi le cadre dans lequel ont été opérés les déplacements forcés des habitants.

  • 6 Cette zone a reçu le 8 avril 2021 la visite du président Sissi, accompagné du Premier ministre, des (...)

25C’est à partir de 1889, donc avant l’indépendance, que le cadre législatif régulant les constructions et l’urbanisme en Égypte se met graduellement en place. De nombreux projets de rénovation urbaine dans les quartiers les plus dégradés des grandes villes et des villes industrielles sont élaborés, mais jamais mis à exécution. En 1956 est promulguée la première loi qui gèle la démolition des constructions illégales sur les terres agricoles. Elle est reconduite en 1966, 1967 et 1968. Une deuxième loi, allant dans le même sens, est promulguée en 1976 ; une troisième en 1981, qui légalise les zones construites sur des terrains de l’État, à la veille de l’assassinat du président Sadate. Ces lois conduisirent l’État à équiper ces zones en infrastructures aux frais des habitants. La loi de 1976 porte cependant en elle une contradiction, car elle punit d’une amende ainsi que de 6 mois de prison ferme toute personne construisant sans permis. Ces légalisations s’inscrivent dans des contextes de troubles politiques, comme l’ont déjà signalé de nombreux chercheurs (guerres de 1956 et de 1967 en période nassérienne, manifestations et grèves ouvrières qui ont commencé en 1974 et culminé avec l’insurrection du pain en 1977). Ceci confirme l’instrumentalisation de la crise du logement à des fins politiques. C’était également l’époque où l’habitat informel était l’une des priorités inscrites à l’agenda des organismes internationaux donateurs de l’Égypte, lesquels ont orienté sa politique urbaine vers des projets de réhabilitation (plutôt que de démolition) et de relogement sur place. Appelées Sites and Services, promues dans tous les pays du tiers-monde comme étant la panacée pour « traiter » l’habitat illégal, ce modèle a été réalisé dans une des villes du Canal de Suez, Ismailya, et bénéficia à 90 000 habitants. Il fut l’occasion d’une large campagne de propagande et fut maintes fois labellisé. Ce fut d’abord un grand succès qui tourna quelques années plus tard au fiasco. En effet, il glissa petit à petit vers le haut de gamme, ce qui contraignit les bénéficiaires à bas revenus à vendre leurs lots à des acheteurs appartenant à des strates sociales plus aisées et à partir habiter dans des zones informelles moins bien loties. C’est aussi au cours de la présidence de Sadate que des affaires de corruption liées à l’accaparement des terrains de l’État par des membres de la famille du président éclatèrent au grand jour. L’une d’elles a donné lieu à la naissance de la zone d’habitat informel de type A la plus étendue du Caire : Ezbet Al Hagganah, située sur la route de Suez, et qui regroupe actuellement, selon différentes estimations, 1,5 million d’habitants6.

  • 7 El Kadi G., 1994, « Le Caire, la ville spontanée sous contrôle », Monde arabe Maghreb Machrek, no s (...)

26L’ère Moubarak marque un tournant dans l’attitude de l’État vis-à-vis de l’habitat informel. D’un problème d’urbanisme et d’habitat, l’extension incontrôlée des villes égyptiennes sur les terres agricoles devient une question de sécurité de l’État. Ce changement de représentation intervient en 1992 dans un contexte marqué par de sérieux troubles politiques qui se résument comme suit : confrontations violentes opposant les forces de l’ordre et les groupes islamistes hostiles au régime dans les quartiers informels périphériques du Caire, qui font des morts et des blessés ; assassinat du penseur laïque Farag Foda par des militants islamistes ; attentats contre des touristes. Se rendant compte au bout d’un an d’affrontements que la répression policière est à elle seule incapable d’atténuer les tensions sociales dans les zones informelles, les autorités comprennent que la définition d’une stratégie à long terme est devenue inéluctable. C’est ce qu’exprime le président Moubarak dans un discours prononcé à l’occasion de la Fête du Travail en 19937.

Les lignes directrices de cette stratégie incluent :
– la réalisation de grandes percées dans le tissu dense et labyrinthique des quartiers informels afin d’assurer une plus grande accessibilité aux forces de l’ordre ;
– l’établissement d’une typologie des zones informelles et la définition de réponses appropriées pour chaque cas. Ainsi, les zones insalubres sont à démolir avec le relogement de leurs populations ; les zones intégrées à la ville verront leurs infrastructures rénovées, et les autres bénéficieront pour la première fois d’équipements d’infrastructure de base.

27Si cet ensemble d’interventions n’a rien d’original par rapport à ce qui était pratiqué auparavant, il n’en demeure pas moins novateur dans la mesure où l’on prend en considération les différences entre les zones. En 2005, suite à la chute d’un rocher de la montagne du Moqattam tuant plus de cent personnes vivant dans une poche informelle, le gouverneur du Caire s’appuie sur une nouvelle loi votée en 2008 qui renforce le dispositif juridique incriminant les constructions illégales et éliminant le principe d’amnistie. La même année, l’État crée un organisme spécifique : l’Informal Settlements Developement Facility (ISDF). Celui-ci identifie 404 zones informelles représentant des risques importants pour leurs habitants. Elles étaient 1 200 dans un relevé précédent, dont les deux-tiers furent déjà rénovées ou réhabilitées ; par conséquent, et selon l’auteur, le projet est mort-né. Tous ces projets ont abouti à équiper un million de ménages en électricité, tandis que 41 000 étaient déguerpis des zones insalubres pour être relogés dans des logements gouvernementaux.

28Le « vide sécuritaire » qui a accompagné la période de la Révolution jusqu’à l’élection du président Sissi en 2014 s’est traduit par l’explosion de l’habitat informel sous toutes ses formes, à un rythme accéléré par une spéculation foncière et immobilière effrénée, tant sur les terres agricoles périurbaines, dans les centres historiques que sur les terrains de l’État. Au Caire, des tours illégales de 12 à 15 étages ont surgi et essaimé le long des voies express et des boulevards périphériques.

29L’auteur parle de 6,5 millions de logements informels construits entre 2011 et 2014. Ont-ils comblé les déficiences de l’État ou se sont-ils ajoutés aux surplus de production, déjà existants et vacants ? Une réponse à cette question mériterait d’être explicitée dans d’autres études qui mesureraient l’ampleur du glissement vers le haut de gamme de la production de l’habitat informel au cours des deux dernières décennies. On sait en effet déjà que ce secteur destine une partie de sa production à l’accession à la propriété, ce qui n’était pas le cas auparavant. Ainsi, accès accru à la propriété et glissement vers le haut de gamme ne conjuguent-ils pas leurs effets pour faire en sorte que le secteur informel, qui répondait à la demande provenant de toutes les catégories sociales, mais surtout des plus basses, ne serait pas en train de devenir à son tour un lieu de la sélectivité de ses « bénéficiaires », en fermant de plus en plus son accès aux plus démunis ? On regrette vraiment que l’auteur ne dise rien à ce sujet et ne formule même pas la question.

30Sur un autre plan, il nous semble aussi très regrettable que l’on ne trouve, dans l’ouvrage dont nous effectuons la recension, aucune carte et aucun plan. Pourtant, il aurait été bienvenu d’illustrer par ce moyen le sous-titre de l’ouvrage, – à savoir Le modelage de l’espace urbain – au travers de la crise du logement. Le projet était pourtant stimulant.

31L’auteur considère cependant que, à l’heure actuelle, la situation de la crise du logement offre une image apocalyptique – an apolacaliptic scene. Les chiffres sont effectivement là : 1,3 million de ménages mal logés, entassés dans des logements très exigus ; 3,2 % des Égyptiens occupant des logements menaçant ruine et 70 % des ménages vivant dans une situation d’illégalité. On ne sait pas encore comment leur situation sera légalisée en fonction de la nouvelle loi 17/2019 dite de « réconciliation » qui impose le payement rétroactif d’une amende à tous les acteurs de l’habitat illégal. Cette loi constitue un virage important dans la politique de l’État, passée de la tolérance à la coercition. Elle s’est déjà traduite par des destructions sélectives qui ont touché principalement les logements précaires des plus pauvres. Les violences qui ont opposé les forces de l’ordre aux habitants de zones précaires dans le sud de l’Égypte au mois de décembre 2020 ont mis fin, du moins temporairement, à ces démolitions. Mais un problème d’un autre genre, bien que tout autant dramatique, se pose pour les milliers de locataires qui risquent d’être expulsés si la loi 119/2008, relative au déblocage des loyers, était appliquée.

32Les recommandations de l’auteur visant à désamorcer cette crise concernent la réforme des loyers, l’utilisation des logements vacants, l’orientation du self built vers les terres désertiques et l’augmentation de la part des logements locatifs dans la production publique des logements sociaux. L’auteur sera-t-il écouté ? Rien n’est moins sûr.

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Notes

1 Ce ministère de l’ombre, censé représenter l’opposition, apporte en fait des réponses alternatives à la crise du logement.

2 El Kadi G., 1987, L’urbanisation spontanée au Caire, Tours, URBAMA, coll. « Fascicules de recherches », no 18.

3 Conflit armé entre l’Égypte et Israël qui dura un an (1969-1970), au cours duquel Israël a subi des pertes importantes.

4 Les coopératives de logements produisaient des lotissements et des immeubles résidentiels.

5 El Kadi G., 2010, Al Tahador al Achqai fi madinet Al Qahira (L’urbanisation spontanée au Caire), Le Caire, Al Markaz al aala lil thakafa et Dar Al Ain.

6 Cette zone a reçu le 8 avril 2021 la visite du président Sissi, accompagné du Premier ministre, des membres du gouvernement et de l’Armée, dans le cadre de la campagne de réhabilitation de l’habitat informel. Largement médiatisée, cette visite a permis aux téléspectateurs de se rendre compte de la dynamique de ces zones, où des immeubles de 12 à 15 étages dominent le panorama.

7 El Kadi G., 1994, « Le Caire, la ville spontanée sous contrôle », Monde arabe Maghreb Machrek, no spécial : Villes, pouvoir et société, p. 30-41.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Galila El Kadi, « Egypt’s Housing Crisis. The shaping of urban space
[La crise du logement en Égypte. Le modelage de l’espace urbain]
de Yehia Shawkat »
Les Cahiers d’EMAM [En ligne], Comptes-rendus d’ouvrages publiés, mis en ligne le 03 décembre 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/emam/3827 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emam.3827

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Auteur

Galila El Kadi

Directrice de recherche émérite à l’Institut de recherche sur le développement (IRD)

elkadiga@gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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