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2022

Pierre-Frédéric Charpentier, « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » Valentin Feldman (1909-1942)

Paris, CNRS Éditions, 2021, 330 p.
Zoé Grumberg
Référence(s) :

Pierre-Frédéric Charpentier, « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » Valentin Feldman (1909-1942), Paris, CNRS Éditions, 2021, 330 p.

Texte intégral

1« Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » Cette phrase, prononcée le 27 juillet 1942 par le philosophe et résistant Valentin Feldman aux soldats allemands lors de son exécution au Mont-Valérien, est l’une des plus célèbres de la Résistance. Paul Éluard la restitue dans L’Éternelle Revue dès juillet 1944. Elle est reprise, le 8 mai 1945, par Maurice Schumann, le porte-parole de la France libre, dans une allocution radiodiffusée (p. 282). Elle passe ensuite à la postérité sous diverses plumes qui la citent de manière parfois déformée au cours du temps. Le nom de son auteur est lui aussi célébré. Les communistes font de lui un héros, dès le début 1944, en le nommant parmi les intellectuels exemplaires dans les Cahiers du communisme. Dans les années d’après-guerre, son nom est régulièrement cité dans les hommages émanant des intellectuels du Parti communiste français (PCF). Maurice Thorez lui-même mentionne Valentin Feldman en 1946, lors d’un discours solennel prononcé à Rouen, en hommage à la Résistance normande à laquelle a participé le philosophe (p. 283-285). En dehors de la sphère communiste, Valentin Feldman reçoit, en juin 1946, la médaille de la Résistance avec palmes à titre posthume. En 1947, il est cité à l’ordre du corps d’Armée. À partir de 1948, son nom apparaît sur les murs du Panthéon aux côtés des écrivains morts pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais qui est Valentin Feldman ? Quelle est son histoire ? Si son dernier cri est devenu mythique dans l’histoire de la Résistance, il a toutefois éclipsé l’histoire de son auteur. C’est ce constat qui a conduit l’historien Pierre-Frédéric Charpentier à s’y intéresser.

2Le chercheur s’est toutefois très vite heurté « aux lacunes d’une existence courte et cependant mouvementée, et dont la connaissance des treize premières années, par exemple, tenait à un unique témoin – sa mère Esther – dont le récit s’avérait triplement marqué, autant que déformé, par la rétrospection, la fragmentation et la déploration » (p. 12). La disparition des témoins compliquait aussi la tâche. Une première approche consista à revenir à l’œuvre de Valentin Feldman, qui publia de nombreux articles et un ouvrage en 1936 : L’Esthétique française contemporaine. La lecture du Journal de guerre (1940-1941) du philosophe, exhumé en 2006, permit à Pierre-Frédéric Charpentier de rassembler des informations sur l’expérience de guerre de Feldman jusqu’à son entrée en clandestinité. Mais comment reconstituer le reste de sa vie ? La rencontre avec sa fille, Léone Teyssandier-Feldman (1934-2012), a été déterminante : elle lui donna accès à des documents inédits et répondit à ses nombreuses questions.

3L’ouvrage est constitué de treize chapitres chronologiques, qui suivent la vie, la trajectoire intellectuelle et politique et la mémoire de Valentin Feldman. Les deux premiers chapitres couvrent la période 1909-1922, c’est-à-dire l’enfance de Feldman en Europe orientale. Né en 1909 à Saint-Pétersbourg, Valentin Feldman est le fils de Liev Feldman et Esther Chechtmann, originaires d’Odessa et de ses environs et issus de familles juives aisées, cultivées et laïques (chapitre 1). Le 20 juin 1916, Liev Feldman trouve la mort dans le naufrage du navire qui devait lui permettre de rejoindre sa femme et son fils à Kherson, près d’Odessa, où ils étaient en vacances. Désormais seuls, Valentin et sa mère s’installent à Kherson, auprès de la famille Chechtmann. Esther est alors contrainte de travailler pour subvenir à leurs besoins. La guerre civile qui suit la Grande Guerre fragilise leur situation : tenaillés par la faim et le froid, ils craignent de tomber malades et n’ignorent pas les massacres qui touchent les communautés juives, autour de Kiev notamment. S’ils sont épargnés par la guerre civile, le contexte politique les conduit à prendre le chemin de l’exil. Ils quittent Kherson le 24 juin 1922 et, après plusieurs étapes, arrivent en France en octobre (chapitre 2).

4Les chapitres 3 à 6, qui portent sur les années 1922 à 1937, sont consacrés à la formation intellectuelle du jeune Valentin Feldman qui vit à Paris avec sa mère dans une certaine précarité. Scolarisé au lycée Henri-IV, par le hasard de l’affectation sectorielle, Valentin Feldman se révèle être un excellent élève, très travailleur, comme l’illustre la rapidité avec laquelle il maîtrise le français. Il rencontre des professeurs qui le marquent (Georges Lefebvre, Édouard Maynial, Justin-René Chevaillier) et il s’entoure d’un groupe d’amis, notamment Lazare Fuchsmann, issu d’une famille juive d’Ukraine ayant connu la même trajectoire que celle de Valentin, qui devient instituteur en 1935 et militant communiste. En 1927, Valentin termine sa scolarité à Henri-IV par un beau succès : outre l’obtention de plusieurs prix et l’inscription au tableau d’honneur, il reçoit le premier prix de philosophie au Concours général (chapitre 3). À la Sorbonne, où il commence ses études supérieures, il rencontre le mentor de sa vie, Victor Basch, universitaire spécialiste d’esthétique qui lui permet très vite de collaborer à plusieurs revues. Ces années sont aussi celles de la construction du réseau professionnel du jeune philosophe, qui fait de nombreuses rencontres, dont celle de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir (chapitre 4). Dans les deux chapitres suivants, consacrés aux années 1931-1934 et 1934-1937, on découvre la pensée philosophique en construction de Valentin Feldman, à partir de l’analyse d’un certain nombre de ses publications de l’époque sur l’esthétique. C’est aussi dans les années 1930 qu’il rencontre celle qui devient sa femme, Marie-Anne (dite Yanne) Comiti, une étudiante en philosophie, issue d’une famille catholique corse. Fiancés en 1932, ils se marient le 19 août 1933 et donnent naissance à une fille en 1934.

5Les chapitres 7 à 11 constituent un troisième ensemble, portant sur l’engagement de Valentin Feldman à partir de 1937. C’est en effet à cette date que le philosophe et sa femme prennent leur carte au PCF, en réaction aux enjeux de l’époque (nazisme, guerre d’Espagne, déception face au gouvernement de Front populaire de Léon Blum) et influencés par le réseau intellectuel dans lequel ils évoluent. Alors enseignant à Fécamp, Valentin y milite dans la section locale (chapitre 7). Lorsqu’éclate la guerre le 1er septembre 1939, sous le choc des évènements et du pacte germano-soviétique, Valentin Feldman, qui a été réformé en raison de ses problèmes cardiaques, décide de s’engager volontairement. C’est dans les Ardennes qu’il commence la rédaction de son Journal de guerre, précieux document pour l’historien (chapitre 8). Les chapitres 9 et 10 sont consacrés à son retour à la vie civile après sa démobilisation le 31 juillet 1940. À Rouen où il est installé avec Yanne, il ne supporte pas la présence physique de l’occupant. Très vite, il est confronté à l’antisémitisme et au statut des Juifs publié en octobre 1940. Agrégé depuis 1939, après une dizaine de tentatives, il risque de perdre son poste dans la fonction publique. Faute d’une décision immédiate, il part enseigner à Dieppe à la mi-octobre 1940. Très vite, il effectue des missions de liaison secrète entre Dieppe et Rouen, où Yanne réside toujours. Il participe aux réflexions autour de La Pensée libre clandestine, la grande revue de résistance intellectuelle au nazisme, qui ne publie que deux numéros. Il intègre aussi un réseau de l’Organisation spéciale (OS) et est chargé, avec une jeune institutrice de 19 ans, de faire paraître un journal clandestin bimensuel (L’Avenir normand). Entre-temps, le second statut des Juifs le rattrape et il doit cesser ses fonctions à la mi-août 1941. Il continue par ailleurs ses activités résistantes, avec la parution d’un deuxième périodique clandestin, Front national.

6Son journal de guerre s’arrête toutefois à l’hiver 1941, ce qui complique l’écriture de la suite de l’histoire. On sait qu’il retourne à Rouen, où il loge chez le couple Papy. Frustré d’agir surtout sur le plan de la propagande et de la formation idéologique des jeunes recrues, Valentin Feldman souhaite s’engager dans l’action directe et dans les attentats. C’est à la suite de plusieurs actions à Rouen (slogans sur les murs d’une caserne, envoi d’un pavé dans la vitrine d’un photographe collaborationniste, participation supputée à un groupe de combat) et de son introduction avec d’autres hommes dans une usine de métaux légers pour les avions de la Luftwaffe où ils ont placé une bombe, qu’il est arrêté le 5 février 1942. Les circonstances de son arrestation restent toutefois obscures. Condamné à mort après un procès, cinq mois d’isolement et des recours malheureux de son réseau amical et professionnel ainsi que de son ex-femme (ils ont divorcé pour les protéger, elle et sa fille, de la persécution raciale), il est exécuté le 27 juillet 1942. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage (chapitres 12 et 13), qu’il aurait pu être intéressant de problématiser davantage, notamment autour du concept de mémoire collective, reviennent sur la mémoire du philosophe résistant depuis sa mort jusqu’à nos jours.

7Dans cette biographie, Pierre-Frédéric Charpentier parvient à historiciser et surtout à incarner une phrase devenue un symbole de la Résistance. Il donne à voir la vie d’un philosophe, à la fois immigré, juif et communiste, dont la trajectoire d’immigration est révélatrice de l’histoire mouvementée de l’Europe du premier XXe siècle. Appartenant à l’intelligentsia juive d’Europe orientale ayant grandi en partie à Saint-Pétersbourg, Valentin Feldman vit toutefois une expérience d’immigration différente de la plupart des Juifs d’Europe orientale arrivés en France dans les années 1920 et 1930. Ces derniers, installés dans les quartiers de Belleville et Ménilmontant où ils travaillent dans des petits ateliers, évoluent en effet dans un milieu essentiellement yiddishophone. À travers la trajectoire de Feldman en France, Pierre-Frédéric Charpentier fait renaître un milieu intellectuel français dynamique et varié, au sein duquel a évolué un jeune intellectuel juif et immigré dont la mémoire fut trop vite occultée, même si certains philosophes comme Vladimir Jankélévitch ne cessèrent de lui rendre hommage.

8Spécialiste d’histoire des intellectuels, Pierre-Frédéric Charpentier est parfois moins convaincant dans l’analyse de l’engagement politique et résistant. La question de l’engagement au PCF (particulièrement chez quelqu’un dont la mère avait fui devant l’avancée des bolcheviques en 1922), comme celle de savoir comment et jusqu’à quel point Valentin Feldman était un intellectuel stalinien dans les années 1930 (p. 141) auraient gagné à être envisagées au prisme de la littérature sociologique et historique sur l’engagement et le désengagement militants et sur les identités communistes. Si Gide a effectivement rompu avec le PCF à la suite de son voyage en URSS en 1936, Feldman n’a pas eu l’occasion de faire un tel voyage et Pierre-Frédéric Charpentier indique à juste titre que le philosophe ignore que des membres de sa famille sont alors victimes de la répression politique (p. 143). Or, les intellectuels et militants du PCF ont longtemps fermé les yeux – y compris après le rapport Khrouchtchev de 1956 – face à ce qu’il se passait en URSS, quand celles et ceux ayant l’occasion de voir et de vivre le socialisme « réel » ont pu revenir désenchantés. En ce qui concerne la Résistance, l’hypothèse de l’auteur selon laquelle les risques pris par Feldman s’expliqueraient notamment par son désespoir de voir son couple se déliter ne convaincra pas tout le monde (p. 253-254). Il y aurait ici matière à une belle réflexion sur les ressorts de l’engagement résistant et sur les multiples formes de la Résistance. Le prestige et l’impact concret de l’action armée, par rapport au travail de propagande pourtant fondamental, ont pu conduire un intellectuel peu sportif et peu accoutumé à l’action armée à prendre des risques. La mise en perspective de la représentation virile de la Résistance armée et de celle des Juifs perçus comme des intellectuels efféminés (une représentation à caractère antisémite que l’auteur mentionne d’ailleurs dans l’ouvrage) aurait aussi pu être convoquée, qu’il s’agisse d’un ressort conscient ou inconscient chez Valentin Feldman. Enfin, mentionnons la conscience potentielle du sort réservé aux Juifs dans l’Europe nazie – même avant la rafle du Vel d’Hiv de juillet 1942 – et la volonté d’abattre physiquement un ennemi mortel. À cet égard, la comparaison avec les jeunes juifs des FTP-MOI, issus d’un milieu plus prolétaire, aurait pu apporter à la réflexion : ils ont eux aussi pu faire preuve d’une certaine insouciance face au danger, liée notamment à leur jeunesse, mais pas uniquement. Toutefois, les lacunes des sources (il n’existe par exemple pas de questionnaire biographique de Feldman dans les archives du PCF, le journal de Feldman s’interrompt en 1941 et la clandestinité produit naturellement peu d’archives) expliquent en grande partie ces quelques frustrations, qui ne remettent pas en cause la qualité de cet ouvrage et le beau projet de son auteur : redonner vie à un intellectuel résistant, juif et communiste, trop longtemps effacé derrière son dernier cri.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Zoé Grumberg, « Pierre-Frédéric Charpentier, « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » Valentin Feldman (1909-1942) »Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 04 janvier 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/histoirepolitique/2224 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.2224

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Auteur

Zoé Grumberg

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