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Un œil, une image

Le bleu

Retour sur un détail imperceptible
Anne Monjaret

Texte intégral

© Anne Monjaret, Paris, 24 juillet 2000.

1Ce cliché est tiré d’une série photographique que j’ai réalisée au début des années 2000 lors d’une enquête collective sur la fermeture de trois hôpitaux parisiens. Je m’étais alors progressivement intéressé aux services techniques. À l’époque, mon appareil-photo était un compagnon essentiel me servant à constituer un carnet visuel de terrain, sans intention esthétique. J’ai ainsi amassé de nombreuses photographies. J’avais choisi à ce moment-là de travailler avec des films pour diapositive, format qui me semblait plus pratique à conserver et ranger mais aussi à visionner durant mes éventuels exposés. La préparation d’une publication m’a conduite récemment à en scanner un certain nombre dont celle présentée ici qui a été prise le 24 juillet 2000 dans l’atelier de menuiserie de l’un des hôpitaux où j’enquêtais.

2J’ai vraiment pris conscience de l’intérêt d’un retour sur l’image quand je me suis replongée dans mon corpus il y a peu et sur cette photographie précisément. Lors de la prise de vue, je n’avais pas mesuré toute sa pertinence, ni combien son côté « amateur » sinon désuet donnerait aujourd’hui au document une dimension esthétique.

  • 1 Voir sa recension dans le n°10 de la revue ITTI (2021) : https://doi.org/10.4000/itti.1529
  • 2 Monjaret A. (2011), « Du bleu de chauffe au jean. Les jeux de l’apparence des « ouvriers » à l’hôpi (...)

3Attentive aux espaces de travail, j’essayais surtout, grâce à un cadrage suffisamment large, de saisir l’atmosphère des ateliers, de camper leur décor fait d’amoncellements d’objets, de bric-à-brac sur les établis. J’y ai consacré plusieurs articles. La photographie proposée est le reflet de cette démarche. J’ai fini ensuite par être particulièrement sensible aux images de nus féminins exposés dans ces lieux, et par là, à leurs présences sur mes clichés. En 2020, j’en publiais quelques-uns dans l’ouvrage La Pin-up à l’atelier. Ethnographie d’un rapport de genre1. Conjointement à ces deux sujets d’enquête, j’entreprenais une étude sur les vêtements de travail des ouvriers rencontrés2 et il m’est alors arrivé de prendre sciemment des portraits en pied de ces hommes en bleu posant devant l’objectif ou des scènes de travail plus à distance. Le bleu de travail est ainsi devenu un objet d’étude à part entière. Mais, dès lors que la tenue n’était pas portée, j’ai raté sa présence, certainement par trop d’évidence. Elle appartenait pourtant, sur les clichés, au paysage, se fondant dans le décor au point de disparaître à mes yeux. Sans doute est-ce aussi parce que ces clichés n’étaient pas dédiés a priori à ce sujet.

4Le retour sur image m’a conduite à changer la focale et à voir autrement le contenu des photographies. Mon œil a été comme attiré par une tache bleue qui se détachait des éléments plus ternes environnants. Mais pas n’importe quel bleu ! Sa forme donnait à penser à une boule de chiffon. Puis le zoom effectué sur elle a permis d’en préciser les contours, révélant les traits d’un vêtement – sans aucun doute une veste – retiré pour plus d'aisance et laissé à l'abandon sur deux sièges imbriqués l'un dans l’autre et posés dans un coin de l'atelier. Sur d’autres clichés, ailleurs, la forme était d’emblée plus lisible : en intérieur, une veste accrochée sur une patère ou à une poignée de fenêtre, ou encore en extérieur, une suspendue au manche de la pelle d’un jardinier plantée sur le parterre en train d’être nettoyé.

5Je me suis rapprochée de mon sujet, ne restant plus uniquement sur une vue d’ensemble. Et surtout cette nouvelle lecture de l’image m’a confirmé la nécessité de prendre en compte chaque détail. Elle m’a également encouragée à poursuivre l’analyse sur les bleus de travail en mettant mieux en lumière les temporalités vestimentaires et les relations respectueuses ou non à cette pièce du vestiaire des hommes au travail. Grâce à ce retour sur l’image, la force du détail imperceptible – le bleu – a pris ici tout son sens. Sortir de l’évidence d’un champ de vision préconçu a contribué à rendre visible ce qui ne l’était pas au premier abord.

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Notes

1 Voir sa recension dans le n°10 de la revue ITTI (2021) : https://doi.org/10.4000/itti.1529

2 Monjaret A. (2011), « Du bleu de chauffe au jean. Les jeux de l’apparence des « ouvriers » à l’hôpital, entre traditions corporatistes et normes institutionnelles renouvelées », Sociologie et sociétés « Pour une sociologie de la mode et du vêtement », vol 43, n°1, p. 99-124.

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Table des illustrations

Crédits © Anne Monjaret, Paris, 24 juillet 2000.
URL http://journals.openedition.org/itti/docannexe/image/2644/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 2,1M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Monjaret, « Le bleu »Images du travail, travail des images [En ligne], 13 | 2022, mis en ligne le 09 juin 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/itti/2644 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itti.2644

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Auteur

Anne Monjaret

Anne Monjaret, ethnologue, est directrice de recherche - CNRS au Laboratoire d’anthropologie politique (LAP) - UMR EHESS/ CNRS. Elle est présidente de la Société d’Ethnologie Française (SEF) et directrice de publication de la revue Ethnologie française depuis 2012. Elle a enseigné dans plusieurs universités et à l’EHESS. Ses travaux portent notamment sur les cultures, mémoires et patrimoines professionnels, féminins et urbains. Ils s’inscrivent dans une anthropologie du travail, des métiers et des techniques… Elle s'intéresse notamment aux "gardiens de musée", aux ouvriers à l'hôpital et aux ouvrières de la mode. Elle développe également une réflexion sur la pratique de l'ethnographie.
Dernières publications : Marie-Pierre Gibert & Anne Monjaret, 2021, Anthropologie du travail, Paris, Armand Colin (Collection U), Monjaret Anne, 2020, La Pin-up à l’atelier. Ethnographie d’un rapport de genre, Grâne, Créaphis Éditions.
Contact : anne.monjaret@ehess.fr

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