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Éclairages
Le Chili s’est-il réveillé ? Changements et continuités dans le Chili post-2019

Entre plurinationalité et autonomie. Les peuples autochtones dans le système politique chilien (2019-2022)

Pablo Barnier-Khawam

Texte intégral

Introduction

1La place des peuples autochtones dans les sociétés latino-américaines a, au moins depuis les indépendances du début du XIXe siècle, oscillé entre assimilation et relégation. À partir du XXe siècle, l’indigénisme introduit des politiques gouvernementales qui, pour la première fois, considèrent la place de l’« Indien » dans la politique latino-américaine. La loi n° 17.729, adoptée en septembre 1972 par le gouvernement de Salvador Allende, en est un bon exemple par sa focalisation sur le développement agraire des peuples autochtones et sa prise en compte de « leur idiosyncrasie et le respect de leurs coutumes ». L’indigénisme en reste cependant au stade de la « manifestation, non d’une pensée indienne, mais d’une réflexion créole et métisse sur l’Indien [qui] décide de son sort en ses lieu et place, selon les intérêts supérieurs de la nation tels que les indigénistes les conçoivent » (Favre, 1996 : 6). Une rupture plus radicale se produit dans les années 1970 et 1980. L’indianisme remplace alors l’indigénisme et confère aux peuples autochtones une idéologie pour revendiquer l’autonomie vis-à-vis d’autres organisations politiques et la formulation de leurs droits propres. Les déclarations de l’organisation mapuche Admapu créée en 1980 pour résister à la dictature d’Augusto Pinochet confirment cette traduction politique de la volonté d’une reconnaissance.

2Au cours de la décennie 1990, les transitions démocratiques introduisent des changements constitutionnels qui entament une période de politiques multiculturelles en Amérique latine. Celle de la société chilienne n’opère, cependant, pas de réformes dans le sens d’une reconnaissance de sa diversité. Les gouvernements de la Concertation ou de droite se cantonnent à des politiques inspirées du multiculturalisme, mais sans inscrire les droits politiques dans la loi et en laissant le marché réguler les problématiques agraires ou de développement. Ils y combinent une politique répressive qui fait des demandes autochtones un enjeu de sécurité dont la réponse implique l’usage d’outils juridiques et policiers exceptionnels, comme la loi de sécurité intérieure de l’État, la loi anti-terroriste, l’état d’exception et un usage disproportionné de la force.

3Dans ce contexte de tension, émerge en octobre 2019 le mouvement Chile despertó qui conteste le modèle néolibéral du système politique chilien hérité de la dictature. Les peuples autochtones n’y participent que marginalement, bien qu’ils aient une présence symbolique au sein des manifestations de Santiago. Le processus constituant auquel le mouvement donne lieu intègre pleinement cette présence. Le projet de Constitution génère cependant une forte opposition notamment à l’encontre des droits qu’il accorde aux peuples autochtones. Son refus le 4 septembre 2022 signe l’échec d’une tentative de transformation de l’État, alors que le gouvernement du président de gauche Gabriel Boric poursuit les politiques de ses prédécesseurs vis-à-vis des peuples autochtones.

Reconnaissance et participation marginale dans le Chile despertó

4Une distinction territoriale caractérise le mouvement social qui débute avec l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro de Santiago et la manifestation du 18 octobre 2019. La concentration administrative du pays fait que l’attention médiatique et politique se focalise sur Santiago, au détriment des territoires plus périphériques qui connaissent également des mobilisations particulièrement importantes une fois rapportées à leur population (Joignant A. et al., 2020 : 8). Selon le recensement de 2017, les trois régions qui réunissent plus de la moyenne nationale des personnes s’auto-identifiant comme autochtones sont justement celles éloignées de Santiago, à savoir la région d'Arica et de Parinacota (nord du pays), l’Araucanie et Aysén (sud du pays). Au niveau national, presque 13 % des habitant.e.s du Chili s’auto-identifient comme autochtones en 2017. La loi autochtone de 1997 reconnaît neuf « ethnies ». Trois peuples – Mapuche, Aymara et Diaguita – représentent 91 % du total de la population autochtone, dont presque 80 % pour les seuls Mapuche.

5Cette distribution périphérique explique en partie le degré de mobilisation des peuples autochtones en 2019. En hausse constante depuis 2011, leurs actions contestataires s’inscrivent dans la durée et anticipent l’« explosion sociale » (estallido social) de 2019. Dans la région de l’Araucanie, les mobilisations mêlent les revendications sociales portées au niveau national avec celle des Mapuche. Plusieurs statues représentant des figures espagnoles et chiliennes de la colonisation des terres du sud sont renversées, comme celle de García Hurtado de Mendoza – gouverneur du Chili de 1556 à 1561 et victorieux du chef guerrier mapuche Caupolicán – à Cañete, au cours d’une marche qui a pour mot d’ordre « le peuple mapuche salue le peuple chilien qui se soulève avec dignité », et de Pedro de Valdivia – conquérant, premier et troisième gouverneur du Chili qui mène plusieurs batailles contre les Mapuche – à Temuco. Le même phénomène se produit dans le nord à Arica et dans l’extrême-sud à Punta Arenas (Watson, 2019).

  • 1 Entretiens avec Hugo Alcamán Riffo, président de la Corporation de professionnels mapuche ENAMA, 25 (...)

6Le mouvement de 2019 constitue donc un contexte d’opportunité pour les peuples autochtones et leurs revendications. Il ne provoque cependant pas une accentuation de leur mobilisation. La région de l’Araucanie ne connaît, par exemple, pas de saccages et aucun couvre-feu n’est instauré, malgré le décret d’état d’urgence le 21 octobre. Des Mapuche vivant à Temuco invoquent tant des raisons liées à l’ancrage de la droite dans la région, sans que la population mapuche adhère nécessairement à ce positionnement politique (Toro Maureira S. et N. Jaramillo-Brun, 2014), que celles d’une conscience de revendications plus structurelles de la part des Mapuche qui les conduit à se solidariser individuellement aux demandes des Chilien.ne.s mais à limiter leur mobilisation dans ce mouvement qu’ils ne considèrent pas complètement le leur1.

7Une forte solidarité symbolique se produit néanmoins à Santiago, qui réunit la part la plus importante de Mapuche avec 35 % d’entre eux qui y résident. Une prise de conscience du partage d’une même condition de victime de violations des droits humains entre les Chilien.ne.s et les autochtones, notamment les Mapuche, se produit alors. Cette solidarité s’exprime principalement par un usage massif du drapeau mapuche, le wenufoye, dans les manifestations opposées au gouvernement de Sebastián Piñera. Une photo largement diffusée, dans laquelle Mauricio Lepin Aniñir, un Mapuche ayant immigré à Santiago, brandit le wenufoye au sommet de la statue du général Baquedano, cristallise par exemple la marche du 25 octobre (Huenchumil P., 2019).

Inclusion et plurinationalité dans le processus constituant

8L’accord adopté par les partis politiques le 15 novembre 2019 en faveur de la rédaction d’une nouvelle Constitution ne prend pas en compte la participation des peuples autochtones. Le référendum du 25 octobre 2020, qui confirme le processus constituant et l’option de la Convention constituante, ouvre la voie à la revendication de sièges réservés pour les peuples autochtones. Le Congrès accorde cette demande le 10 décembre 2020 après de longues négociations et le rejet du principe d’auto-identification. Sept sièges reviennent aux Mapuche, deux aux Aymaras, et un pour chaque peuple restant reconnu par la loi, pour un total de dix-sept.

9La participation aux élections des représentant.e.s autochtones ne rassemble, cependant, que 22,8 % des individus reconnus par le Service électoral comme étant autochtones. Malgré cela, les enquêtes d’opinion publique rendent compte d’un fort soutien pour la reconnaissance constitutionnelle des peuples autochtones, avec notamment 97 % des enquêté.e.s en faveur de ce changement contre 17 % pour un État plurinational et 49 % pour un État multiculturel (Estudio de Opinión Pública, 2021).

10Au cours de sa première session le 4 juillet 2021, les membres de la Convention constituante élisent Elisa Loncón, linguiste mapuche, présidente. Elle prononce le discours d’ouverture du débat constitutionnel en mapudungun, la langue des Mapuche, et y revendique un État plurinational et décentralisé qui reconnaisse le droit à l’autonomie territoriale des peuples autochtones. Cette demande revient également chez les autres représentant.e.s autochtones qui soulignent l’importance de contrôler les ressources naturelles et de ne pas laisser lettre morte une Constitution plurinationale comme cela fut le cas en Bolivie et en Équateur, dont les manquements sont régulièrement dénoncés par les mouvements autochtones (Mapuexpress, 2021).

11La participation des peuples autochtones se concrétise par la réception en février 2022 de 248 initiatives populaires législatives. Elles concernent principalement des demandes historiques des mouvements autochtones relatives à la reconnaissance des injustices subies et d’un État plurinational. Une consultation des peuples autochtones permet d’organiser plus de 400 réunions dont l’information récoltée est traitée par la Commission des droits autochtones et de la plurinationalité. Cette consultation ne réunit cependant que 0,3 % des personnes s’auto-identifiant comme autochtones malgré un soutien de 96 % pour le document de base présenté par la Convention.

12En dépit de cette faible participation, le projet de Constitution, long de 388 articles, fait de l’État chilien un État plurinational, interculturel, qui reconnaît les peuples autochtones, leurs langues, et leurs droits collectifs, dont le droit à l’autodétermination et à l’autonomie, à la consultation, à la terre, aux territoires et aux ressources, à des sièges réservés dans les instances représentatives au niveau local, régional et national, et à une justice autochtone (voir respectivement les articles 1, 5, 12, 18, 34-187-234-235, 66, 79, 162 et 309). Le projet se situe, en ce sens, entre la Constitution bolivienne et équatorienne, la première étant la plus avancée dans la reconnaissance des droits des peuples autochtones avec plus d’une cinquantaine d’articles qui leur sont dédiés.

L’échec d’une transformation de l’État

13Les avancées juridiques du projet de Constitution font cependant face au refus de 61 % de la population chilienne le 4 septembre 2022. Seules huit communes sur 338 approuvent le texte, dont une seule à forte population autochtone qu’est l’Île de Pâques, où vit le peuple rapa nui. Dans les autres communes caractérisées par une importante présence autochtone, le rejet est supérieur au taux national, entre 70 % et 90 % (Emol, 2022). Natalia Caniguán et Sergio Caniuqueo, deux universitaires mapuche, expliquent notamment ce rejet par l’élitisme qui a caractérisé la discussion sur l’État plurinational. Ils soulignent également les manipulations médiatiques et politiques qui eurent lieu autour du concept, associé à la sécession, et le manque de mesures concrètes adoptées, sans pour autant en faire les causes uniques de la victoire du refus qui tient également au contexte général de la perte de légitimité des institutions politiques chiliennes (Fainé M., 2022 ; Hopenhayn D., 2022). Leurs analyses mettent enfin à jour les divisions au sein des mouvements autochtones entre une stratégie de participation institutionnelle et une autre qui se concentre sur l’utilisation de moyens extra-légaux. La position d’Héctor Llaitul reflète cette dernière lorsqu’il affirme l’inexistence d’une demande de plurinationalité chez les Mapuche au contraire de celle d’autonomie et d’autodétermination, dont la mise en œuvre doit passer par l’occupation illégale des terres ancestrales.

14Malgré la position d’impartialité qu’adopte le gouvernement de Gabriel Boric, le rejet du texte constitutionnel doit également à sa faible approbation populaire. L’élection du président le plus jeune du Chili le 19 décembre 2021 augurait pourtant une période de changement pour les peuples autochtones. Plusieurs promesses et gestes symboliques en attestent. Pour son discours d’investiture, le président affirme qu’il n’existe pas de « conflit mapuche », contrairement à l’expression usitée dans les médias, car « c’est le conflit entre l’État chilien et un peuple qui a le droit d’exister. [. . .] La reconnaissance du droit à l’existence d’un peuple avec tout ce que cela implique sera notre objectif et le chemin sera le dialogue, la paix, le droit et l’empathie avec toutes les victimes » (BBC News Mundo, 2022). Le gouvernement promet également de ne pas renouveler l’état d’exception dans le sud du pays, ce qui provoque les critiques des milieux patronaux de la région.

15Cette volonté de solidarité avec les peuples autochtones fait cependant face à un rejet de la part de certains secteurs autochtones, notamment mapuche, et à la pression des secteurs d’opposition. L’échec de la visite à la communauté mapuche Temucuicui en mars 2022 de la ministre de l’Intérieur, qui doit rebrousser chemin après avoir été accueillie par des tirs d’armes à feu, atteste de la volonté de certains groupes autochtones de n’entamer des négociations qu’après avoir reçu la garantie de mesures concrètes.

16L’application, puis la reconduite à plusieurs reprises de l’état d’exception, qui implique le déploiement de forces militaires par le gouvernement afin de résoudre les multiples faits de violence en lien avec le mouvement mapuche dans la région de l’Araucanie confirme enfin la continuité des politiques antérieures vis-à-vis des peuples autochtones. Le refus du projet de Constitution et le revirement du gouvernement signent ainsi un échec de la transformation de l’État dans le sens d’une reconnaissance des droits des peuples autochtones ou, au mieux, le report de ce changement institutionnel.

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Bibliographie

BBC News Mundo, « 3 mensajes destacados del primer discurso de Gabriel Boric », BBC News Mundo, 12 mars 2022.

Emol, « En todas se impuso el Rechazo », Emol, 5 septembre 2022.

Estudio de Opinión Pública: Pueblos Originarios y Nueva Constitución, Santiago, CIIR, mars 2021.

Fainé M., Alejandro, « La autocrítica mapuche al plebiscito », Emol, 8 septembre 2022.

Favre, Henri, L’indigénisme, Paris, Presses universitaires de France, 1996.

Hopenhayn, Daniel, « Sergio Caniuqueo: "El movimiento mapuche generó una élite enfras - cada en su identidad" », La Tercera, 18 septembre 2022.

Huenchumil, Paula, « Habla el protagonista de la foto histórica de la bandera mapuche en Plaza Italia », Interferencia, 17 novembre 2019.

Joignant, Alfredo et al., Informe anual. Observatorio de Conflictos, Santiago, COES, octobre 2020.

Mapuexpress, « ¿Plurinacionalidad con apellido? Constituyentes indígenas definen propuestas y alianzas », Mapuexpress, 2 juin 2021.

Toro Maureira, Sergio et Nathalie Jaramillo-Brun, « Despejando mitos sobre el voto indígena en Chile », Revista de Ciencia Política, vol. 34, n° 3, 2014, p. 583-604.

Watson, Johanna, « Temuco: Más justicia, menos monumentos », El Desconcierto, 29 novembre 2019.

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Notes

1 Entretiens avec Hugo Alcamán Riffo, président de la Corporation de professionnels mapuche ENAMA, 25 mars 2020, et avec José Millalén Paillal, représentant mapuche à la CONADI, Temuco, 29 février 2020.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pablo Barnier-Khawam, « Entre plurinationalité et autonomie. Les peuples autochtones dans le système politique chilien (2019-2022) »IdeAs [En ligne], 21 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ideas/14733 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideas.14733

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Auteur

Pablo Barnier-Khawam

Pablo Barnier-Khawam est doctorant au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. Il travaille sur le droit à l’autodétermination des Aymaras de Bolivie et des Mapuche du Chili depuis les années 1970 et co-organise le Séminaire des approches postcoloniales (SAP).
pablo.barnierkhawam[at]sciencespo.fr

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