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Karen Messing, Le deuxième corps. Femmes au travail, de la honte à la solidarité

Laure Rinié
Le deuxième corps
Karen Messing, Le deuxième corps. Femmes au travail, de la honte à la solidarité, Montréal, Éditions Écosociété, 2022, 279 p., trad. Geneviève Boulanger, ISBN : 978-2-89719-743-8.
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Texte intégral

1Dans la lignée des travaux qui interrogent la place et la considération des femmes au travail et de ceux qui étudient la prise en compte de leurs spécificités biologiques, l’ouvrage de Karen Messing met l’accent sur la relation entre le marché professionnel et la santé des femmes. Spécialisée en génétique et en ergonomie, la chercheuse canadienne s’attèle à démontrer en quoi l’absence de considération pour les caractéristiques biologiques féminines, ou leur sous-estimation, entrave le bien-être et les possibilités de carrière des femmes, jusqu’à parfois les mettre en danger.

2Dès l’introduction, l’autrice rappelle les préjugés liés aux corps des femmes présentés comme fragiles, voués à la maternité et sujets aux jugements. Désireuse de comprendre la façon dont les différences biologiques entre les hommes et les femmes sont appréhendées dans le milieu du travail, elle se forme à l’ergonomie qu’elle décrit comme une science « qui cherche à comprendre l’activité de travail en vue d’en réduire les risques » (p. 13) et qui lui permet « de mettre en évidence les aspects du travail que l’on gagnerait à modifier » (p. 187). Elle mène, dès les années 1990, des recherches en partenariat avec des syndicats, et constate notamment l’invisibilisation systématique des corps des femmes par la non-adaptation manifeste des outils et des procédures de travail à leurs caractéristiques biologiques. Au travail, le corps des femmes est considéré comme le « deuxième corps » car « différent, anormal, inférieur en taille et en force » (p. 17) par rapport au corps masculin en fonction duquel sont pensés les outils de travail.

3La première partie de l’ouvrage, sans doute la plus originale, met en lumière et entend dénoncer la honte ressentie par les femmes et le poids de celle-ci sur leur vécu professionnel. L’autrice montre que les femmes choisissent souvent le silence pour faire face au paradoxe dans lequel elles sont placées : d’un côté, être traitées comme les hommes pour ne pas être disqualifiées et de l’autre, faire aussi bien qu’eux mais dans des conditions qui les désavantagent voire les mettent en danger (elles subissent par exemple 36 % de blessures en plus dans l’industrie lourde). Elle regrette la façon dont « les responsables [gouvernementaux] de la condition féminine jouent à l’autruche » (p. 35) en refusant de prendre des mesures adaptées pour l’intégration et la protection des travailleuses et dénonce les publicités gouvernementales canadiennes enjolivées qui incitent les jeunes filles à investir des filières traditionnellement masculines sans remettre en question leurs conditions de travail.

4Si l’autrice évoque dans cette première partie les remarques et agissements sexistes subis par certaines travailleuses pouvant aller jusqu’au viol, ce n’est qu’en toile de fond que les préjugés et stéréotypes sont convoqués et incarnés dans le poids de la honte ressentie. Toutefois, l’autrice ne s’épargne aucune remise en question et va jusqu’à se demander si la division du travail physique selon le genre ne serait pas, finalement, dans l’intérêt des femmes. Elle regrette ainsi « qu’en dépit d’un gain économique réalisé par les travailleuses, le fait d’éliminer […] la division genrée des tâches ait nui à [leur] santé » (p. 83) !

  • 1 Voir Criado-Perez Caroline, Femmes invisibles, Paris, First Éditions, 2020.

5Ces considérations conduisent l’autrice à s’intéresser dans une deuxième partie aux caractéristiques physiques associées à chaque métier et à objecter que le problème majeur n’est pas tant la division des tâches selon le genre que « le manque de reconnaissance accordée au travail des femmes » (p. 85). Karen Messing signale par exemple que le poids soulevé par certaines ouvrières souffre d’être « moins spectaculaire » alors que, cumulé sur une journée de travail, il peut être bien plus important que celui porté par leurs homologues masculins. Elle regrette toutefois que « révéler les exigences physiques invisibles imposées aux femmes […] n’a[it] dans l’ensemble pas suffi à améliorer leur sort » (p. 91). L’autrice s’interroge alors sur la façon dont les différences biologiques entre les sexes sont appréhendées. Prise en étau entre d’un côté les féministes valorisant la ressemblance en vue d’obtenir une égalité de traitement et qui craignent un retour à une essentialisation des femmes et de l’autre les féministes inscrites dans la différenciation qui l’encouragent à poursuivre ses travaux sur les dissemblances entre hommes et femmes, l’autrice s’attèle à « dégager d’abord les mécanismes biologiques […] sans […] négliger l’importance du contexte social » (p. 96). S’appuyant sur son expertise en biologie, elle explique les différences entre le sexe génétique, le sexe biologique et le genre pour montrer comment ceux-ci interagissent entre eux, laissant entrevoir toutes les difficultés à déterminer ce qui relève du biologique pur, intrinsèquement lié au corps des femmes, et ce qui relève du contexte socio-culturel. Ces difficultés sont accrues par le chevauchement entre les caractéristiques féminines et masculines et par ce que Caroline Criado-Perez1 a nommé l’absence de données sexospécifiques, sans compter les biais méconnus tels que la perception des femmes sur leur propre corps.

6À partir de la seconde moitié de l’ouvrage, l’autrice nous invite à une réflexion plus globale sur le rapport du marché du travail avec le corps des femmes. Elle explique comment ses découvertes sur le terrain l’ont amenée à considérer le droit au retrait préventif durant la gestation, désormais appliqué au Québec, comme une nécessité. Ce droit a effectivement incité les comités syndicaux de santé et de sécurité à prendre des mesures de protection de la santé des femmes et a permis de lutter contre la sous-estimation de « l’ampleur des difficultés et des risques encourus par les travailleuses » (p. 130). L’approche ergonomique se révèle être, en particulier ici, un outil d’émancipation et de visibilisation de problèmes minimisés ou ignorés dans les emplois à prédominance féminine, alors que ce sont les travaux de force associés au masculin qui sont généralement perçus comme les plus éprouvants.

7Malgré les résistances sexistes qu’elle rencontre, l’autrice cherche également à intégrer ses valeurs féministes dans ses interventions ergonomiques. Elle se réfère en ce sens à l’ergonome Nicole Vézina qui privilégie la santé au travail mais en utilisant tous les prétextes pour favoriser l’égalité des sexes et en ciblant « les changements susceptibles d’être accueillis favorablement par les employeurs » (p. 135). La santé des femmes au travail n’étant pas qu’une question de biologie mais également une question sociale, l’autrice poursuit sa collaboration avec des organisations syndicales en visant cette fois-ci la promotion de « la justice organisationnelle [au] travail » (p. 143), c’est-à-dire l’intégration des femmes au sein du pouvoir décisionnel et la prise en compte de leurs contraintes spécifiques.

8La conciliation travail-famille constitue l’objet de la troisième partie de l’ouvrage. L’autrice rappelle que les femmes effectuent la grande majorité des tâches parentales et domestiques et que le marché du travail a initialement été organisé pour les hommes. Elle dévoile alors les nombreuses stratégies informelles adoptées par les travailleuses pour faire face à des horaires difficilement compatibles avec une vie de famille. La place du privé est d’abord analysée à travers les récits de travailleuses aux horaires atypiques puis questionnée dans une perspective socio-politique. Pour faire face au difficile défi de reconnaître les différences entre les sexes sans renforcer les stéréotypes, elle préconise d’« adapter l’environnement de travail de façon à ce qu’il interfère le moins possible avec la vie familiale » (p. 172). Si elle revient sur les implications politiques de ses recherches, en particulier en termes législatifs, elle ne minimise pas pour autant « l’impact majeur de l’attitude des patrons sur la conciliation travail-famille » (p. 153), qui plus est lorsque ceux-ci sont sensibles aux revendications féministes.

9L’autrice dévoile enfin ce qu’elle estime être un élément central pour améliorer les conditions de travail des femmes : la solidarité féminine. Elle en illustre la portée en décrivant la création, le développement et les apports du Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement (CINBIOSE). L’influence de ce centre fut selon elle positive sur l’orientation des politiques publiques parce qu’il parvint à démontrer que « les travailleuses étaient mal étudiées, mal protégées et mal indemnisées par les agences gouvernementales au Québec » (p. 201). Elle poursuit sa réflexion en interrogeant l’influence des biais de genre au sein même de la science et dénonce l’effet « Boy’s club », c’est-à-dire la mainmise des hommes sur les travaux produits. Elle explique le cercle vicieux qui régit cet « angle mort de la science » qu’est la santé des femmes au travail : le manque de recherches et de connaissances sur le sujet associé aux préjugés sur leur prétendue fragilité ainsi qu’à la difficulté d’évaluer leur douleur entravent la reconnaissance de leurs accidents ou maladies professionnelles et favorisent le silence des femmes.

10L’ouvrage de Karen Messing met en lumière la force et le poids du silence des femmes dans le milieu du travail, silence maintenu par la peur d’être disqualifiées et confrontées à des agissements sexistes. Plus encore, il révèle et dénonce le manque de (re)connaissance et de considération du travail des femmes ainsi que le poids des rôles sociaux, des préjugés et des biais de genre, y compris au sein de la science. Grâce à l’ensemble des réflexions et des approches menées, l’autrice présente une vue d’ensemble de la pluralité des freins, biologiques et sociaux, qui empêchent la prise en compte des contraintes et spécificités propres aux femmes et à leurs corps, freins qu’il faut parvenir à dépasser pour améliorer leurs conditions de travail et in fine l’égalité au travail.

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Notes

1 Voir Criado-Perez Caroline, Femmes invisibles, Paris, First Éditions, 2020.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laure Rinié, « Karen Messing, Le deuxième corps. Femmes au travail, de la honte à la solidarité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 octobre 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/58430 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.58430

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Rédacteur

Laure Rinié

Doctorante contractuelle en sciences de l’éducation et de la formation à l’université Cergy Paris, laboratoire EMA.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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