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La reconversion radicale après une grande école de management : entre rupture et réactivation de dispositions intériorisées

Business schools alumni complex career changes : rupture and re-activation of interiorised dispositions
Radikaler Berufswechsel nach der Top-Management-Schule : Zwischen Bruch und Wiederbelebung innerer Neigungen
Reconversión radical tras una gran escuela de administración : entre ruptura y reactivación de disposiciones interiorizadas
Ludivine Le Gros
p. 119-138

Résumés

Les reconversions professionnelles radicales d’anciens cadres hautement qualifiés suscitent un véritable engouement médiatique, mais n’ont pas fait l’objet d’une analyse sociologique approfondie. Cet article vise une compréhension de ces trajectoires a priori improbables, en s’appuyant sur l’observation de 14 cas emblématiques de reconversions radicales de diplômés de grandes écoles de management. Si ces reconversions peuvent s’apparenter à de véritables ruptures biographiques et sont mises en récit dans une opposition plus ou moins intense entre le passé et le présent, on observe pourtant des continuités. Ainsi, la reconversion réactive certaines dispositions intériorisées lors de la socialisation en grande école de management, démontrant finalement une certaine cohérence sociologique.

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Texte intégral

  • 1 Le congé de conversion, créé par la loi du 5 août 1985, a notamment institutionnalisé cette forme d (...)

1La reconversion n’est pas une forme nouvelle de transition professionnelle1. En revanche, elle suscite un engouement politique et médiatique accru ces dernières années et prend une acception nouvelle. Alors qu’elle était auparavant présentée comme contrainte et collective, car majoritairement associée aux reconversions industrielles, elle est désormais affichée comme un projet individuel et volontaire.

  • 2 Extrait de la présentation du volet formation de la loi pour la liberté de choisir son avenir profe (...)

2La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, qui étend le droit au chômage aux démissionnaires présentant un projet de reconversion, institutionnalise quant à elle cette vision. La reconversion y est présentée comme un acte choisi porté par un projet individuel qui viserait notamment à anticiper les transformations futures de son propre emploi2 et à améliorer son « employabilité ». Le travailleur est désormais tenu pour responsable de son parcours professionnel, marqué par des ajustements nécessaires au marché, ajustements pouvant aller jusqu’à la reconversion.

  • 3 Les témoignages d’anciens cadres ayant « choisi » de se reconvertir sont fréquemment mis en avant d (...)

3La sphère médiatique s’est dans le même temps passionnée pour ces reconversions professionnelles choisies, mettant principalement en scène des cadres hautement diplômés3, alors même que les reconversions sont aujourd’hui plus fréquentes chez les travailleurs les moins qualifiés (Lhommeau, Michel, 2018). Certes, ces trajectoires atypiques ne représentent encore qu’un phénomène marginal, mais elles demeurent un angle mort de la sociologie et suscitent un véritable défi de compréhension. Étudier ces parcours de bifurcations revient en effet à comprendre comment l’improbable devient pensable, notamment en interrogeant les conditions sociales de ces trajectoires atypiques.

  • 4 Nous avons retenu, pour cette étude, la notion de rupture professionnelle proposée par Sophie Denav (...)
  • 5 81 % des diplômés des grandes écoles de management appartiennent à deux catégories socioprofessionn (...)
  • 6 Données de l’enquête FQP au niveau CSP, détaillée à deux chiffres, pour l’emploi actuel des diplômé (...)

4C’est dans cet objectif d’interroger l’improbable que nous avons mené une enquête auprès de 14 personnes reconverties (Cf. encadré 1), diplômées de grandes écoles de management et ayant décidé, après quelques années de vie active, de bifurquer radicalement4. Il s'agit de consultants, d'analystes financiers dans le secteur bancaire, de responsables du marketing ou de la communication dans des entreprises multinationales qui sont devenus bouchers, journalistes, enseignants ou professeurs de yoga (Tableau 1). Après quelques années d’un début de parcours professionnel classique5, ces personnes ont bifurqué vers des catégories socioprofessionnelles plus atypiques, comme celles des commerçants et assimilés (représentant 7 % des diplômés d’écoles de management), des professions libérales (3 %), des artisans (2 %), ou des professeurs et professions scientifiques (2 %)6. Cette enquête qualitative vise alors une compréhension au plus près de ces bifurcations.

Tableau 1. Métiers et domaines professionnels avant et après la reconversion

Tableau 1. Métiers et domaines professionnels avant et après la reconversion

Source : enquête par entretiens, réalisée par l’auteure.

5Lorsqu’on étudie les travaux sociologiques sur la reconversion professionnelle, deux focales d’analyses temporelles se dégagent. La première consiste en une approche processuelle de la reconversion, dans une étude séquentielle et sur le temps long. Catherine Négroni (2007) et Sophie Denave (op. cit.) décrivent similairement des événements déclencheurs qui vont entraîner la bifurcation, pour revenir à une situation stable avec l’entrée dans un nouveau métier. Un regard sur le temps long du parcours y est privilégié, même si les moments d’accélérations et de tournants y sont évidemment décrits.

6D’autres auteurs ont en revanche principalement porté leur regard sur le temps court de la crise ou de l’événement (Grossetti, Bessin, Bidart, 2009). Même si Claire Bidart affirme que « le coup de tonnerre » arrive rarement dans un ciel serein, reprenant l’idée d’un processus séquentiel en amont de la bifurcation, elle entreprend d’observer « à la loupe » ces carrefours biographiques, comme « co-occurrence synchrone d’événements » (Bidart, 2006).

7Outre cette divergence de focale d’analyse temporelle, on observe que la majorité des recherches s’intéresse à la dimension de rupture dans la bifurcation, à ce qui change entre un avant et un après et à ce que cela demande d’ajustements (Fuchs Ebaugh, 1988), au caractère imprévisible et irréversible (Grossetti, 2009) de la bifurcation ou à la socialisation au nouveau métier (Jourdain, 2014).

8Notre propos ici se fonde sur une observation sur le temps long du parcours scolaire, puis professionnel, permettant d’interroger à la fois les ruptures et les continuités dans les bifurcations, mais aussi leurs dimensions subjectives et objectives. Peut-on constater dans les récits que nous avons recueillis une véritable rupture entre un avant et un après de la reconversion ? Si oui, comment qualifier cette rupture et sur quels éléments s’appuie-t-elle ? Perçoit-on une mise à distance vis-à-vis de la carrière passée ou au contraire un travail de mise en cohérence du parcours ? Et au-delà d’une éventuelle mise en cohérence subjective du parcours, n’observe-t-on pas des formes de continuités objectives, que ce soit dans la reconversion elle-même ou dans le nouveau métier ?

9Dans une approche dispositionnaliste et contextualiste, nous avons cherché les « traces dispositionnelles laissées par les expériences sociales », ici le passage dans une école de management, et étudié « la manière dont ces dispositions à sentir, à croire et à agir sont déclenchées » (Lahire, 2007) dans le contexte de la reconversion.

  • 7 Selon les classements publiés chaque année dans la presse « managériale », économique et éducative, (...)

10Après un passage en classe préparatoire, les personnes que nous avons interrogées ont en effet intégré une des dix premières écoles de management françaises7. Ces écoles représentent un sous-ensemble relativement homogène dans le champ des grandes écoles si l’on considère les conditions d’accès, le fonctionnement et la vie interne de l’école (parcours de formation, rites festifs, rôle des associations et des réseaux d’alumni…), mais aussi la consécration vis-à-vis de l’extérieur (classements, insertion des diplômés…). On peut les considérer comme une instance de socialisation secondaire « enveloppante », à l’instar des classes préparatoires (Darmon, 2015), tant elles couvrent toutes les sphères de la vie, et interviennent dans la période propice que constitue le moment des études juste avant l’entrée dans la vie adulte, entre « émancipation familiale » (Erlich, 1998) et nouvelles sociabilités (Bidart, 2008). Outre la vie scolaire, les écoles de management régissent de nombreuses autres sphères de la vie étudiante, telles que les associations, les activités culturelles et sportives, des voyages, des événements festifs, mais aussi, pour certaines écoles, le logement, ne laissant que peu d’espace à d’autres instances de socialisation. Des dispositions particulières y sont alors transmises et c’est à travers leur étude et celle de leur activation dans le contexte de la reconversion que nous avons interrogé la permanence de cette force socialisatrice.

11Nous montrerons, dans un premier temps, dans quelle mesure la reconversion peut s’apparenter à une véritable bifurcation biographique et sur quelles dimensions la nouvelle et l’ancienne trajectoires s’opposent ou sont mises à distance dans les récits. Néanmoins, nous nous attacherons à mettre en évidence, dans un second temps que, malgré la rupture radicale, nous pouvons repérer certaines formes de continuités dans ces parcours. Celles-ci se donnent ainsi à voir dans des dispositions intériorisées dans les écoles de management et réactivées dans le contexte de la reconversion, soulignant finalement une certaine cohérence sociologique entre l’avant et l’après.

Encadré 1. Méthodologie de l’enquête
Cette recherche s’appuie sur une enquête qualitative comprenant 14 entretiens semi-directifs, réalisés entre avril et juin 2018, auprès d’anciens cadres d’entreprise, diplômés de grandes écoles de management ayant entamé ou réalisé des reconversions radicales, autrement nommées « ruptures professionnelles » (Denave, op. cit.), impliquant un changement radical de métier et de domaine.
Afin d’interroger l’« imprévisibilité » et l’« irréversibilité » de la bifurcation (Grossetti, op. cit.), nous avons sélectionné les interrogés selon les critères suivants :
- Être diplômé d’une grande école de management (sélectionnée parmi les dix premières des classements communiqués fréquemment dans les médias puisqu’elles offrent des accès privilégiés aux carrières dites classiques) ;
- Avoir exercé un premier métier pendant au moins deux ans, autrement dit être installé dans la première carrière. Les personnes finalement interrogées avaient entre 29 et 42 ans au moment de l’enquête et avaient bifurqué après trois à vingt ans de vie active ;
- Avoir réalisé ou entamé depuis au moins deux ans une reconversion radicale, autrement dit avoir changé simultanément de métier et de domaine, afin de caractériser l’irréversibilité de la bifurcation. Nous avons effectué une sélection selon le critère du nouveau métier. Nous avons choisi des métiers « atypiques » en regard des statistiques de placements des diplômés des grandes écoles de management. Nous avons ensuite pris contact avec les interrogés sur les réseaux sociaux professionnels (LinkedIn) en effectuant des recherches par métier ou par la combinaison du mot-clé « reconversion » et du nom d’une des écoles sélectionnées pour la recherche.
Nous présentons en définitive 14 cas emblématiques de ces parcours atypiques, qui concernent à la fois des nouveaux métiers a priori fortement improbables par l’ampleur de la formation nécessaire pour se reconvertir (médecin, orthophoniste), par le contenu du métier très éloigné du monde professionnel antérieur (enseignante, professeure de yoga, scénariste, comédien, diététicienne, journaliste), mais aussi des métiers peut-être plus attendus parce que fréquemment mis en avant par les médias (coach, caviste, boucher) ou parce qu’ils semblent exiger moins de nouvelles compétences à acquérir (entrepreneurs).
La très grande majorité des interrogés est issue de familles de cadres et professions intellectuelles supérieures (11 sur 14) ; ces données sociales reflétant la fréquentation des classes préparatoires aux grandes écoles, dont les personnes interrogées sont majoritairement issues (12 sur 14). Par ailleurs, sept femmes et sept hommes ont été interrogés.
Les entretiens, d’une durée moyenne de deux heures, visaient à retracer les parcours sociaux, scolaires et professionnels, avec une attention particulière sur la bifurcation, puis l’entrée dans le nouveau métier ou en formation. Nous avons ensuite réalisé une analyse thématique de contenus à partir des matériaux recueillis.

1 La reconversion radicale, une bifurcation biographique

12Les récits de reconversions que nous avons recueillis confirment les processus antérieurs à la rupture décrits par Denave & Negroni (op. cit). Une première phase de mise à distance (1.1) est ponctuée par un ou des événements marquants qui semblent tout faire basculer (1.2). Dans les cas de reconversions radicales que nous avons observés, les récits font alors état d’une véritable bifurcation biographique, mettant l’accent sur l’opposition entre l’avant et l’après de la reconversion. Mais cette opposition est plus ou moins intense et concentrée sur des dimensions distinctes en fonction des types de reconversion (1.3).

1.1 Une première mise à distance

  • 8 Même si certains récits font état de difficultés à obtenir l’emploi désiré initialement à cause de (...)
  • 9 Douze de nos interrogés ont suivi ce cursus.

13Entrés sur le marché du travail par « la grande porte »8, à des postes stratégiques et en CDI, les anciens cadres que nous avons interrogés nous ont décrit des premières années plus ou moins « épanouissantes ». Certains évoquent, dès le début, une difficile confrontation au travail et une forme de désillusion. Ils mettent principalement en avant des conditions de travail difficiles : des horaires extensifs (« des journées » terminées à 3 h du matin, des week-ends passés au bureau), mais aussi des déplacements incessants, des rapports hiérarchiques compliqués et une forte pression. Les premières années de vie active ressemblent alors à un rite de passage, auquel certains vont s’ajuster plus facilement que d’autres. Si la classe préparatoire,9 puis la grande école, les ont socialisés « au temps de l’urgence » (Bourdieu,1981), à un temps totalisant, mais qui se « gère » par l’acquisition de « dispositions planificatrices » (Darmon, op. cit.), tous ne semblent pas en mesure d’activer pleinement cette disposition scolaire en contexte de travail. Outre la socialisation scolaire, la socialisation familiale semble avoir un effet sur leur rapport au travail, et notamment au travail extensif et à la pression. Arthur explique, par exemple, qu’en tant qu’enfant d'enseignants, il ne se sentait pas préparé à ce monde professionnel, son degré de pression et ses horaires extensifs.

14Après plusieurs années de vie active (entre trois et quinze ans), tous décrivent en revanche une forme de « désengagement » qui se manifeste par une « frustration diffuse » (Negroni, 2009). Il s’agit d’« un processus qui renvoie à la distanciation et la désidentification avec des valeurs, des idées et des attentes, mais aussi avec l’univers relationnel corrélatif au rôle social investi par la personne antérieure » (Negroni, 2007). Au fil des récits, on perçoit cette mise à distance grandissante du travail à travers un désengagement qui s’accompagne parfois d’un réajustement des priorités par rapport à d'autres sphères de la vie. Maxence explique ainsi qu’il a « profité » de ce moment pour privilégier la sphère familiale :

« Je ne le vis pas trop mal parce que ça arrive dans un contexte particulier. Parce que ma femme accouche, parce qu’on déménage, on a acheté un appartement et il y a plein de choses à faire. »

15Dans d’autres cas, cette distanciation se manifeste même physiquement, comme Damien parti en congé sabbatique ou Sophia qui a démissionné à la fin de son congé maternité.

16Nous retrouvons donc, dans tous les récits, une insatisfaction professionnelle qui concourt à une mise à distance du travail et qui apparaît alors comme un terreau propice à la crise.

1.2 Des événements déclencheurs de la rupture biographique

17C’est dans ce contexte de distanciation que des événements déclencheurs ou révélateurs « d’une dynamique antérieure restée latente et contrariée » (Berton, 2017) vont se succéder. Mais comme pour signifier encore plus nettement la rupture, ce sont en général un ou deux événements « marquants » (Leclerc-Olive, 1997) qui sont présentés comme de véritables déclencheurs de la bifurcation. Un retour réflexif sur le parcours invite alors à mettre en lumière ces déclencheurs qui semblent agir comme des accélérateurs d’un basculement irrévocable de la trajectoire :

« Rétrospectivement, tout s’est noué là, mais je n’en n’avais pas conscience à l’époque. Mon boss fait l’erreur de m’annoncer que je vais avoir une augmentation en décembre et un changement de classe. Arrive février et il me dit qu’il est désolé, qu’il pensait pouvoir l’obtenir, mais finalement ne l’a pas obtenue. » (Damien, responsable d’un département dans la banque, devenu coach).

18Marianne fait quant à elle le récit d’une proposition de promotion qui étonnamment fait tout basculer en quelques jours alors qu’elle mûrissait un projet de reconversion depuis plusieurs années sans pour autant quitter son entreprise :

« Trois jours après, je me suis réveillée et je lui ai dit (à son mari) : ‘C’est bon ! Je vais le faire, j’arrête tout ! Je vais devenir diététicienne’… Et pour le coup, ma décision était prise, je ne pouvais plus retourner en arrière » (Marianne, consultante devenue diététicienne)

19Claire Bidart relève plusieurs éléments constitutifs de la bifurcation biographique, à savoir : « L’ampleur du changement, sa brutalité, la contamination entre les diverses sphères de la vie, la dissociation radicale entre l’avant et l’aujourd’hui, entre ses identités passées et actuelles, entre les mondes aussi » (Bidart, 2006). Or, dans les récits de reconversions que nous avons recueillis, l’ampleur du changement, sa brutalité et la contamination d’autres sphères de la vie sont manifestes.

20Le cas d’Alyson illustre cette véritable bifurcation biographique. Durant sa première carrière, le travail occupe une place centrale dans sa vie. En parlant de son ancienne entreprise, elle dit notamment :

« C’est quand même quelque chose qui était imprimé sur mes fringues, mes vacances, mon bulletin de salaire, pendant de nombreuses années. Donc c’était assez constitutif de ma vie. »

21Mais, certes dans un terreau propice à la crise, un événement au cours duquel elle dit s’être sentie « manipulée » semble tout faire basculer. Alors qu’elle avait travaillé pendant quinze ans dans cette même entreprise, elle négocie une rupture conventionnelle, réalise un bilan de compétences accéléré, puis prépare et réussit un concours d’entrée en école d’orthophonie en moins de quatre mois. Ce changement brutal implique alors une reprise d’études et un changement de vie radical.

22D’autres récits font état de basculements moins brutaux, mais ils s’apparentent aussi à des bifurcations biographiques. Dans le parcours de Fanny, on observe ainsi un schéma d’insatisfaction professionnelle qui semble se répéter malgré les changements d’entreprise ou de poste. C’est alors l’arrivée d’un supérieur hiérarchique avec lequel elle entretient de très mauvais rapports qui la convainc d’entamer une reconversion. La décision est prise rapidement, même si le changement s’opère sur un temps plus long. Elle reprend des études de littérature à l’université pendant deux ans, tout en continuant à travailler. Même si le basculement est plus lent, il n’empêche qu’il s’apparente également à une véritable rupture biographique car il implique un changement de grande ampleur et une réorganisation de la sphère familiale, puisqu’elle cumule formation et activité professionnelle.

1.3 La dissociation entre passé et présent

23La dissociation entre le passé et le présent dans les récits de ces parcours renforce encore la lecture de ces reconversions comme des bifurcations biographiques. Si les causes invoquées pour la reconversion divergent (Tableau 2), toutes les nouvelles trajectoires semblent être construites en opposition avec le passé professionnel. Cependant, les dimensions sur lesquelles se concentrent ces oppositions varient en fonction des types de reconversions. Nous allons ainsi détailler, en fonction des causes de la rupture de carrière, l’intensité de cette mise à distance du passé et les éléments sur lesquels elle s’appuie.

Tableau 2. Typologie des causes de ruptures et des formes de distanciation entre passé et présent

Tableau 2. Typologie des causes de ruptures et des formes de distanciation entre passé et présent

Source : réalisé par l’auteure.

1.3.1 La vocation contrée

24Un premier type de bifurcation correspond à la « vocation contrée » décrite par Negroni (2007). Les quatre parcours qui correspondent à ce type de reconversion, parmi les personnes que nous avons interrogées, sont marqués par une orientation contrainte (par des injonctions parentales ou scolaires) ou uniquement basée sur les bons résultats scolaires. Elles évoquent un « non-choix », en optant pour une filière préparatoire généraliste qui les a menées jusqu’en école de management. Elles se sont ensuite tournées vers un métier qui se rapprochait de leurs intérêts et passions, mais dans le champ limité des professions accessibles aux diplômés d’écoles de management.

25C’est ainsi que Benjamin s’est tourné vers l’humanitaire, Marie-Laure vers la production cinématographique et Fanny vers l’édition pour leur premier emploi. Mais dès l’entrée sur le marché du travail, ils évoquent un sentiment d’inadéquation au métier exercé, une sensation de « ne pas être à la bonne place », « au bon endroit, au bon moment ». Au fur et à mesure, cette sensation a grandi, notamment du fait de la distanciation déjà initiée, et un événement a brusquement réveillé et révélé des volontés passées. Pour Marie-Laure, qui était passionnée de théâtre et de cinéma, c’est par exemple un projet de court-métrage, mené d’abord en parallèle de son activité professionnelle, qui va tout précipiter et réveiller des désirs enfouis.

26Ce sont ceux qui formulent les critiques les plus fortes vis-à-vis du travail, de l’entreprise, mais aussi du monde économique en général. Ils opposent nettement leur vie professionnelle passée et présente. Ces critiques visent tout d’abord l’ancien métier, considéré comme dénué de sens et inutile pour la société, voire nocif :

« Si je réfléchis à ma vision de l’entreprise... quand même je me demande... j’ai un problème de sens avec l’entreprise… je ne voyais pas à quoi je servais… au fond, je me disais que si les gens n’avaient pas leurs paniers-repas, ils n’en mourraient pas. » (Fanny, chef de projet marketing devenue enseignante)

27Chez trois d’entre eux, cette rupture professionnelle va jusqu’à provoquer une remise en cause plus globale du système capitaliste, qu’on pourrait rapprocher de la critique artiste décrite par Boltanski & Chiappello (1999). Ils affirment ne plus croire en « ce modèle-là », ne plus valoriser le profit, mais l’authenticité, la liberté et le « beau ». Trois sur les quatre reconvertis de ce groupe se sont tournés vers des métiers intellectuels et artistiques. Arthur (devenu comédien) illustre ce discours critique à travers les arguments qu’il met en avant pour expliquer le choix de son nouveau métier :

« C’est vraiment cette autonomie, cette liberté. Ensuite on est dans une démarche créative. J’ai vraiment envie de créer quelque chose de nouveau, d’inspirant. Et puis on se rapproche de quelque chose que je valorise beaucoup, qui est l’art. » (Arthur, chef de produit devenu comédien)

1.3.2 La frustration professionnelle

28Un deuxième type de bifurcation semble répondre à une frustration professionnelle grandissante, remettant principalement en cause des manières de travailler et des modes de management que les personnes associent aux types de structures dans lesquelles elles exercent leurs métiers, à savoir des grandes entreprises.

29Ainsi Maxence reproche le côté « plan-plan » de son travail, notamment à cause de son chef, qu’il juge « incompétent », mais aussi le manque de « concret » de son activité, trop éloignée selon lui des réalités de la production. D’autres se sentent limités par leur incapacité à prendre les décisions qu’ils jugent prioritaires pour l’entreprise :

« De ne pas avoir les moyens d’aboutir les projets, ça m’a frustrée… Donc c’était assez frustrant de me dire que je savais que c’était la bonne direction, que c’est là qu’il fallait aller, et en gros tout le monde était d’accord avec moi, mais ils voulaient juste faire autre chose d’abord. » (Élodie, responsable digitale devenue coach)

30Ce sont les personnes interrogées qui expriment le plus faible niveau de critique à l’égard du monde professionnel passé. La mise à distance se concentre principalement sur l’ancienne entreprise et le type de structure et de management qu’ils lui associent. Ces cinq interrogés, tous devenus entrepreneurs, opposent leur ancienne grande structure considérée comme « plan-plan », « contraignante », « hiérarchique », en manque de « transparence » et dont le travail et les objectifs seraient « fragmentés », aux petites entreprises plus « flexibles », dynamiques, « concrètes », proches des salariés et permettant un meilleur « équilibre des temps ». Ils se sont tournés vers des domaines d’intérêt personnel et ont lancé leur entreprise. La négociation d’une rupture conventionnelle donnant droit à une allocation chômage et éventuellement une aide à la création d’entreprise et/ou l’appui d’un(e) conjoint(e) servent alors de filet de sécurité, comme le décrit Alyson :

« Parce que du coup, je n’avais pas les soucis financiers qu’ont énormément de gens quand ils se posent la question de se reconvertir. On se dit "j’arrête de bosser, je commence une formation, comment je fais ?" Donc, ce n’est pas toujours évident. Et là, moi je n’avais pas ce problème-là. Avec mon mari, on n’avait pas de soucis de loyer parce que lui avait un statut d’expat, étant Italien, il était expatrié en France. Donc on avait le logement payé. Donc vraiment, je n’avais pas de raison de ne pas y aller ! » (Alyson, contrôleuse de gestion devenue propriétaire d’un salon de thé et blogueuse culinaire)

31S’ils ont fait le choix de créer une petite structure, c’est parce qu’ils associent certaines méthodes managériales aux grandes entreprises, dénonçant notamment des « injustices », des conditions de travail délétères (charge de travail, ambiance…), des gestions de carrière et des choix stratégiques qu’ils récusent et qui les ont empêchés d’exprimer pleinement leurs talents de décideurs. Ils disent s’être sentis « bridés » par ces grosses structures passées et ont décidé de créer leur propre entreprise afin de travailler « à leur manière » et d’appliquer leur « vision ».

1.3.3 La déconvenue professionnelle

  • 10 L’intentionnalité de la reconversion est caractérisée, dans cette recherche, par le récit d’une pri (...)

32Enfin, le troisième type de raison évoquée comme cause de rupture intentionnelle10 de carrière est une déconvenue professionnelle. Dans ces récits de début de carrière, on perçoit un attachement fort au métier et à l’entreprise, mais des événements vont provoquer un véritable basculement, rompant avec les illusions passées. Ils parlent alors de rupture dans le contrat implicite qui les liait à leur entreprise et évoquent des « manipulations », des « trahisons » ou des « injustices ». La sortie est brutale, le choix du nouveau métier est souvent fait dans l’urgence, à l’aide de bilans de compétences ou coaching accélérés, et donc relativement inattendu dans le parcours.

33Chez ces cinq anciens cadres, la critique est concentrée sur l’ancienne entreprise, voire sur des responsables hiérarchiques très ciblés au sein de la structure :

« J’ai eu totalement conscience que c’était des personnes toxiques dans les entreprises et je ne mets jamais totalement ça sur le compte de la culture de l’entreprise. » (Damien, responsable d’un département dans la banque, devenu coach)

34La critique est alors principalement formulée à l’encontre de la dimension « inhumaine » de leur ancienne entreprise et ils souhaitent désormais s’éloigner des « relations de pouvoir » pour « établir des relations saines avec les gens » et être davantage en « harmonie ». Quatre des cinq interviewés de ce groupe se sont alors orientés vers des métiers du bien-être et du paramédical. Ils ont majoritairement réalisé un remaniement de leurs priorités tant professionnelles que personnelles. Ils remettent en cause le « temps de l’urgence » (Bourdieu, 1989) et la « disponibilité biographique extensive » (Darmon, Dulong, Favier, 2019), hérités de la classe préparatoire et de l’école de management, puis prolongés dans la première vie professionnelle. Damien va désormais jusqu’à prôner le temps de l’« oisiveté », et la sphère familiale devient la priorité chez les trois mères de famille issues de ce groupe.

35Dans les récits de ces parcours atypiques, l’accent est donc mis principalement sur les transformations professionnelles et personnelles engendrées par la reconversion radicale. Mais si l’on interroge les manières de se reconvertir et d’exercer le nouveau métier, on s’aperçoit alors que tout ne change pas.

2 La réactivation de dispositions héritées de la grande école : une forme de continuité

36Si les personnes que nous avons interrogées insistent principalement sur la rupture biographique et la dissociation entre l’ancien et le nouvel univers professionnel, le jugement a posteriori de leur passage par une grande école de management suscite quant à lui moins d’opposition. à part Marie-Laure et Fanny, qui affirment regretter ce parcours scolaire, les autres mettent en avant certains atouts hérités de leur formation initiale. Certes, toutes les personnes interrogées font état d’une forte désillusion face aux contenus académiques proposés en école de management, regrettant une moindre « stimulation intellectuelle » après celle de la classe préparatoire. Cependant, ils semblent tous y avoir trouvé d’autres intérêts. Interrogés sur ce que leur a apporté leur passage par une grande école de management, ils répondent entre autres : « des relations amicales fortes », un « statut social », « un esprit novateur », « une fibre entrepreneuriale », une « vision », une « conception des choses différentes », des opportunités professionnelles riches ou « une valeur ajoutée » dans n’importe quel domaine. Ainsi, malgré des récits de ruptures biographiques parfois brutales, la grande école semble continuer à faire partie de la nouvelle trajectoire, dans la manière dont elle les a façonnés. C’est alors dans le processus de reconversion et dans l’exercice du nouveau métier que l’activation de ces dispositions se donne le mieux à voir. Nous montrerons ainsi dans cette partie comment le capital social (2.1), certaines croyances (2.2) et manières d’agir (2.3) héritées de la grande école de management sont réactivés dans la reconversion.

2.1 Le capital social, une disposition réactivée en contexte de reconversion

37Si l’on se réfère à la définition du capital social comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance » (Bourdieu, 1980), la grande école de management apparaît comme le lieu d’acquisition d’un capital social précieux. L’esprit de corps (Bourdieu, 1989), voire l’« esprit de clan » (Masse, 2002) présents dans ces écoles, créent un sentiment d’appartenance puissant à un collectif, intériorisé durant la scolarité par le biais des activités associatives prônées par les directions des écoles, des rituels festifs ou des nombreux projets de simulations entrepreneuriales autour desquels des collectifs d’étudiants vont se former. Si c’est la persistance de cet esprit de corps qui fait la puissance de ce capital social acquis, les « qualités relationnelles » (Lazuech, 1999) permettront de le maintenir et surtout de l’activer, comme en témoigne Alyson :

« C’est aussi ça qu’on apprend en école de commerce, c’est le réseau. C’est le créer, l’entretenir et l’utiliser. » (Alyson, contrôleuse de gestion devenue propriétaire d’un salon de thé)

38Le capital social hérité de la grande école de management semble alors pleinement réinvesti dans la reconversion. Ainsi, comme le décrit Marie-Pierre Bès dans l’étude des réseaux d’anciens d’une grande école d’ingénieurs (2014), on constate des liens « latents » qui « attachent indirectement les anciens, les uns aux autres ». Ces liens ont été mis à profit en amont de la bifurcation, pour obtenir des renseignements auprès d’anciens diplômés reconvertis, sur les conditions d’accès et d’exercice des nouveaux métiers visés. C’est le cas de Fanny, qui a rencontré des anciens de son école reconvertis dans l’enseignement et effectué un stage auprès de l’un d’eux pour expérimenter ce métier, avant de s’engager dans une reconversion. D’autres ont fait appel aux centres de carrières des associations alumni de leur ancienne école pour les accompagner, alors même qu’ils souhaitaient a priori s’écarter de la carrière « classique ». Près de cinq ans après sa sortie de l’école, Alyson a ainsi participé à un atelier « changer d’orientation », dont elle a découvert l’existence sur la « newsletter » de l’association alumni qu’elle semble continuer à recevoir et lire régulièrement.

39Le réseau acquis lors du passage en école de management est par ailleurs fortement mobilisé dans le nouveau métier. Ceux qui ont créé leur entreprise se sont particulièrement appuyés sur les réseaux d’anciens de leurs écoles. Maxence s’est associé avec un ancien « camarade de promo » pour créer son entreprise. Thomas, lui, a obtenu des financements auprès d’anciens de son école pour acheter sa boucherie. Une autre forme de continuité dans l’utilisation du réseau de l’école de management dans le nouveau métier est d’en faire sa cible de clientèle. Damien, en tant que coach professionnel, intervient par exemple dans des ateliers organisés par le centre de carrière de l’association des alumni de son école. Enfin, d’autres trouvent dans ces réseaux de nouveaux partenaires de travail, comme Marie-Laure qui explique avoir créé un « sous-réseau » d’anciens élèves de son école qui sont désormais spécialisés dans le domaine cinématographique. Ils s’échangent des bonnes pratiques, mais surtout élaborent des projets ensemble.

40Enfin, la disposition à la constitution de nouveaux réseaux semble être réactivée dans chaque nouvel espace social fréquenté. Ces reconvertis ne se contentent pas du réseau de leur grande école, mais construisent en parallèle de nouveaux groupes de sociabilités complémentaires. Alyson a ainsi constitué différents réseaux qu’elle active dans son nouveau métier :

« Et puis je cumule les réseaux parce que j’ai le réseau de mon école, le réseau prépa, le réseau école de pâtisserie... ».

2.2 La croyance en une « consécration » par le diplôme et dans l’élitisme scolaire

41Le passage par une grande école fait acte de ce que Bourdieu appelait la « consécration » (1981). La réussite au concours de ces écoles agit comme un signal d’aptitude et de reconnaissance sociale. Le diplôme de la grande école de management produit des « représentations socialement certifiées et garanties » qui permettent aux élus de se distinguer. En contexte de reconversion, on observe la persistance des représentations sociales du diplôme initial de la grande école de management dans l’attribution de passerelles et autres accès privilégiés vers des filières à sélection. Certains ont intégré leur nouveau cursus de formation au niveau L3 ou master, réduisant fortement la durée de la reprise d’études, comme Fanny, devenue enseignante :

« Donc je suis allée à la fac et je leur ai demandé si avec ce que j’avais fait, j’avais une équivalence en lettres et ils m’ont dit oui en L3. Sachant qu’il faut juste un master 1 pour être prof. Il me fallait deux ans d’études. »

  • 11 Ils ne sont en effet que 215 sur toute la France, cette année-là, à entrer directement en deuxième (...)

42D’autres ont eu recours à des passerelles a priori encore plus improbables, comme Guillaume qui qualifie lui-même son entrée directe en deuxième année d’études de médecine de véritable « exploit »11, même si, de son propre aveu, cela ne s’est pas fait sans difficulté :

« Quand je suis arrivé, c’était infernal parce que j’étais tout seul à être entré directement en deuxième année. Je ne connaissais personne, je ne comprenais rien et les six premiers mois, il n’y avait même pas de stage, donc c’était l’enfer. »

43Par ailleurs, on observe, chez les personnes que nous avons interrogées, une représentation du diplôme comme instrument de consécration sociale, aussi bien dans la primo-orientation que dans la reconversion. Ils sont tout d’abord douze sur quatorze à avoir fait le choix de s’investir dans une formation diplômante pour se reconvertir. Mais surtout, on retrouve des traits communs dans les récits de justification des choix de formations entre la primo-orientation et la reconversion.

44Dans les récits sur la primo-orientation en classe préparatoire, puis dans une grande école de management, le contenu de la formation semble s’être totalement subordonné « à la valeur sociale du titre », comme l’avait décrit Pierre Bourdieu (1981). Arthur résume ce constat :

« En fait, c’était plutôt une quête vers l’élitisme, vers l’excellence, qu’une quête de sens et d’orientation. »

45Cette représentation du prestige associé au diplôme, qui prévaut sur l’intérêt pour le contenu de la formation, a par ailleurs souvent été intériorisée dans la sphère familiale, comme pour Arthur qui explique que ses deux parents et son frère sont passés par une classe préparatoire et qu’il n’avait pas vraiment d’autres options, ses parents déplorant les qualités académiques de l’université. Mais elle est également transmise par l’institution scolaire, les meilleurs élèves étant fréquemment encouragés par leurs professeurs à se diriger vers les classes préparatoires, puis les grandes écoles, comme le décrit Jean :

« J’avais une professeure de mathématique qui m’aimait bien et qui me disait tout le temps que si j’étais sérieux, je pouvais faire une classe préparatoire. » (Jean, analyste financier devenu caviste)

46Quand les représentations de l’élitisme scolaire issues des sphères familiales et scolaires se combinent, celles-ci peuvent alors prendre la forme d’une véritable injonction :

« Tu feras des grandes études parce que c’est ce qu’on attend de toi et puis tu feras médecine ou une école de commerce ou une école d’ingénieur. C’était un peu les options. » (Élodie, responsable digital devenue coach)

47Cette quête d’élitisme se poursuit pendant le cursus en école de management, que ce soit à travers une hiérarchisation des majeures d’enseignement, des échanges académiques ou des secteurs et entreprises dans lesquels les stages sont réalisés. Thomas choisit ainsi sa majeure en école de management davantage sur un critère de distinction académique, justifié par sa dimension sélective, que pour le contenu de la formation :

« Je choisis donc la majeure ‘risque et gestion d’actifs’. Je suis très fier parce que pour moi, c’est la plus élitiste. Tout le monde ne peut pas la faire et tout le monde n’est pas pris. C’est très sélectif. » 

  • 12 École nationale supérieure des métiers de l’image et du son.

48Dans le contexte de la reconversion, le contenu de la formation est certes désormais au cœur du processus de choix ; cependant, on retrouve la recherche du caractère distinctif, élitiste, de la nouvelle formation choisie dans les récits. Cela se manifeste à la fois par la mise en avant d’une forte sélection à l’entrée, mais aussi d’une reconnaissance du nouveau milieu professionnel, avec la représentation durable d’un diplôme ou d’une formation qui agit comme une « carte de visite », comme l’avaient décrit Draelants & Darchy-Koechlin dans le cas des diplômes des grandes écoles (2011). Marie-Laure présente ainsi la FEMIS12, dans laquelle elle s’est formée au métier de scénariste, comme « l’équivalent d’HEC pour le cinéma », et revient, à plusieurs reprises durant l’entretien, sur le caractère extrêmement sélectif de cette formation. Thomas fait son apprentissage chez celui qu’il décrit comme « le meilleur boucher de Paris » et Alyson mentionne ses stages dans des hauts lieux de la gastronomie parisienne.

49L’ancien monde professionnel a par ailleurs certainement renforcé et parachevé cette croyance en la nécessité d’obtenir un diplôme et surtout le diplôme le plus réputé pour être reconnu socialement et s’intégrer dans le nouvel univers professionnel. En effet, les personnes que nous avons interrogées évoquent, dans leurs anciennes entreprises, des recrutements extrêmement sélectifs réservés aux diplômés des écoles les plus élevées dans la hiérarchie sociale. D’autres évoquent des carrières ou des postes réservés aux diplômés de quelques écoles de management, à l’image des stratégies de recrutement des grandes banques et cabinets de consultants ou d’avocats décrits par Rivera aux États-Unis (2015).

2.3 Des dispositions « managériales » reconverties dans le nouveau métier 

50L’entrée dans une grande école de management marque une rupture avec les savoirs enseignés préalablement dans les classes préparatoires. Mais elle inaugure aussi une nouvelle socialisation : la socialisation anticipatrice au rôle de décideur et de manager. Cela commence dès les premiers jours, notamment par le biais de jeux de simulations d’entreprises organisés au sein des écoles. On y apprend à endosser le rôle d’un chef d’entreprise ou cadre dirigeant, à prendre des décisions souvent dans l’urgence, à « manager » des équipes, à anticiper les risques et à planifier l’avenir. Cette socialisation se poursuit par ailleurs tout au long du cursus de formation en complément des cours de management, de droit, de gestion de projets, de finance ou de négociation. Outre les compétences techniques et de savoir-être, c’est désormais au « sérieux managérial » que les étudiants sont socialisés, préparés par anticipation à endosser un « rôle de décideur » et « d’homme d’action » (Abraham, 2007). Ils intériorisent la « prise de responsabilités », le fait de « manager une équipe » en assignant des tâches et des fonctions et surtout à prendre des décisions pour un collectif, comme le racontent les personnes que nous avons interrogées. Cette socialisation passe alors principalement par la pratique managériale appliquée dans les activités associatives (Lazuech, op. cit.), comme le récit de Benjamin en témoigne :

  • 13 Guide culinaire depuis 1968, distribué annuellement à 250 000 exemplaires, sous la responsabilité d (...)

« En deuxième année, j’étais rédacteur en chef du Petit Paumé13, donc ça m’a occupé toute l’année. [...] Avec le mandat associatif qui était lourd, j’ai réduit le nombre de cours que j’avais. J’allais seulement de temps en temps en cours. » (Benjamin, chef de projet devenu médecin)

51La reconversion des personnes interrogées semble par conséquent faire écho au rôle de décideur transmis dans les écoles de management. Certes, ces anciens cadres d’entreprise semblaient bénéficier d’une autonomie considérable dans leur quotidien de travail, puisqu’ils décrivent un fort degré de liberté dans l’organisation de leur travail et dans le management de leurs équipes ; mais leur rôle de décideur apparaissait comme limité, par le métier exercé, l’entreprise, ou le type d’organisation dans laquelle ils travaillaient. Deux tiers des personnes interrogées sont parties parce qu’elles étaient en désaccord avec des décisions prises ou parce qu’elles n’avaient pas réussi à imposer leurs idées ou manières de faire. La reconversion apparaît en tout état de cause comme un moyen de se réapproprier le rôle de décideur auquel ils avaient été socialisés par l’école de management :

« Je pense que là, j’étais arrivé à un stade où je ne voulais plus être salarié. Parce que je voulais prendre les décisions moi-même. » (Thomas, consultant devenu boucher)

« C’est cool, du coup, de pouvoir fixer les règles. » (Maxence, analyste financier devenu entrepreneur)

52Les statuts et formes d’emploi choisis pour le nouveau métier témoignent de cette volonté de décider et de créer leurs propres règles. Certains ont choisi l’entrepreneuriat (boucher, caviste, propriétaire d’un salon de thé, professeur de yoga, entrepreneur, coach), d’autres le statut d’intermittent qui confère une certaine forme d’autonomie. D’autres encore ont opté pour des professions libérales (orthophoniste, diététicienne). Enfin, même ceux qui conservent un lien de subordination en restant salariés (une enseignante et un journaliste) se sont tournés vers des métiers permettant un certain pouvoir de décision dans le quotidien de travail :

« Surtout, avec les lettres, on choisit. On a un programme à respecter. Mais au sein du programme, c’est moi qui choisis les textes. Donc je suis très libre de choisir les auteurs et les textes que je veux faire passer et travailler. » (Sophie, chef de projet marketing devenue enseignante)

53Cette disposition au rôle de décideur se combine par ailleurs avec une disposition entrepreneuriale, ou plus généralement à l’esprit d’entreprise. Il est question, dans les grandes écoles de management, de « forger, chez l’ensemble des futurs travailleurs, certaines dispositions telles que le sens de l’initiative ou encore la capacité à conduire des projets de manière autonome, doublée de la capacité à assurer personnellement certains risques » (Chambard, 2014). Cette intériorisation passée se traduit directement, chez neuf de nos interrogés, par la création d’une entreprise. Mais on pourrait aussi voir, dans le cas présent, la reconversion comme une forme d’activation de la disposition à l’esprit d’entreprise, à travers « l’entreprise de soi ». La sortie de l’entreprise initiale est présentée, chez cette population, comme une initiative personnelle, et donc une situation choisie. Les modes de rupture officiels du contrat diffèrent (rupture conventionnelle, licenciement pour divers motifs, fin de CDD), mais toutes les sorties sont présentées comme ayant été décidées et négociées. Par ailleurs, la manière dont est ensuite menée la reconversion peut être assimilée à une véritable conduite de projet, faisant écho à la socialisation entrepreneuriale transmise en école de management.

54Enfin, l’école de management socialise aux codes et au lexique propres au monde économique. Et le recours à ce langage spécifique, considéré aussi comme marqueur social, perdure après la reconversion. Parmi les termes issus du lexique managérial, intériorisé en école de management, puis dans le monde professionnel antérieur, nous avons ainsi relevé, au cours de nos entretiens : le « leadership », les « assessments » (procédés pour évaluer et sélectionner les candidats à un poste), la recherche d’« upsides » (le fait de chercher des sources de marges supplémentaires), le « boss » pour parler du chef, le « lateral thinking » (faire un pas de côté pour penser différemment), « topline » et « bottom line » (qui font référence au chiffre d’affaires et aux bénéfices dans le compte de résultats d’une entreprise ou d’un projet). Ce lexique est non seulement mobilisé pour décrire le parcours antérieur à la reconversion, mais aussi le nouveau métier.

55Outre ce lexique managérial qui perdure, la qualité de l’expression orale, l’aisance dans la présentation de soi et le travail de mise en cohérence du parcours de reconversion ont été marquants lors des entretiens. Or, la présentation de soi est travaillée dès le concours d’entrée dans les grandes écoles de management, avec l’entretien de personnalité, et se poursuit avec de nombreux ateliers de formation à la rédaction de CV ou aux entretiens de recrutement. Mais surtout, les récits de ces parcours de reconversion comportaient une fonction performative, les difficultés ou échecs étant transformés en expériences, et les compétences acquises par le passé décrites comme transférées ; ce qui semble faire écho à la norme de construction du CV inculquée en école de management, où « toute expérience vécue est supposée être réinterprétée en termes de compétences acquises » (Guérin, Zannad, 2019).

Conclusion

56À la lueur de notre enquête, les récits médiatiques qui mettent en avant l’improbabilité des parcours de reconversions radicales d’anciens cadres diplômés des grandes écoles, présentant de manière antagonique un avant et un après reconversion, semblent donc peu réalistes. Certes, les reconversions professionnelles radicales marquent une véritable rupture qui peut être considérée comme une bifurcation biographique par l’ampleur du changement, la propagation de ses effets dans d’autres sphères de la vie et la distanciation affirmée vis-à-vis du passé.

57Mais ce que nous démontrons tout au long de cet article, c’est que la reconversion « ne s’exerce pas sur une page blanche », pour reprendre l’expression de Muriel Darmon (2018). Nous avons en effet mis en lumière des socialisations antérieures, telles que le passage dans une grande école de management, qui produisent l’intériorisation de certaines dispositions pouvant être réactivées dans le contexte de la reconversion.

58Ainsi, les types de reconversions et les manières de se reconvertir portent la marque de certaines socialisations passées. Le capital social hérité, certaines croyances et représentations, telles que celles d’un diplôme qui consacre, ou les rôles et pratiques professionnels, autrement dit les manières d’agir incorporées en école de management, ont une influence sur le nouveau métier choisi, la manière de s’y former et de l’exercer.

59Dans cet article, nous avons mis la focale sur un espace de socialisation en particulier, à savoir la grande école de management, pour observer ces dispositions qui résistent à la rupture biographique et créent un pont entre le passé et le présent. Mais pour rendre compte de « la structure feuilletée des patrimoines de dispositions » (Lahire, 2013) des élites managériales reconverties, c’est à l’ensemble des espaces de socialisation traversés en amont et pendant la reconversion qu’il faudrait s’intéresser. Une étude détaillée des trajectoires sociales individuelles, ainsi que l’observation d’espaces de socialisation fréquentés par les élites managériales reconverties, tels que des espaces dédiés spécifiquement à leur transition professionnelle, permettraient sûrement une lecture plus approfondie de ces dispositions, des modalités de leur transmission et de leur activation ou mise en silence en contexte de reconversion.

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Bibliographie

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Notes

1 Le congé de conversion, créé par la loi du 5 août 1985, a notamment institutionnalisé cette forme de transition professionnelle.

2 Extrait de la présentation du volet formation de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel : « 50 % des métiers sont amenés à changer dans les 10 prochaines années. […] Chacun doit pouvoir se former, évoluer dans sa carrière et s’adapter aux évolutions du monde du travail », https://travail emploi.gouv.fr/IMG/pdf/loi_pour_la_liberte_de_choisir_son_avenir_professionnel-2.pdf

3 Les témoignages d’anciens cadres ayant « choisi » de se reconvertir sont fréquemment mis en avant dans la presse nationale et économique, avec des titres tels que « Ils ont tout quitté pour devenir profs » (Libération, 30/08/2019), « Journaliste politique, Julie se réinvente en startuppeuse agricole » (Les Échos, 12/03/2019) ou « Changer de métier pour donner du sens à sa vie » (Le Monde, 19/01/2019).

4 Nous avons retenu, pour cette étude, la notion de rupture professionnelle proposée par Sophie Denave (2015), à savoir un changement simultané de métier et de domaine.

5 81 % des diplômés des grandes écoles de management appartiennent à deux catégories socioprofessionnelles au moment de leur premier emploi, à savoir les cadres d’entreprises (53 % des effectifs) et les professions intermédiaires administratives et commerciales (28 %). Données issues de l’enquête Formation et Qualification Professionnelle de 2015, à partir d’une étude des catégories socioprofessionnelles à deux chiffres, niveau détaillé, déclarées pour le premier emploi des diplômés des grandes écoles de management ayant entre 25 et 65 ans au moment de l’enquête.

6 Données de l’enquête FQP au niveau CSP, détaillée à deux chiffres, pour l’emploi actuel des diplômés des grandes écoles de management, ayant entre 25 et 65 ans au moment de l’enquête.

7 Selon les classements publiés chaque année dans la presse « managériale », économique et éducative, servant de référence informelle pour les étudiants et recruteurs.

8 Même si certains récits font état de difficultés à obtenir l’emploi désiré initialement à cause de la crise de 2008 (notamment dans les domaines de la finance et du marketing, certaines entreprises ayant « gelé » leurs recrutements), toutes les personnes interrogées ont trouvé leur premier emploi moins de trois mois après la sortie de l’école.

9 Douze de nos interrogés ont suivi ce cursus.

10 L’intentionnalité de la reconversion est caractérisée, dans cette recherche, par le récit d’une prise de décision présentée comme individuelle et d’une anticipation en amont de la bifurcation.

11 Ils ne sont en effet que 215 sur toute la France, cette année-là, à entrer directement en deuxième année d'études médicales.

12 École nationale supérieure des métiers de l’image et du son.

13 Guide culinaire depuis 1968, distribué annuellement à 250 000 exemplaires, sous la responsabilité d’une association d’étudiants de l’école de management de Lyon.

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Table des illustrations

Titre Tableau 1. Métiers et domaines professionnels avant et après la reconversion
Crédits Source : enquête par entretiens, réalisée par l’auteure.
URL http://journals.openedition.org/formationemploi/docannexe/image/8617/img-1.png
Fichier image/png, 26k
Titre Tableau 2. Typologie des causes de ruptures et des formes de distanciation entre passé et présent
Crédits Source : réalisé par l’auteure.
URL http://journals.openedition.org/formationemploi/docannexe/image/8617/img-2.png
Fichier image/png, 57k
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Pour citer cet article

Référence papier

Ludivine Le Gros, « La reconversion radicale après une grande école de management : entre rupture et réactivation de dispositions intériorisées »Formation emploi, 152 | 2020, 119-138.

Référence électronique

Ludivine Le Gros, « La reconversion radicale après une grande école de management : entre rupture et réactivation de dispositions intériorisées »Formation emploi [En ligne], 152 | Octobre-Décembre, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/formationemploi/8617 ; DOI : https://doi.org/10.4000/formationemploi.8617

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Auteur

Ludivine Le Gros

Doctorante en sociologie, rattachée au LISE – Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNAM-CNRS), UMR CNRS 3320 – Conservatoire National des Arts et Métiers

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Droits d’auteur

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