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Le Point Sur

« De la brousse aux bidonvilles » : quand Le Monde livre un tableau de l’immigration subsaharienne (mai 1973)

Yvan Gastaut
p. 71-72

Résumé

Dans une série d’articles consacrés à l’immigration subsaharienne parus dans Le Monde en mai 1973, le journaliste Jean-Claude Guillebaud enquête sur la noria, le mouvement pendulaire qui caractérise les migrations de l’époque.

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Texte intégral

1Pendant longtemps, dans ses colonnes, le quotidien Le Monde a proposé des enquêtes en plusieurs volets. L’ambition était d’approfondir des sujets d’actualité, de nourrir la réflexion du lecteur, souvent à travers le reportage d’une équipe ou d’un envoyé spécial. En 1973, la question de l’immigration est à plusieurs reprises l’objet de ces enquêtes à épisodes lancées en « une » et dont la lecture se poursuit dans les pages intérieures du quotidien, preuve de l’importance du thème cette année-là. Ainsi, par exemple, le géographe aux positions ambiguës Georges Mauco avait proposé trois volets sur « Les travailleurs immigrés » du 23 au 25 mars. Quelques semaines plus tard, comme une suite, du 18 au 22 mai, quatre copieux articles intitulés « De la brousse aux bidonvilles » s’intéressent aux flux de travailleurs africains vers la France. Ils sont environ 70 000 en France à cette époque, venus de divers pays de l’Afrique principalement francophone, et plus particulièrement d’anciens territoires coloniaux.

2La démarche est intéressante : il s’agit de suivre l’itinéraire des migrants depuis leur pays d’origine jusqu’en France ou, plus précisément, leur va-et-vient. L’auteur de cette série est Jean-Claude Guillebaud, né en 1944, alors jeune grand reporter au Monde depuis 1972 après avoir obtenu le Prix Albert Londres. Il choisit de faire l’expérience avec quelques-uns de ces travailleurs du « grand voyage » vers la France depuis le Mali, la Mauritanie ou le Sénégal. Pour cela, il s’est rendu pendant plusieurs jours dans la haute vallée du fleuve Sénégal parmi les populations Soninké qui représentent un contingent important des flux subsahariens vers l’Hexagone. Pour le premier épisode, le journaliste livre le fruit de son enquête au Sénégal, à Golmy (qui signifie « travail »), agglomération de 2 000 habitants parmi lesquels 300 hommes émigrés en France, souvent pour y devenir OS chez Renault. Une bonne partie d’entre eux vivent dans un même foyer situé dans le 13e arrondissement, au 156 rue Léon Maurice Nordmann, devenu une sorte de second Golmy transplanté à Paris. Le journaliste montre comment la migration polarise toutes les attentions du village : Paris est de toutes les discussions entre ceux qui en reviennent et qui vont repartir, ceux qui rêvent d’y aller et celles et ceux qui vivent des apports financiers de la migration. Depuis, notamment, la fin des années 1950, au sein de chaque famille de Golmy, au moins une ou plusieurs personnes ont connu ce « grand voyage » qui se poursuit en ce début des années 1970.

3Dans le deuxième volet, publié le 19 mai, Jean-Claude Guillebaud s’intéresse aux mécanismes de recrutement qui contournent toute législation, n’hésitant pas à évoquer une « traite des noirs » en mettant en lumière un « système » avec une kyrielle de « trafiquants » et de « filières » prenant part à une immigration illégale sur laquelle tout le monde ferme les yeux. Troisième temps, Jean-Claude Guillebaud est de retour à Paris où il dresse un tableau richement documenté de la vie quotidienne de ces Soninké déracinés. Difficultés de logement dans les foyers insalubres, travail pénible, désillusions sur l’accueil, voire racisme, mais aussi la débrouille, les solidarités communautaires, les visites au marabout et surtout le sentiment d’être utile à leur famille en envoyant régulièrement des mandats par la poste : tel est le sort peu enviable de ceux qu’à Golmy on nomme les « Parisiens » comme s’ils étaient des nantis. Pour le dernier chapitre, publié le 22 mai, Jean-Claude Guillebaud nourrit la réflexion sur la notion de « circuit fermé » que représente cette « noria » de la migration africaine vers la France. Il y est question d’exploitation capitaliste, de déshumanisation, de rêve brisé, avec un dessin de Plantu à l’appui montrant un Africain en homme-sandwich écrasé sous sa pancarte publicitaire pour le « Paris-Folie » et le « Paris by Night » des touristes.

4En matière d’immigration comme dans d’autres domaines, le lecteur comprend que les relations entre la France et les pays africains sont fondées sur une base néocolonialiste sur fond d’exploitation capitaliste. C’est ce que dénonce à l’époque l’une des figures de l’Union générale des travailleurs sénégalais (UGTS), créée en France en 1961 au temps des Indépendances, Sally N’Dongo (1924-2001), connu à l’époque pour ses écrits dénonciateurs de cette nouvelle traite des Noirs, avec les ouvrages Coopération et néocolonialisme en 1972 ou Voyage forcé en 1975, publiés tous deux chez Maspero.

5Alors que Jean-Claude Guillebaud proposera début juillet une nouvelle enquête, cette fois-ci sur les Harkis, cette série d’articles du Monde est significative des interrogations de l’époque, celle d’avant la crise économique. L’immigration est analysée comme système en soi qui profite à la France mais aussi aux populations africaines qui en tirent parti. Il n’est ni question de chômage et encore moins d’intégration, l’horizon reste encore le retour au pays pour ces hommes célibataires. Au point de devenir un stéréotype, cette mécanique huilée si bien décrite avec la volonté de la comprendre mais aussi de la dénoncer est le reflet d’une partie de la réalité, pas forcément de toutes les réalités, des immigrations en provenance du continent africain.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yvan Gastaut, « « De la brousse aux bidonvilles » : quand Le Monde livre un tableau de l’immigration subsaharienne (mai 1973) »Hommes & migrations, 1330 | 2020, 71-72.

Référence électronique

Yvan Gastaut, « « De la brousse aux bidonvilles » : quand Le Monde livre un tableau de l’immigration subsaharienne (mai 1973) »Hommes & migrations [En ligne], 1330 | 2020, mis en ligne le 03 janvier 2023, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/11457 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.11457

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Auteur

Yvan Gastaut

Historien, maître de conférences, Unité de recherches Migrations et société (Urmis), Université Côte d’Azur, membre du comité de rédaction de la revue Hommes & Migrations.

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