Sara Panata, Le Nigeria en mouvement(s) : la place des mouvements féminins et féministes dans les luttes socio-politiques nationales (1944-1994)
Le Nigéria en mouvement(s) revient sur le parcours de onze mouvements féminins et féministes nigérians au fil d’un demi-siècle de mobilisations (1944-1994), et tend ainsi un autre miroir à l’histoire sociopolitique du pays, habituellement écrite au masculin, ainsi qu’à l’histoire du féminisme, souvent écrite à partir des pays des Nords. Cette étude commence en 1944, alors que le pays est une colonie britannique, avec l’avènement d’une nouvelle forme d’organisation : les mouvements de femmes nationaux et autonomes vis-à-vis des institutions et d’autres acteurs politiques. De manière singulière par rapport à d’autres pays, ce type d’association indépendante est l’acteur principal pour toutes les questions socio-politiques liées aux femmes durant cinquante ans d’histoire. Variés et représentant une gamme très large d’orientations intellectuelles (anticoloniale, différentialiste, marxiste, féministe radicale et islamique), ces mouvements se rapprochent par leur engagement contre l’infériorisation des femmes dans la société et par une volonté de parler pour toutes les Nigérianes. Ils demeurent très actifs pendant plusieurs décennies. Mais durant les années 1990, la rencontre entre une institutionnalisation des questions liées au genre au niveau international et son pendant national combiné avec une bureaucratisation très marquée au Nigéria, produit une progressive atomisation de l’engagement féminin collectif. Cette forme organisationnelle perd alors son élan, fragilisée aussi par des années de batailles avec un État militaire qui ignore les revendications des femmes, par des ruptures de nature idéologique internes aux mouvements et enfin par l’arrivée d’un régime encore plus répressif sous le général Sani Abacha (fin 1993). Une nouvelle ère, celle des organisations non gouvernementales, prend le relais dans la gestion des questions liées aux femmes conformément à ce qui se passe dans d’autres pays du continent.
C’est l’histoire de ces mouvements au fil d’un demi-siècle d’action qui s’écrit dans cette thèse, qui propose ainsi la première histoire longue de mouvements féministes au Nigéria. Cette étude vient ainsi battre en brèche l’historiographie de mobilisations féminines en Afrique, centrée sur les grands événements et acteurs historiques, tels que les mouvements nationalistes pour l’indépendance ou les moments de démocratisation.
La recherche s’appuie sur de sources coloniales hébergées aux archives d’Ibadan, Abeokuta, Kaduna (Nigeria) et Kew Garden (rapports de conférences constitutionnelles, rapports sur les activités féminines, archives du Colonial Office et du Foreign and Commonwealth Office), sur une riche littérature grise consultée dans diverses bibliothèques au Nigéria, aux États-Unis et en Angleterre (petits écrits publiés en tirage limité, brochures, magazines des mouvements…) et sur plusieurs archives privées des militantes conservées au Nigéria et largement inédites (écrits militants, rapports de meetings des mouvements, correspondances officielles et personnelles, manifestes et constitutions militants, journaux de bord des associations, coupures de presse, documents visuels…). Ces documents sont mis en regard avec une cinquantaine d’entretiens avec les anciennes militantes et leurs familles.
À la croisée entre histoire africaine, études de genre et sociologie des mouvements sociaux, cette thèse se penche sur la place que ces mouvements ont envisagée pour les femmes au sein du pays (colonie puis Nigeria indépendant), sur les droits qu’ils ont réclamés, et sur les chemins collectifs empruntés pour les obtenir. Cette étude propose ainsi une analyse inédite d’engagements pour l’éducation des filles (1940-1990), combats suffragistes (années 1950-1970), de demandes liées aux quotas de genre (1950-1990), de revendications pour la légalisation de l’avortement (1980-1990), de luttes pour une réforme du droit familial et du planning familial (1980), de contestations pour des réformes économiques en faveur des femmes (1940-1980). Cette recherche enquête aussi sur les réponses (ou l’absence de réponses), de la part de l’administration coloniale britannique d’abord et de l’État nigérian ensuite, afin de mettre en évidence les causes expliquant le devenir des combats menés, qu’ils aient abouti à des avancées ou non. Les interactions associations-État nigérian permettent d’établir des liens entre les succès et les déceptions, d’identifier les militantes qui y ont participé, leurs modes d’action, leurs idéologies, les opportunités politiques et les réactions de leurs adversaires. La majorité des revendications destinées à briser le moule d’un univers genré uniquement au masculin ont échoué. Les mouvements qui ont réussi à se faire entendre y sont parvenus en présentant un discours différentialiste. Analyser ces revendications sur cinquante ans d’histoire, permet ainsi de souligner les phénomènes de domination politique auxquels les militantes sont soumises, les difficultés de certaines voix et mobilisations à se faire entendre, ainsi que les détours qui leur sont nécessaires pour négocier de nouveaux champs du possible.
En suivant les parcours biographiques militants, ce travail amène également à considérer l’internationalisation de ces mouvements et son impact sur les mobilisations internes. Cette thèse contribue ainsi à souligner l’importance d’ouvrir des brèches dans le compartiment étanche dans lequel les mouvements féminins en Afrique semblent souvent encapsulés. La production intellectuelle et les actions de mouvements étudiés se forment simultanément en réaction ou en continuité avec des mouvements féminins d’autres pays (africains, du Moyen-Orient, occidentaux). L’analyse de ces circulations permet d’écrire une histoire des engagements féministes qui, d’une part, redonne aux actrices des Suds leur place dans l’histoire internationale du féminisme, et d’autre part, rejette une « ultra-localisation » de l’engagement, en insistant sur les circulations et les points de contact. Ainsi, cette étude renouvelle l’histoire mondiale des féminismes, invitant à un décloisonnement géographique de la littérature féministe qui peine encore à prendre en compte les histoires, les modes d’actions, les revendications et les apports intellectuels des mouvements féminins de l’Afrique subsaharienne.
Au-delà des succès et des échecs de ces mouvements, cette thèse intervient pour les replacer dans une histoire nigériane plus large, sans tomber dans les écueils d’une histoire uniquement institutionnelle. À rebours des analyses qui ont présenté ces mouvements comme des groupes hermétiques, et de celles qui dessinent une politique nationale au neutre masculin, l’analyse des allers-retours entre les mouvements féminins et l’État permet d’étudier le genre de la politique et de la citoyenneté au Nigéria. Partant des histoires reléguées à la marge et les mêlant à d’autres, plus connues, j’ai voulu écrire une histoire socio-politique du pays qui s’insère dans les grands mouvements nationaux et internationaux de son époque, mais qui présente aussi des reliefs singuliers. Cette histoire s’achève alors en 1994, au lendemain de l’instauration du régime de Sani Abacha, quand cette forme organisationnelle s’essouffle, non sans avoir entre temps fait bouger les lignes de l’histoire sociopolitique du pays.