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Modernisation libérale et faillite d'une agriculture familiale

Le cas de la région des Tuxtlas, Mexique (1850-1920)
Liberal modernization and the collapse of small commercial agriculture The case of Los Tuxtlas, Mexico, (1850-1920)
Éric Léonard
p. 140-161

Résumés

Cet article analyse les microprocessus institutionnels et sociaux à travers lesquels les lois libérales de privatisation des terres communales, mises en œuvre dans la région des Tuxtlas, au sud du Mexique, dans les années 1880, ont conduit à la formation d'une structure agraire polarisée à l'extrême et à la quasi-disparition des petites exploitations familiales. Il s’intéresse aux mécanismes contractuels et aux logiques sociales ayant abouti à leur endettement rapide et à la mise en vente des titres fonciers récemment distribués. L’article décrit la « grande transformation » des relations que les familles paysannes entretenaient avec les marchés, dans le sens de la monétarisation des rapports intrafamiliaux et du « dés-enchâssement » social des dispositifs de patronage qui organisaient les interactions économiques.

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Texte intégral

1Durant le dernier quart du xixe siècle, la région des Tuxtlas, située au sud de l’État mexicain de Veracruz, est devenue un acteur majeur du marché international du tabac brun, ainsi que de la production de sucres et d’alcools pour la consommation nationale. Ce phénomène a coïncidé avec l’implantation d’un entrepreneuriat agraire et commercial fortement lié aux marchés internationaux des capitaux et des produits et avec un changement majeur dans le régime de propriété qui, jusqu’alors, avait organisé l’accès de la paysannerie à la terre et aux « habilitations » productives dispensées par les commerçants locaux de coton. De ces deux ruptures dans l’organisation sociale et institutionnelle a découlé une « grande transformation » [Polanyi 1981] dans les relations que les familles paysannes entretenaient avec les marchés, dans le sens de la monétarisation des rapports intrafamiliaux et du « dés-enchâssement » social des dispositifs de patronage qui organisaient les interactions économiques.

2Cet article s’intéresse aux processus microsociaux à travers lesquels s’est opérée cette grande transformation. Dans une première partie, je décrirai l’organisation clientéliste de l’accès au foncier entre la fin des années 1830 et le milieu des années 1880 dans le cadre de la propriété municipale et je montrerai comment cette organisation s’est brutalement effondrée, au cours des années 1870, sous l’effet conjugué des recompositions du système d’approvisionnement de l’industrie textile nationale et de l’émergence d’un groupe d’entrepreneurs agraires concurrents des grands commerçants de coton pour le contrôle des terres municipales. Dans une seconde partie, j’analyserai les incidences qu’a eues le processus de privatisation de ces terres sur les institutions sociales qui organisaient l’accès des familles paysannes aux ressources stratégiques, pour expliquer l’extrême concentration de la propriété dont la région des Tuxtlas a été le théâtre au cours d’une période à peine plus longue que celle séparant deux générations.

De l’apogée à l’effondrement du système clientéliste d’accès à la terre

  • 1 En 1833, est décrétée la nationalisation des domaines féodaux issus de la conquête espagnole, dont (...)
  • 2 Voir la liste de fonctionnaires du canton publiée par Medel [1993 t. 3 : 75-78]. Ces familles se p (...)

3L’une des caractéristiques des dynamiques agraires du xixe siècle dans les Tuxtlas tient à l’inscription de cette région dans la traite cotonnière qui s’était développée dans les terres tropicales de la Nouvelle Espagne au siècle précédent. Les Tuxtlas sont devenus une pièce stratégique dans le dispositif de contrôle de la production paysanne de fibre mis en place par un groupe de commerçants qui avaient fait du bourg de San Andrés son centre d’opérations (figure 1). En 1839, ces commerçants ont financé l’achat par la municipalité de 15 « sites de bétail » (sitios de ganado mayor), soit plus de 26 500 ha, appartenant aux domaines de la famille Cortés1. La législation interdisant aux corporations civiles la détention de propriétés foncières, cet achat est réalisé au nom d’une Société agricole de San Andrés Tuxtla, de droit commercial, formée par les principales figures de la traite cotonnière locale. Au cours du demi-siècle suivant, il est toutefois constamment fait allusion à ces terres comme étant celles du « commun municipal » [Blázquez 1986], alors que le conseil d’administration de ladite société et le conseil municipal opèrent de façon tellement imbriquée qu’ils sont couramment considérés comme relevant d’une même entité. Les patronymes des principaux commerçants — Palacio, Riveroll, García, Sinta, Cabada, Cadena et Miravete — s’entremêlent ainsi dans les registres des mandataires de la société agricole, des présidents, des trésoriers municipaux, ou des préfets et des administrateurs fiscaux du canton, attestant leur pouvoir sur le gouvernement local2.

Figure 1 : L’insertion des Tuxtlas dans l’espace économique du Golfe du Mexique durant la première moitié du xixe siècle.

Figure 1 : L’insertion des Tuxtlas dans l’espace économique du Golfe du Mexique durant la première moitié du xixe siècle.

Carte : É. Léonard. Fond cartographique SIG Sotavento IRD-CIESAS.

Patronage privé et régulation de l’accès de la paysannerie aux ressources stratégiques

  • 3 « La coutume a perduré de laisser liberté absolue d’exploiter aux natifs et aux étrangers [propios (...)
  • 4 Le terme désigne des exploitations sur lesquelles des aménagements (plantation pérenne, système d’ (...)

4Leur rôle dans l’achat de terres municipales et dans la formation de la société qui en assure le portage légal, permet aux négociants de San Andrés d’affirmer leur contrôle sur la production paysanne. Le conseil municipal assume officiellement la gestion de ces terres, mais leur accès est régulé par des réseaux de patronage privé, à travers lesquels les paysans indiens reçoivent les moyens de production leur permettant de mettre en valeur dans la durée les terrains les plus fertiles. L’accès aux terres et aux ressources naturelles est ouvert à tous les chefs de famille résidents du municipe, en dépit des nombreuses plaintes qui réclament un encadrement de leurs usages3. Cette absence de régulation formelle présente un double avantage pour les acteurs économiques les plus puissants. D’une part, elle leur permet d’imposer des droits permanents sur les berges fertilisées par les crues à travers la réalisation d’aménagements (irrigation, installations de transformation et de stockage des récoltes). De l’autre, le laisser-faire favorise le développement d’un marché des droits d’exploitation, dont ces mêmes acteurs tirent parti pour étendre leur contrôle foncier et installer des paysans liés durablement par des accords de financement (ou « habilitation ») de la production. Des exploitations (fincas4) pouvant atteindre jusqu’à 380 hectares d’un même tenant ont ainsi pu se former, qui représentent plus de 3 500 ha en 1886, soit près de 15 % de la surface totale du commun municipal [Artigas 1896].

5La propriété communale admet ainsi l’existence d’un système de droits fonciers pluriels. Un grand nombre de comuneros (chefs de famille nés dans la communauté) accède à la terre moyennant le paiement d’une redevance (ou « canon ») au gouvernement municipal, déplaçant ses cultures vivrières en fonction des contraintes de restauration de la fertilité par le recru arbustif. Ces mêmes paysans peuvent aussi cultiver le coton en contre-saison sur les terres inondables, où cette culture est encadrée par les dispositifs de patronage personnalisé contrôlés par les négociants. Enfin, cet accès peut se faire dans le cadre de contrats de fermage et de crédit, au sein des fincas détenues par ces commerçants.

6Ce régime de régulation a favorisé, d’une part, l’individualisation et la concentration des droits sur les ressources stratégiques (les plages fertiles et les espaces propices à l’irrigation) et, d’autre part, l’exclusion de l’accès à ces ressources des paysans demeurés hors des réseaux de patronage privé. En retour, les grands commerçants de coton ont pu compter sur un électorat captif, qui a garanti leur maintien dans les postes stratégiques des gouvernements locaux, et notamment ceux relevant de la gestion des terres communales et de l’administration fiscale.

La crise du système de traite cotonnière

7Le contrôle des grands traitants de coton sur la municipalité et la propriété communale n’a pas été entamé avant la décennie de 1880, lorsqu’une transformation des prix relatifs des produits agricoles et l’émergence concomitante d’un nouveau groupe d’entrepreneurs agraires en ont provoqué la remise en question. Au début des années 1870, la production cotonnière des Tuxtlas est à son apogée et représente environ le dixième de la récolte nationale [Blázquez op. cit.: 1809 sqq.]. Elle s’est effondrée brutalement au cours des années suivantes, passant de 2 100 t, en 1873, à seulement 350 t en 1885, puis 244 t en 1890. Le détournement des filières d’approvisionnement de l’industrie textile vers les grandes exploitations irriguées de la région de La Laguna, au nord du pays, s’est traduit par la chute des prix du coton « créole » du Golfe du Mexique, qui ont diminué de 32 % en valeur réelle entre 1865 et 1877, puis ont été divisés par deux au cours de la décennie suivante [Chávez Orozco et Florescano 1965 : 86 ; Blázquez op. cit. : 2040, 3398].

  • 5 Soit 1 840 t sur un total national de 9 200 t [Kärger op. cit. : 63 ; González Sierra 1991 : 40-42 (...)

8Pourtant, à la même époque, l’économie des Tuxtlas connaît un fort dynamisme grâce à l’essor des productions de tabac brun et de sucre. La première croît au rythme annuel de 8,5 % entre 1870 et 1905 et représente alors 20 % de la récolte nationale5, alors que la surface de tabac a été multipliée par quatre entre 1880 et 1905 [Blázquez op. cit. : 3398 ; Kärger 1986 : 67-68]. La production de sucre et d’alcool augmente elle aussi, passant de 650 t environ en 1873 à 1 500 t trente ans plus tard [Blázquez op. cit. : 2600, 3398 ; Kärger op. cit. : 188]. Ces deux cultures sont impulsées par un groupe d’entrepreneurs nouvellement installés et concurrents des grands traitants de coton dans l’exploitation des terres et de la force de travail paysanne. Tabac et canne à sucre présentent des exigences similaires au coton en termes de fertilité ; ils mobilisent, comme lui, une main-d’œuvre nombreuse pendant les mêmes périodes de récolte, entre mars et avril. Ils sont toutefois tributaires d’investissements qui rendent nécessaire l’accroissement des surfaces cultivées pour en amortir les coûts. Alors que le coton est cultivé sur de petites surfaces, en dérobée du maïs, sans préparation du terrain, avec des outils manuels et une force de travail familiale, la canne à sucre et le tabac reposent sur la culture attelée et le recours à des fertilisants, qui motivent un accroissement des surfaces exploitées et le recours à une main-d’œuvre salariée pour faire face aux pics de travail. Ils exigent également des installations spécifiques pour la transformation après récolte (pressoirs, fours de cuisson du sucre, alambics de distillation ; magasins de séchage et de fermentation du tabac) qui ne peuvent être rentabilisées qu’au-delà d’une certaine surface.

Figure 2 : Évolution des indicateurs de la production agricole commerciale dans le Sotavento de Veracruz, durant la deuxième moitié du xixe siècle

Figure 2 : Évolution des indicateurs de la production agricole commerciale dans le Sotavento de Veracruz, durant la deuxième moitié du xixe siècle

Sources : C. Blázquez, (comp.), Gobierno del Estado de Veracruz : Informes de sus gobernadores, 1826-1986, 1986, Xalapa, Gobierno del Estado de Veracruz, p.1809 sqq ; O. Chávez Orozco et E. Florescano, Agricultura e industria textil de Veracruz, siglo XIX, 1965, Xalapa, Universidad Veracruzana, p. 270-271.

9À partir des années 1870, les entrepreneurs du sucre et du tabac entrent en confrontation avec les traitants de coton pour le contrôle des dispositifs d’accès aux terres communales. S’appuyant sur les lois de 1856 et de 1857, qui imposent le démantèlement des propriétés des corporations civiles et leur distribution en lopins individuels, ces entrepreneurs forment en 1870 un « Cercle divisionniste », qui dépose un recours juridique pour exiger que les terrains administrés par la société agricole soient reconnus comme communaux et répartis en lopins privés [Jiménez Marce 2010 : 112-113].

  • 6 Memorandum que presenta el señor Antonio Solana a la Comisión Local Agraria con motivo de la solic (...)

Se formèrent effectivement deux factions ou groupements de tendances opposées : celui qui œuvrait pour la répartition des terrains, et un autre qui prétendait demeurer en communauté et qui s’opposait pour cette raison à la répartition. La population indienne appartenait à ce dernier groupe, exploitée par certains individus enrichis, et l’autre groupe était intégré par des gens aisés et par les étrangers.6

  • 7 Sobre la Sociedad Agrícola de San Andrés, s.d., Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de (...)

10L’effondrement du système de crédit qui alimentait les réseaux de clientèle des dirigeants de la société agricole a provoqué le dénouement de ce conflit. La capacité de ces derniers à résister aux attaques politiques et juridiques des nouveaux entrepreneurs était irrémédiablement entamée et les élections municipales de 1881 portèrent au pouvoir local une nouvelle équipe, formée par des membres du « Cercle divisionniste ». Celle-ci sollicita au gouverneur de Veracruz « d’imposer judiciairement le silence perpétuel aux individus de ladite Société et de leur exiger des comptes »7. En février 1885, le gouverneur Enríquez convoqua une réunion conciliatoire entre les deux factions, à l’issue de laquelle fut adopté le principe de la privatisation des terrains municipaux [Blázquez op. cit. : 2266].

11Cet accord constitue un compromis entre les deux groupes d’entrepreneurs sur la protection et la formalisation de leurs droits fonciers. L’une des premières décisions de la « junte divisionniste », mise en place pour coordonner les opérations d’arpentage et de répartition des terrains municipaux, est en effet de valider les possessions des membres de l’élite : les détenteurs de fincas, qu’ils soient natifs du municipe ou “étrangers” (extraños) installés récemment, doivent pouvoir en garder la jouissance, à la condition d’acquitter la valeur des excédents de terre dépassant la surface standard allouée au commun des ayants droit. Pour le reste, la répartition des terres doit bénéficier à tout chef de famille de la communauté, chacun recevant par tirage au sort un lot de valeur équivalente, dont la taille varie entre 6,25 et 12,5 ha, selon sa qualité agronomique et sa localisation.

  • 8 En 1906, un litige oppose les héritiers des comuneros n’ayant pas récupéré leurs titres de proprié (...)

12Dans les faits, la priorité donnée aux possesseurs de fincas dans l’attribution des terres conduit à réduire considérablement les surfaces allouées aux comuneros. Plus de 3 500 ha, parmi les terrains les plus fertiles, sur les 14 000 lotis par la junte divisionniste, sont affectés aux grands exploitants – dont près de 2 000 ha au bénéfice d’une douzaine d’entre eux. L’inégalité de traitement au détriment des petits paysans explique que 500 attributaires, sur un total de 3 194, n’aient pas retiré leur titre foncier, en raison de l’éloignement ou de la faible fertilité des terres concernées8.

De l’utopie « propriétariste » à l’oligopole d’haciendas 

  • 9 Je renvoie ici au terme disembeddedness consacré par K. Polanyi [1981] pour se référer au processu (...)

13Avec la reconfiguration des dispositifs d’insertion marchande et d’accès au foncier se sont mis en place des mécanismes de transfert massif des droits de propriété. Cette partie s’intéresse aux logiques d’acteurs et aux glissements de perceptions associées au contenu de certaines normes sociales, qui ont pu expliquer ces transferts. Elle cherche en particulier à éclairer les processus de « dés-enchâssement social »9 des rapports fonciers. Deux sphères particulières de relations sont examinées à cet égard : d’une part, celle des relations d’assistance entre générations, autour de la régulation de l’accès des jeunes adultes au mariage et à la propriété et, de l’autre, celle du financement et de la mise sur le marché de la production paysanne.

La monétarisation et la clientélisation des relations intrafamiliales

14Au moment du démantèlement du commun municipal, l’organisation sociale des familles indiennes correspond à grand trait au modèle mésoaméricain décrit par D. Robichaux [1997]. Celui-ci se caractérise par l’accès progressif des jeunes hommes aux ressources qui conditionnent le statut d’adulte, autour de principes de virilocalité et d’autonomisation graduelle vis-à-vis de la tutelle paternelle, par la formation d’un foyer propre et l’obtention d’une parcelle de terre. Le mariage constitue le moment-clé de ce processus. Il fournit le cadre dans lequel s’opère un transfert de capital social et matériel, en particulier foncier, de la part des parents au bénéfice de leur fils. En contrepartie, ce dernier soit s’acquitter d’obligations à leur endroit [d’Aubeterre 2000]. La permanence des enfants mariés dans la maison paternelle, durant une période qui peut durer jusqu’à dix ans, permet de satisfaire à cette obligation, en même temps qu’elle constitue une rétribution anticipée pour la cession future d’une terre [Flores 2000].

15Dans le cadre de la traite cotonnière et d’une agriculture manuelle, le contrôle de la force de travail des jeunes hommes constitue le facteur-clé de la reproduction sociale élargie, alors que le régime d’accès ouvert aux terres communales incite fortement les jeunes paysans à l’indépendance. Dans ce contexte, la régulation des alliances matrimoniales joue un rôle central dans le dispositif de contrôle social. Elle confère un pouvoir important aux pères des femmes en âge de se marier, leur consentement déterminant, en quelque sorte, l’accès des jeunes hommes aux droits fonciers et à l’autonomie sociale. Aujourd’hui encore, une compensation est versée aux parents lors du mariage de leur fille afin de suppléer son départ vers un autre groupe domestique, qui va profiter de sa capacité de travail et de reproduction [Robichaux op. cit.]. Cette compensation est essentiellement monétaire [Flores op. cit.], mais, à la fin du xixe siècle, « l’habitude [de l’indigène était] d’engager sa fille en échange d’une, deux et jusqu’à trois années de travail non rémunéré, que le fiancé apportait à ses beaux-parents […], au terme desquels l’union s’effectuait de façon ferme et durable » [Medel 1993 t. 1 : 379].

16Avec la transformation du régime de propriété, les normes qui régulaient le déroulement du cycle domestique ont été modifiées. La distribution de titres fonciers a induit des logiques de renégociation des relations entre les générations, en référence à un espace recomposé et fermé. Le transfert aux chefs de famille du contrôle de l’accès à la terre a modifié les termes de leurs rapports avec leurs fils, en leur donnant les moyens de prolonger leur contrôle sur la force de travail familiale. Au début du xxe siècle, la compensation matrimoniale a cessé d’être constituée de transferts de travail pour être progressivement remplacée par des biens matériels : les dons en numéraires, d’une paire de taurillons, de porcs et d’alcool ont acquis une dimension normative [Flores op. cit.]. Ce capital, fourni par le père du fiancé, crée une forme d’endettement que le jeune marié doit solder en prolongeant jusqu’à dix et parfois douze ans la durée de son engagement sous la tutelle paternelle.

17La conversion de la compensation matrimoniale en biens monétarisés n’a pu avoir lieu à une large échelle qu’à travers la diffusion, elle aussi large, de pratiques de crédit. On peut aussi supposer que l’élargissement des opportunités d’accès au capital circulant, créées par l’installation de nouveaux opérateurs économiques et l’existence de titres de propriété transférables, ont encouragé les logiques de concurrence et de surenchère entre chefs de famille pour capturer la force de travail des jeunes hommes, à travers le financement de leur mariage. Les jeunes célibataires, en retour, ont été incités à négocier leur accès aux ressources nécessaires pour leur mariage auprès de leur père et de leurs potentiels beaux-pères. Les réformes du régime de fiscalité promulguées entre 1885 et 1888, instituant de nouvelles charges directes (taxes foncières, impôt de capitation, taxes sur les cultures commerciales) ont par ailleurs pesé dans l’augmentation des besoins monétaires. Les chefs de famille qui sont parvenus à maintenir ou à étendre leur contrôle social sur les ménages nouvellement formés ont en effet été contraints d’assumer l’ensemble des coûts fiscaux de ce contrôle.

18Le changement de régime de propriété a eu d’autres incidences sur les rapports intergénérationnels. Les actes notariés enregistrés à San Andrés entre 1886 et 1910 mettent en évidence l’importance des ventes de terre réalisées par des veuves ou des personnes âgées :

  • 10 Testimonio del Sr. José G. Cabada ante la Comisión Local Agraria, avril 1921, Xalapa, Archivo Gene (...)

[…] comme une majorité de bénéficiaires d’un certificat étaient pauvres et ignorants, ils vendirent leurs droits à d’autres personnes pour des sommes dérisoires [et] les premières à vendre furent des veuves chefs de famille10.

19Ce constat reflète sans doute la détérioration des relations d’assistance à l’égard des personnes âgées, dans un contexte où l’exercice des droits fonciers est devenu indépendant des systèmes de normes sociales et d’obligations réciproques régulant la vie communautaire.

Les ventes à réméré et la première phase d’accumulation par dépossession

  • 11 Ces coûts sont de 50 à 70 pesos par hectare pour la production de coton, contre 150 à 165 pesos po (...)

20L’accroissement de leurs charges sociales et fiscales a sans doute incité les chefs de famille paysanne à adopter les nouvelles cultures commerciales de tabac ou de canne à sucre dans le contexte de l’effondrement des prix du coton. Mais l’acquisition des facteurs de production conditionnant cette reconversion a aussi impliqué une charge supplémentaire pour les producteurs. Selon l’expert allemand Karl Kärger, qui visite en 1900 la région, les coûts de production du tabac ou de la canne à sucre sont trois fois supérieurs à ceux du coton11.

  • 12 Les contrats enregistrés par les notaires de San Andrés Tuxtla ne mentionnent pas les raisons soci (...)

21Lors des deux décennies suivant la privatisation des terres communales, l’endettement des ménages paysans a ainsi pris de multiples formes. Plus encore que celle du coton, ces nouvelles cultures requièrent le parrainage d’opérateurs économiques pouvant fournir les habilitations financières, ainsi que les services de transformation après la récolte. L’implication de maisons de négoce international de tabac12 a permis aux entrepreneurs agraires de disposer de sources diversifiées de financement qu’ils pouvaient relayer auprès de leur clientèle. Les titres de propriété sont devenus la base des garanties exigées en contrepartie. Ces dispositifs se sont toutefois appuyés sur un cadre conventionnel, inspiré des accords qui avaient organisé les interactions entre paysans et traitants de coton. Parmi ces formes conventionnelles, les ventes à réméré ont constitué le pivot du système de crédit.

22La vente à réméré correspond à une pratique financière par laquelle le bénéficiaire d’un prêt cède au bailleur, par un premier contrat, la propriété d’un bien immobilier – terre, bâtiment, droits de cens possédés par un noble sur ses serfs – pour une valeur correspondant au montant du prêt, généralement, inférieure au prix de marché du bien transféré. Dans un second contrat, l’acheteur souscrit une faculté de rachat – de réméré – en faveur du cédant, dont le prix équivaut à celui de la vente. Cette faculté est généralement extensive à la famille du vendeur et son exercice peut ou non être limité dans le temps. Les intérêts du capital investi sont constitués par les loyers ou les bénéfices que le prêteur peut retirer du bien transféré. Ce loyer est fréquemment versé par le vendeur qui conserve l’usage du bien [Bart 2003 : 42]. Au-delà des garanties qu’elle offre au bailleur de crédit, la vente à réméré peut aussi répondre à des critères d’économie morale, en particulier quand elle ne fait l’objet d’aucune échéance précise. Ainsi, un propriétaire en difficulté peut vendre son bien et en demeurer le tenancier, tout en se réservant le droit, pour lui et ses descendants, de le racheter à tout moment. En ce sens, elle représente une prévention des spoliations de la part des détenteurs d’un pouvoir financier, en servant de garantie aux prêts de détresse.

  • 13 Une série de litiges entre commerçants au tournant du xviiie siècle témoigne de l’existence de com (...)

23La vente à réméré a été une pratique largement employée sous le régime féodal pour contourner les prohibitions que le droit canonique imposait aux opérations de crédit donnant lieu à la perception d’un intérêt. Elle a été abondamment documentée en Europe occidentale, notamment en France et dans le Piémont [Bart op.cit. ; Raggio 1990], ainsi que dans l’empire espagnol [Carmona 2000 ; Larkin 1971 ; Schumacher 2001]. Bien qu’aucun document ne permettre d’en étayer l’existence avant l’installation à San Andrés Tuxtla de la première étude notariale, en 1878, le recours large aux ventes avec faculté de rachat à partir de cette date indique qu’il s’agissait alors d’une pratique commune. Il faut sans doute la rattacher aux incertitudes qui entouraient la récupération des crédits d’habilitation dans le contexte de concurrence qui existait entre les traitants de coton depuis la fin du xviiie siècle13. Il est vraisemblable que, dès cette époque, ces derniers aient mis en place des dispositifs de mise en gage des droits d’usage des terres les plus fertiles pour se prémunir des risques de défaillance de la part des paysans, et que ces dispositifs ont perduré dans le cadre de la propriété communale.

24On peut supposer que les ventes à réméré se sont inscrites très tôt dans les conventions d’habilitation productive. Elles répondaient à un ensemble de contraintes partagées par les acteurs de la traite cotonnière, dans le contexte de régime d’accès ouvert à la terre et de faible efficience des dispositifs légaux garantissant les opérations de crédit. Lorsque la récolte ne permettait pas de couvrir le montant du prêt, ou lorsque la surface habilitée augmentait, le prêteur pouvait imposer l’engagement de la parcelle – objet du financement – comme garantie, le paysan conservant la jouissance de son lopin, mais en tant que fermier du commerçant. L’existence d’un marché foncier dynamique dans le cadre de la propriété communale accrédite par ailleurs l’hypothèse d’arrangements de ce type, impliquant des transferts de propriété pouvant devenir définitifs.

  • 14 Dans le Piémont génois, au xve siècle, les ventes à réméré soutiennent la circulation des biens en (...)

25Il est toutefois vraisemblable que la mise en œuvre de ces conventions n’ait alors pas répondu à un objectif d’accumulation foncière de la part des traitants de coton. Les études mentionnant ce type de contrat en Europe médiévale, ou aux Philippines durant les xviiie et xixe siècles, insistent sur leur inscription dans le fonctionnement des réseaux sociaux14 et sur leur rôle dans l’établissement de relations de type clientéliste, s’étalant dans la durée, avec une dimension affirmée de patronage. Le pacte de réméré inaugurait un rapport de dépendance vis-à-vis de l’acheteur, dans un contexte de concurrence entre opérateurs commerciaux [Bart op. cit. ; Raggio op. cit.].

  • 15 J. Carmona [op. cit.] et J. Bart [op. cit.] décrivent des stratégies similaires dans les cas espag (...)

26Ce sont ces logiques d’enchâssement social qui se sont transformées dans le contexte de propriété privée. Les ventes à réméré ont alors perdu leur fonction de stabilisation des rapports de patronage, pour devenir un instrument d’accaparement foncier. Pour les nouveaux entrepreneurs agraires, ces contrats offrent des avantages très supérieurs aux garanties hypothécaires : ils ouvrent la possibilité de s’approprier des terres convoitées pour un prix d’autant plus modique que les vendeurs cherchent à souscrire des prêts d’un montant réduit, dans l’objectif de préserver leur faculté de rachat [Carmona op. cit ; Bart op. cit. : 54]. Dans la situation qui prévaut dans les Tuxtlas durant les décennies de 1890 et 1900, lorsque les entrepreneurs locaux, les maisons européennes de négoce de tabac, puis les banques, se livrent une concurrence féroce pour capter la production paysanne, le contrôle des terres propices à cette culture devient un enjeu stratégique. Cette concurrence est telle qu’il n’est pas rare de les voir se lancer dans des opérations de refinancement des paysans endettés auprès d’un rival, toujours à travers un contrat de vente à réméré, pour une valeur supérieure à celle de la première transaction15. Ces circonstances expliquent que, durant les années 1890, les ventes à réméré sont deux fois plus fréquentes que les contrats hypothécaires dans les opérations enregistrées par les notaires de San Andrés [Léonard 2008].

  • 16 Par exemple, le contrat passé entre Diego Hernández et Juana Diez en avril 1902 précise que le pai (...)

27Ces logiques ont conduit à l’imposition de clauses de plus en plus contraignantes aux conventions de réméré. Les contrats d’habilitation tabatière, passés dans la décennie de 1890, spécifient que le bénéficiaire doit vendre la totalité de sa récolte au commanditaire, à un prix convenu d’avance, parfois unique, différenciant parfois quatre catégories de feuilles16, selon un barème de valorisation établissant une décote de 10 à 25 % par rapport au prix de marché. Les accords ont une durée de validité très stricte. Ils sont souvent conclus pour une période de 10 à 12 mois, aux termes desquels la faculté de rachat devient caduque. Seuls 22 % des contrats notariés couvrent une durée de deux à quatre ans, qui semble être liée à l’existence de passifs non remboursés, justifiant une mise sous tutelle durable du producteur. Enfin, lorsqu’ils n’imposent pas le remboursement par un volume de tabac déterminé, les contrats fixent un taux d’intérêt mensuel de 1 à 1,5 % que le prêteur perçoit au titre du capital investi. La valeur de cession des terres est variable (certains prêts étant des opérations de refinancement de créances), mais elle fluctue généralement entre la moitié et les deux tiers du prix de marché des parcelles [Léonard 2008 : 142].

28La formalisation juridique de ces conventions met en évidence la généralisation de mécanismes de marché, extraits des relations d’enchâssement social qui caractérisaient leur mise en œuvre antérieure. Les archives notariales ne rendent finalement compte que des mises en gage formelles, certainement minoritaires au sein d’une population majoritairement illettrée. En revanche, le dossier établi par l’administration de la réforme agraire en 1921 fait état du caractère systématique et coercitif de ces pratiques et de leur rôle dans les processus de concentration des terres les plus fertiles entre 1886 et 1910 :

  • 17 Testimonio del Sr. Ramlón Miravete ante la Comisión Local Agraria, 8 mars 1922, Xalapa, Archivo Ge (...)

Aux temps de la junte divisionniste, [Ramón Miravete] acquit une action de terrain […] qu’il consacrait à la culture du tabac ; il était habilité par Don Rafael Escalera et, avec le temps, il en vint à devoir 180 pesos à ce monsieur ; par défiance, M. Escalera lui demanda de souscrire un acte de vente avec pacte de rétrovente et […] n’ayant pu couvrir cette somme dans le temps prescrit, [Miravete] perdit le terrain. […] Du fait de ce système de pactes de rétrovente, il a résulté que, ou bien parce qu’ils ne pouvaient plus [payer leur dette], ou par oubli, ou plus souvent par ignorance, ce qui fut presque toujours le cas, beaucoup perdirent leurs propriétés.17

29De tels processus ne sont pas le fait exclusif des grands opérateurs de crédit. Les contrats notariaux permettent d’identifier un groupe de producteurs familiaux engagés dans des dynamiques d’extension de leur patrimoine foncier, grâce aux possibilités de financement que leur procure la mise en gage de leur titre foncier mais aussi grâce aux opportunités offertes lorsque des veuves ou des personnes âgées (dans la parenté ou le voisinage) recourent à des ventes de détresse. Ces exploitations marchandes de taille moyenne (entre 25 et 60 ha) sont localisées à la périphérie du bassin de production tabatière, là où les pressions des grands entrepreneurs à l’engagement des biens fonciers sont moindres.

30Le fait est que, dès la fin des années 1880, une circulation intense des titres fonciers a lieu dans le canton des Tuxtlas. Les transactions sont si nombreuses que l’impôt sur les transferts de propriété y génère des recettes dix fois supérieures à celles que perçoit le canton voisin d’Acayucan, avec juridiction plus étendue et plus peuplée, et une valeur totale de la propriété rurale plus élevée [Blázquez op. cit. : 3199].

Financiarisation et éviction des petits et moyens entrepreneurs agraires

  • 18 En mai 1902, E. Leoni, le représentant de la Compañía de Tabacos de San Andrés, dont le siège est (...)
  • 19 En juin 1906, les prêts de refinancement consentis à Antonio Pucheta et Miguel Cobaxín valorisent (...)
  • 20 Soit 8 millions de pieds de tabac, sur les 11 millions mentionnés dans les contrats d’habilitation (...)

31La concentration des droits fonciers s’est accélérée avec l’installation dans la région de maisons de négoce international de tabac, à la recherche de sources d’approvisionnement dans le contexte de la guerre d’indépendance cubaine (1895-1898), puis, surtout, de deux des principales banques du pays, le Banco Nacional de México (1904) et le Banco Mercantil de Veracruz (1905). À la différence des opérateurs traditionnels, ces nouveaux intervenants ne visent pas à accroître leur emprise foncière, mais à s’assurer le contrôle des transactions de tabac. Les représentants de maisons de négoce sont les premiers à s’attaquer aux dispositifs mis en place par les opérateurs traditionnels, en proposant des conditions de prêt plus favorables, tant au regard des surfaces financées que de services fournis (premiers engrais chimiques, augmentation des avances à l’hectare) ou des taux d’intérêt pratiqués. Cette offensive repose sur le rachat de créances de producteurs, à qui négociants et banques proposent des prêts de refinancement leur permettant de surmonter les années de mauvaise récolte18. Ils recourent à cette fin à des prêts hypothécaires, moins léonins que les ventes à réméré, et en imposent progressivement l’usage aux entrepreneurs traditionnels. On assiste alors à des surenchères, qui favorisent le gonflement des dettes au-delà des cautions hypothécaires présentées19. Au mitan des années 1900, le niveau moyen des prêts explose, passant de 3 340 pesos entre 1901 et 1906, à 10 840 pesos entre 1909 et 1910. Les agences bancaires parviennent alors à concentrer 80 % des crédits et des finances près des trois quarts de la surface de tabac20.

  • 21 Dans le contrat du 5 juillet 1910, qui les lie au Banco Nacional de México, A. et F. Puchuli s’eng (...)

32Ces prêts sont assortis de conditionnalités qui obligent les débiteurs à étendre les surfaces cultivées et à mettre en gage, non plus seulement leur terre, mais l’ensemble de leur capital productif (attelages, charrues, séchoirs à tabac, pressoirs de canne, cuves de cuisson du sucre, alambics). À partir de 1908, les conventions de refinancement des débiteurs défaillants imposent la désignation d’un superviseur pour les opérations de culture et de transformation, doté du pouvoir de vendre la production selon son propre critère ; le producteur doit assumer les honoraires de ce superviseur, mais aussi les charges financières qui résultent du rallongement des délais de mise en marché. Cette mise sous tutelle s’assortit d’un encadrement strict des conditions de paiement : les débiteurs doivent s’engager à verser les intérêts cumulés à l’issue de chaque semestre et à consacrer un volume fixe de leur production au paiement du capital21. De nombreux entrepreneurs familiaux autrefois prospères sont ainsi entraînés dans une situation de surendettement.

  • 22 Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, (...)
  • 23 Ce processus d’endettement concerne aussi certaines figures de l’oligarchie foncière. En 1913, la (...)

33Cette bulle financière explose avec la crise monétaire de 1908. Les banques saisissent les propriétés grevées d’hypothèques, mais l’assèchement de l’offre de crédit empêche souvent leur liquidation. À la fin des années 1920, les deux banques possèdent encore près de 1 760 hectares dans l’ancien canton des Tuxtlas22. La plupart des petits entrepreneurs qui avaient émergé durant la décennie de 1890 sont exclus de la sphère de production. Nombre des opérateurs de taille moyenne, qui avaient eu recours aux banques pour maintenir leur niveau de participation sur le marché de l’habilitation, sont eux-mêmes passés sous leur tutelle23. Certains y perdent l’essentiel de leur patrimoine. En 1909, après trois années de financement par le Banco Nacional de México, E. Caldelas, propriétaire de la finca Laguna Encantada, l’une des plus riches de la région, doit faire face à une dette de 50 000 pesos, dont le montant dépasse la valeur des 210 ha en sa possession. Il souscrit alors un emprunt de 5 000 pesos pour la culture de 500 000 pieds de tabac auprès de Fernando Carrión, auquel il délègue toute autorité pour la commercialisation de sa récolte. En 1914, la finca Laguna Encantada est devenue propriété de Nicolás Villa, un courtier espagnol de tabac.

Conclusions : conflits de temporalité entre apprentissage institutionnel et coercition légale

34En 1921, lorsqu’est instruite la demande de restitution des terres du pueblo de San Andrés, dans le cadre des premières lois de réforme agraire, un recensement exhaustif des propriétaires permet de dresser un bilan précis du processus de concentration foncière. Sur les 3 194 bénéficiaires d’une « action de terrain », émise par la Junte divisionniste en 1886, seuls 586 personnes, 18 % du total initial, conservent une propriété. Un tiers de ces rescapés possèdent moins de deux hectares et ils cumulent à peine 1 % des surfaces. Seulement 125 personnes disposent de plus de 10 ha ; au sommet de la pyramide de distribution, en revanche, huit hacendados contrôlent 70 % des terres (figure 3). Cette concentration a affecté particulièrement les espaces de développement des cultures de tabac et de canne à sucre, où la réduction du nombre de propriétaires atteint 94 % (figure 4). La grande majorité des chefs de famille, 1 828 personnes au total, travaillent en tant que tenanciers sur ces domaines. Ils y cultivent un à deux hectares de maïs, en contrepartie du versement d’une rente de 260 kg de grain par unité de surface, soit une valeur équivalant au salaire mensuel d’un ouvrier agricole. À ces fermiers s’ajoute un nombre indéfini de travailleurs sans terre, logés (acasillados) sur les propriétés des grands producteurs de tabac ou vivant dans les villages de la région.

Figure 3 : Distribution de la propriété foncière en 1886 et en 1921 dans le périmètre de l’ancien commun municipal.

Figure 3 : Distribution de la propriété foncière en 1886 et en 1921 dans le périmètre de l’ancien commun municipal.

Sources : G. C. Artigas, Memoria y documentos de la Junta Divisionista de San Andrés Tuxtlas, 1896, San Andrés Tuxtla, Tipografía La Luz, 27 p. ; Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, ACAM, Censos de Propietarios de fincas rústicas, San Andrés Tuxtla, 1921-1922, divers dossiers.

Figure 4 : Situation de la propriété foncière dans le municipe de San Andrés Tuxtla vers 1920.

Figure 4 : Situation de la propriété foncière dans le municipe de San Andrés Tuxtla vers 1920.

35Ce processus de concentration foncière a été impulsé par la monétarisation des rapports sociaux de proximité (de marché, de voisinage, de parenté) et par le « dés-enchâssement » social des conventions d’habilitation productive. En brisant le lien entre le fonctionnement des réseaux de patronage politico-productif et l’accès aux droits fonciers, cette « grande transformation » du régime de propriété a jeté les bases d’une double exclusion de l’immense majorité de la population, à la fois de la sphère politique et de la sphère de propriété. Ce processus a impliqué l’élimination presque complète d’une strate d’entrepreneurs familiaux de taille moyenne qui, dans un premier temps, avait tiré parti du changement légal et développé des trajectoires de capitalisation et de modernisation.

  • 24 Le long régime du Portifirato, correpondant aux mandats susscessifs du général Porifirio Díaz à la (...)

36Le cas des Tuxtlas constitue, de ce point de vue, un contrepoint aux récits classiques de la spoliation des ressources des pueblos à travers des mécanismes coercitifs, relevant conjointement de la mise en place d’un régime politique autoritaire (autour des préfets – jefes políticos – se substituant de facto aux conseils municipaux dans l’exercice du pouvoir exécutif local) et d’un régime juridique facilitant le démantèlement des propriétés communales et favorisant le transfert de leurs terres vers des opérateurs associés au pouvoir de Profirio Díaz24. De tels mécanismes ont bien existé, tant au niveau régional, dans les juridictions voisines d’Acayucan [Velázquez 2009] et de Cosamaloapan [Velasco Toro 2003], qu’à l’échelle nationale, en particulier dans les régions agro-exportatrices. Néanmoins, ils ne suffisent pas à expliquer les processus microsociaux, liés à des institutions de marché et à leur re-signification dans le nouveau contexte légal, qui ont exclu l’immense majorité de la population rurale de l’accès à la terre.

  • 25 Je me réfère ici aux croyances et représentations collectives, intégrées aux structures mentales d (...)

37L’exemple des Tuxtlas vient illustrer les réflexions de D. North [1990] sur le rôle central des trames cognitives et normatives « populaires »25 dans l’orientation des trajectoires de changement institutionnel. Dans le cas tuxtlèque, le décalage entre le temps court des mécanismes de coercition économique et légale et le temps long des processus d’apprentissage institutionnel n’a pas permis que soient perçues à leur juste mesure les implications du changement légal sur les interactions sociales de proximité. Il a suffi d’un quart de siècle, soit l’intervalle séparant deux générations, pour que les titres fonciers émis en 1886 soient accaparés par une poignée d’acteurs équivalant à 1 % du nombre de leurs bénéficiaires originels. La majorité de ces titres n’a jamais été léguée en héritage, les processus de transition générationnelle constituant d’ailleurs des moments privilégiés d’aliénation des patrimoines fonciers. La grande majorité des paysans des Tuxtlas est ainsi passée du statut de comunero (chef de famille disposant d’un droit statutaire d’accès aux terres au titre de son appartenance à la communauté) à celui de propriétaire privé et, presque sans transition, à celui de tenancier d’un grand domaine.

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Notes

1 En 1833, est décrétée la nationalisation des domaines féodaux issus de la conquête espagnole, dont ceux de la famille du conquistador Hernán Cortés, qui lance un recours légal, destiné à lui procurer un temps de répi pour pouvoir vendre au mieux ses possessions [Léonard 2014].

2 Voir la liste de fonctionnaires du canton publiée par Medel [1993 t. 3 : 75-78]. Ces familles se partagent également les postes de commandement de la Garde nationale dans le canton [Léonard 2014 : 108].

3 « La coutume a perduré de laisser liberté absolue d’exploiter aux natifs et aux étrangers [propios y extraños], aussi bien dans l’ouverture de labours que dans la coupe de bois et l’élevage du bétail » [Il s’agit de ma traduction comme pour toutes les citations à venir]. Sobre la Sociedad Agrícola de San Andrés Tuxtla, s.d., Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz (ACAM), exp. 25, San Andrés Tuxtla, Dotación de ejidos.

4 Le terme désigne des exploitations sur lesquelles des aménagements (plantation pérenne, système d’irrigation, installation de transformation ou de stockage) ont été réalisés.

5 Soit 1 840 t sur un total national de 9 200 t [Kärger op. cit. : 63 ; González Sierra 1991 : 40-42].

6 Memorandum que presenta el señor Antonio Solana a la Comisión Local Agraria con motivo de la solicitud de tierras que han presentado varios individuos de Soyata y Tilapan del excantón de Los Tuxtlas, 25 janvier 1921, Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, ACAM, exp. 171, Dotación de ejidos.

7 Sobre la Sociedad Agrícola de San Andrés, s.d., Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, ACAM, exp., 25, San Andrés Tuxtla, Dotación de ejidos.

8 En 1906, un litige oppose les héritiers des comuneros n’ayant pas récupéré leurs titres de propriété et le gouvernement municipal, qui entend vendre ces terres (362,5 ha) à un entrepreneur de Veracruz. Selon les plaignants, « le gouvernement municipal ne cesse de poser des obstacles pour leur délivrer les documents mentionnés ». Celui-ci leur oppose qu’ils ont perdu leurs droits par prescription. Secretaria de Gobernación y Justicia, 11 mai 1906, Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Tierras, exp. 48, fs. 440.

9 Je renvoie ici au terme disembeddedness consacré par K. Polanyi [1981] pour se référer au processus de séparation de l’économie de marché (et des techniques qui lui sont associées) du tissu de relations sociales qui organisent les rapports économiques dans les sociétés précapitalistes. Pour Polanyi, seule l'économie de marché autorégulée se présente comme dissociée (disembedded) de la relation sociale.

10 Testimonio del Sr. José G. Cabada ante la Comisión Local Agraria, avril 1921, Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, ACAM, exp. 3601, San Andrés Tuxtla, Restitución.

11 Ces coûts sont de 50 à 70 pesos par hectare pour la production de coton, contre 150 à 165 pesos pour le tabac produit dans les Tuxtlas, « amortissement du capital non compris » [Kärger op. cit. : 70-71, 276-284].

12 Les contrats enregistrés par les notaires de San Andrés Tuxtla ne mentionnent pas les raisons sociales de ces entreprises, mais font en revanche état de leurs agents signataires, parmi lesquels, Alfred Wolkening, Gustav A. Niemeyer, Maximilian Hirsch, Herman Osmers et Herman Simon, citoyens allemands originaires de Hambourg et de Brême, Herbert Rebel, Adolf Wisman et Eduard Van Volenhoven, d’Amsterdam, Ernest Leoni et Richard Erasmi, courtiers à Londres, ou encore Lucien Grobet, agent d’une maison de commerce de Genève.

13 Une série de litiges entre commerçants au tournant du xviiie siècle témoigne de l’existence de comportements opportunistes de la part des cultivateurs de la région, qui mettaient à profit l’accessibilité des terres basses alluviales et la concurrence entre fournisseurs d’habilitations pour vendre au plus offrant le coton qu’ils s’étaient engagés à livrer à leurs créditeurs. Voir notamment Incitativo de justicia para que el del partido de la villa de Santiago Tuxtla la administre a don Joaquín Carvajal en forma y conforme a derecho sobre los particulares que contiene el escrito inserto, Mexico, Archivo General de la Nación, General de Parte, vol. 67, exp. 189, f. 75v.

14 Dans le Piémont génois, au xve siècle, les ventes à réméré soutiennent la circulation des biens entre lignage apparentés [Raggio op. cit. : 175], alors qu’aux Philippines, elles sont utilisées pour financer les célébrations matrimoniales et les baptêmes dans une logique d’extension du capital social des lignages indigènes [Schumacher op. cit. : 183].

15 J. Carmona [op. cit.] et J. Bart [op. cit.] décrivent des stratégies similaires dans les cas espagnol et mâconnais, avec le développement d’un marché des conventions de rémission. Dans le cas du Mâconnais, la valeur des droits de rachat peut atteindre 50 % du prix initial de la vente [Bart idem : 53].

16 Par exemple, le contrat passé entre Diego Hernández et Juana Diez en avril 1902 précise que le paiement se fera « en tabac livré aux magasins de madame Diez, au prix de 6 pesos par arrobe [de 11,5 kg] de première [qualité], 5,50 pesos par arrobe de seconde et deux pesos pour la tripa [remplissant les cigares], le paiement en liquide ne pouvant survenir qu’en cas de destruction totale de la récolte ». Contrat n° 3, 1902, Archivo del Registro Público de la Propiedad de San Andrés Tuxtla, ARPPSAT, rollo 149, Sección I (Ventas).

17 Testimonio del Sr. Ramlón Miravete ante la Comisión Local Agraria, 8 mars 1922, Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, ACAM, exp. 25, Dotación de ejidos.

18 En mai 1902, E. Leoni, le représentant de la Compañía de Tabacos de San Andrés, dont le siège est établi à Londres, fournit à Manuel Zamudio 3 000 pesos afin de solder la dette qui lie ce dernier à Manuel Turrent. Le bénéficiaire justifie cette opération par le fait que « monsieur Leoni nous procurera les 3 000 pesos au taux modique de 9 % annuel et sur une période de cinq ans. On voit bien que l’opération est bénéfique puisque l’on en retire une utilité équivalente à la moitié des intérêts que nous payions à monsieur Turrent ». Contrat n°10, 1902, Archivo del Registro Público de la Propiedad de San Andrés Tuxtla, ARPPSAT, rollo 151, Sección II (Hipotecas).

19 En juin 1906, les prêts de refinancement consentis à Antonio Pucheta et Miguel Cobaxín valorisent les biens fonciers hypothéqués au niveau de 330 et 480 pesos par hectare, soit plus du double de la valeur de marché des terres concernées.

20 Soit 8 millions de pieds de tabac, sur les 11 millions mentionnés dans les contrats d’habilitation enregistrés par les notaires de San Andrés [González 1989 : 200].

21 Dans le contrat du 5 juillet 1910, qui les lie au Banco Nacional de México, A. et F. Puchuli s’engagent à tripler leur surface de canne et à livrer 432 hl d’alcool « de 29 à 30° » ou 110 tonnes de pains de sucre chaque année, en paiement de leur dette de 12 500 pesos. Contrat n°34, 1910, Archivo del Registro Público de la Propiedad de San Andrés Tuxtla, ARPPSAT, rollo 151, Sección II (Hipotecas).

22 Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, ACAM, Exp. 1819, Cerro de la Iguanas, Dotación de ejidos, 1928.

23 Ce processus d’endettement concerne aussi certaines figures de l’oligarchie foncière. En 1913, la société Juan Cabada y Hermano, propriétaire de l’hacienda El Laurel, dont la surface dépasse 14 800 ha et la valeur fiscale est estimée à 311 180 pesos, sollicite un prêt hypothécaire de 112 464 pesos auprès du Banco Hipotecario de Credito Territorial. Quelques mois plus tard elle souscrit une autre hypothèque, pour 14 750 pesos, auprès de Manuel Turrent, l’un des plus grands traitants de tabac. El Administrador de rentas A. Pérez cadena al Presidente de la Comisión Local Agraria, 31 octobre 1922, Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, ACAM, exp. 313, El Laurel, Dotación de ejidos.

24 Le long régime du Portifirato, correpondant aux mandats susscessifs du général Porifirio Díaz à la présidence de la république, de 1877 à 1880, puis de 1884 à 1911, correspond à une période de libéralisme économique et d’autoritarisme politique, au terme de laquelle les structures économiques et de gouvernance auront été profondément transformées, faisant du Mexique un pays en forte croissance, mais marqué par des inégalités parmi les plus fortes du continent américain en termes de distributions des richesses et du pouvoir.

25 Je me réfère ici aux croyances et représentations collectives, intégrées aux structures mentales des individus, qui définissent comme « allant de soi » les conditions d’interaction au sein d’une société.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : L’insertion des Tuxtlas dans l’espace économique du Golfe du Mexique durant la première moitié du xixe siècle.
Crédits Carte : É. Léonard. Fond cartographique SIG Sotavento IRD-CIESAS.
URL http://journals.openedition.org/etudesrurales/docannexe/image/22371/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 167k
Titre Figure 2 : Évolution des indicateurs de la production agricole commerciale dans le Sotavento de Veracruz, durant la deuxième moitié du xixe siècle
Crédits Sources : C. Blázquez, (comp.), Gobierno del Estado de Veracruz : Informes de sus gobernadores, 1826-1986, 1986, Xalapa, Gobierno del Estado de Veracruz, p.1809 sqq ; O. Chávez Orozco et E. Florescano, Agricultura e industria textil de Veracruz, siglo XIX, 1965, Xalapa, Universidad Veracruzana, p. 270-271.
URL http://journals.openedition.org/etudesrurales/docannexe/image/22371/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 103k
Titre Figure 3 : Distribution de la propriété foncière en 1886 et en 1921 dans le périmètre de l’ancien commun municipal.
Crédits Sources : G. C. Artigas, Memoria y documentos de la Junta Divisionista de San Andrés Tuxtlas, 1896, San Andrés Tuxtla, Tipografía La Luz, 27 p. ; Xalapa, Archivo General del Estado de Veracruz, Archivo de la Comisión Agraria Mixta de Veracruz, ACAM, Censos de Propietarios de fincas rústicas, San Andrés Tuxtla, 1921-1922, divers dossiers.
URL http://journals.openedition.org/etudesrurales/docannexe/image/22371/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 71k
Titre Figure 4 : Situation de la propriété foncière dans le municipe de San Andrés Tuxtla vers 1920.
URL http://journals.openedition.org/etudesrurales/docannexe/image/22371/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 278k
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Pour citer cet article

Référence papier

Éric Léonard, « Modernisation libérale et faillite d'une agriculture familiale »Études rurales, 205 | 2020, 140-161.

Référence électronique

Éric Léonard, « Modernisation libérale et faillite d'une agriculture familiale »Études rurales [En ligne], 205 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/22371 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.22371

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Auteur

Éric Léonard

socio-économiste et géographe, directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement, Gouvernance, risque, environnement, développement (UMR 220), Montpellier

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Droits d’auteur

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