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Lutfi Sunar, Marx and Weber on Oriental Societies. In the Shadow of Western Modernity

Corinne Delmas
Marx and Weber on Oriental Societies
Lutfi Sunar, Marx and Weber on Oriental Societies. In the Shadow of Western Modernity, Ashgate, coll. « Classical and Contemporary Social Theory », 2014, 224 p., ISBN : 9781472417169.
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Texte intégral

1L’Orient apparaît en creux des analyses de la modernité développées par Karl Marx et Max Weber. Pourquoi émerge-t-elle à l’Ouest ? La question est centrale chez ces deux auteurs qui y répondent en ciblant, pour l’un, l’accumulation capitalistique, pour le second, les phénomènes de rationalisation.

2Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue au département de sociologie de l’Université d’Istanbul, analyse leurs théorisations respectives du développement historique et politique occidental, soulignant leurs points de convergence et de désaccord. Selon Lutfi Sunar, ces deux auteurs ont pour caractéristique commune de percevoir l’Orient au miroir des sociétés occidentales.

3Une première partie est consacrée à la vision qu’a Marx des sociétés orientales. L’auteur y restitue les sources de cet intérêt pour l’Orient, ainsi que les fondements culturels et sociaux des analyses marxistes, replacées dans leur environnement politique et intellectuel, et les traces laissées par ce « climat intellectuel » dans l’œuvre de Marx. Il pointe ensuite les débats sur le mode de production asiatique, avant de cibler les sources utilisées par l’auteur du Capital dans son étude des sociétés orientales, pour en souligner le caractère restrictif et la tendance à tirer des généralisations de données partielles concernant une aire géographique ou une situation limitée. Marx vise ainsi les modes de production et le despotisme oriental ; il se focalise, dans le Manifeste du Parti communiste, sur le développement du capitalisme et la lutte des classes, et appréhende, dans les Grundrisse, la société asiatique comme un type distinct de forme sociale. Le mode oriental de production est opposé à ceux, dynamiques, propres à l’Occident, tandis que l’impérialisme et le colonialisme sont perçus comme des possibilités de changement dans les sociétés orientales… Marx oppose ainsi ces dernières à la société moderne, conformément aux visions alors dominantes de l’Orient et aux analyses développées dans la littérature de l’époque.

4Une deuxième partie traite des « sociétés orientales dans la théorie de Max Weber ». L’auteur replace l'œuvre du sociologue dans les débats sur les interprétations évolutionnistes et les approches positivistes de l'époque ; il évoque aussi ses effets sur les théories de la modernisation, avant de cibler les critiques adressées à l’orientalisme wébérien par Anuar Abdel-Mayek ou Edward Saïd, ou à son approche des sociétés islamiques par Maxim Rodinson, Samuel Noah Eisenstadt, ou Sabri F. Ülgener. Après avoir précisé les sources variées, et souvent de première main (du moins s’agissant de ses études sur l’Inde) utilisées par Weber sur les sociétés orientales, à la faveur de sa maîtrise de nombreuses langues mais aussi de l’essor des recherches orientalistes, l’auteur éclaire la différenciation opérée entre l’Orient et l’Occident par un Max Weber évaluant chaque espace de la vie sociale à l’aune de la question de la rationalisation. Si l’auteur d’Economie et société traite cette notion dans de multiples acceptions, il accorde toutefois un rôle central à la calculabilité dans l’apparition de la civilisation moderne, le traditionalisme et la perception magique du monde constituant les obstacles les plus importants au rationalisme. L’opposition ainsi établie entre le rationalisme occidental et le patrimonialisme oriental rapprocherait Max Weber des penseurs positivistes et évolutionnistes de son temps.

5Les divergences entre l’Ouest et l’Est sont à la fois religieuses, politiques et économiques, l’auteur insistant sur l’approche « holistique » proposée par Max Weber, d’un Orient opposé à l’Occident, ainsi que sur leurs différences, notamment dans les domaines de la ville, du droit et de la musique.

6Cette deuxième partie se conclut sur le thème central, selon l’auteur, de la sociologie wébérienne : préciser la place historique de la société occidentale moderne et montrer sa « nature unique ». À cet égard, sont soulignés plusieurs « problèmes » posés par le travail wébérien, dont son « éclectisme » et son anachronisme.

7Le chapitre unique de la troisième partie propose une comparaison des analyses des sociétés orientales développées par les deux auteurs. Par-delà leurs divergences et l’opposition de Max Weber à l’approche marxiste, plusieurs points de convergence sont mis en avant, dont la vision d’une modernité issue de formations sociales médiévales spécifiques et celle, adoptée plus largement par les orientalistes du dix-neuvième siècle, d’un Orient passif et figé.

  • 1 Le caractère artificiel de l’opposition entre Marx et Weber a depuis longtemps été démontré par plu (...)

8L’épilogue de quatre pages, synthétisant le propos de l’ouvrage, propose de réexaminer la position de Marx et de Weber dans l’histoire de la sociologie, leur présentation habituelle en tant qu’adversaires ; cette vision, qui continuerait à dominer la littérature sociologique, doit être, selon Lutfi Sunar, questionnée au regard de leur tentative d’analyser la société moderne en la comparant à la société orientale1.

  • 2 Par exemple, sur les anachronismes de Weber ou le fait qu’il abandonnerait sa méthode et son approc (...)
  • 3 D’une proximité de Marx et Weber qui reproduiraient, tous deux, la vision, véhiculée par les orient (...)

9L’ouvrage se recommande par sa clarté, la contextualisation de la pensée des deux auteurs, la déconstruction de leur opposition dans la littérature sociologique et la cohérence de la démonstration. S’il peut prêter à discussion, voire susciter quelques frustrations, liées à sa densité, à la nécessaire cursivité de certaines de ses analyses2 et à leur mise au service de la thèse défendue3, il se distingue par une lecture souvent suggestive des auteurs, et son ambition de repenser l’idée même de modernité.

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Notes

1 Le caractère artificiel de l’opposition entre Marx et Weber a depuis longtemps été démontré par plusieurs auteurs. Bryan Turner, en particulier, avait souligné combien tous deux partageaient un bagage orientaliste similaire et les mêmes idées reçues, sur le « mode asiatique de production » (Marx) ou le semi-féodalisme asiatique (Weber). Cf. B. S. Turner, Weber and Islam : A Critical Study, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1974 ; B. S. Turner, Marx and the End of Orientalism, Londres, Allen and Unwin, 1978; B. S. Turner, For Weber: Essays on the Sociology of Fate, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981.

2 Par exemple, sur les anachronismes de Weber ou le fait qu’il abandonnerait sa méthode et son approche probabiliste, sensible à la complexité du réel, pour devenir déterministe lorsqu’il aborde les sociétés orientales, et pour appréhender la structure politique comme le facteur déterminant.

3 D’une proximité de Marx et Weber qui reproduiraient, tous deux, la vision, véhiculée par les orientalistes, d’une société orientale passive et immobile.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Corinne Delmas, « Lutfi Sunar, Marx and Weber on Oriental Societies. In the Shadow of Western Modernity », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 octobre 2014, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/15668 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.15668

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