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Recensions

Quentin Deluermoz et Pierre Singarevelou, Pour une histoire des possibles, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 2016, 448p.

Étienne Bordes

Texte intégral

  • 1 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 2004 (1949), p. 63
  • 2 Quentin Deluermoz et Pierre Singarevelou, Pour une histoire des possibles, Paris, Le Seuil, coll. « (...)

1« L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent1 ». Marc Bloch, sans nul doute, n’aurait pas manqué, dans une époque actuelle marquée par des interrogations sur le rôle que tiennent, dans les récits issus des champs médiatique ou politique, les fausses nouvelles et les « vérités alternatives », de se pencher sérieusement, en la complexifiant, sur cette opposition binaire entre le vrai et le faux, en la replaçant non seulement dans le temps, mais en étudiant également son rôle dans l’écriture de l’histoire. Il aurait vraisemblablement aimé explorer le continent historiographique et épistémologique de cette « histoire par la bande » comme nous le proposent Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou2.

2Le paragraphe précédent n’est qu’une simple mise en abîme à vertu pédagogique. Le mode de raisonnement qui vient d’être mobilisé à l’instant, de la plus naturelle des manières, n’est qu’une exemplification de la logique contrefactuelle analysée dans l’ouvrage par les deux auteurs : l’argument s’appuie sur des connaissances réelles sur Marc Bloch passées au crible du régime de scientificité historique (usage de sources, de références), mais il les prolonge, dans un pas de côté créateur de vraisemblable, en projetant la force du vrai dans la fausseté d’un imaginaire. En un sens, ce que le lecteur de cette note vient d’apercevoir est une illustration du constat liminaire du livre : dans la vaste gamme de nos activités nous utilisons « quotidiennement » et inconsciemment le « raisonnement contrefactuel », ces « et si » qui testent en permanence des hypothèses ou qui construisent des « futurs du passé et des futurs possibles » (p. 13). Ce que les auteurs nous proposent, c’est de remédier à cet impensé par un état des lieux international et interdisciplinaire de la littérature – scientifique ou non – qui use de ce raisonnement et par une exploration sérieuse et critique des implications épistémologiques et pratiques qu’il peut avoir dans l’écriture de l’histoire.

3L’ouvrage, dont on ne pourra jamais assez souligner la richesse des références bibliographiques (p. 409-426) qui empruntent à la philosophie épistémologique, aux autres sciences sociales (économie, sociologie notamment), aux historiographies françaises, anglo-américaines et même indiennes, polonaises et norvégiennes, ainsi qu’au domaine artistique (littérature, jeux vidéo et productions audiovisuelles), dresse un tour d’horizon en trois temps de son objet. Le premier, « Enquête » pour « saisir la diversité des usages du raisonnement contrefactuel », le deuxième « Décryptage » pour « comprendre les problèmes spécifiques posés à la démarche historienne » et enfin un dernier temps d’« Expérimentations » pour développer des exemples pratiques d’utilisation du contrefactuel « dans le domaine de la recherche comme dans celui du partage des connaissances ». Les douze chapitres qui scandent l’ouvrage dans une autonomie relative construisent un tour d’horizon de ces trois problématiques dans l’accord parfait entre une profondeur réflexive, une grande fluidité d’écriture et un sens aigu de la mise en intrigue.

4La première partie est ainsi pensée comme une vaste fresque qui couvre la genèse (chap. 1), la géographie (chap. 2), et la portée scientifique (chap. 3) et littéraire (chap. 4) de la démarche contrefactuelle. Ces premiers chapitres permettent de décentrer un regard français où ce mode de raisonnement, bien peu présent dans l’histoire universitaire, ne fait encore qu’emprunter des « chemins de traverse » (p. 54). Ils explorent d’abord, dans leur infinie variété, des exemples (comme la what if history, la cliométrie, la chaostory, l’histoire des possibles, les turning points…) issus de l’historiographie ou d’autres sciences, qu’elles soient sociales ou non. Puis, de la série Code Quantum (p. 69) au Maître du Haut Château de Philip K. Dick (p. 63) en passant par l’évocation de Marty McFly dans Retour vers le futur, du film Inglorious Bastards de Quentin Tarantino (p. 69) ou encore les œuvres d’Herbert George Wells (p. 59), ils dressent un portrait saisissant de la richesse et de l’étendue des usages « profanes », dans le domaine des productions culturelles, de l’uchronie et du contrefactuel.

5Cette partie « descriptive » ouvre un questionnement profond « sur les problèmes que la démarche contrefactuelle peut poser à l’historien » (p. 101) à la fois dans l’opération démonstrative de l’écriture de l’histoire (chap. 5), « dans la narration et l’interprétation » (p. 152), et dans une dimension plus épistémologique sur le mode de raisonnement causal propre à la discipline (chap. 6) davantage « fondé sur l’abstraction et l’élaboration d’hypothèses » (p. 152). Ce faisant les auteurs amorcent, après un intermezzo sur la place « aux confins mouvant du domaine des sciences sociales » (p. 155) que peut tenir le contrefactuel, une double contextualisation critique de cette démarche : ils montrent dans quelle mesure elle peut s’articuler à d’autres régimes d’historicité (chap. 7), à des « sociétés dont le rapport au temps est très différent du nôtre » (p. 174) ; et en quoi elle est sujette à une intense politisation externe qui questionne plus généralement la place de l’historien dans la société (chap. 8).

6Le triptyque de l’ouvrage s’achève sur un dernier panneau conçu comme une marqueterie d’exemples pratiques de la démarche contrefactuelle. Les deux auteurs explorent sa portée dans l’univers scientifique en associant les domaines d’expertise de chacun d’entre eux, dont les différences réciproques ont pour mérite de brasser un spectre large du champ de la recherche historique : Pierre Singaravelou, historien des empires, traite de l’histoire globale et connectée (chap. 9). Quentin Deluermoz, lui, se charge, dans une microhistoire à la fois sociale et politique, de questionner le cas de la révolution de 1848 et de ses futurs non advenus (chap. 10). Enfin, pour clore ces cas pratiques du contrefactuel, les deux derniers chapitres, en effectuant un décentrement du regard de l’historien vers celui du « grand public », couvrent des usages plus « récréatifs » de l’histoire comme le jeu vidéo (chap. 11) ou un cas pédagogique très enrichissant d’expérimentation contrefactuelle menée à Grenoble le 11 novembre 2011 (chap. 12).

  • 3 En un sens ils n’introduisent pas « le loup philosophique dans la bergerie de l’histoire », cf. Gér (...)

7En somme, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou réussissent à merveille à user de l’épistémologie et de la philosophie mais sans les dangers que pouvait pointer Gérard Noiriel d’une régression infinie3, car ils demeurent toujours animés par une portée pratique et concrète en permanence nourrie de leurs expériences de recherche. Cette complicité érudite qui ne se dément pas au long de l’ouvrage, dans un séduisant sens du jeu qui s’établit entre les deux auteurs, fait de leur étude une plongée très stimulante qui ne manquera pas de susciter, dans une salutaire introspection, des questionnements enrichissants pour le lecteur – et singulièrement le lecteur historien – curieux d’explorer ce continent. Bien sûr, aucune étude particulière ne peut prétendre recouvrir l’universel, mais sans contestes cette Histoire des possibles ouvre des possibles à l’histoire.

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Notes

1 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 2004 (1949), p. 63.

2 Quentin Deluermoz et Pierre Singarevelou, Pour une histoire des possibles, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 2016, p. 12. Les autres références au livre apparaissent entre parenthèses dans le corps du texte.

3 En un sens ils n’introduisent pas « le loup philosophique dans la bergerie de l’histoire », cf. Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 1996, p. 125 sqq.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Étienne Bordes, « Quentin Deluermoz et Pierre Singarevelou, Pour une histoire des possibles, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 2016, 448p. »Les Cahiers de Framespa [En ligne], 35 | 2020, mis en ligne le 30 octobre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/framespa/9547 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.9547

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Auteur

Étienne Bordes

Étienne Bordes est doctorant en histoire contemporaine à l’université Toulouse – Jean Jaurès et à l’ENS de Lyon, laboratoire FRAMESPA (UMR 5136). Ses recherches portent sur la socio-histoire contemporaine de l’enseignement supérieur français et plus particulièrement sur la Conférence des présidents d’université (1971-2007). etienne.bordes@univ-tlse2.fr

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    Paru dans Les Cahiers de Framespa, 32 | 2019
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