Navigation – Plan du site

AccueilNuméros115L’adéquation animaux-machines, un...

L’adéquation animaux-machines, un facteur de convergence entre production et protection animale en abattoir

Animal-machine adequacy, a convergence factor between production and animal welfare in slaughterhouses
Félix Jourdan
p. 113-132

Résumés

Obligatoires depuis le milieu des années 1960, les méthodes « humani­taires » d’abattage des animaux d’élevage se généralisent dans les abattoirs français durant la seconde moitié du XXe siècle, en parallèle du processus de modernisation du marché de la viande. Les techniques d’étourdissement et de contention des animaux deviennent ainsi une composante d’un procès de produc­tion qui présente peu à peu tous les attributs de l’industrie de série. Si ces techni­ques s’adaptent globalement à des catégories d’animaux, elles ne permettent pas toujours de prendre en charge toutes leurs singularités. L’ascension du bien-être animal va alors provoquer un changement de paradigme technique en abattoir : tandis que les systèmes d’étourdissement et de contention reposaient sur une certaine adaptation des animaux aux machines, le règlement européen de protec­tion animale, en vigueur depuis 2013 en abattoir, induit à l’inverse une certaine adaptation des machines aux animaux. À l’appui d’un corpus de 67 entretiens et d’observations dans 16 abattoirs, nous montrons que ce changement d’approche fait de l’adéquation animaux-machines un facteur clé de convergence entre exigences productives et de protection animale. Dans ce processus, les abattoirs les plus technologiques et spécialisés apparaissent structurellement avantagés pour répondre aux exigences de bien-être animal.

Haut de page

Texte intégral

L’auteur remercie chaleureusement les évaluateurs ainsi que Cécile Bourguet pour leur relecture et remarques constructives.

Introduction

1Dans son ouvrage sur les Problèmes humains du machinisme industriel, le sociologue Georges Friedmann consacrait un chapitre aux difficultés d’adaptation de la machine à l’homme, dans lequel il insistait sur la nécessité d’étudier la manière dont l’ouvrier s’approprie la machine pour qu’elle soit réellement « un outil à son service » (Friedmann, 1946, p. 100). En abattoir, un niveau supplémentaire de complexité intervient : la machine doit aussi s’adapter à l’animal ou, plutôt, aux différents types d’animaux. Depuis leur industrialisation, les abattoirs traitent en effet d’importantes quantités d’ani­maux avec des systèmes techniques qui s’adaptent globalement à certaines espèces et certains gabarits, mais pas nécessairement aux singulari­tés de chaque animal ; spécificité qui conduisait Siegfried Giedion à se questionner sur les « limites de la mécanisation appliquée à un organisme aussi complexe que l’animal » (Giedion, 1983, p. 23).

  • 1 L’ANSES définit le « bien-être » d’un animal par « l’état mental et physique positif lié à la satis (...)

2À rebours de cette gestion des animaux « par catégories », le bien-être animal1 repose sur une certaine prise en compte de leurs individualités (Mormede et al., 2018 p. 155), impliquant d’accorder de l’importance aux variations « entre les espèces et même entre les individus d’une même espèce ou même d’une population » (ibid., p. 156). En abattoir, le règlement de protection animale n° 1099/2009, en vigueur depuis 2013, s’inscrit dans cette logique. Il insiste sur la responsabilité qui incombe au professionnel de prouver que tous les animaux qu’il abat sont bien inconscients depuis leur étourdissement jusqu’à leur mort. Le règlement fait alors de l’adéquation entre les animaux et les machines un des leviers de sa mise en application. En quelque sorte, tandis que le procès d’abattage reposait auparavant sur une certaine adaptation des animaux aux machines, le règlement de protection animale induit à l’inverse une certaine adaptation des machines aux ani­maux. Quel est l’impact de ce changement d’approche sur les abattoirs ? Comment les professionnels gèrent-ils cette tension entre standardisation des techniques et individualisation des animaux ? Que mettent-ils en œuvre pour tenter de la dépasser ?

3Après un retour sociohistorique sur le processus d’industrialisation des abattoirs et la mise à l’agenda du bien-être animal, je montrerai en quoi l’appli­cation des règles de protection animale, en révélant des défaillances dans les systèmes d’abattage, ébranle l’agencement qui existait jusqu’alors entre exigences productives et de protection animale. Je mettrai ensuite en évidence que, dans le processus de réajustement technique qui en découle, l’adéquation animal-machine constitue un facteur clé de retour à un nouvel équilibre productif. Comme cette adéquation est notamment fonction du degré d’homogénéité des animaux et de flexibilité des techniques utilisées, je fais l’hypothèse dans cet article que les abattoirs les plus spécialisés et les plus technologiques sont structurellement avantagés pour répondre aux exigences de bien-être animal.

  • 2 La contention est définie comme l’« application à un animal de tout procédé conçu pour entraver ses (...)
  • 3 Le règlement n° 1099/2009 définit l’étourdissement comme « tout procédé appliqué intentionnellement (...)

4Pour mettre ceci en évidence, je m’intéresserai à la fois au cas des volailles et à celui des bovins. Il s’agira de montrer que, malgré les nombreuses différences entre les deux types d’animaux et de production, un même processus de réajustement des techniques d’abattage aux exigences de bien-être animal s’opère. En abattoir, le parcours des animaux est décomposé en plusieurs opérations successives depuis leur arrivée sur site jusqu’à leur mort. Je me concentrerai sur les étapes d’abattage à proprement parler. Pour l’espèce bovine, le procès consiste à faire entrer l’animal dans un « piège » de contention2 puis à l’étourdir3 à l’aide d’un pistolet à tige perforante. Une fois assommé, l’animal est éjecté du piège, suspendu à un rail aérien puis saigné. Pour les volailles, le procès consiste à suspendre les animaux par les pattes à une chaîne cadencée qui les plonge quelques secondes dans un bain d’eau électrifié pour les étourdir. Les volailles sont ensuite acheminées automatiquement vers la zone de saignée. La saignée est réalisée soit par un disque mécanique (procédé le plus fréquent à partir d’une certaine cadence), soit de façon manuelle. Du point de vue de la protection animale, l’étour­dissement constitue l’étape cruciale du procès ; il a pour but de perturber le fonctionnement normal des neurones du cerveau de façon à rendre les animaux inconscients ; l’induction de l’inconscience ayant pour but de les empêcher de ressentir de la douleur et de la peur au moment de leur mise à mort (Terlouw et al., 2015).

Méthodologie

5Je m’appuierai dans cet article sur des enquêtes de terrain réalisées entre mai 2018 et août 2020 dans le cadre de ma thèse de doctorat. Le matériau mobilisé comprend des observations dans 16 abattoirs et 67 entretiens réali­sés auprès des acteurs de la filière viande. 21 entretiens ont été menés auprès des services de l’État (administration centrale, services déconcentrés, vétéri­naires d’abattoir), 5 avec des représentants d’ONG de protection animale, 5 avec des fabricants et distributeurs de matériel d’abattoir, 8 avec divers professionnels des filières bovines et avicoles (interprofessions, instituts techniques, fédérations d’abattoirs), 10 avec des consultants spécia­lisés sur des questions techniques et réglementaires en abattoir, 2 avec des scien­tifiques et 16 avec des directeurs et responsables d’abattoirs.

Figure – Distribution des entretiens par catégorie d’acteurs

Figure – Distribution des entretiens par catégorie d’acteurs

Tableau 1 – Distribution des entretiens par filière

Acteurs

Espèce

Bovin

Volaille

Mixte

Total

Abatteurs

10

6

16

Consultants

3

5

2

10

Équipementiers

3

2

5

ONG BEA

5

5

Professionnels filières

4

4

8

Scientifiques

1

1

2

Services de l’Etat

14

2

5

21

Total

35

19

13

67

  • 4 L’expression « animaux de boucherie » est utilisée pour désigner les bovins, ovins, caprins, porcin (...)
  • 5 Pour la typologie des abattoirs d’animaux de boucherie, se référer à Jourdan et Hochereau, 2019. Le (...)
  • 6 Pour la typologie des abattoirs de volaille, nous nous appuyons sur celle proposée dans le rapport (...)

6Concernant les abattoirs visités, 12 d’entre eux sont des abattoirs d’animaux de boucherie4 (5 de petite taille, 4 de taille intermédiaire et 3 de grande taille5) et 4 sont des abattoirs de volaille (2 de taille intermédiaire et 2 de grande taille6).

De l’adaptation des animaux aux machines à l’adaptation des machines aux animaux

Industrialisation et humanisation de l’abattage

7Aux États-Unis, l’histoire de l’abattoir est intimement liée à celle de l’indus­trie. C’est en effet dans les abattoirs de Cincinnati puis de Chicago au XIXe siècle que naissent les premières formes de division et de mécanisation du travail desquelles Henri Ford s’inspira pour ses usines automobiles (Giedion, 1983 ; Peaucelle, 2003). En France, quelques abattoirs sont construits à partir de l’exemple américain au lendemain de la Première Guerre mondiale, mais le modèle ne prend pas en raison de son manque d’adaptation aux modes de production et de consommation français (Moutet, 1983, p. 72-73) ainsi qu’aux méthodes artisanales de travail des bouchers-abatteurs. Le début du XXe siècle est toutefois marqué par une évolution des techniques d’abattage. On en trouve notamment les traces dans les traités d’inspection des viandes qui comportent, aux côtés des prescriptions sani­taires, des considérations morales sur les méthodes employées par les bouchers pour abattre les animaux. Se construit ainsi dans la littérature vétérinaire – mais aussi dans le discours des premiers protecteurs – la représentation d’une mise à mort « humanitaire » (Avril, 1967) des animaux domestiques. Elle s’établit par la disqualification progressive des techniques artisanales des bouchers (comme la masse, le merlin ou la saignée à vif) au profit du pistolet d’abattage pour les bovins et de l’anesthésie électrique pour les petits ruminants (Burgat, 1995, p. 67-68 ; Baldin, 2014, p. 59).

8À partir des années 1960, le plan de modernisation de l’agriculture amorce un changement de fonction de l’abattoir et une transformation progressive du travail de mise à mort des animaux. Dans les abattoirs d’animaux de bouche­rie, le caractère artisanal du travail laisse place à une rationalisation des tâches : division du travail en opérations courtes et répétitives, introduction d’une chaîne cadencée, mécanisation de certaines opérations, chronométrage du temps de travail, etc. La figure de l’ouvrier remplace celle du boucher dont les méthodes de travail sont jugées obsolètes et peu rentables (Muller, 2008). De même dans les abattoirs de volailles, la mécanisation du travail et la parcellisation des tâches conduisent à un accroissement du rendement, de telle sorte que « de 1964 à 1974, pour un établissement de taille identique, la productivité de chaque ouvrier aurait presque doublé » (Diry, 1985, p. 237).

  • 7 Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir, fondée en 1961.
  • 8 Décrets n° 64-334 du 16 avril 1964 et n° 70-886 du 23 septembre 1970.
  • 9 Généralement, les abattoirs dont la cadence avoisine les 100 à 200 volailles abattues à l’heure son (...)

9Sous l’impulsion de la jeune OABA7, les techniques d’étourdissement sont rendues obligatoires en 1964 pour les animaux de boucherie et en 1970 pour les volailles8. Côté bovins, le pistolet à tige perforante se diffuse et devient l’outil de référence pour procéder à l’assommage. Il fonctionne par un système de broche captive qui s’enfonce dans le crâne de l’animal par propul­sion thermique (modèle le plus répandu, appelé aussi « Matador ») ou pneumatique. Corollaire de l’étourdissement, le décret n° 80-791 du 1er octobre 1980 exige que les animaux de boucherie soient contenus lors de leur étourdissement. Pour les bovins, les abattoirs se dotent ainsi de pièges de contention, équipement permettant de maintenir l’animal pour procéder à un étourdissement et à une saignée à moindre risque. Côté volailles, c’est le système d’étourdissement par bain d’eau électrifié qui est mis en place dans la plupart des abattoirs dépassant une certaine cadence d’abattage9. L’étour­dissement fonctionne par une électronarcose tête-corps : les volailles sont accrochées par les pattes à des crochets métalliques puis sont plongées dans le bain d’eau ; le courant électrique se diffusant entre la tête et les pattes.

10Une progressive normalisation des pratiques d’abattage s’opère ainsi autour des techniques d’étourdissement et de contention, dans une sorte de conver­gence entre un mouvement d’« humanisation » et d’industrialisation de la mise à mort animale, par ailleurs étudié par Noélie Vialles dans son ouvrage Les abattoirs des Pays de l’Adour (Vialles, 1987). Comme le souligne Catherine Rémy, si ces dispositifs sont rendus obligatoires par les législa­tions de protection animale, ils présentent aussi l’avantage de diminuer le « risque pour l’homme dans le face-à-face avec l’animal » (Rémy, 2003, p. 62) et de fluidifier la production en limitant les réactions dangereuses et aléatoires des animaux. L’abattoir possède en effet la particularité d’être « le type même de l’industrie de série » (Saunier, 2019, p. 3) et, en même temps, de traiter une « matière » vivante dont les caractéristiques et les comporte­ments ne sont jamais complètement prévisibles ni contrôlables. Il y a, pour reprendre l’expression de C. Rémy, un risque permanent de « non-aligne­ment » (Rémy, 2003, p. 52) des animaux sur le dispositif d’abattage. C’est le cas lorsqu’un bovin reste bloqué dans un couloir de circulation, refuse d’entrer dans le piège, s’y affale, ou que ses caractéristiques corporelles et/ou comportementales ne permettent pas de le contenir ni de l’étourdir correctement. C’est aussi le cas lorsque certaines volailles sont trop agitées une fois suspendues à la chaîne au point de ne pas être immergées correc­tement dans le bain d’eau. Pour autant, ces problèmes d’adéquation entre machines et animaux étaient, jusqu’à récemment, gérés en interne de façon informelle ; situation qui va évoluer avec la montée en puissance du bien-être animal.

L’ascension du bien-être animal en abattoir

  • 10 Cela ne signifie pas qu’aucun travail n’était mené en interne sur le sujet. Dans les années 1990, c (...)

11Avant les années 2000, la prise en compte de la sensibilité des animaux en abattoir renvoie pour l’essentiel à la généralisation des techniques d’étour­dissement et de contention. Pour le reste, elle se pose en termes sanitaires. Les vétérinaires contrôlent l’état de santé général des animaux et intervien­nent lorsqu’ils constatent des cas de souffrance manifeste. Bien que les législations européennes de protection animale évoluent dans les années 1980-1990 notamment sous l’effet du lobbying à Bruxelles des organisations protectrices britanniques (Fabre, 1999 ; Bourdon, 2003), l’administration et les professionnels d’abattage français sont à l’époque préoccupés par la gestion des crises sanitaires, reléguant au second plan les questions de protection animale10.

  • 11 Sur la distinction entre les différents courants « animalistes », voir notamment Celka, 2012.

12À partir du milieu des années 2000, le lobbying au long cours des associa­tions « réformistes » se conjugue à l’activisme des militants « abolition­nistes »11. Des vidéos d’abattoirs diffusées sur les réseaux sociaux provo­quent un tollé et débouchent en 2016 sur la mise en place par l’Assemblée nationale d’une commission d’enquête sur les conditions d’abattage dans les établissements français. Si les professionnels sont accusés de maltraitance, les services de l’État sont aussi pointés du doigt pour des défaillances en matière de contrôle. Pour les services d’inspection, la mission est triple : ban­nir les mauvaises pratiques, encourager les abattoirs à monter en gamme en matière de protection animale et harmoniser les inspections sur l’ensem­ble du territoire.

  • 12 Règlement (CE) n° 1099/2009 du conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment (...)
  • 13 Ibid., p. 4.

13À l’abattoir, c’est le règlement de protection animale CE n° 1099/2009, entré en vigueur en 2013, qui cadre les pratiques de mise à mort des animaux. Dans le prolongement de la méthodologie adoptée depuis le Paquet Hygiène (Jourdan et Hochereau, 2019), le règlement de protection animale insiste « sur la respon­sabilité qui incombe aux exploitants »12 de garantir la protec­tion animale tout au long des procédures d’abattage. Suivant les principes de l’assurance qualité, le professionnel doit « définir des modes opératoires normalisés fondés sur les risques pour toutes les étapes du cycle de produc­tion » et garantir en bout de chaîne « un étourdissement approprié de tous les animaux auxquels le processus est appliqué. »13 Les abattoirs doivent ainsi prouver aux services de l’État 1) qu’ils disposent d’équipements de contention et d’étourdis­se­ment adaptés à tous les types d’animaux qu’ils abattent (obliga­tion de moyens) et 2) que ces équipements permettent effectivement de garantir l’inconscience de tous les animaux jusqu’à leur mort (obligation de résultat).

14Cette exigence entraîne un changement de paradigme technique en abattoir. Avant le règlement, il suffisait que les abattoirs possèdent des équipements de contention et d’étourdissement agréés par l’État pour respecter la régle­mentation. Pour chaque espèce, les professionnels ont investi dans du matériel d’abattage standard, globalement adapté à un type d’animaux. Certains abattoirs de bovins se sont équipés d’un piège pour les veaux et d’un piège pour les gros bovins, mais d’autres ne possèdent qu’un seul équipement pour contenir les différents gabarits (taureaux, vaches, bœufs, veaux, etc.). Si, en volaille, les lignes sont également spécialisées par type d’animaux (poulet, dinde, canards, etc.), le système d’électronarcose par bain d’eau est conçu pour délivrer une même tension électrique à des lots d’animaux plus ou moins homogènes. Or, depuis l’entrée en vigueur du règlement, les abattoirs doivent garantir par un dispositif de preuves que leur matériel d’abattage s’adapte correctement à l’ensemble des animaux qu’ils abattent. C’est aux effets de ce changement d’approche et aux transfor­mations techniques qu’elles entraînent que nous allons nous intéresser dans une seconde partie.

L’adéquation animal-machine, un facteur clé de convergence entre exigences productives et de protection animale

L’abattage industriel des volailles : vers un changement de système ?

15Nous l’avons évoqué, l’étape cruciale du processus d’abattage des volailles du point de vue de la protection animale est la phase d’étourdissement ; c’est elle qui a pour but de faire perdre durablement conscience aux animaux. Du point de vue production, les animaux doivent être accrochés, étourdis et saignés à la chaîne à un rythme régulier sans interruption de procès ; sachant que les plus grands abattoirs de volaille français atteignent des cadences d’abattage avoisinant les dix à douze mille poulets à l’heure. Le système vise donc plusieurs objectifs. Premièrement (objectif productif), il requiert des animaux calmes et relativement immobiles à chaque phase pour assurer automatiquement l’étourdissement et la saignée. Deuxièmement (objectif com­mercial), il doit préserver la qualité de la viande et la présentation commerciale des carcasses (notamment limiter les fractures et les héma­tomes). Troisièmement (objectif protection), le système doit rendre systéma­tiquement l’intégralité des animaux inconscients. De façon schématique, l’équilibre protection-production pour l’abattage des volailles repose sur la convergence de ces trois objectifs.

L’hétérogénéité animale, « catastrophique pour l’abattoir »

16L’électronarcose par bain d’eau suit la loi d’Ohm et sa formule mathéma­tique U =RI. Cette loi dit que l’intensité du courant (I) délivrée dans un circuit est proportionnelle à la tension fixée (U) et inversement propor­tionnelle à la résistance (R). Le système d’électronarcose tel qu’il existe en abattoir a deux particularités : il fonctionne avec un générateur de tension et comporte plusieurs animaux simultanément dans le bain d’eau. Partant de là, en délivrant une tension constante (U), l’intensité (I) du courant électrique distribué dans le bain d’eau va varier en fonction de la résistance du circuit (R). Or, cette résistance dépend au moins de deux séries de facteurs. La première renvoie aux caractéristiques des animaux ; la résistance des vola­tiles (appelée impédance) peut en effet fluctuer selon le poids, le sexe, la race, le mode d’élevage, le plumage, l’épaisseur de la peau, la propreté des pattes, etc. (voir par exemple Boyd, 1994 ; Gregory and Wotton, 1987). La seconde est liée aux caractéristiques de l’abattoir ; la résistance du circuit est aussi fonction du nombre de volailles immergées simultanément dans le bac, de la durée d’immersion, de la conception du bac, de la propreté des crochets ou encore de la qualité de l’eau (Bourin et al., 2017).

  • 14 Des audits ont été réalisés par la Commission européenne dans plusieurs États membres dont les rapp (...)

17Avant l’adoption du règlement n° 1099/2009, les paramètres d’électro­nar­cose étaient déterminés localement sur la base de l’expérience du profes­sionnel et des préconisations de consultants et d’instituts techniques. Il s’agissait de paramétrer la machine de façon à préserver en priorité la qualité des carcasses et à faire en sorte que les animaux restent immobiles au moment de la saignée. Avec la mise à l’agenda du bien-être animal, l’efficacité de l’électronarcose a fait l’objet de critiques ; certains réglages étant plus proches d’une électro-immobilisation que d’un véritable étourdis­sement14. Le législateur européen a alors décidé de fixer dans le règlement de protection animale une obligation de moyens et une obligation de résultat. Côté obligation de moyens, le règlement impose des paramètres d’électro­narcose minimaux à respecter en fonction du type de volailles abattues ; côté obligation de résultat, il exige que les abatteurs réalisent des contrôles quotidiens pour vérifier que les paramètres appliqués génèrent effectivement l’inconscience de tous les animaux.

18Or, nous l’avons souligné, le bain d’eau fonctionne à tension constante et le courant électrique se distribue simultanément à plusieurs volailles. Comme l’impédance varie d’un animal à l’autre, certains (les femelles par exemple) recevront un courant électrique plus faible et d’autres (les mâles par exemple) recevront un courant électrique plus fort. En plus d’être liée aux caractéristiques de l’abattoir, l’efficacité de l’électronarcose se révèle donc très « animal-dépendant ». Dès lors, plus le professionnel abat des lots de volailles hétérogènes, plus le système devient complexe à maîtriser du point de vue de la protection animale.

« L’hétérogénéité est catastrophique pour l’abattoir. Parce que dès que vous êtes en hétérogénéité vous avez des problèmes déjà pour calibrer les machines, et surtout vous avez une modification de la résistance. Donc moi je reviens tout le temps à ma loi d’Ohm, c’est beaucoup plus facile d’abattre 100 000 poulets standards du même poids du même âge tout ça, que commencer à abattre du jaune du noir du blanc, du 82 jours, du 52 jours, du 35 jours, qui vont avoir forcément des résistances différentes » (Consultant / 1).

« Dès que t’es avec des lots hétérogènes, je prends par exemple des pou­lets Label, des tout-venant Label, tu vas avoir des petites femelles à 2,1 kg et des gros mâles à 2,5 kg dans le même lot, et ils vont passer à la chaîne, ils vont être dix ensemble. Un coup t’auras trois mâles, un coup c’est une femelle, un coup t’auras cinq mâles, un coup t’auras cinq femelles. Et ça c’est ingérable » (Consultant / 2).

19Maîtriser son approvisionnement est alors déterminant pour l’abatteur ; le « bon éleveur » étant capable de fournir des lots d’animaux les plus uni­formes possible notamment en termes d’âge, de taille et de poids. Sur la base des informations transmises par l’éleveur, l’abattoir calibre sa chaîne d’abat­tage et ses machines, détermine les doses de courant à délivrer à chaque lot et vérifie par un contrôle interne régulier que les paramètres appliqués étour­dissent effectivement les animaux. Ainsi, les performances zootechniques en élevage déterminent pour partie les performances de bien-être animal en abattoir. Compte tenu du fonctionnement « in-individualisé » de l’électro­narcose, les productions à faible variabilité animale sont susceptibles de présenter de meilleurs résultats en termes de protection animale.

« Quand vous prenez du petit poulet blanc qui fait 1,5 kg et qui est super homogène, vous avez un résultat très bon. Donc vous pouvez venir [contrôler] une fois par jour, vous vérifiez trois minutes et c’est plié » (ISPV, DGAL / 2).

20Pour améliorer l’homogénéité des lots, les professionnels travaillent aussi sur les conditions de transport et, à l’abattoir, sur les conditions d’attente des animaux (températures, luminosité, etc.). Car outre l’influence de facteurs tels la taille, le sexe ou le poids, la résistance des volailles au choc électrique est aussi fonction de leur niveau de stress. Mais quand les professionnels ont peu de prises sur la partie amont, sont contraints par la structuration de leur abattoir ou manquent de moyens pour investir, il leur reste une option : jouer avec les paramètres d’électronarcose pour en augmenter la puissance géné­rale. De cette façon, les volailles qui étaient mal étourdies le seront correc­tement, mais celles qui l’étaient déjà suffisamment recevront une surcharge de courant. En conséquence, une partie des animaux ressortira simplement étourdie du bain d’eau et une autre en ressortira morte ; la puissance de l’élec­tro­narcose provoquant une fibrillation cardiaque aux animaux les plus faibles. Les effets de cette intensification électrique font débat chez les acteurs rencontrés. Certains estiment que le choc de l’étourdissement dégrade la qualité des produits et que l’arrêt cardiaque provoqué conduit à une mauvaise évacuation du sang ; d’autres affirment qu’il ne pose aucun problème de ce genre. Pour plusieurs acteurs, cette question constitue une zone grise qui nécessiterait d’être étudiée de façon plus approfondie.

21Dans tous les cas, la maîtrise des opérations pré-abattage permettant d’homogénéiser les lots est essentielle pour l’industriel, tant pour des raisons commerciales et productives que de protection animale. En fin de compte, l’amélioration du bien-être animal pourrait converger avec les stratégies de certains grands groupes avicoles qui tendent, quand ils possèdent un « parc » d’abattoir assez fourni, à spécialiser leurs sites par catégorie d’animaux et par produit, voire même par client.

L’option de l’étourdissement par système gazeux

22Dans plusieurs grands abattoirs, le système d’électronarcose par bain d’eau a été remplacé par un système d’anesthésie gazeuse (appelé controlled atmo­sphere system, CAS). Ce procédé consiste à introduire les animaux dans une structure calfeutrée et à les exposer à un mélange gazeux qui leur fait perdre progressivement conscience jusqu’à, dans la majorité des cas, provoquer leur mort. Initialement motivée par des demandes clients, cette évolution est aussi vivement encouragée par les ONG de protection animale. Celles-ci considèrent en effet le système par bain d’eau globalement déficient15 et vantent les avantages du CAS, car il supprime l’accrochage des volailles conscientes (comme c’est le cas en système d’électronarcose par bain d’eau) et parce que les paramètres choisis par les abatteurs entraînent généralement l’arrêt cardiaque des animaux, transcendant leur hétérogénéité et rendant impossible tout retour de conscience. Du côté des professionnels, le système présente l’avantage de ne pas « électro-choquer » les carcasses et de faciliter le travail des opérateurs ; l’accrochage des animaux conscients posant en effet d’importants problèmes de souffrance au travail chez les ouvriers (Célérier, 2012).

23Dans le discours de certains acteurs, le système d’étourdissement par mélange gazeux ferait converger les exigences productives et de protection animale. Il permettrait 1) d’étourdir d’importantes quantités d’animaux 2) sans avoir à les suspendre conscients en position inversée 3) en neutralisant les variations individuelles 4) de façon irréversible, c’est-à-dire sans possibi­lité de retour de conscience 5) fluidifiant les phases d’accrochage à la chaîne et de saignée automatique. Les impératifs commerciaux et productifs rejoin­draient ainsi l’objectif de prise en compte de la sensibilité animale, incarnant une sorte d’idéal-type d’une « mise à mort industrielle “humaine” » (Rémy, 2003).

24Toutefois, de nombreuses incertitudes persistent. Premièrement, les scienti­fiques sont prudents quant aux effets de l’étourdissement gazeux sur le « bien mourir » des volailles. Si c’est sur l’espèce porcine qu’elle fait le plus débat (détresse respiratoire, brûlure des muqueuses, stress lié à l’asphyxie), l’utilisation du système sur les volatiles nécessite d’être bien maîtrisée pour être véritablement efficace. Rien ne garantit donc, pour l’heure, que les volailles ne souffrent pas durant la période d’exposition au mélange gazeux (Terlouw et al., 2015). Deuxièmement, le système d’électronarcose par bain d’eau électrifié s’est installé comme norme de production dans les abattoirs de volaille depuis les années 1960. Le passage à l’étourdissement gazeux suppose une transformation structurelle qui nécessite des travaux et des investissements colossaux. Actuellement, le CAS aurait été mis en place en France dans une dizaine d’établissements et ne peut être adopté que par des abattoirs qui disposent d’importantes capacités d’investissement et des volumes pour le rentabiliser.

25Pourtant, un nombre croissant de chaînes de distribution et de restauration s’engage dans des démarches « welfare-friendly » qui imposent à leurs four­nis­seurs d’abandonner le système d’électronarcose par bain d’eau. C’est le cas du Better Chicken Commitment rejoint entre 2019 et 2020 par Carre­four, Casino, Sodebo, Sodexo, Flunch, Burger King ou encore KFC. Si cette tendance se confirme et qu’aucune alternative ne se développe, notamment dans les établissements à plus petit budget, les abattoirs les mieux référencés en termes de bien-être animal se limiteront à une poignée de sites privés appartenant à quelques grands groupes agroalimentaires.

La gestion de la diversité animale dans les abattoirs de bovins

26Nous l’avons vu pour la volaille avec le cas de l’électronarcose, la diversité animale constitue un point d’achoppement à la convergence des exigences productives et de protection animale. Nous allons voir dans cette seconde partie qu’un phénomène similaire s’observe pour l’espèce bovine.

Gérer les gabarits lors de la contention

27La plupart du temps, les abattoirs « de proximité » fonctionnent au tout-venant. Ils répondent au besoin en abattage des éleveurs, bouchers et chevil­lards du territoire, assurant un service de prestation nécessaire au maintien des circuits d’approvisionnement locaux. Les animaux proviennent des élevages environnants dont les caractéristiques et les particularités varient d’une région, d’un type d’élevage ou d’une race à l’autre. Bien qu’ils possèdent une chaîne spécifique pour l’abattage des bovins, ils n’ont souvent qu’un seul système de contention pour les différents types d’animaux. Le piège bovin peut donc être utilisé pour contenir des veaux, des taureaux, des vaches, des génisses, des bœufs voire des chevaux, posant régulièrement des soucis d’adéquation entre la machine et les gabarits.

« C’est le même problème qu’il y a dans tous les abattoirs, les petits abat­toirs, parce que les petits abattoirs n’ont pas de moyens. [Ils veulent faire] passer tout et rien en même temps, c’est-à-dire qu’ils vous demandent des trucs pour…excusez-moi, quand vous avez un veau de 80 kg et qu’on vous demande en même temps de passer un bovin dans le même appareil de contention, d’une tonne trois, une tonne quatre, c’est compliqué » (Équipementier / 2).

28Nous avons insisté par ailleurs sur les difficultés auxquelles font face les abattoirs prestataires de petite taille lorsqu’ils travaillent avec du matériel ancien et peu fonctionnel (anonyme). De surcroît, leurs équipements de contention sont les moins flexibles alors qu’ils sont les plus concernés par la diversité des populations animales. C’est le cas des veaux – trop petits – qui bougent et peuvent se retourner une fois entrés dans le piège ; de certains bovins dont les cornes – trop volumineuses – se bloquent dans le couloir d’amenée ou entre les parois du piège ; des gros taureaux – trop imposants – ou des taurillons dont la nervosité est parfois difficile à maîtriser. Avant l’application du règlement n° 1099/2009, ces situations ne faisaient pas l’objet d’une procédure normalisée. Elles se géraient bon gré mal gré au regard des moyens humains et techniques à disposition. Surtout, ce manque d’adéquation animal-machine n’était pas sanctionné par les services vétéri­naires. Depuis 2013, les services de l’État peuvent demander au profession­nel de changer de piège, de le modifier ou lui interdire d’y abattre certaines catégories d’animaux.

« Dans l’idéal c’est le professionnel qui, via son contrôle interne, va se rendre compte [que le matériel n’est pas adapté] et va dire “ben moi dans ma méthode je suis capable de faire des gros bovins à partir de 250 kg et des veaux à partir de 180 kg, je ne suis pas capable avec ce moyen-là de traiter du veau de moins de 180 kg, donc je l’exclus de mes MON (modes opératoires normalisés)”. Ça, c’est la logique réglementaire, c’est comme ça que ça devrait se faire. Ce qui se passe souvent c’est que c’est le service qui se rend compte qu’il y a des choses qui dysfonctionnent » (ISPV, DGAL / 1).

29En cas d’inadéquation, les abatteurs ont plusieurs options. Soit ils modifient leur piège de façon à l’adapter aux différents gabarits ; soit, si l’appareil est trop vétuste et inadapté, ils investissent dans un nouveau piège. Or confor­mément à la logique d’obligation de résultat, les services de l’État ne déterminent plus la conformité du matériel a priori, ils l’évaluent a poste­riori en contrôlant son utilisation en situation de travail. Le professionnel est libre de choisir sur le marché l’équipement qu’il souhaite sans toutefois être certain, une fois installé, qu’il sera agréé pour l’intégralité des animaux. Dès lors, la qualité de la relation entre l’abatteur et son fournisseur est déterminante et nécessite souvent l’accompagnement de consultants. Mais la communication n’est pas toujours fluide et les situations d’asymétrie d’infor­mation sont courantes. Soit parce que l’abatteur s’est tourné directement vers un modèle de piège sans avoir au préalable précisément identifié ses besoins, soit parce que l’explicitation de ses besoins ne s’est pas faite clairement, soit parce que, compte tenu de la diversité des animaux qu’il abat, l’abatteur ne peut acheter qu’un piège standard qui ne correspondra de toute façon qu’à certaines catégories d’animaux. De leur côté, les fabricants proposent une offre limitée de matériel, notamment en raison des coûts en bureau d’études qu’induirait une vaste déclinaison d’équipements. Certains proposent une gamme de pièges plus étendue, mais les versions les plus récentes et les plus fonctionnelles sont aussi les plus coûteuses, et sont donc difficilement accessibles aux petits abattoirs.

30Si plusieurs grands établissements sont eux aussi multi-espèces, la taille et la spécialisation des lignes font que le complexe ressemble plus à un ensemble d’abattoirs mono-espèces accolés les uns aux autres qu’à un abattoir multi-espèces. En outre, ils possèdent souvent pour une même espèce plusieurs équipements de contention ; un piège étant utilisé pour les petits gabarits et un autre pour les plus gros animaux. Depuis quelques années, certaines entre­prises équipent même leurs abattoirs de pièges entièrement modulables en fonction du gabarit des animaux. Quelques petits abattoirs ont eux aussi investi dans ce type de matériel, mais la plupart traitent toujours une diversité d’animaux avec un seul piège de contention. Aussi, même si la diversité animale n’est jamais totalement maîtrisée dans les grands abattoirs, elle provoque souvent moins d’aléas que dans les établissements de petite taille, lesquels sont susceptibles de présenter davantage de « non-confor­mités ». En témoignent ces extraits de quatre rapports vétérinaires réalisés dans des abattoirs multi-espèces de petite taille (figure 2).

Figure 2 – Extraits de quatre rapports d’inspection de la protection animale en abattoir (année 2016)

Figure 2 – Extraits de quatre rapports d’inspection de la protection animale en abattoir (année 2016)
  • 16 Inspecteur de santé publique vétérinaire.

31Finalement, de la même manière que dans les abattoirs de volaille, l’application des règles de protection animale est notamment fonction du degré d’homogénéité des animaux et de flexibilité des techniques utilisées. Plus les abattoirs sont spécialisés dans l’abattage d’un type restreint d’ani­maux, plus ils augmentent leurs chances d’être performants en matière de bien-être animal, comme l’illustre cette comparaison entre les industries d’abattage et automobile proposée par un ISPV16 :

« [Le grand abattoir industriel] fait qu’une seule espèce donc il achète l’équipement qui va bien, qui permet d’immobiliser et d’étourdir les ani­maux de façon simple, propre, sans qu’il n’y ait de problèmes particuliers. Mais il est spécialisé, c’est comme si vous allez chez Midas qui fait que le changement de pneus, ben il va vous le faire pour pas cher, rapidement et il a le matériel qui va bien. Si vous allez chez le petit garagiste qui vous fait tout, l’électronique, etc., il peut ne pas avoir la pièce qu’il vous faut » (ISPV, DGAL / 1).

Vers la fin de l’étourdissement « à la volée » ?

32Historiquement l’assommage des bovins se réalise « à la volée » : une fois entré dans le piège, l’animal est contenu, mais pas immobilisé, il peut tou­jours s’agiter, baisser ou lever sa tête, se coucher voire se retourner (dans le cas d’un veau contenu dans un piège pour gros bovins). Dès lors, c’est à l’opérateur en charge de l’étourdissement de jauger le bon moment pour placer et actionner avec précision et assurance le pistolet sur le crâne de l’animal.

« L’assommage avec la tige perforante c’est efficace, mais il faut le faire au bon endroit (…) C’est arrivé, dans la berce, qu’on fasse un deuxième assommage [parce que] la tête bougeait au dernier moment. Il se fait des pièges maintenant qui bloquent la tête, et à la limite c’est sûr qu’on est certain d’appliquer la tige perforante toujours au même endroit. Nous la tête n’est pas bloquée donc on a une petite perte de temps à ce moment-là, parce qu’on attend d’être sur la bonne position » (Directeur, abattoir de petite taille / 1).

33L’efficacité de l’étourdissement dépend alors en partie du niveau d’agitation de l’animal et de l’expérience de l’opérateur, mais aussi de facteurs direc­tement liés aux caractéristiques des animaux. En effet, des études montrent que la qualité de l’étourdissement peut différer selon le sexe, le poids, l’âge ou la race des animaux, traduisant des variations dans la morphologie, l’épaisseur et la solidité du crâne des différents types de bovins (Bourguet et al., 2020 p. 23-24). Bien qu’il existe des cartouches de puissance différente en fonction du type d’animal, certains abatteurs rencontrés témoignent tout de même de difficultés à étourdir certains bovins.

« Sur des animaux de race laitière, notamment des brunes des Alpes ou des gros taureaux, moi je préfère que [l’opérateur à l’étourdissement] répète encore [l’étourdissement], une fois que les animaux ont été hissés. C’est-à-dire qu’il peut y avoir trois, quatre percussions » (Directeur, abattoir de petite taille / 2).

34Un nombre croissant d’abattoirs commerciaux a choisi d’installer à la place du pistolet thermique un pistolet à propulsion pneumatique. Plus puissant, il doit obligatoirement être couplé à une immobilisation de la tête du bovin pour être utilisé. Le système présente trois avantages : il supprime les mou­ve­ments de l’animal, facilite le positionnement du pistolet sur son crâne et transcende les disparités de résistance grâce à la puissance de la pression pneumatique. De cette façon, les variabilités humaine et animale sont neutra­lisées et l’étourdissement gagne en efficacité et en précision.

« Aujourd’hui vous avez des abattoirs qui sont en pneumatique et qui sont quasiment à 100 % d’efficacité. De toute façon c’est aussi le fait qu’avec un pneumatique forcément vous avez une contention corps et tête (…). Donc indirectement vous augmentez aussi vos chances de réussir (…). Je trouve que c’est plus performant, notamment sur tous les animaux un peu plus spécifiques, type jeunes bovins ou taureaux, on voit vraiment la diffé­rence. Après le pneumatique c’est 20 000 €, le pistolet 800 € » (Chef de projet, institut technique / 1).

35Le pistolet pneumatique est présenté comme globalement supérieur au pistolet thermique utilisé à la volée. Mais il présente aussi certaines limites. Premièrement, la phase d’immobilisation peut être une source de stress et de douleur pour l’animal quand elle est mal maîtrisée (Bourguet et al., 2020, p. 22). Si certains systèmes viennent se positionner autour de la tête du bovin (l’équipement s’adapte à l’animal), d’autres nécessitent de manipuler l’ani­mal pour qu’il place correctement sa tête dans le système (l’animal s’adapte à l’équipement), augmentant alors son niveau de stress. Deuxième­ment, le pistolet pneumatique ne peut être installé que dans les abattoirs qui disposent d’un budget suffisant et d’un volume d’abattage permettant d’en amortir l’achat à savoir, principalement, les abattoirs commerciaux intégrés à des groupes privés. À la place, certains abatteurs assomment les animaux au pisto­let thermique dans le piège prévu initialement pour l’abattage rituel, dont les parois amovibles et la mentonnière permettent d’effectuer une contention corps-tête à moindres frais.

Conclusion

36Les difficultés d’adaptation des systèmes d’abattage aux différents types d’animaux montrent toute la complexité de l’utilisation de techniques standardisées pour traiter une « matière animale » foncièrement hétérogène, rappelant avec Siegfried Giedion qu’« une substance organique complexe avec toutes ses contingences (…) n’a rien de commun avec un morceau de fer amorphe » (Giedion, 1980, p. 255). Ces tensions entre standardisation tech­nique et individualisation des animaux – qui viennent se révéler avec l’appli­cation du règlement de protection animale – débouchent sur des ajustements dont le succès dépend notamment de la capacité des profession­nels à maîtri­ser l’adéquation entre les animaux traités et les techniques d’étour­dissement utilisées. Nous l’avons vu en volaille avec l’électronarcose par bain d’eau et en bovin avec les systèmes de contention et l’assommage « à la volée ». On peut d’ailleurs poser l’hypothèse que, finalement, certaines de ces techniques ne sont pas suffisamment industrielles dans la mesure où elles ne permettent pas de neutraliser les singularités des animaux, là où l’étour­dissement gazeux et l’assommage pneumatique semblent mieux y parvenir.

37Si la part d’impondérables inhérente au travail d’abattage des animaux n’est jamais totalement maîtrisée, les abattoirs commerciaux de groupe sont mieux armés pour la tempérer. Cela ne signifie pas que ces derniers sont toujours irréprochables et que les établissements prestataires de petite taille sont systé­matiquement défaillants du point de vue de la protection animale ; d’autres facteurs comme la qualité du management, les conditions de travail ou l’intensité du rythme de production sont aussi déterminants. Néanmoins, du fait de leur spécialisation et de leur capital technologique, les abattoirs commerciaux ont globalement une « longueur d’avance » par rapport aux établissements prestataires de plus petite taille.

38De surcroît, la diversité animale est inévitable dans les établissements prestataires étant donné la variété des élevages environnants et la volonté de donner la possibilité à tous les usagers de faire abattre leurs animaux. La production n’est donc ni standardisée ni standardisable ; elle est nécessaire­ment hétérogène puisque c’est la fonction même de l’abattoir prestataire qui l’impose. Ce qui est toutefois singulier avec le bien-être animal, c’est que la convergence des exigences productives et réglementaires se confond avec de puissantes injonctions morales. Les abattoirs défaillants dans l’application des règles de protection animale ne sont plus seulement dysfonctionnants, ils sont aussi potentiellement maltraitants. À l’inverse, les grands établis­se­ments, structurellement avantagés, sont susceptibles d’être présentés comme les plus « welfare-friendly », notamment par les associations de protection animale.

39Ce besoin en animaux homogènes, commun aux exigences productives et protectrices, devrait conduire à réinterroger la manière dont s’articulent les différentes étapes du parcours de vie (et de mort) des animaux d’élevage. Des enquêtes récentes montrent qu’une part croissante de la population souhaite la fin de l’élevage industriel au profit de systèmes extensifs insérés dans une agriculture paysanne (Magdelaine et al., 2018). Sachant que « les pratiques extensives sont généralement par elles-mêmes facteurs d’hétéro­généité » (Landais et Balent, 1993, p. 25), comment encourager leur déve­lop­pement si la diversité animale est un problème à l’abattoir ?

Haut de page

Bibliographie

ALLMENDINGER Fanny, 2008, Bientraitance des bovins à l’abattoir, des considé­rations éthiques aux réalités pratiques, thèse pour le doctorat vétérinaire, École Nationale Vétérinaire d’Alfort, 159 p.

AVRIL François, 1967, L’abattage humanitaire des animaux de boucherie, thèse pour le doctorat vétérinaire, École Nationale Vétérinaire d’Alfort, 133 p.

BALDIN Damien, 2014, Histoire des animaux domestiques, Paris, Le Seuil, 384 p.

BOURDON Jean-Paul, 2003, « Recherche agronomique et bien-être des animaux d’élevage », Histoire & Sociétés Rurales, n° 19/1, p. 221‑239.

BOURGUET Cécile, DEVRIENDT Noémie, TERLOUW Claudia et al., 2020, Synthèse bibliographique sur l’abattage des bovins en France avec et sans étourdissement : identification des sources de stress et de douleur, Bureau ETRE / OABA, 73 p.

BOURIN Marie, BIGNON Laure, TERLOUW Claudia, 2017, « Électronarcose des poulets : facteurs d’impact de l’efficacité de l’étourdissement et de la qualité des produits », Tours, Douzièmes Journées de la Recherche Avicole et Palmipèdes à Foie Gras, p. 1-9.

BOYD Freedman, « Humane slaughter of poultry: the case against the use of electrical stunning devices », 1994, Journal of Agricultural and Environmental Ethics, n° 7/2, p. 221-236.

BURGAT Florence, 1995, L’animal dans les pratiques de consommation, Paris, Presses Universitaires de France, 126 p.

CELERIER Sylvie, 2012, « Le salariat dans la chair. Ambivalences du tâcheronnat dans les industries de viande de volaille », in P. Cingolani (dir.) Un travail sans limites ?, ERES « Clinique du travail », p. 81-100.

CELKA Marianne, 2012, L’animalisme. Enquête sociologique sur une idéologie et une pratique contemporaines des relations homme/animal, thèse de doctorat en sociologie, Université Montpellier III Paul Valéry, 468 p.

CNEAB (Conseil national d’éthique des abattoirs), 2019, Recommandations du comité national d’éthique des abattoirs, Conseil National de l’Alimentation, 97 p.

DG SANCO (Direction générale de la santé et des consommateurs de la Commission européenne), 2013, Rapport final d’un audit effectué en France du 11 au 20 juin 2013 en vue d’évaluer les systèmes de contrôle en place régissant la production et la mise sur le marché des viandes de volaille et de leurs produits dérivés, 27 p.

DIRY Jean-Paul, 1985, L’industrialisation de l’élevage en France : économie et géographie des filières avicoles et porcines, Paris, Éd. Ophrys, 680 p.

FABRE Agnès 1999, « Bien-être des animaux : prise en compte de la demande sociale par les pouvoirs publics. La réglementation nationale et européenne », in A. Ouedraogo & P. Le Neindre (dir.) L’homme et l’animal : un débat de société, Paris, Inra-Quae, p. 63-85.

FRIEDMANN Georges, 1946, Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 381 p.

GIEDION Siegfried, 1983, La mécanisation au pouvoir. Tome 2 : Technique et environnement humain (1re édition anglaise en 1948 et française en 1980), Denoël/Gonthier 302 p.

GREGORY Neville G., WOTTON Stephen B., 1987, « Effect of electrical stunning on the electroencephalogram in chickens », British Veterinary Journal, 143, p. 175-183.

INTERBEV, 2013, Guide de bonnes pratiques. Maîtrise de la protection animale des bovins à l’abattoir, 201 p.

JOURDAN Félix, HOCHEREAU François, 2019, « La mise en application d’un règlement de protection animale au regard de la structuration des abattoirs français », Anthropology of food, S13, p. 1-21.

LANDAIS Étienne et BALENT Gérard, 1993, « Introduction à l’étude des systèmes d’élevage extensif », Études et Recherches sur les Systèmes agraires et le Développement, INRA éditions, p. 13-36.

MAGDELAINE Pascale, ROGUET Christine, DOCKES Anne-Charlotte, DELANOUE Elsa, 2018, « Les controverses sur l’élevage. Principaux enseigne­ments du projet ACCEPT », revue TeMA, n° 47, p. 1-9.

MOUTET Aimée, 1983, « Introduction de la production à la chaîne en France du début du XXe siècle à la grande crise en 1930 », Histoire, économie & société, vol. 2 / 1, p. 63‑82.

MORMEDE Pierre, BOISSEAU-SOWINSKI Lucille, CHIRON Julie et al., 2018, « Bien-être animal : contexte, définition, évaluation », INRA Productions Animales, n° 31/2, p. 145-162.

MULLER Séverin, 2008, À l’abattoir : travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, Paris, Versailles, Maison des Sciences de l’Homme, 301 p.

PEAUCELLE Jean-Louis, 2003, « Du dépeçage à l’assemblage, l’invention du travail à la chaîne à Chicago et à Detroit », Gérer et Comprendre, p. 75‑88.

RÉMY Catherine, 2003, « Une mise à mort industrielle “humaine” ? L’abattoir ou l’impossible objectivation des animaux », Politix, n° 16/64, p. 51‑73.

SAUNIER Pierre, 2019, « Les figures géométriques de l’élevage intensif et de l’abattoir industriel. Leurs déterminants économiques », Anthropology of food, n° S13, p. 1-21.

TERLOUW Claudia, BOURGUET Cécile, DEISS Véronique, 2015, « La conscience, l’inconscience et la mort dans le contexte de l’abattage. Partie I. Mécanismes neurobiologiques impliqués lors de l’étourdissement et de la mise à mort » et « Partie II. Méthodes d’évaluation », Viandes & Produits Carnés, p. 1-20 et p. 1-12.

VIALLES Noélie, 1987, Le sang et la chair : les abattoirs du pays de l’Adour, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 127 p.

Haut de page

Notes

1 L’ANSES définit le « bien-être » d’un animal par « l’état mental et physique positif lié à la satisfaction de ses besoins physiologiques et comportementaux, ainsi que de ses attentes ». Le terme « protection animale » renvoie aux mesures mises en œuvre pour répondre à l’objectif de bien-être animal ou plutôt, dans le contexte de l’abattoir, à l’objectif de « bien mourir » (Allmendinger, 2018 p. 27).

2 La contention est définie comme l’« application à un animal de tout procédé conçu pour entraver ses mouvements et lui épargner toute douleur, peur ou agitation évitable, en vue de faciliter un étourdissement et une mise à mort efficace » (Interbev, 2013 p. 12-13).

3 Le règlement n° 1099/2009 définit l’étourdissement comme « tout procédé appliqué intentionnellement qui provoque une perte de conscience et de sensibilité sans douleur, y compris tout procédé entraînant une mort immédiate ».

4 L’expression « animaux de boucherie » est utilisée pour désigner les bovins, ovins, caprins, porcins et équins destinés à la consommation humaine.

5 Pour la typologie des abattoirs d’animaux de boucherie, se référer à Jourdan et Hochereau, 2019. Les sites de petite taille sont ceux dont le volume d’abattage est compris entre 2 000 et 10 000 tonnes équivalent-carcasse (tec) annuelles, les sites de taille intermédiaire sont entre 10 000 et 20 000 tec et les abattoirs de grande taille sont à plus de 40 000 tec.

6 Pour la typologie des abattoirs de volaille, nous nous appuyons sur celle proposée dans le rapport du CNEAB (CNEAB, 2019, p. 25) qui distingue les abattoirs de plus de 10 000 tec/an (grande taille), les abattoirs de 1000 à 10 000 tec (taille intermédiaire) et les abattoirs de moins de 1000 tec (petite taille).

7 Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir, fondée en 1961.

8 Décrets n° 64-334 du 16 avril 1964 et n° 70-886 du 23 septembre 1970.

9 Généralement, les abattoirs dont la cadence avoisine les 100 à 200 volailles abattues à l’heure sont dotés d’un système d’étourdissement par bain d’eau. Dans les plus petits abattoirs qui fonctionnent sans ce système, les volailles sont saisies puis étourdies manuellement au moyen d’un système d’électrodes crâniennes. Dans quelques grands abattoirs, le système par bain d’eau a été remplacé par un système d’étourdissement gazeux ; j’y reviendrai au cours de l’article.

10 Cela ne signifie pas qu’aucun travail n’était mené en interne sur le sujet. Dans les années 1990, certaines fédérations d’abattoirs réalisaient des études sur des questions touchant à la protection animale (notamment au niveau de la bouverie). Néanmoins, ces questions restaient secondaires au regard des enjeux sanitaires et économiques, alors prédominants.

11 Sur la distinction entre les différents courants « animalistes », voir notamment Celka, 2012.

12 Règlement (CE) n° 1099/2009 du conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort, p. 2.

13 Ibid., p. 4.

14 Des audits ont été réalisés par la Commission européenne dans plusieurs États membres dont les rapports pointaient des dysfonctionnements de l’électronarcose. Un rapport effectué en France en 2013 signalait ainsi que « dans tous les abattoirs visités, des paramètres d’étour­dissement incorrects étaient appliqués » et que de nombreuses volailles « présentaient tou­jours des signes de conscience » (DG SANCO, 2003 p. 11).

15 Voir par exemple sur le site du CIWF : https://www.agrociwf.fr/ressources/poulets-de-chair/ameliorer-lelectronarcose-par-bain-deau/. Consulté le 17/07/2020.

16 Inspecteur de santé publique vétérinaire.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure – Distribution des entretiens par catégorie d’acteurs
URL http://journals.openedition.org/gc/docannexe/image/15733/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 89k
Titre Figure 2 – Extraits de quatre rapports d’inspection de la protection animale en abattoir (année 2016)
URL http://journals.openedition.org/gc/docannexe/image/15733/img-2.png
Fichier image/png, 141k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Félix Jourdan, « L’adéquation animaux-machines, un facteur de convergence entre production et protection animale en abattoir »Géographie et cultures, 115 | 2020, 113-132.

Référence électronique

Félix Jourdan, « L’adéquation animaux-machines, un facteur de convergence entre production et protection animale en abattoir »Géographie et cultures [En ligne], 115 | 2020, mis en ligne le 07 décembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/gc/15733 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.15733

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search