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La sociologie rurale et la question territoriale : de l’évitement à la réhabilitation

Jean-Paul Billaud
p. 113-128

Résumé

Rural sociology and the territorial question: from avoidance to rehabilitation
During the formation of rural sociology, it was important to examine the concepts for staking out this new disciplinary field. Among them, the concept of "territory" was "repressed" because it referred to a paradigm of rural life too close to the idea of a "community" with its implications of a homology between a social group and a spatial unit. This review of a seminar devoted to "space" in the late 1970s shows how the reluctance to use this concept by researchers who, laying a claim to Marxism, were critical of the Mendrasian approach amounted to a rejection of it, the "territory" being synonymous with a closed "rural object". Nonetheless, the concept of "space" enabled these same social scientists to raise the question of nature, while starting a new research program on questions related to the environment. Confronted with this new approach, rural sociology has rehabilitated the concept of "territory", but of a territory with groups of action and no longer tainted by the idea of a "social totality".

Rural sociology and the territorial question: from avoidance to rehabilitation
During the formation of rural sociology, it was important to examine the concepts for staking out this new disciplinary field. Among them, the concept of "territory" was "repressed" because it referred to a paradigm of rural life too close to the idea of a "community" with its implications of a homology between a social group and a spatial unit. This review of a seminar devoted to "space" in the late 1970s shows how the reluctance to use this concept by researchers who, laying a claim to Marxism, were critical of the Mendrasian approach amounted to a rejection of it, the "territory" being synonymous with a closed "rural object". Nonetheless, the concept of "space" enabled these same social scientists to raise the question of nature, while starting a new research program on questions related to the environment. Confronted with this new approach, rural sociology has rehabilitated the concept of "territory", but of a territory with groups of action and no longer tainted by the idea of a "social totality".

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Texte intégral

  • 1 Nous utiliserons ici 6 comptes rendus de ces séminaires : séance du 7 novembre 1978 ; séances des 1 (...)

1EN FÉVRIER 1976, le Groupe de recherches sociologiques (GRS) de Nanterre rédige un projet de 4 pages intitulé « Pour une sociologie de l’espace rural ». « L’espace rural, peut-on lire en préambule, devient un enjeu social important, et son aménagement une des causes non négligeables des transformations de l’agriculture et du milieu rural. » Ce qui, à l’origine, se présentait comme un programme de travail donnera lieu à plusieurs séances de séminaire en 1978 et 1979, dont nous ne possédons malheureusement pas tous les comptes rendus1.

2Pourquoi revenir sur ce séminaire resté à l’état de littérature grise mais qui a permis à quelques ruralistes, issus du courant marxiste, de se confronter au concept d’« espace », qui occupait une place marginale dans les premiers travaux de sociologie rurale ? La date – 1976 – n’est pas anodine si on se resitue dans la production scientifique du GRS. La fin des paysans [Mendras 1967] et les 2 tomes des Collectivités rurales françaises [Jollivet et Mendras eds. 1971 ; Jollivet ed. 1974] avaient déjà été publiés, clôturant – les auteurs de ces ouvrages en avaient-ils conscience ? – un cycle particulièrement fécond sur les plans théorique et empirique, dont on peut dire après-coup qu’il fut, avec les travaux initiés par Henri Lefebvre [1953] et par Placide Rambaud [1962], le moment fondateur de la sociologie rurale française.

3Nous postulons que le concept d’« espace » a servi de passerelle entre la posture ruraliste de départ et l’intérêt nouveau que suscite désormais la question de la nature. Avec la notion d’« espace », l’approche qui soulignait le caractère fonctionnel des rapports sociaux et les capacités d’adaptation ou de résistance des paysans a laissé la place à une nouvelle approche soulignant, cette fois, les conflits d’usage et les processus de domination, dont ceux impulsés par l’État, agent par excellence de l’aménagement du territoire. Plus précisément, les sociologues ruraux qui se sont saisis de la question de l’environnement sont ceux-là mêmes qui, dans leur réflexion, avaient déjà introduit la catégorie « espace » pour la délaisser par la suite au profit de la catégorie « nature ». Ainsi, au cours des années 1980, au thème de la désertification (espace) a succédé celui de la déprise agricole (nature) ; au thème de la chasse a succédé celui du rapport à l’animal ; au thème des campagnes marginalisées ont succédé les thèmes du risque naturel et de la vulnérabilité de certaines activités ; à la mise en réserve de certains territoires a succédé la biodiversité et ses réseaux.

4Le retour sur le concept d’espace, que nous proposons ici, doit s’insérer dans une perspective plus large. Lors du séminaire, la question de l’espace n’a pas été posée en relation avec celle du territoire mais a, dans les débats, occupé une place centrale au même titre que celle qu’occupait jusque-là « le mode de production ». Le fait d’ignorer le territoire peut paraître surprenant, du moins si l’on se réfère à la place qui était la sienne dans le paradigme originel de la sociologie rurale qui postulait une homologie entre « territoire », « communauté » et « genre de vie ». Dans ce triptyque, on peut dire aujourd’hui que c’est bien la notion de « territoire » qui a le mieux résisté, mais le sens que prend ce terme est tout autre, en particulier au sein d’une sociologie rurale confrontée à la question de l’environnement.

5Après avoir relaté les grandes lignes du débat qui a porté sur le concept d’espace, nous questionnerons le rapport que la sociologie rurale entretient avec « le territoire ». Rapport difficile si l’on en croit la succession des concepts mobilisés entre 1960 et 1980, et qui témoigne d’une volonté constante d’épurer la notion même de territoire. Certes, il s’agit bien de rendre compte de groupes sociaux spatialisés, dont l’archétype est le paysan, que l’activité productive attache à un lieu. Mais, de la communauté à la localité en passant par la collectivité, la sociologie rurale tente de rendre son objet disciplinaire indépendant de la limite territoriale. Il nous faudra donc voir en quoi l’émergence de la question environnementale a été l’occasion de repenser la question territoriale.

« L’espace » : un concept « mou » mais passeur

6Le document de 1976 permet de comprendre ce qui amène les chercheurs du GRS à mettre en débat la question de l’espace et permet de comprendre également dans quel univers théorique ils situent cette question. Depuis 1955, la législation foncière, les POS et les SAFER accompagnent le mouvement de modernisation de l’agriculture. Ces interventions publiques visent à aménager l’espace rural afin qu’il réponde aux objectifs de la nouvelle politique agricole. Économistes et sociologues ruraux se sont d’ailleurs particulièrement intéressés aux remembrements [Coutin 1953 ; Barthez 1977], manifestation la plus évidente du lien entre modernisation agricole et aménagement de l’espace. Toutefois les justifications avancées pour mettre la question de l’espace au cœur de la démarche de la sociologie rurale ne se limitent pas à un tel lien. Activités industrielles ou touristiques, résidences secondaires, mais aussi nouvelles infrastructures constituent autant d’emprises nouvelles sur l’espace agricole. Ce dernier devient un bien marchand et entre à ce titre dans le mode de développement du capitalisme :

  • 2 GRS, « Pour une sociologie de l’espace rural », 1976, p. 1.

7Ce phénomène n’est guère pris en compte dans les analyses sociologiques alors qu’il définit toute une série d’activités dont il serait intéressant de savoir à quels groupes et classes sociales elles profitent2.

  • 3 Ibid., p. 2.
  • 4 Ibid., p. 3.

8Les chercheurs du GRS, mais, plus largement, tous ceux qui ont mis en critique la théorie de Mendras, estiment disposer d’un corpus suffisamment solide pour analyser l’intégration de l’agriculture dans la production capitaliste, en particulier grâce aux approches socioéconomiques qui permettent de comprendre comment l’agriculture est absorbée par le système dominant [Servolin 1972]. Mais, précisent-ils, « le processus de conservation (dissolution de la paysannerie dans le mode de production capitaliste) a aussi une autre face, qui concerne justement les conséquences de l’appropriation de l’espace rural »3, avec ses effets sur les pouvoirs locaux et l’espace social villageois, et qu’ils appellent « la déruralisation de l’espace »4. Prolongeant les recherches antérieures du groupe, ce travail sur l’espace va se traduire par un retour sur les fondements théoriques de la sociologie rurale, entraînant de fait une remise en question ou, à tout le moins, une mise en débat des appuis théoriques et méthodologiques du marxisme pour traiter des problèmes que fait naître ce nouveau rapport à l’espace.

9Les premières séances du séminaire s’efforcent de distinguer ce qui, dans l’espace, relève d’une catégorie de connaissances susceptible d’en faire un objet de recherche à part entière de ce qui, dans l’espace, peut être appréhendé en termes de production sociale. La première perspective est plutôt épistémologique ; la seconde s’attache aux acteurs de la production, au premier rang desquels l’État aménageur. Ce type d’approche spéculative trouve rapidement ses limites, et les chercheurs vont adopter alors une autre démarche, qui consiste à partir de leur propre expérience pour revisiter la place qu’ils avaient accordée à l’espace.

10Appelé à inaugurer cette nouvelle position scientifique, Marcel Jollivet affirme :

11Je ne me suis jamais servi [du terme « espace »] (séance du 24 avril 1979).

12Visant une « globalité sociologique » que, concrètement, il a construite à partir de la notion de « système », le sociologue reconnaît n’avoir pas eu besoin de la notion d’« espace ». Certes, il peut facilement l’introduire dans son raisonnement puisque les systèmes se fondent sur la notion de « clôture » et renvoient de ce fait à un espace délimité qui participe de leur caractérisation (identification de l’espace d’origine des individus, dans le cas des migrations par exemple). Plus encore, la méthode typologique qui a été au cœur des enquêtes nanterroises équivalait en réalité à « rechercher des ruptures spatiales, des frontières » :

13Ce type d’analyse, tout en étant fondé sur la notion d’espace, n’a pourtant rien à voir avec la notion d’espace rural [...] ; l’espace n’est ici ni objet, ni même rural : il n’est que le moyen de saisir autre chose que lui (ibid.).

14Et Jollivet d’ajouter :

15Parler d’espace rural, c’est vider les campagnes de leur substance sociologique (ibid.).

  • 5 Celui qui s’impose, s’agissant de l’espace, dans le cadre de l’aménagement du territoire.

16Cette précaution étant prise, Jollivet ne s’interdit pas de se donner un programme de recherche centré sur la question de l’espace rural, mais ce dans une sorte d’évitement qui consiste à « restituer la réalité sociologique existant dans les campagnes contre le discours5 tendant à l’éliminer pour mieux la manipuler » (ibid.). Et il termine son exposé en souhaitant « définir une alternative à la problématique centrée sur la notion d’espace rural [...] pour à la fois tenir compte de l’existence de ce terme sans en faire le cœur de la réflexion, [...] meilleure façon de tomber dans le piège de l’État » (ibid.).

  • 6 En réponse à Jollivet qui affirmait : « En ce qui concerne les problèmes de l’espace, on ne dispose (...)
  • 7 Ce qui fait dire à N. Mathieu, seule géographe du groupe : « Qu’au nom de la sociologie, on veuille (...)
  • 8 La période (l’après-mai 1968, la crise pétrolière...) est évidemment propice à une telle révision d (...)

17La discussion qui suit fait apparaître une double préoccupation chez ces chercheurs qui ont à l’époque pris leurs distances avec la notion de « société locale » pour lui substituer celle de « classes sociales », qu’ils revendiquent comme étant « déspatialisée ». D’un côté, ils ne veulent pas renoncer à leur posture sociologique dans l’analyse des rapports sociaux à la campagne, ce qui reviendrait à privilégier le contenant au détriment du contenu, mais, dans le même temps, ils ne veulent pas non plus être prisonniers du discours de l’État responsable de l’aménagement de l’espace rural. Au-delà de cette double préoccupation qui, comme le souligne le sociologue Raphaël Larrère6, l’un des participants au débat, reflète aussi « la nostalgie d’une analyse de classes effectuée en termes socioéconomiques » (ibid.), s’esquisse un nouvel agenda de recherche. Cette émancipation par rapport aux travaux précédents vient de ce que l’on identifie désormais clairement, et non plus seulement par défaut7, le rôle de l’espace dans la médiation des rapports sociaux, celui-ci n’étant plus considéré comme un simple support mais comme constitutif du rapport social lui-même. Pas de nouveauté radicale, donc, mais le constat d’une relative incomplétude due à l’évitement de la dimension spatiale dans l’analyse des rapports sociaux de production. Ce sentiment d’incomplétude sera plus manifeste encore lorsque s’exprimera unanimement le besoin d’un nouveau corpus théorique sur l’espace, à la hauteur du « corps de doctrine qui permet d’étudier les transformations de l’appareil de production agricole » (ibid.). Parmi les mots clés avancés, les termes « pouvoir » et « conflit »8. Leur utilisation traduit un processus de résistance et de lutte contre l’État et ses choix d’aménagement, et ce en place et lieu des processus d’absorption de l’agriculture par le système dominant (marxisme) et d’adaptation au changement (fonctionnalisme) qui caractérisaient la phase de modernisation agricole.

  • 9 Ainsi le « point-remembrement », qui n’équivaut pas à la valeur vénale, cadastrale ou locative à la (...)
  • 10 Selon H. Lefebvre, « c’est l’espace qui assure [aux objets produits] la matérialité dans le rapport (...)
  • 11 Elle ajoute : « L’espace, support objectif, neutre, induit que tout découpage correspond plus à une (...)

18Les séances suivantes du séminaire confirment cette première mise à distance effectuée par les ruralistes formés à l’École du marxisme. Alice Barthez, spécialiste du remembrement, arrive aux mêmes conclusions que Marcel Jollivet, à savoir que, bien que le remembrement soit par essence un découpage de l’espace, il ne renvoie qu’à un espace-support permettant la confrontation des paysans et des techniciens et que, par conséquent, « la notion d’espace était inexistante » (séance du 10 octobre 1979). Lorsque, par la suite, la sociologue étudie les formes autoritaires de l’aménagement de l’espace, en particulier sous l’angle de la production de normes9, elle estime ne pas sortir de cette conception « plate » de l’espace comme support des rapports sociaux. Et ce qui va lui permettre d’appréhender l’espace autrement, c’est-à-dire pour lui-même, c’est l’ouvrage d’Henri Lefebvre [1974], intitulé La production de l’espace, qui offre le support théorique nécessaire pour « effectuer le déplacement de l’analyse des rapports sociaux dans l’espace à l’analyse du rapport social de production de l’espace lui-même » (séance du 10 octobre 1979). En cela, l’auteure se situe avant l’heure dans une perspective constructiviste puisque, bien qu’introduisant la dimension matérielle dans l’analyse des rappors sociaux10, elle tient à préciser que « l’espace perd alors son caractère de naturalité » (ibid.)11. S’intéresser à la production de l’espace comme telle, c’est analyser « la logique [non élucidée] de la spatialisation qui [...] doit être étudiée comme une pratique sociale nouvelle, comme de nouvelles formes de domination » (ibid.). L’effort pour contenir la question spatiale dans les limites de la démarche sociologique est donc manifeste.

19L’intégration du concept d’espace dans le questionnement de la sociologie rurale décentre en effet l’analyse des rapports sociaux. Il ne s’agit pas d’évaluer la pertinence de telle ou telle frontière spatiale validant le statut des groupes sociaux, à l’échelle du village et à l’échelle de la société globale. Aussi, même si elle n’était pas toujours convoquée de façon explicite, la variable spatiale existait déjà, étant à la base du découpage entre un « intérieur » et un « extérieur », découpage somme toute assez classique qui relevait de la « morphologie sociale » durkheimienne reliant la structure sociale à une forme matérielle et spatialisée. L’apport immédiat de cette intégration est d’introduire, dans les travaux scientifiques, des acteurs jusque-là peu visibles (en premier lieu, l’État) et des questions qui, sans être radicalement nouvelles, n’en sont pas moins posées différemment (la domination plutôt que la soumission, le conflit plutôt que la résistance, la production de normes plutôt que l’adaptation au changement technique). En acceptant de faire du processus de production de l’espace une question centrale, les ruralistes rejoignent la proposition d’Henri Lefebvre pour qui :

20Les rapports sociaux de production ont une existence sociale en tant qu’ils ont une existence spatiale ; ils se projettent en un espace, ils s’y inscrivent en le produisant [1974 : 152-153].

21Apparaît par conséquent une nouvelle dialectique entre la société et l’espace, qui n’était pas posée comme telle jusqu’alors. Le décentrement est évident mais il reste limité dans la mesure où, fidèles à l’esprit marxiste, les chercheurs continuent d’analyser les rapports sociaux dans le cadre des deux objets qui organisaient jusque-là leurs travaux : la paysannerie, qui reste « le noyau dur de la structure sociale rurale » (Jollivet, séance du 24 avril 1979) et le village, « structure qui intéresse au premier chef le sociologue rural » (ibid.).

22Ainsi, si la question de l’espace ouvre un nouveau programme de recherche, ce programme s’inscrit néanmoins dans la matrice originelle centrée sur l’analyse des rapports sociaux de production. D’une certaine façon, on peut même dire qu’il conforte, en l’enrichissant, la perspective théorique initiale.

  • 12 « De l’équipement à l’espace : essai d’analyse. »

23Lors d’une séance suivante du séminaire, Bernard Kalaora propose, dans la communication qu’il présente12, d’emprunter le concept de « dispositif » de Michel Foucault pour l’appliquer à la question spatiale. Rupture théorique, mais également rupture avec les objets d’analyse classiques puisqu’il place la nature au cœur des recherches. Une double mise à distance s’opère alors par rapport à la théorie marxiste privilégiant la socioéconomie, d’une part, et aux objets empiriques de la sociologie rurale, d’autre part, puisque « paysan » et « village » s’effacent au profit de deux notions chères à Foucault : le « savoir » et le « pouvoir », concentrés dans les équipements comme l’hôpital et la prison [1975]. Bernard Kalaora avance :

24La nature est au XXe siècle ce que la santé était pour le XVIIIe siècle et le début du XXe siècle. L’espace est en effet traité à l’échelle du territoire comme un dispositif architectural, et cela au même titre que l’hôpital à la fin du XVIIIe siècle (s.d.).

25La réaction de plusieurs participants au séminaire, conscients de la rupture proposée, amène Bernard Kalaora à justifier sa position :

26Je m’attache à montrer certains points positifs chez Foucault. On le démolit un peu vite (s.d.).

27Certes, Foucault ne fait pas partie de l’arsenal théorique du GRS, ce groupe lui reprochant d’être fonctionnaliste, d’ignorer l’État au profit des pouvoirs distribués et d’ignorer également l’histoire et, surtout, le contexte global dans lequel se développent les dispositifs, ce qui leur donne une autonomie dissociée des « nécessités de la restructuration de l’appareil économique et des rapports de production » (Jollivet). En définitive, Bernard Kalaora invite à prendre au sérieux la question de l’espace non pas en considérant l’espace comme une facette parmi d’autres du développement capitaliste, ce qui reviendrait à en faire un concept « mou », mais en « remettant en cause les grilles d’analyse traditionnelles » (s.d.). Pour valider l’hypothèse de la centralité de la « nature », il convient de sortir des systèmes d’opposition traditionnels (local/national, englobé/englobant, rural/urbain, etc.) pour « intégrer de nouveaux "concepts" (espace, environnement) opposés aux notions caractéristiques des anciennes disciplines (territoire, individu, milieu) » (s.d.).

28Lors du séminaire, « l’espace » s’est révélé être l’objet de la confrontation des présupposés théoriques des chercheurs. Dans un premier temps, ceux-ci flairaient un piège dans la mesure où l’État était porteur de ce concept en même temps qu’il était l’agent de l’aménagement du territoire. Très vite cependant, la question de l’espace est devenue le moyen d’approfondir l’analyse du mode de production capitaliste, qui façonne les rapports sociaux tout en produisant lui-même de l’espace. L’analyse des rapports sociaux du point de vue du marxisme ne peut donc que s’enrichir de cette nouvelle phase d’extension et d’emprise du capital. Au fil des séances, toutefois, malgré le souci constant de ne pas perdre de vue la compréhension de l’évolution du monde rural, l’intégration de « l’espace » dans le panel des objets sociologiques a fait surgir de nouvelles questions. Sans aller jusqu’à se ranger derrière la notion de « dispositif » que Bernard Kalaora a proposé d’appliquer à l’espace, les chercheurs ont néanmoins validé nombre des propositions qui fondent cette notion : la production de codes et de normes, une théorie du politique et du pouvoir (prenant en cela quelque distance avec la notion de « rapport de production », davantage ancrée dans l’économique), des savoirs (dont, au détour, le rôle de la science), de l’État. Pour toutes ces raisons, on peut dire que la question de l’espace a joué le rôle de passeur, non pas d’un point de vue paradigmatique comme l’envisageait Bernard Kalaora, mais du point de vue des objets d’investigation.

29Il nous reste à voir comment, après ce travail de refondation, certes inachevé, la sociologie rurale a pu se constituer une nouvelle matrice pour aborder la question environnementale. Mais, auparavant, un retour s’impose sur la notion de territoire – notion « refoulée » par cette discipline – pour mieux saisir la rupture qu’a représentée l’intégration des problématiques environnementales dans la démarche scientifique.

De la communauté à la localité : le territoire « refoulé »

30Dans la construction de la sociologie rurale, le réexamen des concepts les plus à même de baliser ce champ disciplinaire a joué un rôle très important. Le tome 2 des Collectivités rurales françaises, dirigé par Marcel Jollivet [1974], en est l’expression la plus évidente, à côté de l’ouvrage, quoique plus pédagogique, d’Henri Mendras sur les Sociétés paysannes [1976]. Ce travail participe d’un mouvement d’épurement de tout ce qui a pu désigner la relation entre un groupe social et un territoire, que l’on parle de « collectivités locales, de milieu rural, de sociétés locales, de tribus, de villages ou de communautés » [Eizner 1974 : 139]. La critique de la notion de « communauté » a constitué la première étape de cette prise de distance avec une homologie trop forte entre le groupe social et le territoire ; les débats des chercheurs marxistes sur « l’espace » en constituent le point d’aboutissement. Resituer la question spatiale dans cette dynamique d’épurement permet de mieux comprendre la manière dont les chercheurs l’ont traitée et la difficulté qu’ils ont eue à l’incorporer dans leur arsenal conceptuel. Derrière l’adoption du concept d’« espace » plane en effet l’ombre du « territoire », synonyme de fermeture de « l’objet rural » sur le plan sociologique. À François Pingaud, qui propose, lors d’une séance de séminaire, de remplacer le terme d’« espace » par celui de « forme [...], qui est le bon mot pour toutes les dimensions matérielles et qui se raccroche aux valeurs d’usage » (s.d.), Marcel Jollivet dit son approbation :

31Non seulement le terme d’« espace » contient l’idée de territorialisation, mais l’usage qu’on en fait implique que la dimension pertinente (ou, au moins, une dimension particulièrement pertinente) pour l’analyse de la société, c’est la dimension spatiale. Or, le terme d’espace est en outre très plat. « Forme » est en effet une notion plus riche (s.d.).

32Dans un article originellement paru en 1963 dans L’Année sociologique, Marcel Jollivet écrit :

33C’est une pure vue de l’esprit que de séparer un groupement humain rural du territoire qu’il humanise et dont il vit. [...] L’espace est une variable capitale en sociologie rurale : l’étendue est la « servitude » de l’activité agricole ; la communauté rurale est par définition un groupe territorial ; le lien de localité – et notamment le voisinage – joue un rôle primordial dans les relations interpersonnelles et dans la cohésion du groupe [2001 : 11].

34Ce point de vue, qui fait alors l’unanimité chez les sociologues ruraux (le titre de l’article est, à cet égard, explicite : « États et tendances des recherches de sociologie rurale en France ») sera critiqué quelques années plus tard par ceux qui, au nom du marxisme, voient dans la « communauté » une notion qui « privilégie le sentiment d’appartenance » [Eizner 1974]. La communauté accorde implicitement une place privilégiée à l’espace, au lien de localité comme structure fondamentale des sociétés primitives et paysannes :

35Le concept de communauté est inadéquat dans ce qu’il implique de fermé et de délimité [...] Non seulement il ne rend pas compte à la fois des mécanismes de fonctionnement et d’évolution de groupes localisés dans un espace défini et stable, [...] mais, d’une certaine manière, il les occulte [...] L’utilisation idéologique de la notion de communauté se déploie par opposition à la ville et à l’économie capitaliste [ibid. : 142].

36Dans l’entreprise de dévoilement des choix qui ont présidé à l’emploi de tel ou tel concept pour désigner l’objet rural, la question du territoire apparaît comme la plus centrale mais en même temps comme la moins discutée. Si on est passé successivement des notions de « communauté », puis « collectivité » ou « société rurale », à celle de « localité », c’est précisément pour s’affranchir du contenu initial de la communauté porteuse d’une harmonie sociale ou d’une utopie collective qu’autorisait la clôture du groupe et du territoire. L’effort théorique a porté essentiellement sur le premier terme de la clôture, à savoir sur le groupe social localisé, en particulier dans la diversité qui le caractérise et dans le lien qu’il entretient avec la société globale. Dans cette réflexion où la critique marxiste a été déterminante, la question territoriale a, elle, été ignorée, et le retour de la question de l’espace sur le plan politique a entraîné le retour d’un concept « refoulé » sur le plan scientifique.

37Schématiquement, on peut distinguer trois temps spécifiques d’investigation sociologique portant sur le territoire, chaque période nommant la microsociété étudiée en fonction du point de vue retenu.

38La première génération de travaux est illustrée par le tome 1 des Collectivités rurales françaises [Jollivet et Mendras eds. 1971]. Il s’agit de rassembler toute une série d’indicateurs à partir d’observations monographiques et d’obtenir une vision globale du changement à l’échelle de l’ensemble du territoire national, et ce en comparant les faits collectés localement. L’accent est mis sur la diversité née de l’irréductible originalité de chaque collectivité locale, qui suppose une certaine autonomie, fût-elle relative.

39À la notion de « communauté », et donc à l’approche en termes de « community studies », on va préférer celle de « collectivité » ou de « société rurale », la question du changement étant devenue centrale en ce que l’on s’interroge désormais sur la capacité des « unités sociales » à réagir aux stimuli de la société globale. Ce glissement de terme n’efface néanmoins pas ce qui est au fondement de la communauté, la collectivité locale ou la société rurale héritant de ses attributs :

40Chaque collectivité est traitée comme une totalité au sein de laquelle chaque élément, chaque relation et chaque structure de relation prend son sens [Mendras 1974 : 17].

41Or, la proximité spatiale crée de la sociabilité – avant tout celle que génère l’interconnaissance – ainsi que des modèles culturels, et l’unité spatiale que représente le village autorise à l’étudier comme une « totalité sociale » dans laquelle l’organisation des éléments a précisément pour fonction d’en assurer la congruence.

  • 13 Voir la définition qu’en donne Marcel Jollivet dans ce numéro.

42Deuxième temps d’investigation sur la notion de territoire, la critique marxiste – symbolisée par le tome 2 des Collectivités rurales françaises – opère un renversement radical en affirmant que la diversité, au cœur de la démarche précédente, traduit un processus unique : celui de l’extension du mode de production capitaliste. En conséquence, la diversité à l’échelle locale ne peut être appréhendée indépendamment du rapport qu’elle entretient avec une société « englobante »13, dont l’effet de détermination ne peut être que total. Il faut donc dépasser l’unité d’investigation considérée comme une totalité sociale, dans la mesure où les rapports sociaux locaux expriment, dans leur singularité même, la logique unique du système dans son ensemble. Dans cette perspective, la question du sens que l’on donnait à l’unité spatiale comme fondement de l’approche sociologique ne se pose plus. La question territoriale, entendue comme rapport des individus ou des groupes à un espace déterminé, devient donc secondaire, et l’analyse des microsociétés locales ne renvoie à aucun enjeu conceptuel, hormis la critique nécessaire des présupposés théoriques et idéologiques de l’emploi de telle ou telle notion pour caractériser « l’objet rural local » [Eizner 1974].

43Un troisième temps d’investigation, qui renvoie à l’usage du terme « localité » pour parler de territoire, présente beaucoup de points communs avec la première génération des travaux évoqués, tout en s’en différenciant. C’est une nouvelle étape dans l’épurement sémantique initié vingt ans plus tôt par la prise de distance avec la notion de communauté. Dans « collectivité », il y a le préfixe « co-» qui renvoie à un « nous », lequel suppose une totalité sociale par rapport aux éléments pris séparément [Gurvitch 1967]. En évoquant aussi le statut juridique et administratif des groupes sociaux, « la collectivité » tente en quelque sorte de s’affranchir des présupposés théoriques de « la communauté ». La « localité » ne charrie donc aucun contenu sociologique et ne livre qu’un cadre administratif et institutionnel, comme l’indique Le Petit Larousse : « petite ville, bourg, village ».

44Les travaux de l’Observatoire des changements sociaux, qui ont réservé un traitement particulier à la notion de localité, éclairent le degré de rupture proposé. Les membres de cet observatoire critiquent la vision marxiste des microsociétés privilégiant les déterminants socioéconomiques globaux – vision très réductrice à leurs yeux en raison de l’accent mis sur l’unité des processus – et lui opposent la vision d’une société foisonnante, où se constituent une multiplicité de réseaux, où s’affirment des préférences individuelles et où se côtoient quantité de structures familiales, professionnelles, religieuses et associatives. Or, on remarque que la notion de localité conjugue avec finesse l’ancien (la notion de « totalité » héritée de la communauté) et le nouveau (la notion de « réseau », qui se substitue à la dimension territoriale). De la communauté comme de la collectivité, la localité hérite un enchevêtrement de fonctions sociales dont les limites sont toujours tracées par la frontière entre l’in-group et l’out-group. Ainsi, pour Mendras :

45C’est dans la mesure où il y a enchevêtrement entre réseaux économiques, politiques, de voisinage, de parenté, de sociabilité, etc., qu’il y a localité [...] Il faut donc décrire nos lieux d’observation comme des entrelacs de réseaux internes branchés sur des réseaux externes [1980 : 126-128].

46Dans cette approche, on retrouve donc la clôture de l’objet propre aux community studies, mais affranchie de tout référentiel territorial pour tracer la frontière des enchevêtrements, la notion de réseau, inscrite dans une stricte dimension sociale, rendant caduc tout recours à une unité spatiale donnée. Certains auteurs vont même plus loin en faisant de l’action collective la matrice de la constitution d’une localité :

47Toute action collective a une fonction, prend un sens dans un espace de relations [Benoît-Guilbot et Cabanes 1980 : 5 bis].

48Ou bien encore :

49Si des stratégies collectives s’élaborent, si des actions collectives prennent naissance, alors le quartier se constitue en « localité » [ibid. : 2].

  • 14 La thèse de B. Picon [1978] est sans doute le premier essai sociologique d’une analyse des rapports (...)

50En définitive, au début des années 1980, les deux courants de la sociologie rurale qui étaient entrés en controverse lors de la décennie précédente se rejoignent sur un point : l’évitement de la question territoriale. Le courant fonctionnaliste privilégie alors une approche par le biais du réseau, approche qu’il ancre dans l’action collective qui dessine les contours de l’unité sociale qu’est la localité. Le courant marxiste examine, lui, la question de l’espace avec précaution, voire réserve, soucieux de l’inscrire dans sa démarche plus attentive aux rapports sociaux de production – de l’espace y compris – qu’aux phénomènes de sociabilité ou d’identité locales. D’un « espace » envisagé comme concept au même titre que le « mode de production », ces chercheurs passeront à un espace plus concret, plus matériel, désignant ce nouvel objet par le terme « nature »14. Ce faisant, ils joueront un rôle déterminant dans le retour de la problématique territoriale, celle-ci étant détachée cette fois de tout lien avec la communauté.

De la sociologie rurale à la sociologie de l’environnement : le retour de la question territoriale

51Les premiers travaux ruralistes traitant d’environnement portent la marque du paradigme originel en ce qu’ils inscrivent cette question dans l’opposition ville/campagne. Apanage des citadins, la préoccupation environnementale est soit l’avatar d’une entreprise séculaire de domination urbaine [Marié et Viard 1988] soit le creuset d’une réaction postmatérialiste à l’emprise capitaliste [Chamboredon 1982]. Dans les deux cas, la nature revêt une importance particulière, parce qu’elle est objet de désir et, donc, d’investissement, et aussi parce qu’elle apparaît comme le résidu du développement provoqué par l’urbanisation et l’industrialisation. Cette lignée de travaux s’appuie sur des courants théoriques [Bourdieu 1981 ; Simmel 1981] qui invitent à une distance critique avec la vision fonctionnaliste et marxiste de la ruralité. D’une certaine manière, ces auteurs abordent facilement la question territoriale dans la mesure où elle n’est pas pour eux un enjeu de réhabilitation.

  • 15 Cet ouvrage aurait tout aussi bien pu s’intituler De l’espace à la nature.
  • 16 Les travaux de Danièle Léger et Bertrand Hervieu sur les néoruraux entrent dans cette catégorie [Lé (...)
  • 17 Pour valider le concept de « petite production marchande », C. Servolin montre en quoi l’absorption (...)

52À l’inverse, l’ouvrage collectif Du rural à l’environnement15 [Mathieu et Jollivet eds. 1989] réhabilite le territoire en présentant l’espace rural comme le support d’objets naturels. La prise en compte des différents « objets » de la nature (la forêt, la montagne, l’eau, etc.) représente, en effet, un véritable déplacement épistémique par rapport à la première génération de ruralistes analysant les usages sociaux de la nature. Ceux-ci s’intéressaient essentiellement à la recomposition des rapports ville/campagne au travers des stratégies d’investissement de l’espace par les couches urbaines moyennes16. Un tel tournant, amorcé par la réflexion collective sur le concept d’espace, s’inscrit toutefois dans la tradition ruraliste qui, via la question paysanne et celle de la modernisation agricole, avait déjà été confrontée à l’intégration des problèmes du vivant17 dans l’analyse des rapports sociaux de production. Ce qui compte désormais, ce n’est plus tant le partage entre « nature » et « culture » que les « objets » de la nature en tant que ressources dotées d’une autonomie propre et d’une matérialité qui ne les réduit plus à la seule activité humaine :

53La notion de « rural » se charge à nouveau de la notion de « nature », récemment perdue au profit de la notion d’« espace » et insuffisamment explicite dans celles d’« usage social de l’espace » et de « conflits d’usages » [Mathieu et Jollivet eds. 1989 : 348].

54L’ouvrage issu du colloque de l’ARF intitulé « La nature et le rural » (qui s’était tenu à Strasbourg en 1986) dessine ce qui fait l’originalité des sociologues ruraux parmi les chercheurs travaillant sur l’environnement. L’analyse du rapport homme-nature suppose un point de vue interdisciplinaire, associant sciences sociales et sciences de la nature [Billaud 1992 et 2003].

55Les sociologues ruraux avaient déjà fait l’expérience de la pluridisciplinarité, et ce avec les historiens, géographes et ethnologues lorsqu’il s’agissait d’étudier les microsociétés rurales ; avec les anthropologues, économistes et agronomes lorsqu’il s’agissait d’étudier les paysans. Ils avaient aussi fait l’expérience de l’approche holistique privilégiant la notion de système et la méthode monographique, que celle-ci s’applique à une unité de production comme l’exploitation agricole ou à une totalité sociale comme le village. De surcroît, ils s’inscrivaient dans une tradition empirique ancrée dans la nécessité de répondre à des situations de changement, le plus souvent à la demande de l’État.

56L’intégration de « l’environnement » dans le programme de la sociologie rurale représente, malgré tout, une véritable rupture dans une démarche disciplinaire confrontée avant tout à la figure de la modernité. La sociologie rurale s’est constituée en champ autonome dans le but d’accompagner le processus de modernisation des campagnes, ce qui l’a amenée à étudier deux objets privilégiés perçus comme intimement liés : « les paysans » et « les sociétés rurales ». Cette approche consistait à saisir la décomposition de ce lien, les analyses mettant davantage l’accent sur les effets de disparition, de résistance ou de soumission. La problématique environnementale offre, au contraire, une tout autre perspective en partant d’une situation où tout est rupture (entre l’activité agricole et le milieu naturel, entre les usages sociaux et la diversité des territoires) pour observer comment les liens se recomposent. Il s’agit bien, dans les deux cas, d’appréhender l’entrée en modernité des campagnes, que l’on se place sous l’angle des liens qui se dissolvent ou sous celui des liens qui se retissent. De ce point de vue, la question environnementale ne peut être réduite à un simple enjeu d’appropriation ou de distribution des activités sur un territoire : elle exprime la crise du projet moderne, celui-là même qui l’a instituée comme champ disciplinaire.

57Aussi, pour traiter d’environnement, il convient de constituer des « collectifs » d’action qui répondent à trois exigences principales :

58• construire un espace de sens commun, tout d’abord, dans la mesure où les problèmes à traiter rassemblent, autour d’objets techniques ou naturels, des intérêts divers sinon contradictoires, des savoirs incertains ou refoulés, des valeurs dont le contenu doit être reformulé ou inscrit sur une nouvelle échelle ;

59• recourir, pour ce faire, à l’expertise ou aux connaissances scientifiques et/ou profanes, ce qui permet d’évaluer la place dévolue à ces différents types de savoirs dans l’élaboration des normes de l’action ;

60• reconfigurer un espace public d’intervention à partir d’un travail collectif au sein de procédures plus ou moins stables, d’arènes plus ou moins structurées sur le plan institutionnel, de débats ou controverses plus ou moins ouverts. En cela, l’action, qu’elle soit publique ou collective, s’inscrit dans un territoire qui n’est pas prédéfini car il est, en quelque sorte, coproduit par la façon même de traiter le problème environnemental.

61C’est en ce sens que l’on peut parler de l’émergence, au cœur de la ruralité, de nouveaux territoires de l’environnement : territoires où des identités sociales et collectives sont interrogées au même titre que les pratiques qui s’y déploient ; territoires où des modalités d’action sont à inventer, qui intègrent des situations problématiques d’interdépendance ; territoires où les frontières de l’action collective et publique sont donc redessinées, tout en restant dans les limites des cadres institués [Alphandéry et Billaud eds. 1996].

62Le « territoire » que l’on convoque aujourd’hui est donc très différent de celui envisagé par la sociologie rurale à ses origines : ce territoire n’est pas donné mais construit ; il n’est pas un support permettant de configurer l’objet d’analyse mais est partie prenante de celle-ci. Il est omniprésent parce que sa participation au cadrage de l’action publique (des mesures agro-environnementales à la directive Habitats) appelle deux opérations conjointes et essentielles : sa délimitation, c’est-à-dire l’identification de « frontières » pertinentes pour traiter le problème ; sa qualification, qui est l’objet de plusieurs investissements (scientifiques, symboliques et économiques). Le territoire n’est pas seulement le support de l’action, d’où la nécessité de caractériser sa pertinence spatiale par rapport à l’action à mener ; il est surtout un acteur de la construction des accords et des désaccords puisque sa délimitation et sa qualification supposent l’énoncé de règles, de normes et de valeurs. Tel quel, il s’inscrit dans la question, toujours moderne, de la tension entre le local et le global.

63Ainsi, la dynamique de l’agriculture est tout à la fois reterritorialisation (l’acte technique tend à prendre de plus en plus en compte, grâce à de nombreuses innovations, les conditions écosystémiques locales) et globalisation (cette dernière étant alimentée tant par les marchés que par l’environnement – ambivalence, si ce n’est ambigu ïté, que l’on retrouve dans la notion d’« agriculture durable ». De même, la multiplication des procédures de concertation territorialisée (cahiers des charges permettant des ajustements au plus près entre la production agricole et la conservation de la nature) ne doit pas faire oublier l’extension des normes sanitaires et des règles définissant les droits et obligations liés à l’environnement [Deverre 2004].

64Au-delà de ces paradoxes, dont on pourrait multiplier les exemples, on retrouve une constante : retisser le lien avec le territoire (succès du « terroir », requalification naturaliste des espaces) tout en instituant de nouveaux champs de relation et d’organisation qui débordent les cadres traditionnels de l’action collective en milieu rural. On voit ainsi apparaître de nouveaux territoires de gestion, dont la notion de « scène locale » permet de rendre compte, en décalage avec les modes de gouvernement qui organisent habituellement les espaces ruraux : ils peuvent s’en démarquer, s’y opposer (dans le cas de la gestion de l’eau) ou bien les conforter en participant à leur renouveau (c’est le cas avec la notion de « pays », qui donne tout son sens au regroupement de communes traditionnelles).

65Il est apparu très tôt que la crise de l’objet rural était liée aux discontinuités entre habitat, travail et mode de vie. L’environnement invite au retissage des liens (pratiques et symboliques) entre ces éléments disjoints, au nom des interdépendances qu’il remet à l’ordre du jour. On peut même se demander si l’opposition entre « ville » et « campagne », si prégnante dans la genèse du champ disciplinaire, ne sera pas réactivée, ne serait-ce que dans le nouvel enjeu de la distribution des risques qui pourrait prendre appui sur la morphologie spatiale et sociale à laquelle elle renvoie.

66Est-ce l’amorce d’un nouveau paradigme de la ruralité dans lequel il faudrait tenir compte des multiappartenances des individus (en lieu et place du « groupe social localisé ») et de leur confrontation à des situations de vulnérabilité qui mettent en jeu leur responsabilité ? Quelle que soit la réponse, il est évident que la question de l’environnement interpelle les catégories de pensée et d’action dont la ruralité fait précisément partie. L’effet le plus immédiat est bien de voir la question territoriale resurgir dans les problématiques de la sociologie rurale.

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Bibliographie

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Simmel, Georg — 1981, Sociologie et épistémologie. Paris, PUF.

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Notes

1 Nous utiliserons ici 6 comptes rendus de ces séminaires : séance du 7 novembre 1978 ; séances des 16 janvier, 24 avril et 10 octobre 1979 ; plus 2 documents non datés.

2 GRS, « Pour une sociologie de l’espace rural », 1976, p. 1.

3 Ibid., p. 2.

4 Ibid., p. 3.

5 Celui qui s’impose, s’agissant de l’espace, dans le cadre de l’aménagement du territoire.

6 En réponse à Jollivet qui affirmait : « En ce qui concerne les problèmes de l’espace, on ne dispose plus d’un corps de doctrine », ajoutant : « Nous sommes sur la défensive » (ibid.).

7 Ce qui fait dire à N. Mathieu, seule géographe du groupe : « Qu’au nom de la sociologie, on veuille déspatialiser pour tout voir à travers les rapports sociaux, admettons. Mais que d’autres – les géographes par exemple – accordent une certaine importance à la dimension spatiale ne veut pas dire qu’ils entrent dans le discours de l’État. » (ibid.)

8 La période (l’après-mai 1968, la crise pétrolière...) est évidemment propice à une telle révision dont se fait l’écho la revue Espaces et luttes, qui, dans son premier numéro (daté de 1978) dit « vouloir combattre la domination du capitalisme par et sur l’espace ».

9 Ainsi le « point-remembrement », qui n’équivaut pas à la valeur vénale, cadastrale ou locative à laquelle se réfère habituellement l’agriculteur.

10 Selon H. Lefebvre, « c’est l’espace qui assure [aux objets produits] la matérialité dans le rapport social » [1974].

11 Elle ajoute : « L’espace, support objectif, neutre, induit que tout découpage correspond plus à une nécessité naturelle qu’à un acte social, à un rapport de production. »

12 « De l’équipement à l’espace : essai d’analyse. »

13 Voir la définition qu’en donne Marcel Jollivet dans ce numéro.

14 La thèse de B. Picon [1978] est sans doute le premier essai sociologique d’une analyse des rapports entre l’homme et la nature appliqués à l’échelle de sociétés locales tout entières et non pas à l’échelle de la seule exploitation agricole. Cet ouvrage représente une sorte de synthèse entre l’approche ruraliste issue du courant mendrassien et les premiers travaux interdisciplinaires intégrant des données issues des sciences de la nature.

15 Cet ouvrage aurait tout aussi bien pu s’intituler De l’espace à la nature.

16 Les travaux de Danièle Léger et Bertrand Hervieu sur les néoruraux entrent dans cette catégorie [Léger et Hervieu 1983].

17 Pour valider le concept de « petite production marchande », C. Servolin montre en quoi l’absorption de l’agriculture dans le mode de production capitaliste basé sur l’industrialisation bute sur la gestion du vivant [1972].

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Paul Billaud, « La sociologie rurale et la question territoriale : de l’évitement à la réhabilitation »Études rurales, 183 | 2009, 113-128.

Référence électronique

Jean-Paul Billaud, « La sociologie rurale et la question territoriale : de l’évitement à la réhabilitation »Études rurales [En ligne], 183 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8959 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.8959

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Jean-Paul Billaud

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