La Bague cassée
Texte intégral
La première journaliste japonaise
- 1 Naniyue ni joshi wa seidanshûkai ni sankasuru koto o yurusarezaruka 何故に女子は政談集会に参加することを許されざるか (août (...)
1« Pourquoi interdire la présence des femmes aux assemblées politiques1 ? »
Shimizu Shikin 清水紫琴 (née Toyo, 1868-1933), journaliste, publiait un article sous ce titre dans la revue Jogaku zasshi 女学雑誌 (Revue féminine pour les études), en août 1890. Elle entendait protester vigoureusement contre la promulgation, la même année, de la loi qui interdisait aux femmes, à l’article 5, toute participation aux réunions et organisations politiques (Shûkaiseisha-hô). Ce périodique, créé en 1885 par Iwamoto Yoshiharu 巌本善治 (1863-1942), avait un double but : permettre, d’un côté, aux femmes d’accéder à un nouveau savoir en sciences sociales, les élever intellectuellement par la littérature, et de l’autre leur proposer une éducation plus « scientifique » à travers les conseils en psychologie, hygiène, entre autres, pour gérer le ménage… Shikin, alors âgée de 23 ans, déjà engagée dans des activités publiques, invitée comme journaliste en 1890, fut promue rédactrice en chef à l’automne. D’où venait cette femme qui faisait preuve d’une telle audace ? D’où lui était venue cette idée d’égalité politique entre hommes et femmes ?
2Si la place, le statut de la femme au sein de la société et de la famille furent discutés dès les premières années de Meiji (1868-1912), notamment au sein de la revue Meiroku zashi 明六雑誌 (La revue de l’an 6 de Meiji), l’idée d’égalité politique entre les sexes, elle, avait été écartée, et n’affleurait guère les esprits même les plus éclairés. La modernité, pour les femmes, était d’abord une affaire de mœurs, de coutumes à changer dans le domaine familial et matrimonial : certaines voix, les plus progressistes, soulignaient la nécessité de renforcer leur éducation pour qu’elles puissent remplir leur rôle éducatif de mère dans la construction d’une nation moderne.
3Puis dans les années 1880, dans le sillage du Mouvement pour la Liberté et les droits du peuple (Jiyû minken undô 自由民権運, infra JMU), la revendication d’égalité politique entre les femmes et les hommes fit son apparition chez les plus radicaux. Quelques femmes remarquables se lancèrent dans des tournées de conférences en public en faveur de l’amélioration des conditions des femmes, refusant de considérer le mariage comme leur seule perspective et les appelant à avoir de nouvelles ambitions.
- 2 Fondé en 1872, Shin eigaku gakkō oyobi jokōjō 新英学校及び女紅場, « École d’anglais et de tissage pour fill (...)
4Shimizu Toyoko (Shikin) est née le 11 janvier 1868 à Bizen dans le district d’Okayama. Elle passa la majeure partie de son enfance à Kyoto où son père occupait un poste de fonctionnaire. À l’âge de 13 ans, elle termina ses études au premier lycée pour filles fondé au Japon2 ; son père s’opposa à sa demande de poursuivre les études, mais elle trouva dans la lecture des livres qu’elle trouvait dans la bibliothèque paternelle un moyen de continuer à s’instruire. En 1885, elle épousa Okazaki Harumasa 岡崎晴正 ( ?- ?), avocat, militant actif du JMU, présenté par ses parents. Elle découvrit que son mari continuait à voir une maîtresse qu’il avait avant son mariage. À cette époque, les concubines étaient encore intégrées dans le registre familial (koseki) comme membres de la parentèle. Cette égalité entre épouse et concubine sur le plan légal fut certes supprimée en 1885, mais la coutume demeurait. On attendait de l’épouse qu’elle fermât les yeux. Le couple était toutefois moderne pour cette époque, son mari l’entraînant avec lui dans les réunions politiques et l’encourageant à tenir des discours avec lui. C’est par l’intermédiaire de son mari que Shikin rencontra Ueki Emori (植木 枝盛, 1857-1892), un fervent démocrate défenseur de la cause féminine, et dont elle préfaça avec quinze autres femmes, un ouvrage intitulé Tôyô no fujo 『東洋乃婦女』 (Les femmes d’Orient), en 1889. Ueki Emori avait rédigé des éditoriaux contre le concubinage, pour l’abolition de la prostitution, pour l’égalité des sexes devant l’héritage, les droits politiques, etc. Shikin acquit dans ces échanges les arguments théoriques pour réfuter le concubinage, et demander le divorce qu’elle obtint, en 1889, à vingt et un ans.
- 3 Agronome universitaire, il est connu pour avoir prouvé que la pollution des terres entourant venait (...)
5Elle entama par la suite une période très combative, organisant des conférences dans diverses villes. Elle s’enflamme dans ses discours, et prononce à Kyôto, l’un de ses plus fameux, Des mesures pour le développement des droits des femmes. Ce que l’on doit attendre des jeunes hommes et femmes non mariées (Joken shinchô no hôsaku. Aete mikon shinshi oyobi reijô shokun ni nozomu), en janvier 1889. En février, à l’occasion de la sortie de prison par grâce impériale de Kageyama (Fukuda) Hideko (1865-1927) et d’Ôi Kentarô (1843-1922), elle participa à la réception en leur honneur. Elle devint la maîtresse de ce dernier et tomba enceinte. Ôi, alors marié, se préparait à divorcer, mais Shikin, découvrant sa relation avec Fukuda Hideko, ne chercha pas à le revoir. L’enfant fut confié à la famille de son frère aîné. Cet épisode la plongea dans une profonde dépression, et c’est son frère qui lui présenta son futur époux Kozai Yoshinao (1864-1934)3 qui lui rendit une cour assidue.
- 4 Jogaku zasshi, le 1 janvier 1891. Shikin zenshû (Œuvres complètes de Shikin), vol.1, Tokyo : Sôdobu (...)
6La nouvelle, La bague cassée4, dont nous proposons ici la traduction est sa première œuvre littéraire, une fiction d’inspiration autobiographique, qui la fit reconnaître dans le milieu des lettres. Sa participation à la pétition lancée par Sasaki Toyoju 佐々城豊寿 (1853-1901) pour réclamer l’application de la monogamie, trouve ici une traduction littéraire émouvante. Elle cessa d’écrire, en 1901, après le retour de son second mari de son séjour d’études en Europe. Elle eut six enfants de ce mariage. Shikin tomba dans l’oubli, puis fut redécouverte à la fin des années 1970 dans le sillage du mouvement féministe de la seconde vague, par la biographe Yamaguchi Reiko (née1934) qui vit en elle une exception dans le paysage littéraire féminin de son époque.
La Bague cassée
7Vous êtes troublée à la vue de cette bague dégarnie de sa pierre ? C’est vrai, ce n’est pas très élégant de la garder au doigt, et vous trouvez que je ferai mieux de la remplacer… Mais, c’est justement cette brèche qui en fait un souvenir irremplaçable pour moi. Ah ! les jours et les mois se sont écoulés si vite ! Deux années, déjà, sont passées depuis que je l’ai brisée. Depuis, bien des personnes, choquées, m’ont demandé pourquoi je continuais à la porter : la raison en est si profonde que leurs remarques ne m’affectent pas. Mais à vous, je vais vous raconter toute son histoire.
8À chaque fois que je la regarde, mes entrailles se déchirent… et pourtant, je ne peux l’enlever ne serait-ce qu’un court moment, car cette bague, en réalité, est ma grande rédemptrice : elle symbolise la conviction que j’ai acquise, au bout de bien des vicissitudes, de douleurs et de tristesses traversées, de la nécessité de devenir un être humain à part entière. Depuis, elle m’accompagne constamment pour raviver ma flamme, me donner du courage, m’exhorter à aller de l’avant.
9Au regard d’autrui, c’est une bravade, mais à mes yeux, c’est un trésor inestimable, un objet en parfait accord avec moi. Je comprends, ne connaissant pas mon histoire, vous vous interrogez. C’est que ma vie ressemble à cette bague cassée. Certes, elle déclenche critiques et attaques, mais l’ayant abîmée intentionnellement, je suis prête à les affronter, et d’ailleurs, elles ne m’atteignent pas ; en revanche, il m’arrive, en la contemplant, de m’apitoyer sur mon sort qui lui ressemble, et de fondre en larmes. Aussitôt je me reprends, persuadée que, quoiqu’en pensent les autres, Dieu me comprend, cette idée me console.
10Ah ! misérable bague, ta vraie valeur personne ne l’entend ! Il faudra probablement compter un siècle avant qu’elle n’éclate aux yeux de tous !
11La seule idée de raconter à nouveau son histoire me serre la poitrine. Jamais je n’oublierai le jour où je l’ai enfilée à mon doigt, il y a cinq ans tout juste. Je venais de fêter mes dix-huit ans, ce fut aussi l’année de mon mariage. Mon mari me l’avait offerte auparavant. Non pas en gage de fiançailles comme cela se fait de nos jours, non, il me l’avait achetée comme ça, sans intention particulière, mais rétrospectivement, il me semble légitime de la considérer comme une bague de fiançailles.
12À cette époque, l’éducation des filles n’en étaient qu’à ses balbutiements, j’étais loin d’avoir acquis ne serait-ce que la moitié de mes connaissances actuelles ; il y a cinq ans, le monde n’était pas ce qu’il est aujourd’hui, encore moins en province où je vivais, où les traditions étaient plus ancrées qu’à Tokyo : je ne pouvais imaginer à quoi ressemblaient les relations au sein d’un couple occidental, même en rêve, ni ce que voulait dire un mariage conforme à la loi.
- 5 Érudit de la dynastie Han, Liu Xiang 劉 向 rédigea vers – 18, les Biographies des femmes exemplaires, (...)
- 6 Onna daigaku est tiré d’un texte de Kaibara Ekiken 貝原益軒 (1630-1714) qui légitimait la soumission de (...)
13Dans notre école de filles, nous recevions une éducation morale à la chinoise, on nous faisait lire des histoires tirées des Biographies des femmes exemplaires de Liu Xiang5. J’étais pétrie de ces textes où la vertu suprême de la femme consiste en sa soumission au mari quoiqu’il arrive, on nous citait le récit d’une petite fille qui, mariée à un vieil homme, se retrouvant veuve toute jeune, se coupa les oreilles et le nez pour lui rester fidèle, ou encore celui d’une bru se refusant à quitter le foyer de son mari même après la tentative cruelle de sa belle-mère de l’étrangler. Dans ma vision à cette époque, un mari, c’était la loterie, on pouvait bien ou mal tomber, et quel que soit le sort qui nous était réservé, heureux ou malheureux, on devait s’y résigner pour remplir ses devoirs d’épouse, rester fidèle jusqu’à la fin de sa vie. En outre, ma mère était l’incarnation même de tous les préceptes de La Grande Étude des femmes6 qu’elle avait assimilés. Quant à mon père, je ne pouvais lui adresser la parole qu’exceptionnellement, en me tenant à l’extérieur de la pièce où il se trouvait, agenouillée, les mains au sol, comme si je m’adressais à des invités. Habituée à ces rapports depuis mon enfance, je ne pouvais m’imaginer à quel point certains pères pouvaient se montrer tendres avec leurs enfants. L’attitude de ma mère, toujours réservée vis-à-vis de mon père, me marqua profondément et j’en concluais que c’était là le destin de la femme, misérable et précaire.
14Pourtant, déjà quelque chose en moi refusait d’admettre cet avenir : je me disais parfois, en réfléchissant à cette perspective de vie d’épouse sans intérêt, qu’il me faudrait y échapper d’une façon ou d’une autre, pour vivre plus joyeusement. Sur ce, vers mes quinze, seize ans, mes parents se mirent en tête de me marier. Avec insistance. Ils ne se contentèrent pas de me proposer un parti une ou deux fois, j’avais beau refuser sans fléchir, ils revenaient à la charge : « et que dirais-tu de celui-ci », « et de celui-là », ils me suggéraient toutes sortes de prétendants.
15De mon côté, je persistais dans mon refus, inflexible, je donnais la même réponse, je ne déviais pas d’un iota dans mon attitude. Au début, ma mère tentait de persuader mon père pour qu’il patiente en arguant de mon jeune âge, mais au nouvel an de mes dix-huit ans, elle cessa de me défendre. Mon père commençait à manifester de l’énervement, à faire des reproches à ma mère sur l’éducation qu’elle m’avait inculquée, l’accusant de m’avoir rendue capricieuse.
16Un jour, mon père m’appela du salon, « Viens un peu ici », je m’exécutai en me demandant ce qu’il me voulait ; de son air impérieux il m’incita à m’asseoir, puis déclara qu’il ne me laissait plus d’autre choix que de me marier. Je fus stupéfaite, ce souvenir à lui seul encore me donne des sueurs froides. Je m’étais préparée de longue date à opposer mes arguments face à une telle situation, mais je ne m’attendais pas à recevoir un ordre d’une telle intransigeance. Dans ma stupeur, je relevais à peine mon regard pour le dévisager, son expression me disait clairement « Oserais-tu répondre ? ». J’attendais de la part de ma mère assise à ses côtés, quelques mots en ma faveur, mais paniquée par l’air menaçant de son mari, — ou bien était-elle tout simplement d’accord avec lui ? —, elle ne disait mot, son regard inquiet m’invitait à acquiescer vite à la sommation de mon père.
17Mes deux parents me fixaient d’un air dur, troublée devant mon père dont je connaissais la sévérité, je ne trouvais pas mes mots pour répondre. Réunissant toutes mes forces, les lèvres serrées et tremblantes, à peine avais-je dit, « Je vous en prie, accordez-moi un léger délai, je dois continuer à apprendre, car mes connaissances sont pleines de lacunes », que mon père, me lançant ses yeux étincelants de colère, éclata : « Quoi ? tu n’as pas assez étudié ? Assez de sottises, on t’a permis de suivre la scolarité nécessaire, qu’est-ce qui te manquerait encore ? Comment oses-tu te plaindre ? Effrontée ! ».
18Dans son regard, ma mère me confirmait que tous les torts étaient de mon côté ; ne sachant comment me justifier, je tardais à répondre, mais j’arrivais enfin à les supplier de me laisser aller à l’École normale pour filles de Tokyo. Mon père me coupa aussitôt la parole : « Quoi l’école normale ? Que vas-tu faire une fois institutrice, comptes-tu vivre seule toute ta vie ? Que crois-tu, ce n’est pas si facile, oublie ces propos insensés, maintenant écoute-nous, j’en ai parlé à ta mère, tu dois nous obéir », sur ce, il se leva et disparut. Ma mère, émue, chercha à me convaincre : « Tu connais le caractère de ton père, une fois qu’il a émis son avis, il ne reculera plus. De plus, cette fois, le parti présenté par Monsieur Matsumura lui plaît, cela ne peut pas aller contre tes intérêts, c’est une personne aux références excellentes, c’est un lettré, jamais un aussi bon parti ne se représentera pour toi. Tu dois savoir qu’une fille, si elle n’est pas mariée en temps voulu, ne pourra plus prétendre à grand-chose par la suite… », à la fin elle ne savait plus quels arguments présenter pour me persuader. Si c’était à refaire, je ne me laisserais pas amadouer, mais à l’époque, dans l’innocence de ma jeunesse, me disant puisqu’un jour, de toute façon, je serai donnée quelque part… j’acceptai la proposition par faiblesse. Pourquoi n’ai-je pas résisté davantage, je l’ignore, le mystère reste entier à mes propres yeux.
19Aussitôt, ma mère se rappelant du rendez-vous fixé pour le surlendemain par monsieur Matsumura, m’ordonna de ne pas traîner devant une si belle occasion et me conseilla de me préparer dès le lendemain pour réaliser ma coiffure et choisir le kimono. Ne sachant que répondre, j’acquiesçai, mais, après être retournée dans ma chambre, je réfléchis longuement : puisque mon père avait pratiquement décidé ce mariage, mon avis ne serait d’aucun poids et qu’est-ce que cette entrevue pourrait bien changer ? Je n’éprouverais que de la honte à me laisser dévisager par un inconnu. Je décidai de refuser catégoriquement de me rendre à ce face-à-face proposé par l’entremetteur auprès de ma mère.
20Quelle sottise ! Quelle erreur ! Mais comment me le reprocher ? Depuis mon enfance, en dehors des amis d’école ou de la parentèle, je ne rencontrais jamais personne. Lorsque des invités venaient rendre visite à mon père, ma mère veillait à ce que je ne me montre pas à l’entrée et m’enfermait par précaution dans un placard. C’était la coutume. Par conséquent, je n’imaginais pas qu’il fût possible de se faire une opinion sur une personne, juste en l’apercevant. Je ne comprenais pas en quoi cette entrevue aurait pu m’être utile. Au contraire, l’idée seule de me montrer me plongeait dans l’angoisse la plus totale, ainsi cette décision me permit de m’évader dans de doux rêves sur la personne qui m’était destinée.
21À la troisième lune de l’année, à la saison des cerisiers en fleurs, je me mariai. Puis il se passa deux, trois mois — pour quelle raison je ne sais — avant que je puisse me sentir chez moi, auprès de mon mari. Je sombrai dans un profond mal-être à l’idée de passer le reste de ma vie dans cette maison étrangère.
22Mon mari m’aimait-il ? Parfois, il m’emmenait voir des expositions, ou dans des boutiques où il me proposait de m’acheter ceci ou cela, mais moi je n’avais envie de rien, je ne me sentais pas chez moi, encore moins apaisée. Les promenades, les sorties variées, quoique l’on fasse ensemble, rien ne me faisait plaisir, je pensais sans cesse à ma terre natale, et où que nous allions, je me disais « Ah ! Si seulement j’étais ici avec ma mère ou ma sœur ». Ainsi passa le temps. Puis un jour, une fille de quinze, seize ans vint porter une lettre. La bonne s’apprêtait spontanément à me la donner, quand mon mari tendit la main pour la lui réclamer d’un air réprobateur. Je ne comprenais pas pourquoi il s’énervait pour une vétille, son irascibilité me gêna. Après avoir lu la missive, il l’enroula, la rangea dans sa manche et ordonna à notre bonne de renvoyer la jeune domestique en lui transmettant qu’il répondrait vite. Le soir même, il sortit, m’annonçant qu’il allait faire un tour dans le voisinage, mais ni à dix heures du soir, ni à minuit il ne fut de retour. Persuadée qu’il était de mon devoir d’attendre, je ne faisais pas préparer le lit, et profitant de l’occasion, je me mis à écrire des lettres à mes amies d’école. La nuit avançait, aussi j’invitai notre bonne à aller se coucher, mais elle voulut me tenir compagnie pour que je ne me sente pas seule. Me voyant écrire des lettres, elle complimenta ma calligraphie, et par inadvertance, me dit que la dame précédente n’en était pas capable. Je n’en croyais pas mes oreilles : « Comment ça, il y a eu quelqu’un avant moi ? » lui demandais-je en la dévisageant. Employée de longue date avant mon arrivée dans cette maison, elle était au courant du passé, et ne pouvait plus se soustraire à ma question. « Je suis désolée pour mon irréflexion, je serai réprimandée par votre mari, mais je ne peux plus reculer, je vais donc vous dire la vérité. Jusque cinq, six jours avant votre arrivée, il y avait une personne dans la maison, et je crois bien qu’il s’agissait de la fille des propriétaires de la pension de votre mari lorsqu’il était étudiant. » Elle me raconta ainsi toute l’histoire. « Je me suis doutée que la jeune domestique de cet après-midi était envoyée par cette femme », dit-elle. De mon côté, ne voulant trahir aucune émotion devant elle, je feignis l’indifférence, et l’écoutai sans l’interrompre. Mais à compter de ce soir-là, une humeur maussade m’envahit, j’étais outrée par sa conduite, je me demandais pourquoi il m’avait prise pour épouse s’il avait déjà quelqu’un, j’estimais qu’il aurait dû au moins cesser de la fréquenter à partir de mon installation. Je gardais pourtant le secret, n’osant en parler, et supportais des journées et des mois bien pénibles. Les mois s’écoulèrent, de mars à avril, d’avril à mai, mais les sorties de mon mari devinrent de plus en plus fréquentes, parfois il s’absentait trois ou quatre jours du foyer.
23Au début, je veillais deux nuits, voire trois nuits, mais quand son absence s’éternisait, je ne tenais plus et me laissais tomber de sommeil. Par malchance, c’est précisément ces soirs où je n’avais pu m’empêcher de m’assoupir qu’il rentrait tard, au milieu de la nuit. Il frappait alors à la porte jusqu’à ce que je me réveille et me lève pour aller lui ouvrir. Je le découvrais, aviné, le regard hargneux et me grommelant à mon oreille : « Ce n’est pas trop tôt ! Je cogne à grand fracas depuis tout à l’heure, que vont penser les voisins ? Ils vont te prendre pour une épouse on ne peut plus indolente, qui reste endormie tranquillement, pendant que son mari est planté là dehors, debout ». Passe encore, quand, en pleine nuit, il ne se mettait pas à crier de colère ! L’idée qu’il put ainsi réveiller la bonne et qu’elle puisse croire que c’était moi qui cherchais querelle à mon mari pour son retard, m’était tellement insoutenable qu’au lieu de me plaindre, pour éviter d’envenimer la situation, je prenais des gants, et réussissais à le mettre au lit, lui donnant raison et m’excusant, pour le calmer. J’ai dû agir ainsi plus d’une fois.
24À chaque fois que je me remémorais mon école, en apprenant que ma meilleure camarade de classe était encore célibataire, que la sœur aînée d’une telle, ou encore qu’une autre avait un poste dans une école, je m’apitoyais sur mon sort de mariée que je devais subir parce je n’avais pas eu la force de m’y opposer, et je m’effondrais brutalement en larmes.
25À cette époque, mon père vivait éloigné du foyer, et seule ma mère se trouvait au pays natal. Avec son intuition féminine, elle devina qu’il m’arrivait quelque chose ; me découvrant toujours plus pâle et amaigrie à chacune de mes visites, elle m’interrogea pour savoir ce qui me tracassait. Elle aurait souhaité m’aider, mais en tant que femme elle ne pouvait décider de rien, regrettait l’absence de mon père à qui nous aurions pu parler. Elle me suppliait de prendre soin de moi, de ne pas trop me tourmenter, mais cela me fendait le cœur de plus belle. Je me jurais de ne plus pleurer devant elle. Mais à passer les jours aux côtés d’un mari imprévisible, à faire attention à ne pas susciter les médisances de la bonne, mes nerfs étaient à bout : la moindre parole douce et bienveillante de la part de ma mère me pénétrait le corps de bout en bout ; j’avais beau afficher l’indifférence, l’assurer que je n’avais aucun souci, mes larmes jaillissaient et me trahissaient. J’essuyais mes yeux discrètement avec mon mouchoir, mais lorsque l’air de rien, je jetais un œil vers ma mère, ses yeux étaient encore plus rouges que les miens. Ces scènes se répétèrent, — hélas, faites qu’elles n’en furent pas la cause —, ma mère qui a toujours été de santé fragile, s’alita, et à l’automne de mes dix-neuf ans, rendit son âme en répétant mon nom. La détresse s’installa au plus profond de mon cœur. Ma mère n’avait-elle pas voulu que je me range vite par souci de mon avenir ? Et de mon côté, ne l’avais-je pas accepté à reculons, uniquement pour la rassurer et l’apaiser, elle ? Or ce mariage devint une calamité, et l’idée qu’il ait pu contribuer à raccourcir la vie de ma mère, me déchirait la poitrine. Cette fois encore, parce que j’avais le sentiment que tout était de ma faute, je me résignais à mon sort et sans le désirer je restais encore à vivre pendant deux ans dans l’infortune. Mais la réaction ne pouvait se faire attendre, inévitable : au cours des deux, trois années qui suivirent ce mariage, ma sensibilité à la condition féminine s’approfondit, et à la fin j’étais remplie de révolte. Il faut dire qu’à cette époque, la théorie des droits des femmes et la thèse que le malheur n’était pas une fatalité pour la femme firent enfin leur apparition dans la société japonaise. À côté de mes tâches ménagères, je prenais plaisir à dévorer diverses parutions nouvelles, des revues qui concernaient les femmes, je restais des heures à lire, et peu à peu les thèses occidentales sur les droits des femmes pénétrèrent mon cerveau ; j’en arrivais à penser que les femmes japonaises, elles aussi, avaient naturellement droit au bonheur et qu’elles se devaient de l’acquérir.
26Par désir de sortir de ma mélancolie ainsi que d’aider d’autres femmes malheureuses, nombreuses, je commençais à tenir des propos qui incommodaient les gens. Ma conscience des choses avait été bouleversée de fond en comble. Jusque-là je pensais passivement qu’il fallait juste supporter son sort au nom des vertus à la chinoise, qu’il suffisait de sacrifier son bonheur, mais dorénavant je ne pouvais plus m’en satisfaire. J’avançais d’un pas et je voulus, sinon échapper à mon malheur, au moins réussir à changer le comportement de mon mari pour le rendre respectable.
- 7 Sainte Monique (331-), une Berbère romanisée, est la mère d’Augustin qui lui a rendu hommage dans s (...)
- 8 Goujian 勾踐 (496-465), roi du royaume de Yue 越, fut vaincu par le royaume de Wu 吳, capturé pour serv (...)
27Je fis tout mon possible dans ce sens, mais mon mari, plus âgé et plus aguerri que moi, bien plus expérimenté dans la vie, ne prêtait aucune attention à mes propos. Dès que je prenais la parole, il l’écartait, me reprochant d’être insolente comme toutes celles qui s’enorgueillissent de la moindre éducation qu’elles ont reçue. Affligée par mon manque de conviction et de valeur, sans aller jusqu’à me prévaloir de la force d’une Sainte Monique7, je voulus au moins faire reconnaître ma valeur pour attirer le respect de mon mari. Hélas, il n’est pas aisé de raccommoder un tissu déchiré, ni de ressouder une pierre brisée, les causes, trop nombreuses à notre situation, me convainquirent que ce serait au-dessus de mes forces de rester auprès de lui et que ce n’était pas non plus souhaitable. Ainsi je pris ma résolution et nous nous séparâmes finalement, à regret, mais d’un commun accord. Par la suite, j’ai décidé de contribuer à la société à ma manière, et pour commémorer cet événement, j’ai dépouillé la bague de sa pierre ; persuadée de la gravité de ma décision, sans prétendre à la persévérance d’un Goujian8, je la contemple matin et soir, prête à tous les efforts et sacrifices pour faire comprendre ce geste aux jeunes filles tendres et pures, afin de les détourner, dans leur intérêt à venir, de la voie erronée que moi-même j’avais prise.
- 9 Elle fait allusion au code civil entré en application en 1898.
28Pourtant, grâce aux réformes sur le mariage9, il existe bien des couples exemplaires dans la société ; quand je les observe, je me demande pourquoi je n’ai pas pu, comme eux, être aimée et aimer de retour mon mari, puis je regarde cette bague, et l’émotion me serre la gorge.
29Par chance, mon père est encore en bonne santé et a pris pitié de mon sort, de toutes ces années que j’ai endurées dans le malheur. Il me donne raison, il dit qu’il ne faut pas attendre qu’il soit trop tard pour réparer une situation. Il me console dans ses lettres qu’il m’envoie régulièrement. Aujourd’hui, il me félicite et m’encourage chaleureusement à suivre mes aspirations. Ses lettres sont désormais une source de joie, un répit à mon chagrin. Ah, si seulement je pouvais à nouveau porter cette bague, entière, grâce à celui qui me l’a offerte ! Ce souhait si cher, mais désormais impossible me hante encore…
Document annexe
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La Bague cassée (« Koware yubiwa » こわれ指輪こわれ指輪) Texte original (application/pdf – 369k)
Notes
1 Naniyue ni joshi wa seidanshûkai ni sankasuru koto o yurusarezaruka 何故に女子は政談集会に参加することを許されざるか (août 1890).
2 Fondé en 1872, Shin eigaku gakkō oyobi jokōjō 新英学校及び女紅場, « École d’anglais et de tissage pour filles », devint le premier lycée public en 1887. Yae, épouse de Niijima Jō (1843-1890), fondateur de l’université Dōshisha, y enseignait entre autres. Y étaient enseignées de nombreuses matières, morale, chinois et japonais classiques, calcul, géographie, histoire, physique, sciences de la vie, calligraphie, couture, budget domestique, étiquette, chants, dessin, gymnastique.
3 Agronome universitaire, il est connu pour avoir prouvé que la pollution des terres entourant venait des mines de cuivre d’Ashio à l’origine d’une des plus importantes pollutions de l’histoire dans les années 1880. Il soutint le mouvement pour l’indemnisation des paysans.
4 Jogaku zasshi, le 1 janvier 1891. Shikin zenshû (Œuvres complètes de Shikin), vol.1, Tokyo : Sôdobunka, 1983, Bibiliothèque numérique Aozora, https://www.aozora.gr.jp/cards/001146/files/43515_16581.html
5 Érudit de la dynastie Han, Liu Xiang 劉 向 rédigea vers – 18, les Biographies des femmes exemplaires, Lienü zhuan 列女傳 (Retsu joden 烈女伝 en japonais), qui devint le manuel confucianiste pour l'éducation morale des femmes en Chine. Il est composé de 125 entrées biographiques de femmes de la Chine antique, tirées des premières histoires chinoises comme les Chunqiu 春秋 (Annales des Printemps et Automnes), Zuozhuan 左傳 (Commentaires des Annales) et Shiji 史記 (Mémoires historiques) de Sima Qian. Kitamura Kigin 北村季吟 (1625-1705) en proposa une version en kana (syllabaire). À l’époque Edo, des adaptations locales sont compilées comme Honchô retsujoden 『本朝烈女伝』 (Biographies des femmes exemplaires du Japon), en 1655, de Kurosawa Sekisai 黒沢 石斎 (1612-1678) ou Hochô jokan 『本朝女監』 d’Asai Ryôi 浅井 了意 ( ?-1702), où 85 femmes remarquables sont divisées en cinq catégories.
6 Onna daigaku est tiré d’un texte de Kaibara Ekiken 貝原益軒 (1630-1714) qui légitimait la soumission de la femme à son mari et aux hommes de sa famille par sa supposée passivité. Parmi la prescription des normes de comportements, on y trouve les célèbres sept motifs de répudiations (shichikyo 七去) codifiés par les textes : 1) mésentente avec les beaux-parents ; 2) absence de progéniture ; 3) bavardage ; 4) vol ; 5) débauche ; 6) jalousie ; 7) maladie pernicieuse. Texte traduit par Claire Dodane, « Le grand savoir des femmes (Onna daigaku) », IRIS, numéro « Imaginaire et poétique de la femme au Japon » édité par Jean-Pierre Giraud, 2008, pp. 157-166.
7 Sainte Monique (331-), une Berbère romanisée, est la mère d’Augustin qui lui a rendu hommage dans ses Confessions. Dans le catholicisme, elle est considérée comme un modèle de femme chrétienne qui a su transmettre sa foi à son mari et à son fils. Elle est présentée comme une épouse qui a supporté toutes les mauvaises conduites (alcool, jeux d’argent, violence, adultère) de son mari et qui a réussi, grâce à sa patience, à le convertir à la fin de sa vie, ainsi qu’à éduquer son fils dans le christianisme malgré ses frasques de jeunesse. Shikin n’était pas chrétienne, mais on peut déceler ici l’influence d’Iwamoto Yoshiharu, converti au protestantisme en 1885. On trouve une référence à la mère d’Augustin dans l’ouvrage Fujin risshi hen 『婦人立志編』 publié en 1892 (https://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/pid/758255), avec un surtitre en anglais Self help for Women. C’est un ensemble de textes d’auteurs différents – dont Samuel Smiles (1812-1904) pour le chapitre sur Sainte Monique – pour présenter des femmes exemplaires d’Occident, traduit par Takeyo Takegoshi 竹越竹代. Cette référence recèle une certaine ironie probablement.
8 Goujian 勾踐 (496-465), roi du royaume de Yue 越, fut vaincu par le royaume de Wu 吳, capturé pour servir les Wu. Au bout de trois ans, autorisé à retourner dans son état natal, il mena vingt années de réformes économiques et politiques, pour lancer la guerre contre les Wu et les vaincre. L’expression gashinshōtan, en chinois woxin-changdan 臥薪嚐膽, veut dire dormir sur des troncs de bois, lécher la bile et désigne le fait de ne jamais oublier l’humiliation subie, pour persévérer dans la préparation de la revanche, devint le mot d’ordre à l’époque Meiji contre la Triple intervention qui contraignit le gouvernement japonais à restituer la péninsule du Liaodong après le traité de Shimonoseki (1895). Le texte publié avant la guerre sino-japonaise de 1894-95, fait référence uniquement aux classiques chinois.
9 Elle fait allusion au code civil entré en application en 1898.
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Référence électronique
Christine Lévy, « La Bague cassée », Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/ideo/2459 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideo.2459
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