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Hélène Périvier, L’économie féministe. Pourquoi la science économique a besoin du féminisme et vice versa

Kevin Diter
L'économie féministe
Hélène Périvier, L'économie féministe. Pourquoi la science économique a besoin du féminisme et vice versa, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Essai », 2020, préf. Thomas Piketty, ISBN : 9782724626759.
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Texte intégral

1Le dernier ouvrage d’Hélène Périvier, économiste spécialiste de l’évaluation des politiques sociales et familiales, s’ouvre sur une série de questions épistémologiques un brin provoquantes : peut-on être économiste et féministe ? La neutralité et l’impartialité affichées et sans cesse recherchées des sciences – y compris humaines et sociales – sont-elles compatibles avec un point de vue présenté et perçu par ses opposant·es comme idéologique ? Les réponses fournies par l’auteure sont claires, précises et argumentées : les théories féministes ont toute leur place en économie ! Non seulement elles contribuent à dévoiler les biais genrés et androcentrés des principaux concepts ou postulats économiques et à mettre au jour leurs différents angles morts, mais elles permettent aussi et surtout de rendre compte, d’expliquer et de dénaturaliser les inégalités femmes/hommes, à la fois sur le marché et hors marché. Au long des 212 pages qui constituent ce riche opus, la chercheuse s’attache ainsi à souligner avec force et détails ce que les recherches et les outils d’analyse féministes ont apporté et peuvent encore apporter à la science économique, aussi bien en termes de connaissances que d’un point de vue heuristique et méthodologique. Sa réflexion ne s’arrête toutefois pas là. De manière complémentaire, elle montre que les approches économiques actuelles peuvent aider à comprendre les rapports sociaux de sexe et leurs transformations, voire à répondre à certaines interrogations féministes, notamment vis-à-vis de l’évolution de la division sexuée du travail et des rôles respectifs qu’y jouent le marché, l’État et la famille.

  • 1 Fraisse Geneviève, La fabrique des féminismes. Textes et entretiens, Paris, Le Passager Clandestin, (...)

2La première partie de l’ouvrage, composée de deux chapitres, propose une brève histoire des courants de pensées économiques et des féminismes – en insistant sur le pluriel de ce dernier terme et des perspectives théoriques qu’il recouvre. Dans un premier temps, l’auteure retrace les fondements normatifs de la discipline, ses principales lois, et les différents paradigmes qui se sont succédé de la fin du xixe siècle à aujourd’hui. Après avoir présenté les philosophies utilitarististes, décrit la loi de l’offre et la demande et introduit les principaux concepts qui lui sont attachés (intérêt, utilité, rationalité, et concurrence), elle se concentre sur les approches néolibérales et l’économie empirique. Elle met en évidence l’impérialisme de ces deux paradigmes dans la mesure où ils cherchent à rendre compte et à analyser l’ensemble des comportements humains, marchands ou non marchands, à partir d’une seule théorie de l’action et de la décision fondée sur la rationalité (plus ou moins limitée) des individus et l’intervention raisonnée de l’État qui permet la mise en œuvre de cette rationalité par la création de marchés concurrentiels. Elle profite de ces rappels pour relever les différentes critiques portées à ces perspectives, notamment leur aspect anhistorique et asocial, et leur tendance à négliger l’existence de rapports de force et de pouvoir, tout comme l’importance des valeurs et des normes sociales. Dans un second temps, la chercheuse dresse une cartographie des différentes théories féministes et s’emploie à démontrer que « le féminisme, ça pense ! » (p. 60), selon la formule de Geneviève Fraisse1. Plus précisément, elle y expose les principaux concepts et outils utilisés par les différentes auteures pour mettre au jour les inégalités femmes/hommes et les systèmes de domination et d’exploitation sur lesquelles celles-ci reposent – et qui les entretiennent. La valence différentielle des sexes (Françoise Héritier) côtoie les notions de genre (Joan Scott), de travail gratuit (Christine Delphy), d’intersectionnalité (Kimberlé Crenshaw), ou encore d’écoféminisme (Françoise d’Eaubonne). On y retrouve donc les approches libérales, matérialistes, queer, les différents travaux sur le care ou sur les capabilités qui, malgré leur diversité interne et les débats qui les animent, s’attachent tous à révéler les logiques sociales à l’origine de la hiérarchisation des sexes et de la naturalisation des inégalités ou différences sexuées.

  • 2 L’auteure présente notamment les travaux de Paula England, de Marianne Ferber et de Julie Nelson. C (...)
  • 3 En histoire, voir par exemple Thébaud Françoise, Écrire l’histoire des femmes et du genre, Lyon, EN (...)

3La deuxième partie de l’ouvrage, également composée de deux chapitres, entre de plain-pied dans la principale thèse défendue par Hélène Périvier, à savoir que les recherches féministes permettent de penser à nouveaux frais les cadres théoriques dominants en économie, leur pertinence et leurs zones d’ombre. Le chapitre 3 traite des biais sexistes, hétéronormés et androcentrés qui affectent tant les objets et les grilles d’analyse des études que leurs résultats. Par exemple, les économistes (néo)classiques, d’Adam Smith à Gary Becker, envisagent les inégalités femmes/hommes comme naturelles : elles seraient le fruit de leurs différences physiologiques et psychologiques. Contrairement aux hommes mus par l’égoïsme et la recherche de l’intérêt personnel, les femmes seraient instinctivement guidées par l’altruisme et l’empathie. Ceci les amènerait à développer un avantage comparatif à la production domestique et à délaisser naturellement le marché du travail au profit de leur conjoint. La division sexuée du travail (re)productif et des sphères privées et publiques ne serait donc pas la cause des inégalités/différences entre les sexes, mais leur conséquence. Les économistes féministes2 critiquent cette vision essentialiste qui place l’homo œconomicus uniquement du côté des hommes, et proposent de renverser le lien de causalité préalablement établi par les penseurs orthodoxes. La division sexuée du travail est non seulement à l’origine des inégalités entre les sexes, mais elle s’explique non pas par des arguments biologiques, mais par le contexte historique et social dans lequel les individus sont plongés, et notamment les rôles et normes de genre qui y prévalent. Le chapitre 4 poursuit la présentation des investigations féministes au sein de l’économie et s’intéresse à la place accordée aux femmes dans cette science faite par et au service des hommes. Sans surprise, et comme dans d’autres sciences sociales, les travaux et apports des femmes ont été invisibilisés3. Ces dernières sont soit considérées comme de simples vulgarisatrices, soit comme des collaboratrices de la pensée d’économistes hommes, qui sont souvent leur conjoint. C’est le cas par exemple de Millicent Fawcett et Harriet Taylor qui voient leurs contributions éclipsées par celles de leur mari (respectivement Henry Fawcett et John Stuart Mill), voire totalement récupérées par ces derniers, et ce sans même qu’ils ne les citent ou qu’ils indiquent leur participation à l’écriture et à l’élaboration des idées présentées. Aujourd’hui encore, les femmes restent sous-représentées en économie, surtout dans les thématiques les plus prestigieuses comme la finance et la macroéconomie, ou sur les postes de professeur. Ces inégalités sont moins liées à l’autocensure des femmes qu’aux multiples barrières (structurelles) qui se dressent face à elles, telles que : des règles du jeu académique (publish or perish) qui correspondent davantage aux rôles et dispositions masculines ; la dévalorisation de leur champ d’expertise supposé moins sérieux et donc moins consacré ; ou encore l’expérience de multiples violences morales – insultes, remarques sur l’apparence physique, allusions à connotation sexuelle – et de multiples discriminations.

4Enfin, la dernière partie de l’ouvrage s’applique à souligner, à l’inverse, ce que l’économie peut apporter aux théories féministes et à une partie de leurs questionnements, comme par exemple l’évolution des inégalités de genre dans et hors travail, ou la mesure et la prise en charge des discriminations. Le chapitre 5 se concentre sur la division sexuée du travail et décrit le passage du modèle « Monsieur Gagnepain – Madame Aufoyer » à celui de « Monsieur Gagnepain – Madame Gagnemiettes ». Plus précisément, il met en évidence que l’accès des femmes aux études supérieures, à la contraception et à l’emploi n’a pas transformé radicalement les normes et rapports de genre, y compris au sein du ménage. Si les politiques sociales et familiales contribuent moins à assigner les femmes à la sphère domestique et s’attèlent davantage à favoriser leur activité salariale, il reste que ce sont encore et toujours elles qui, en plus de leur travail, s’occupent des tâches ménagères et d’éducation des enfants, ce qui pèse sur la progression de leur carrière, sur leur rémunération et sur les inégalités entre les sexes. Le chapitre 6, quant à lui, met en avant les différentes manières dont les économistes définissent et mesurent les discriminations (sexuées), et tentent d’y remédier. Une part importante des études s’attaque aux discriminations, non pas du point de vue de la justice sociale ou de leurs contributions aux inégalités, mais en dévoilant leur inefficacité économique dans la mesure où elles pèsent sur la croissance, sur le PIB et affectent la concurrence.

  • 4 Voir par exemple les travaux de Suzanne Bianchi, de Scott Coltrane ou encore de Kathleen Gerson.

5Au final, L’économie féministe est un livre riche, bien écrit, agréable à lire et qui réussit haut la main le pari de montrer à des non-spécialistes l’intérêt d’associer deux champs disciplinaires a priori incompatibles. Sa bibliographie fouillée et diversifiée en fait un travail à mettre entre les mains de tout·e étudiant·e en sciences sociales ou de toute personne souhaitant comprendre les inégalités de genre dans la sphère publique ou privée. S’il fallait pointer un très léger regret, ce serait celui, peut-être, de ne pas voir l’auteure faire davantage discuter les économistes avec les sociologues du couple autour des questions de la répartition des tâches ménagères ou de l’arbitrage vie professionnelle/vie familiale, d’autant qu’il s’agit d’objets d’étude largement investis, notamment de l’autre côté de l’Atlantique4.

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Notes

1 Fraisse Geneviève, La fabrique des féminismes. Textes et entretiens, Paris, Le Passager Clandestin, 2012 ; compte rendu d’Aurélia Léon pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/8632.

2 L’auteure présente notamment les travaux de Paula England, de Marianne Ferber et de Julie Nelson. Ces deux dernières ont dirigé Beyond Economic Man. Feminist Theory and Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1993.

3 En histoire, voir par exemple Thébaud Françoise, Écrire l’histoire des femmes et du genre, Lyon, ENS Editions, 2007 ; et, en sociologie, Devreux Anne-Marie, « Sociologie ‘‘généraliste’’ et sociologie féministe : les rapports sociaux de sexe dans le champ professionnel de la sociologie », Nouvelles Questions Féministes, vol. 16, n°1, 1995, p. 83-110.

4 Voir par exemple les travaux de Suzanne Bianchi, de Scott Coltrane ou encore de Kathleen Gerson.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Kevin Diter, « Hélène Périvier, L’économie féministe. Pourquoi la science économique a besoin du féminisme et vice versa », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/50755 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.50755

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Rédacteur

Kevin Diter

Post-doctorant en sociologie au DEPS (Ministère de la Culture) et à l’EHESP.

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