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Chroniques scientifiques
Comptes rendus

Baptiste Brun, Jean Dubuffet et la besogne de l’art brut : critique du primitivisme

Dijon, Les presses du réel, coll. « Œuvres en sociétés », 2019
Giordana Charuty
p. 205-206
Référence(s) :

Baptiste Brun, Jean Dubuffet et la besogne de l’art brut : critique du primitivisme. Dijon, Les presses du réel, coll. « Œuvres en sociétés », 2019.

Texte intégral

1Beaucoup a déjà été écrit à propos de Jean Dubuffet et de l’invention de l’art brut. Pourtant, ce livre, qui se propose de revisiter la naissance de ce que son introducteur, souligne Baptiste Brun, nommait « art Brut », se distingue d’emblée par un geste qui prend à rebours les analyses les plus récurrentes : explorer les moyens mis en œuvre par le peintre pour produire, non une adhésion, mais une critique du paradigme primitiviste reformulé dans les années 1930, afin de défaire une « illusion d’optique » à travers sa « mise au pire » selon une expression chère à Dubuffet (p. 18). Pour conduire sa démonstration, l’auteur se concentre sur les commencements, à savoir les années 1945-1951, avec une ouverture vers les antécédents de l’entre-deux-guerres. L’analyse procède par un va-et-vient entre les créations de Dubuffet, ses écrits et les projets abandonnés, en explorant méthodiquement toutes les archives disponibles, pour réintégrer des pans entiers de son activité jusqu’ici négligés. Montrer comment le peintre excède volontairement le modèle primitiviste, qui s’était mis en place au tournant du xxe siècle, consiste alors à décrire avec rigueur le déplacement systématique des repères opéré aux frontières des savoirs qui définissent de nouvelles catégories d’art pour se constituer en disciplines scientifiques. C’est le cas de la préhistoire, la psychologie, la psychiatrie qui tout en se constituant en sciences humaines, définissent un « art » spécifique (art préhistorique, art des fous, art enfantin). Au terme de cette démonstration conduite avec l’exigence, la patience et la modestie du chercheur, c’est une nouvelle généalogie de l’art brut qui nous est proposée.

2Les premières œuvres exposées par Jean Dubuffet, au lendemain de la Seconde Guerre, réactivent un discours primitiviste ambivalent chez les critiques d’art. Mais il s’agit là, soutient l’auteur, d’un effet volontairement produit pour ruiner un paradigme que récuse l’artiste. C’est à travers un livre – L’Art primitif de Georges-Henri Luquet – que Dubuffet a commencé à s’y intéresser. Parue 1930, il s’agit de la première étude d’ensemble, après celles consacrées à l’art enfantin et à l’art préhistorique. Bataille en a salué l’importance, dans sa revue Documents, sans en partager les thèses qu’il critique. « Art primitif » a, chez Luquet, un sens purement chronologique et se caractérise, on le sait, par le réalisme intellectuel, une catégorie qui inscrit le processus de figuration dans une perspective évolutionniste, tributaire de la fonction mimétique que l’on attribue à l’art. Dubuffet met sciemment en œuvre ce mode de figuration dans son travail d’artiste – il collectionne alors les dessins d’enfant – tout en déplaçant le paradigme de l’éloignement dans l’espace et dans le temps qui le sous-tend. Retenons, en particulier, la belle analyse de la Vénus du trottoir (1946), titre donné par l’ami Georges Limbour, mais que Dubuffet a baptisée, pour sa part, Kamenaia Baba, « Femmes de pierre », en s’inspirant de deux articles d’Alfred Salmony parus en 1932 dans les Cahiers d’art que le peintre a pu découvrir chez Charles Ratton en décembre 1945. Reconstituer minutieusement le sens de cette nomination permet à Baptiste Brun de nous donner à voir le jeu sur la forme, la matière, la couleur, le nom, afin de produire un équivalent de ces statues de pierre de la steppe eurasiatique qui illustraient les articles de Salmony et ouvraient en 1937 la section Europe au musée de l’Homme. Elles introduisaient du « nègre » dans l’espace eurasiatique, écrivait Salmony, mais « sans nègre » ajoute l’auteur, autant dire du sauvage presque chez soi (p. 82-89). Pour l’artiste, à la recherche d’une nouvelle matière, mélanger toutes sortes d’éléments à la peinture pour donner l’impression tactile de matière brute, retrouver l’usage de l’incision et du graffiti n’équivaut pas à réhabiliter un primitif atemporel mais à revaloriser des techniques également légitimes.

3Pour substituer l’ « homme du commun » à l’homme primitif, c’est bien la matière qui se charge désormais de primitivité, comme le montrent les belles pages consacrées à l’intérêt réciproque que se portent Gaston Bachelard et Jean Dubuffet et que traduit la série des Hautes Pâtes commencée en 1945 (p.116). De même, sont minutieusement reconstitués les échanges avec l’écrivain et poète René de Solier, au printemps 1944, autour de productions mineures et de l’exercice partagé du regard, à même la rue, qui inaugure une pratique de recherche de documents avant l’invention de l’art brut (p. 120). Si la découverte des photographies et des propos de Brassaï nourrit l’intérêt de Dubuffet pour les graffiti, ceux-ci sont, pour lui, l’incarnation de cette fiction conceptuelle – l’homme du commun – qui joue un rôle central pour défaire le paradigme primitiviste, lorsque Dubuffet est lui-même reconnu comme un artiste. Cet « archétype...utopique » (p.146), comme il le désigne, nourrit un art libertaire soutenu par de grandes figures de la résistance intellectuelle, tels Jean Paulhan et Pierre Seghers. Là encore, Baptiste Brun s’attache à des œuvres peu commentées, comme l’ouvrage cosigné avec Paulhan, La Métromanie ou les dessous de la capitale, (1949-1950), où se donne à voir une posture partagée d’ethnographe explorant les dessous de la ville. Baptiste Brun revient sur un texte, L’Avant-projet d’une conférence populaire, écrit en 1945 pour une manifestation publique qui n’aura pas lieu, et publié l’année suivante dans Prospectus aux amateurs en tout genre (1946). Il y commente le choix des œuvres qui devaient illustrer l’Avant-projet, détaillant tous les arguments du rejet de l’idée de primitivité en art qui rejoignent la critique de Bataille au livre de Luquet.

4Le terme « art brut » met ainsi un nom sur des prospections commencées entre l’été et l’hiver 1945. L’analyse des étapes qui l’ont forgé, entre 1945 et 1948, montre bien qu’il ne s’agit pas du simple prolongement de la catégorie d’« art des fous », comme le veut encore trop souvent l’historiographie contemporaine. Sont rétablis les rôles respectifs de Paul Eluard, d’Anatole Jakosky et du peintre Jean-Michel Atlan, qui a séjourné à l’hôpital Sainte-Anne durant la guerre pour échapper aux persécutions, et ceci avant même le fameux voyage en Suisse de l’été 1945, où ces prospecteurs s’intéressent tout autant aux ex-voto du Tessin, aux reliques fribourgeoises, aux masques du Lötschental qu’aux décors des chalets valaisans. Quant au réseau de coopération qui se met en place entre 1945 et 1947, il repose à la fois sur des compétences distinctes – psychiatrie, ethnographie, art – et sur des collaborateurs qui sont au carrefour de plusieurs domaines d’expertise, tels le psychiatre Gaston Ferdière et Eugène Pittard, directeur du musée d’Ethnographie de Genève. Baptiste Brun donne tout son sens au geste de Dubuffet – « je ne veux pas commencer avec mes fous... car je pense qu’il n’y a pas d’art des fous » – lorsqu’il programme en 1946 Les Cahiers de l’art brut, chez Gallimard, alors que les médecins de Sainte-Anne préparent une exposition (p. 231). Il s’agit de mettre en crise les nouvelles catégories et les certitudes du monde de l’art. Avec la création de la Compagnie de l’art brut au printemps 1948 et la collaboration d’André Breton, la « société de recherches et d’études » qui se met en place systématise ses procédures d’investigation. Le minutieux commentaire d’une brochure toujours citée, la Notice sur la Compagnie de l’art brut (1948), rédigée sur la suggestion de Charles Ratton et adressée à de nombreux correspondants, montre les affinités avec les méthodes de collecte ethnographique : définir un objet, identifier des informateurs potentiels auxquels on donne des instructions pour produire des documents à valeur de preuve (p. 269). À l’appui de cette dimension d’activité de recherche très concrètement décrite, Baptiste Brun note la constitution d’archives, la création d’instruments pour des prospections internationales, l’intense travail de lecture et de recherches bibliographiques, enfin la centralité du travail de documentation photographique (p. 283).

  • 1 Almanach de l’art brut, de Jean Dubuffet et alii. édition établie et présentée sous la direction de (...)
  • 2 Elle sera publiée, avec des remaniements, à l’occasion d’une exposition d’œuvres de Fleury-Joseph C (...)

5Comment éclairer, dans cette perspective, la rupture si souvent commentée entre Jean Dubuffet et André Breton ? Les raisons le plus souvent données en font une divergence d’idées au sujet de l’art des fous. Baptiste Brun insiste plutôt sur la défiance du peintre à l’encontre d’un risque d’absorption dans la « tradition » surréaliste que représente André Breton mais il apporte, surtout, une connaissance plus fine des projets partagés. Le choix des objets retenus pour l’exposition de septembre 1948 au pavillon Gallimard où le Foyer de l’art brut est installé depuis l’été, pose certainement la question du peu d’intérêt plastique, aux yeux de Dubuffet, des expositions d’art « morbide » ou « psychopathologique ». Mais on retiendra avant tout l’analyse détaillée du travail préparatoire à un projet arrêté – Almanach de l’art brut, aujourd’hui coédité par Baptiste Brun1. On découvre ainsi tout ce que la « notice sur Joseph Crépin », écrite par Breton, doit aux sollicitations du peintre qui s’efforce d’orienter l’écrivain vers cette sorte d’enquête ethnobiographique qu’il mettra lui-même en œuvre quelques années plus tard2. Remis en contexte, on mesure mieux aussi en quoi le très célèbre L’Art des fous, et la clé des champs, qui sera finalement publié dans Les Cahiers de la Pléiade à l’hiver 1948-1949, pouvait alors constituer une menace pour Dubuffet.

6La complexité des liens de cette entreprise avec l’ethnographie constitue, sans doute, la principale découverte de cette attention aux jeux d’inclusion et d’exclusion d’artefacts hétérogènes qu’opère Dubuffet pour mettre en crise les catégories instituées de l’art. La tentation de l’exotique s’impose de multiples façons au peintre, qu’il s’agisse de sa découverte des peintures à la colle de Quadour Douida, un « indigène d’une lointaine oasis du Sahara », rencontré au cours de ses voyages dans le Sud algérien ; qu’il s’agisse des dessins de Somuk que le missionnaire et ethnographe Patrick O’Reilly lui fait découvrir, ou des peintures de Lubacki, un « indigène du Congo belge », qui devrait faire l’objet d’une monographie d’Eugène Pittard ou des masques du Lötschental et des objets d’art populaire du MNATP qu’il visite avec Suzanne Tardieu et Georges-Henri Rivière. C’est le regard de Dubuffet qui fait de Somuk un artiste et ce sont ses propos qui inspirent à O’Reilly sa critique du primitivisme. Pour autant, Somuk ne pourra entrer dans le répertoire de l’art brut dès lors que ses œuvres sont reliées, par l’ethnographe, à un univers culturel. De même, les masques suisses ne peuvent y être inclus dès lors que leur fabrication devient une tradition artisanale. En revanche, si les étonnants outils sculptés de Xavier Parguey peuvent être retenus, c’est précisément parce qu’ils mettent en crise l’adéquation de la forme et de l’usage qui définit pour Georges-Henri Rivière l’art populaire ; quant aux cornes gravées des bergers, dont les motifs sont si proches de ceux que l’on peut trouver sur des objets kanaks, Dubuffet peut les retenir car ils affirment, à ses yeux, une irréductible individualité. Ce faisant, les artefacts de l’art brut sont autant d’opérateurs pour jeter le doute sur les catégories instituées de l’art primitif, de l’art des fous, de l’art populaire.

7De la même façon, l’attention aux objets exposés et leur mise en relation avec des textes si souvent cités hors de leur contexte – tel L’Art brut préféré aux arts culturels qui introduit le catalogue de l’exposition « Art brut » à la galerie René Drouin en octobre 1949 – permettent de mieux caractériser ce que les ouvrages rassemblés ont de commun : rendre inopérantes les catégories descriptives des critiques et donner à voir « l’ouvrage en train de se faire », autant dire redéfinir le pouvoir d’évocation de l’œuvre, selon la belle formule de Dubuffet, « le spectateur re-agit l’ouvrage » (p. 457). Affirmer la nécessité d’une autre généalogie de l’art brut revient alors à proposer une filiation d’attitude avec le surréalisme ethnographique de Bataille et de la revue Documents. À l’appui de cette lecture, Baptiste Brun revient sur les trois voyages effectués par Dubuffet en Algérie, non pour faire de lui un ethnographe, mais pour souligner le geste de détournement qu’opérait, là encore, l’artiste : une ethnographie à son seul usage.

8On l’aura compris, la lecture de ce livre est passionnante d’un bout à l’autre. Avec rigueur et fermeté, l’auteur retourne aux documents, aux archives, relit les correspondances, confronte les dates et les textes, rétablit des contextes. Il faut savoir gré à Baptiste Brun de nous avoir restitué la singularité, la complexité et la richesse d’un moment critique que l’on croyait, à tort, bien connu et dont on ne peut saisir la force et la cohérence qu’en rétablissant la continuité des liens entre ses divers registres expressifs : des projets, des œuvres, des objets, des écrits.

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Notes

1 Almanach de l’art brut, de Jean Dubuffet et alii. édition établie et présentée sous la direction de Sarah Lombardi et Baptiste Brun, en collaboration avec Vincent Monod, Lausanne/Milan, Collection de l’art brut/SIK-ISEA/5 Continents éditions, 2016.

2 Elle sera publiée, avec des remaniements, à l’occasion d’une exposition d’œuvres de Fleury-Joseph Crépin, en 1954.

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Pour citer cet article

Référence papier

Giordana Charuty, « Baptiste Brun, Jean Dubuffet et la besogne de l’art brut : critique du primitivisme »Gradhiva, 34 | 2022, 205-206.

Référence électronique

Giordana Charuty, « Baptiste Brun, Jean Dubuffet et la besogne de l’art brut : critique du primitivisme »Gradhiva [En ligne], 34 | 2022, mis en ligne le 21 septembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/gradhiva/6683 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gradhiva.6683

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Auteur

Giordana Charuty

giordana.charuty[at]gmail.com

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