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Recensions

Ben Yessef (Yasmina Rocio), Los Serra entre la República de Génova y la Monarquía Hispánica. Servicios, redes y espacios de identidad (1576 ca. - 1650 ca.), Madrid, CSIC, 2022

Jean Pierre Dedieu

Texte intégral

1Yasmina Ben Yessef nous livre une excellente analyse, sur trois générations d’une famille d’entrepreneurs génois massivement impliquée dans la gestion des finances de la Monarchie espagnole. C’est là le résultat d’une dizaine d’années de recherche qui lui ont permis de mobiliser une documentation abondante mais dispersée : Gênes, bien sûr, des papiers familiaux à Naples, les très nombreuses mentions de membres de la famille dans les archives d’état et les archives notariales à Simancas, à Séville, à Madrid, notamment.

2Rien n’est anecdotique ici. Les Serra éclairent de façon très concrète l’activité de tout le groupe des financiers génois qui, à la fin du xvie siècle et durant une bonne partie du xviie, ont assumé le poids de l’Empire. L’auteure insiste, ce que l’on savait déjà mais que l’on saisit ici avec une force peu commune, sur le caractère indispensable de l’entreprise privée dans la gouvernance de la Monarchie. Elle seule dispose de l’organisation transfrontalière qui permet de faire circuler avec fluidité les capitaux. Elle seule dispose surtout de la multitude d’agents locaux susceptible de drainer et de distribuer finement au niveau local les fonds nécessaires. Elle seule dispose de la capacité de crédit qui assure le fonctionnement sans accrocs d’une machine complexe et la disponibilité, à chaque instant et en chaque lieu, des liquidités nécessaires aux paiements ponctuels. La force de ces réseaux financiers ne réside pas seulement dans leur taille et leur massivité, qui leur permettent de mobiliser les volumes nécessaires et de résister aux à-coups des défauts de paiement de l’État, mais tout autant, et même sans doute d’avantage, dans la finesse du maillage de leurs agents qui leur permet de coller au terrain d’une façon dont l’État ne saura s’approcher qu’au xixe siècle. Et encore.

3Financer la Monarchie espagnole, c’est donc d’abord disposer d’un réseau dense d’agents locaux. Les Serra constituent un excellent point d’entrée dans cette réalité, que la documentation générée par les archives d’État décrit mal et dont l’historiographie a trop peu tenu compte. Car ils ont commencé petitement, comme agents de bas niveaux de familles génoises plus importantes, auxquelles ils servaient de rabatteurs et de prête-noms pour les multiples lettres de change croisées qui leur permettaient de draîner les capitaux locaux pour effectuer des paiements locaux. Une remise de fonds de Madrid à Naples ne signifiait pas nécessairement un transfert physique, mais l’emprunt par le banquier de capitaux napolitains, qu’il reversait à la caisse royale de Naples. Quitte à compenser plus tard. Tout cela bien sûr fondé sur des relations de confiance, sur la mémoire des relations commerciales et financières passées, sur des liens de parenté et, au plus haut niveau, au-delà de la dispersion géographique des intérêts de la famille, sur l’appartenance commune à la République de Gênes, avec tout le poids des liens accumulés qui unissaient les participants à ce même corps politique et social.

4Pas à pas, les Serra ont pris de la surface. Ils ont établi des membres de leur famille à Naples, à Séville, à Madrid, pour faire circuler des capitaux virtuels entre ces pôles essentiels des finances espagnoles. Ils arrivèrent au premier rang lors de la suspension de paiements de 1596. La banque génoise tenta d’établir un front commun pour faire pression sur la Monarchie en bloquant ses transferts de fond - tout rapport avec une actualité récente est évidemment fortuit -. Les Serra trahirent et continuèrent à assurer le service, obtenant en contrepartie des conditions très favorables dans l’accord qui mit fin à la crise. Ils tutoyaient désormais les Lomellini, les Pallavicino, les Spinola, les Doria, leurs anciens patrons. Ils établirent avec eux des alliances matrimoniales. Ils pratiquèrent l’intégration verticale et se lancèrent dans la ferme des galères - avec les Doria - afin de disposer d’un moyen sûr de transférer en Italie les métaux précieux qui assuraient la compensation finale de leurs jeux d’écriture, car ils appartenaient désormais à la strate supérieure de ce monde financier et en organisaient la régulation finale.

5Aussitôt arrivés, aussitôt sortis. Dès les années 1630 les investissements financiers, trop volatiles, s’effacent au profit de placements en rentes fixes, en biens immobiliers, en seigneuries, et titres de noblesse. Du solide, qui assure à la famille une véritable reconnaissance sociale, insérée au sein de l’aristocratie, non plus comme membres mineurs de la noblesse urbaine gênoise. L’auteure arrête là son récit, car les Serra sortent dès lors du champ de son étude qui est, depuis toujours, la description des liens qui font tenir ensemble la monarchie espagnole.

6Nous regretterons qu’en dépit de très nombreux éléments livrés par le texte, la question de ce qui fait des Serra une famille ne soit pas franchement abordée. Les familles nobles d’Extrémadure, à la même époque, sont structurées par leur patrimoine foncier : appartient à la famille tout individu porteur de droits successoraux sur totalité ou partie de ce patrimoine. Le comportement démographique et social de la famille - alliances, choix des carrières, mise en place de solution de replis en cas de revers de fortune, etc. - est dominé de façon absolue par le souci de la transmission indivise de ces biens au sein d’une lignée mâle lui appartenant ; dans un jeu ouvert de rivalités avec d’autres familles qui visent à capter l’héritage pour renforcer leur propre patrimoine, en profitant des mariages, qui créent des appartenances multiples. D’où une dynamique sociale complexe, mais "visqueuse", rythmée par mariages et successions, étalés dans le temps.

7Rien à voir avec la temporalité, bien plus rapide, des affaires telle que nous la devinons dans le travail de Yasmina Ben Yessef. La démographie familiale n’apparait pas ici comme l’instrument fondamental de la gestion patrimoniale, mais comme un facteur exogène, aux conséquences souvent négatives, tout en étant à d’autres moments un adjuvant bienvenu à des liens d’affaires. Mais en quoi être parent facilitait-il ces relations d’affaires ? La réponse n’est pas évidente. Existait-il une stratégie familiale pour ouvrir la route aux relations d’affaires, ou l’alliance familiale n’était-elle qu’un dérivé des relations d’affaire ? Quelles mesures structurelles étaient-elles prises pour déconnecter l’entreprise des accidents biologiques et des affrontements familiaux - au-delà de la constitution habituelle, au coup par coup, de collectifs de tuteurs pour assurer la continuité de l’entreprise si le défunt ne laissait que des héritiers mineurs - ? Ce sont des questions que l’historiographie de l’entreprise a soulevées - soulevées plus que résolues - ; des questions ouvertes donc, dont on regrette que l’auteure n’aie pas mobilisé pour les éclairer l’immense documentation dont elle disposait. Ce manque d’intérêt explique l’un des rares défauts formels de l’ouvrage : les tableaux généalogiques sont illisibles, ce qui rend parfois difficile de suivre une démonstration qui épouse le jeu des réseaux familiaux. Un hors-texte permettant de capter d’un seul regard l’ensemble des liens de parenté qui s’imposait.

8Plus généralement, nous regretterons que l’excellente description des solidarités qui unissent le réseau Serra - dont la famille n’est qu’un aspect - n’ait pas été complétée par une analyse plus approfondie de la nature et de la complexité des liens sur lesquels il reposait.

9Le lecteur ne se laissera pas impressionner par ces remarques, qui relèvent surtout de la passion avec laquelle le recenseur a dévoré l’ouvrage ; ni par l’épaisseur inhabituelle du livre. La typographie, le style et un excellent index onomastique le rendent très lisible. Nous attendrons cependant avec impatience la mise à disposition d’une version électronique.

10Quant à l’auteure, elle s’affirme comme une historienne de premier plan. Ses précédentes publications sur le sujet, son excellente insertion dans les réseaux de recherche, sa finesse combinée avec le sens de la globalité, en font l’une des toutes meilleures spécialistes du binôme Italie-Espagne qui structure politiquement l’Europe aux xvie et xviie siècles. Il ne reste qu’à souhaiter qu’elle trouve rapidement un poste stable qui lui permette de développer ses grandes potentialités.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Pierre Dedieu, « Ben Yessef (Yasmina Rocio), Los Serra entre la República de Génova y la Monarquía Hispánica. Servicios, redes y espacios de identidad (1576 ca. - 1650 ca.), Madrid, CSIC, 2022 »Les Cahiers de Framespa [En ligne], 40 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/framespa/13259 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.13259

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Auteur

Jean Pierre Dedieu

IAO / CNRS / ENS-Lyon

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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