Jeux de passes
Résumé
Cette étude a pour objectif de dégager, à travers quatre des principaux ouvrages de Caillois – Le Mythe et l’homme et L’Homme et le sacré, publiés avant la Deuxième Guerre mondiale, et, publiés après celle-ci, Les Jeux et les hommes et Bellone ou la pente de la guerre – un certain nombre de notions récurrentes, toutes dépendantes, et même dérivées, de celles d’inertie et de vertige, qui ont constitué son premier objet d’étude dans la période du Collège de Sociologie, et cela afin de montrer : a) comment ces ouvrages, quoique autonomes les uns par rapport aux autres, s’articulent néanmoins l’un à l’autre ; grâce à une méthode intellectuelle et un processus d’investigation que l’on peut définir – en l’empruntant au vocabulaire du sport, activité familière à la pensée de Caillois –, par la métaphore « jeu de passes », en ce sens que le sujet pensant appréhende son objet d’étude en le comprenant sur un mode interdisciplinaire qui n’est pas sans faire penser au football, où les joueurs, en se lançant la balle entre eux, tentent de la faire progresser jusqu’au but adverse ; b) comment, à travers précisément les disciplines les plus diverses qu’il aborde dans chacun de ces quatre livres – sociologie, anthropologie, entomologie, science des jeux et polémologie –, ces notions récurrentes aident Caillois à proposer une conception de l’homme dans son rapport tant aux lois sociales qu’à celles, naturelles, de l’univers.
Plan
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- 1 MH, p. 136.
[...] comme les individus, les sociétés, à condition certes qu’elles soient de forte structure, confient leur sort à l’inertie ou à la passion, prennent pour principe l’invariabilité ou l’aventure, se refusent ou consentent à l’exaltation du devenir, loin qu’elles entretiennent toujours avec le temps des rapports univoques, loin que leur histoire soit obligatoirement un développement continu qui réalise l’Idée.1
1La plus grande partie des écrits de Caillois est constituée, on le sait, d’une infinité d’essais plus ou moins longs, qui explorent des domaines le plus souvent disparates, relevant aussi bien de l’anthropologie que de la sociologie, de l’entomologie, de l’esthétique, de la minéralogie, etc. Constatant dans les années soixante-dix – lors de la composition de Cases d’un échiquier – la diversité contenue dans le « semis de notes, analyses, aveux » de ses écrits, Caillois a cependant attiré l’attention du lecteur sur les potentialités de leur agencement, et a déclaré lui-même avoir pris
- 2 CÉ, « Préface », p. 8 et Œ, p. 560.
un plaisir presque enfantin à les aligner en long et en large en [s]’émerveillant des perspectives obliques qui surgissaient comme en supplément.2
2Une table de concordances, qu’il a alors établie dans la partie finale du volume en préparation montre comment, sur la base du rapprochement thématique de ses essais, surgit une sorte de mosaïque où, de l’union des différentes tesselles, son œuvre acquiert sa physionomie unitaire et cohérente.
3Un des moyens pour s’orienter au milieu des perspectives obliques et entrelacées offertes par les parcours auxquels ses écrits invitent consiste à suivre non seulement la trace de certaines notions particulièrement récurrentes, mais aussi les perspectives ouvertes par ses choix terminologiques. Dans ce sillage, on peut souvent avoir la surprise d’assister à des métamorphoses inattendues, à des variations sémantiques suscitées par l’expansion soudaine et parfois insoupçonnée de la signification de l’un ou l’autre terme, s’il est employé dans un domaine scientifique nouveau.
- 3 Dans la Préface de l’édition de 1972 du Mythe et l’homme, publiée trente-quatre ans après sa premiè (...)
4Que ce traitement du langage soit très proche de celui de la poésie, Caillois ne l’a vu et accepté qu’assez tard. Il s’y est pourtant adonné dès ses premiers ouvrages. De ce point de vue, dans Le Mythe et l’homme et L’Homme et le sacré, on trouve déjà inscrite (Caillois s’en est étonné lui-même3) une quantité surprenante d’idées et d’arguments qu’il a développés par la suite, les transportant dans des territoires différents et apparemment étrangers les uns aux autres, mais toujours fertiles. Si bien que ces deux premiers volumes peuvent apparaître aujourd’hui comme une véritable mise en abîme de la majorité des parcours présents dans l’ensemble de l’œuvre.
5Prenons deux notions de base qui y sont développées : l’inertie et le vertige. Caillois y recourt très tôt, au moment où il fonde, « en osmose intellectuelle » avec Georges Bataille, le Collège de Sociologie, cette institution qui pourrait
6C’est très précocement qu’il avait commencé à orienter son attention vers les représentations irrationnelles ou inconscientes par lesquelles l’homme appréhende la réalité et crée ses fantasmes en essayant de la dominer. De ce point de vue, on peut dire que les facteurs d’assujettissement à l’ordre des choses ou de rébellion contre celui-ci, l’alternance des phases de stase et de rajeunissement des collectivités sociales suscitent chez lui depuis toujours un intérêt soutenu. Destinés à une véritable traversée de domaines, ces sujets se représenteront dans un nombre de contextes assez inimaginable à l’époque, mais qu’une lecture a posteriori de ces deux premiers ouvrages laisse pourtant présager. Portée par des binômes tels que « pesanteur et légèreté », « cohésion et fracture », « inertie et vertige », la thématique de la rupture et de la reconstitution de l’ordre manifestera sa présence non seulement à l’intérieur des sociétés humaines, mais aussi des sociétés animales, et – diagonale par excellence – elle se manifestera dans tous les domaines : organique, chimique, physique, et même minéral.
- 5 Acéphale, n° 3/4, juillet 1937, p. 25.
- 6 Cf. Lettre de Caillois à Bataille du 3 février 1938. Le Collège de Sociologie, Gallimard, 1979, p. (...)
7On trouve trace d’une réflexion sur les phénomènes liés à cette alternance d’abord dans le numéro de juillet 1937 de la revue Acéphale, où Caillois traite des vertus dionysiaques (« en entendant par vertu ce qui lie, par vice ce qui dissout »5), puis, peu de temps plus tard, dans les notes d’une conférence qu’il tint au Collège de Sociologie, Confréries, ordres, églises, dont le texte complet ne nous est pas parvenu, mais que lui-même déclare expressément inspirée des théories de Dumézil6. Dans ces notes, l’accent est porté sur les deux mouvements qui fondent la dichotomie sociale :
- 7 Ibid., p. 281. Souligné dans le texte.
1) Une cohésion statique, réglée, administrative, publique, officielle : lourde et lente ; 2) Un ferment dynamique, déréglé, mystérieux, exalté, [fait d’] ivresse […], légèreté […], rapidité, c’est à dire, en un mot, de vertige.7
8C’est, là, une des premières apparitions de ce dernier mot dans ses écrits. Ses récurrences seront, par la suite, innombrables.
9C’est donc à partir de ces prémisses, que j’essaierai de suivre la traversée des notions d’inertie et de vertige à l’intérieur de toute l’aire sémantique qui prend origine dans les (ou qui renvoie aux) termes qui au fur et à mesure les désignent. J’en suivrai les traces dans quatre cases essentielles de l’échiquier de Caillois : d’abord ses deux écrits majeurs de l’avant-guerre : Le Mythe et l’homme, L’Homme et le sacré ; puis dans deux écrits postérieurs à la guerre : Les Jeux et les hommes et Bellone ou la pente de la guerre.
I. L’Assemblage des tesselles de l’avant-guerre (1937-1939)
I.1
10Déjà dans Le Mythe et l’homme et dans L’Homme et le sacré, publiés respectivement en 1938 et 1939, pendant les années du Collège de Sociologie, Caillois soulève la question de l’alternance, tant au niveau individuel que collectif, des phénomènes d’ivresse et de calme, d’inquiétude et de quiétude, de destruction ou construction, et il y décèle des analogies entre deux fonctions essentielles chez les hommes : l’instinct de vie et l’instinct de mort. On pourrait, à ce propos, assumer comme point de départ les définitions d’inertie et de passion contenues dans l’essai « L’Ordre et l’Empire » du Mythe et l’homme. Voici ce qu’est pour lui l’inertie :
[…] l’inertie est partout cette résistance qui retient le passage de l’immobilité au mouvement comme celui du mouvement à l’immobilité, qui tend à paralyser l’énergie électromagnétique quand elle s’accroît, et à la développer quand elle décroît : qui s’oppose ainsi à toute variation d’état […].
Et inversement, ce qu’est pour lui la passion :
- 8 MH, p. 137-138.
La passion, au contraire, est ce vertige qui exalte une vie d’une tension vers un paroxysme, l’inscrit entre une genèse et une rupture, lui impose un rythme d’accélération qui fait de son inscription dans le temps une véritable chute.8
11Nous sommes en 1938 : faisant allusion à une paralysie de l’énergie électromagnétique, Caillois opère déjà une expansion de la notion d’inertie, telle qu’elle peut se présenter dans le domaine de la physique. On ne peut alors que remarquer comment, ainsi précocement germé, le concept de la baisse d’énergie sera repris plus tard, pour trouver sa systématisation scientifique en 1973, dans une étude sur La Dissymétrie, où Caillois l’approfondit dans le contexte du deuxième principe de la thermodynamique.
- 9 MH, p. 10-11.
- 10 MH, p. 12. Dans une note, Caillois renvoie l’usage de ces termes antinomiques à un passage de Huber (...)
12Pour le moment, dans l’« Avertissement » du Mythe et l’homme, les exemples auxquels il a recours pour expliciter les phénomènes opposés de hausse et de baisse de la tension vitale sont puisés dans un tout autre domaine : dans l’opposition entre chamanisme et manisme, phénomènes dont il rappelle que le premier manifeste « la puissance de l’individu en lutte contre l’ordre naturel de la réalité », et le deuxième « la recherche, par l’abandon de soi-même, de l’identification du moi et du non-moi, de la conscience et du monde extérieur »9. Caillois y fait également allusion à deux ensembles de phénomènes, la magie et la mystique, en raison du fait que « l’un [est] “systématique, ordonné, obligatoire”, la religion ; l’autre, “désordonné, facultatif ou criminel”, la magie »10.
13Sur ces bases, avant d’aborder les études qui constituent Le Mythe et l’homme, dans l’« Avertissement » qui les précède (et qui se lit plutôt comme un essai préliminaire), Caillois précise que le but du recueil consiste à « pénétrer les caractères spécifiques des diverses manifestations de la vie imaginative » afin d’éclaircir le fonctionnement de « l’activité unitaire de l’esprit ». Or, la lecture de ce recueil montre que c’est justement son intuition première sur ce type de fonctionnement de l’esprit qui amène Caillois à découvrir et interpréter certaines ressemblances et cohérences (que plus tard, il appellera aventureuses), entre des données du réel traditionnellement considérées comme inconciliables. On trouve donc déjà, anticipée dans une très dense formule, une conviction de Caillois destinée à devenir l’un des piliers de son œuvre : face à un univers qu’il perçoit de plus en plus comme fini, le nombre des lois de l’univers ne peut qu’être fini lui aussi ; la syntaxe des phénomènes naturels doit être simple, une même législation doit nécessairement présider à des manifestations apparemment indépendantes. C’est ce que Caillois avait exprimé en 1932, dans la longue lettre de rupture avec André Breton et le surréalisme, publiée par la suite sous le titre expressif de Procès intellectuel de l’art :
14Preuve en sont, déjà dans Le Mythe et l’homme, certaines récurrences (au niveau des formes, des mécanismes, des comportements) qui se manifestent dans les différents règnes de la nature, ou certains croisements entre réel et imaginaire dont, avec le temps, son œuvre dressera le catalogue.
- 12 Il faut remarquer au passage que Caillois s’était déjà intéressé aux phénomènes de baisse de l’éner (...)
15Dans les premières pages du Mythe et l’homme, l’exemple des corrélations qui le retient s’exprime entre deux extrêmes de la chaîne biologique, les insectes et les hommes. Des lois analogiques commencent à lui révéler la correspondance entre certains comportements observables dans le monde animal et certains troubles humains. Il en développe l’intuition dans l’étude célèbre sur la mante religieuse, et dans celle qui la suit, « Mimétisme et psychasthénie légendaire ». Dans ce deuxième essai, le phénomène mimétique lui semble avoir son correspondant humain dans les cas de la baisse de tension due à la dépression psychasthénique, où les troubles provoqués par la labilité dans la perception de soi-même provoquent une chute d’énergie vitale qu’il décrit comme des phénomènes de « dépersonnalisation par assimilation de l’espace »12. De là à formuler l’hypothèse que, par lien analogique, le mimétisme animal ramène à l’aspect pathologique de la distinction entre l’individu et le milieu où il vit, le chemin n’est pas long. Les animaux peuvent accomplir une simulation de métamorphose végétale qui les amène à s’effacer dans leur contexte naturel, et ils peuvent eux-aussi avoir leur façon de reproduire un comportement d’annulation de soi que les hommes connaissent dans les phénomènes d’angoisse et de dépersonnalisation. C’est la loi de l’inertie de l’élan vital, que Caillois explique comme un
cas particulier de la loi générale qui veut que toute action engendre en se développant, et proportionnellement à ce développement, une réaction qui la contrarie.
16Face à ce que les hommes perçoivent comme des réservoirs de mystère ou des propulseurs d’angoisse et de conflits, la fonction de l’activité mythique est d’apaiser les sources d’inquiétude. Mais, et c’est là l’apport des études du Mythe et l’homme, les désordres de l’imagination, les fantasmes mentaux que celle-ci comporte, tiennent essentiellement à l’ignorance des lois de l’ordre matériel des choses et à la logique de la finitude de l’univers, seule responsable du statut analogique qui raccourcit les distances entre des phénomènes apparemment incompatibles.
17Frappé par la coïncidence du phénomène concret et objectif avec sa représentation mythifiée, Caillois se propose de pénétrer dans les points de soudure orientant son attention vers tous les domaines (religion, mythologie, art, sociologie), assujettis à l’action massive de l’affectivité et de l’imagination.
I.2
18Le point de soudure essentiel entre les données du monde matériel et leurs représentations mythifiées, Caillois l’étudie, en ethnologue, dans le comportement rituel des populations dites primitives et dans leurs façons de vivre le sacré. À travers l’élaboration de la théorie du sacré de respect (dont la fonction, mythologiquement liée à ce qui fonde, consiste à veiller sur le maintien de l’ordre social), et du sacré de transgression (qui préside au contraire à l’évolution des choses et à la nécessité d’enfreindre, afin de le rajeunir, l’équilibre du système), il montre dans le sacré le lieu de la coprésence originaire des agents de stabilité et de déséquilibre. Dans sa conférence du mardi 2 mai 1939 au Collège de Sociologie sur la théorie de la fête (insérée dans L’Homme et le sacré, dont elle constitue le chapitre sur le « sacré de transgression »), il analyse le phénomène de l’irruption, au sein des sociétés primitives, des forces de perturbation qui dérèglent l’organisation paisible des choses au moment où le besoin de renouvellement amène à la déflagration de l’ordre, à la confusion, à la frénésie violente. Il faut éveiller la société de l’assoupissement provoqué par un temps de stase trop prolongé, et les étapes pour y parvenir sont la sortie du monde du chaos originaire, la provocation de la catastrophe fondatrice, le rétablissement des conditions primordiales d’indifférenciation des choses pour qu’à travers le paroxysme social les forces qui amèneront à réorganiser la société se renouvellent et pour que, s’opposant radicalement aux règles admises, la société se revigore à travers la célébration de rites de fécondité et d’initiation.
- 13 À ce propos, cf. Annamaria Laserra, « Paroxysmes », Roger Caillois, la pensée aventurée, sous la di (...)
- 14 HS, p. 143 et Œ, p. 273.
19D’où les deux attitudes essentielles assumées pendant la fête : acquiescer à une permissivité totale par rapport à toute sorte d’excès (moments orgiastiques, échange de femmes de fratries différentes, incestes, violences, excès de toute nature) ; provoquer la confusion du temps et de l’espace13. À travers ces moyens, il sera possible de revenir au monde du mélange représenté par la reconstitution symbiotique de « l’espace-temps » synthétisé par le mythe14.
20La fête apparaît donc comme un véritable phénomène de dépossession, de projection de soi dans un Autrui transcendant et terrifiant. Elle comporte un enchevêtrement hallucinatoire de causes et d’effets. Dans ce monde devenu théâtre, où tout s’avère possible, les phénomènes de métamorphoses et de mimétisme s’accumulent, tandis que les réactions qui s’enchaînent, et qui constituent autant de signes à déchiffrer, sont ainsi synthétisables : les fratries ont peur des puissances inconnues : pour dompter leur peur, elles requièrent que quelques-uns de leurs membres les personnifient temporairement ; pour les personnifier, ceux-ci les miment ; les mimant ils s’identifient à eux, s’identifiant à eux, ils accomplissent la métamorphose et peuvent s’emparer de leurs propriétés démiurgiques. Le comportement de simulation qui entre en jeu équivaut donc à une véritable stratégie de captation des forces surnaturelles dans le but d’un changement métamorphique et, dans un mouvement de réécriture perpétuelle de l’histoire des origines, la dépossession des membres des fratries n’a pour but que de ragaillardir la communauté.
- 15 JH, p. 173.
21C’est en grande partie la présence du simulacre qui engendre le vertige. Ensemble, simulacre et vertige constituent les liens et les points culminants de l’existence collective. L’effroi s’y trouve ainsi renversé : au lieu d’avoir peur, les acteurs qui simulent la présence des divinités et des ancêtres finissent par faire peur15. D’où l’importance des phénomènes d’inversion symbolique et, parmi ceux-ci, le triomphe des masques, instruments d’identification des hommes avec les aïeux de l’ère mythique.
II. L’Assemblage des tesselles de l’après-guerre (1940-1960)
II.1
22Ce n’est qu’en 1958, la guerre finie, que Les Jeux et les hommes vient s’ajouter aux deux premiers volumes de Caillois apportant un exemple ultérieur d’approfondissement de la thématique sociale de l’ordre et du désordre, examinée et développée, cette fois-ci, de l’intérieur de l’activité ludique. Cette nouvelle étude enrichit le schéma établi par Huizinga dans son Homo ludens (publié en 1938, la même année que Le Mythe et l’homme). Tout en appréciant cet ouvrage, Caillois propose une perspective différente. Dans la mesure où les jeux reproduisent les tensions multiples et complexes des sociétés qui les pratiquent, il serait impossible d’ignorer leur « vocation sociale ». Leur signification profonde ne pourrait être comprise sinon à travers l’analyse des liens analogiques que l’activité ludique spécifique d’une société entretient avec elle.
- 16 JH, p. 87.
- 17 JH, p. 77.
23La première dichotomie à laquelle Caillois se réfère à propos des jeux tient d’une part à leur caractère de liberté et d’improvisation (qu’il nomme par le terme grec paidia) : de l’autre, à son consentement à des règles qui soumettent et corrigent cette même liberté (attitude qu’il nomme par le terme latin ludus). Entre le ludus (« qui représente dans le jeu l’élément dont la portée et la fécondité culturelle apparaissent comme les plus saisissantes »16), et la paidia (qui « devient volontiers goût de détruire ou de briser »17), l’activité ludique se trouve elle aussi soumise au contraste entre l’agitation turbulente née d’une explosion d’allégresse désordonnée et l’acquiescement à une organisation et codification qui en maîtrisent le caractère indiscipliné et anarchique.
24Cela revient à dire que même l’activité ludique se trouve prise dans les mailles de l’ordre et du désordre, du code et de l’anarchie qui dictent, selon Caillois, la vie et le fonctionnement des sociétés. Le classement général qui groupe les jeux dans les quatre catégories de la compétition, du hasard, du mimétisme et du vertige (respectivement l’« agôn », l’« alea », la « mimicry » et l’« ilinx ») ne fait que le confirmer : chacune de ces catégories se réfère à une expression de ce qu’on peut considérer comme les principales impulsions des sociétés. Les jeux sont donc organisés en fonctions des tensions sociales auxquelles ils correspondent.
25Il est clair que les sociétés occidentales modernes (« sociétés à comptabilité », dans le lexique de Caillois), à l’aspect ordonné et stable, ces collectivités à prédominance urbaine et administrative consacrées à l’activité productrice et enfouies dans l’accumulation des biens, ne peuvent que préférer des jeux où toute expression non rationnelle de la cohésion de la vie collective est bannie, ainsi que tout ce qui pourrait les faire chuter dans le désordre, est proscrit. On y apprécie et pratique presque exclusivement les jeux d’auto-affirmation et de défi (« agôn »), dont la compétitivité sert la logique productrice qui est la leur, et ceux de hasard et de fatalité (« alea »), qui remettent à la chance une promesse de bonheur et de richesse.
26Porteurs, au contraire, d’exubérance et de désordre, nés d’une attraction pour le vertige et la peur voluptueuse, les jeux inclus dans les catégories de la « mimicry » et de l’« ilinx », ne peuvent qu’être étrangers à ce type de société, qui ne les pratique qu’en les dénaturant, en les reléguant dans des temps contrôlés (celui du Carnaval, par exemple), et dans des espaces enclavés (ceux du Luna-Park, ou des cirques). Néanmoins, les lieux d’élection de cette deuxième série de jeux avaient été les sociétés archaïques qui – comme il est expliqué dans L’Homme et le sacré – confiaient le renouvellement social à l’avènement d’un temps d’exaltation collective vers lequel ils orientaient les communautés à la recherche de la dépense fructueuse, du vertige et de l’excès censés rajeunir et renouveler le tissu social à travers l’expérience du gouffre.
27À cette expérience fait allusion le mot même d’« ilinx », choisi pour appeler le jeu de vertige (ce mot grec signifie justement « gouffre »). Expérience vécue du gouffre, l’ilinx n’implique pas seulement la provocation liée au défi, mais aussi celle liée à l’acceptation du danger de mort. De ces deux attitudes, dont l’une apparaît orientée vers un sentiment de puissance, et l’autre vers la mise en jeu de l’existence, Caillois souligne que dans les sociétés primitives elles se présentaient unies, et invite à réfléchir sur le fait qu’elles sont moins opposées qu’on ne pourrait le croire. C’est en effet par un double mouvement d’attraction et de répulsion vers l’appel du gouffre, que dans les sociétés primitives il fallait arriver à l’âge d’homme à travers des rites d’initiation souvent mortels. Et c’est encore par l’appel du gouffre que dans les jeux appartenant à la catégorie de l’ilinx, les individus peuvent satisfaire la tentation de la peur voluptueuse, et connaître par là l’ivresse de se trouver, quoique pour la dompter, à un pas d’une fin violente : le véritable enjeu de leurs défis.
28Mais alors, qu’est-ce qui supplée, dans les sociétés modernes et conservatrices, à la volupté comportée par le danger, dont les comportements des populations primitives rappellent qu’elle était autrefois non seulement pratiquée, mais souhaitée ?
29À cette question, que Caillois s’était posé dans les années du Collège, les événements des années 1939-1945 donneront presque immédiatement une réponse.
II.2
30Jeux et guerre : deux expériences très actuelles à l’époque où Caillois compose les ouvrages qu’il leur consacre. Si les Jeux olympiques de Berlin en 1936 (marqués, comme on le sait, par la xénophobie et le racisme hitlérien), avaient assurément dû constituer un fort stimulus pour la rédaction des Jeux et les hommes, trois ans après, un événement, majeur s’il en fût, la Deuxième Guerre mondiale, retiendra son attention sur les conflits armés des sociétés contemporaines. C’est l’Histoire elle-même qui venait lui confirmer cette parenté entre Jeux, Fête et Guerre, qu’il avait pressentie et annoncée dans ses ouvrages précédents et sur laquelle il s’apprêtait à revenir. Ce sera Bellone ou la pente de la guerre.
31Paru dans sa forme définitive seulement en 1963, ce volume naissait de l’assemblage de deux parties, dont la deuxième, au titre expressif « Le Vertige de la guerre », avait précédé de plus de dix ans la première (parue en 1951), prenant place dans le recueil Quatre essais de sociologie contemporaine. Les écrits qui y sont contenus reprennent et développent eux aussi des méditations datant des années du Collège de Sociologie, où l’intérêt pour une sociologie de la guerre avait été soutenu. Caillois était alors Caillis était alors très proche de Georges Dumézil, dont il avait suivi les cours à l’École pratique des Hautes Études juste au moment où celui-ci était en train de rédiger son ouvrage (paru en 1940) consacré à Mithra et Varuna, divinités védiques responsables, comme Jupiter et Mars dans le monde romain, des temps de paix et de conflit, et préposées l’une à la souveraineté, l’autre à la guerre. Dumézil soulignait comment, à partir de leur opposition même, ces divinités agissent dans une très vaste série symbolique de dichotomies (jeunes/âgés, rapides/lents, mystérieux/officiels, déréglés/réglés, etc.), et comment il leur revient de construire une complémentarité fondée sur l’alternance des contrastes. Caillois trouvait bien de quoi alimenter ses propres intuitions dans cette forme de coopération mythique et sacrée qui les soumettait presque à l’épreuve d’une vérification. Celle sur la double polarité du sacré, par exemple : la notion mithraïque d’ordre lui montrait qu’elle implique son contraire et qu’elle ne peut être pensée sinon à partir de l’antagonisme qui l’oppose au désordre varunique. Et aussi que, étant donnée la contemporanéité de l’origine des concepts de l’ordre et du désordre, il est possible de voir se produire, dans le sacré aussi, un germe adverse.
32De là à ramener ces théories à celles sur le sacré de respect et sur le sacré de transgression, que Caillois élaborait à l’époque, il n’y avait qu’un pas. Un seul pas, également, à réfléchir sur les sociétés modernes, où le modèle rituel archaïque de la fête n’existe plus, mais où l’alternance entre ordre et désordre social ne s’est sûrement pas arrêtée, et où les tensions continuent à mener les collectivités à leur point de rupture. Or, si dans les sociétés archaïques c’est la fête qui, exprimant le sacré de transgression, correspond à l’énergie varunique, nul doute que dans les modernes le paroxysme correspondant à l’énergie varunique est un phénomène lui-aussi senti comme sacré : la guerre. Moments de grande socialisation, guerre et fête peuvent cimenter à nouveau la cohésion sociale brisée.
- 18 Roger Caillois, Bellone, ou la pente de la guerre, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1963, p. 140
- 19 HS, « Guerre et sacré », p. 228.
33« Le sacré est d’abord une source de fascination et de terreur », rappelle Caillois, se référant à la célèbre définition de Rudolf Otto. Et il ajoute : « La guerre n’est sentie comme sacrée qu’au moment où elle se présente comme fascinante et terrible »18. Elle n’est donc sentie comme sacrée que si elle conjugue tremendum et fascinans, et si elle représente un risque souverain pour la sûreté et la vie de populations entières en sus d’un gaspillage incalculable pour les ressources économiques des nations impliquées. Elle n’est sacrée que si elle est dépense totale. Et c’est à cette condition qu’elle incarne aussi la « période de l’épiphanie du divin »19.
III. Jeux de passes
34L’œuvre de Caillois contraint à un dialogue ininterrompu les réflexions qui la traversent ; un dialogue qui contrecarre jusqu’à la nier l’idée de dispersion entraînée par le grand nombre de sujets qu’elle sollicite et de disciplines qu’elle traverse. Un dialogue, aussi, qui fournit en même temps son unité de mesure. Rien n’en reste exclu. Que les différents arguments abordés occupent un espace central ou périphérique, chaque sujet est destiné à dialoguer avec les autres, et à bénéficier de leur apport, le moment venu.
35Cela à partir de ses premiers textes, véritables textes-sources, dans lesquels presque toute l’œuvre future de Caillois s’inscrit en creux, que ce soit en en développant les sujets fondateurs, ou en reprenant quelques allusions secondaires apparemment destinées au rôle de simples notes en marge ou de méditations fugaces.
- 20 JH, p. 174.
36Dans Le Mythe et l’homme, Caillois tresse des liens analogiques entre le mimétisme animal et la psychasthénie chez les humains et lit dans le mimétisme une forme d’inertie, un ralentissement opposé à l’exaltation des tensions vitales qu’exprime le vertige. Plus tard, au chapitre VII des Jeux et les hommes intitulé « Simulacre et vertige », il reprend ses analyses, les transpose ailleurs et les fait fructifier différemment. Il interpelle les notions de mimétisme et de vertige, devenues mimicry et ilinx, dans l’analyse des jeux et attire l’attention sur les liens très forts existant entre elles dans les fêtes des sociétés primitives. Au lieu d’être opposées, elles coexistaient dans les danses d’officiants portant des masques, qui mimaient l’action des puissances sollicitées. Leurs danses avaient pour but de provoquer une excitation croissante destinée à accompagner leurs convulsions et leurs transes au moment de la captation des énergies cosmiques. Et c’était à ce moment-là, au moment culminant de la fête, que l’identification mimétique se révélait fertile : le simulacre provoquait et entraînait le vertige20.
37Que Le Mythe et l’homme, L’Homme et le sacré et Les Jeux et les hommes entretiennent de stricts rapports entre eux est d’ailleurs au préalable annoncé par – et même inscrit dans – leurs titres mêmes, où la présence du dénominateur commun « Homme », signale, déjà à un niveau paratextuel, trois maillons d’une même chaîne. Et comme dans un work in progress, une des fonctions de ces trois ouvrages est celle de se renvoyer l’un à l’autre afin que la signification des analyses entreprises dans chacun d’eux s’amplifie à travers les nouvelles données que les autres apportent.
38Il est à ce propos évident que lorsque, dans Les Jeux et les hommes, Caillois s’intéresse aux jeux qui supposent un recours aux masques, quand il fait allusion à l’utilisation de ces moyens de déguisement par les sociétés primitives, et au mystère que leur emploi a toujours représenté pour l’ethnographie, il renoue avec L’Homme et le sacré et en continue les analyses menées sur un terrain plus ou moins différent. De même lorsqu’il signale que les insectes connaissent déjà les simulacres ou que le vol de certains oiseaux manifeste leur goût pour l’expérimentation du vertige, il reprend son discours sur les fantasmes ou les rêveries que les masques des insectes à simulacre peuvent susciter chez l’homme, et renoue avec Le Mythe et l’homme.
39Discours qui vaut aussi pour Bellone. Même si, à la différence des trois autres, le titre de ce nouvel ouvrage ne présente pas le terme unificateur « Homme », dont la présence signalerait sa parenté thématique et structurelle avec les trois autres, leurs liens s’établissent on ne peut plus clairement si l’on remonte aux « Appendices » ajoutés à la troisième édition de L’Homme et le sacré. Trois courts textes y figurent, dont un d’une douzaine de pages, consacré au rapport entre les jeux et le sacré, et un autre, plus long, au rapport entre le sacré et la guerre. Ils portent des titres explicites : « Jeu et sacré », qui peut être compris comme une anticipation de la thématique des Jeux et les hommes ; « Guerre et sacré », qui se lit comme un renvoi à Bellone, ou la pente de la guerre. Ce court texte préparatoire vient déjà classer la guerre au nombre des événements qu’il est possible d’interpréter à la lumière d’une sociologie du sacré et annoncer que Bellone sera le quatrième volet d’une tétralogie.
40Mais, il faut le remarquer, c’est encore et toujours en parcourant les trajectoires du vertige et de l’inertie que ces quatre textes d’inspiration collégiale établissent leur contact, comblent certains raccords encore manquants et préparent le dialogue qu’ils entreprennent avec le réseau mouvant et compliqué de l’œuvre entière de Caillois.
41De sorte que, si finalement il est permis d’emprunter la terminologie du football, d’ailleurs familière à Caillois, on pourrait alors dire, à partir de ces aperçus, que la lecture des quatre œuvres considérées ici montre comment, consciemment ou inconsciemment, leur auteur a procédé à une sorte de très habiles jeux de passes, mais à des jeux de passes variés, presque jamais « directs ». Rebondissant d’un ouvrage à l’autre, le sujet de l’inertie et du vertige s’y trouve repris à un rythme en général plutôt élevé, où il s’enrichit de déterminations toujours nouvelles et passe, par une série compliquée de petits ou longs détours rapides, inattendus et surprenants, du comportement animal à l’humain, de la réalité à l’imagination, du monde matériel au sacré, des sociétés archaïques aux modernes.
42Ordre et désordre, inertie et passion, calme et vertige : la traversée de ces sujets ne s’arrête surtout pas à ces quatre ouvrages principaux. Elle les transportera par exemple dans le domaine du fantastique – défini comme une interruption de l’ordre naturel tenu pour imperturbable, ou comme une rupture de la cohérence universelle – mais aussi de la physique, où ils entreront en composition avec les concepts d’entropie et de néguentropie, des sciences naturelles, où, s’appelant symétrie ou dissymétrie, ils se prêteront à discerner le passage entre des formes plus ou moins parfaites :
- 21 CÉ, p. 209.
la nature commence par la sphère, qui est toute symétrie [...] elle finit par les orchidées et par les hommes, qui n’en ont presque ou aucune, si l’on excepte la symétrie sagittale ou en miroir, la profonde, l’irréductible [...].21
43On pourrait certes continuer, et le discours serait très long. Car, si dans ses premiers ouvrages, Caillois avait surtout aperçu dans l’alternance de l’ordre et du désordre, de l’inertie et du vertige la respiration de l’imaginaire individuel et celle des sociétés, il aura fini par y voir, ensuite, la respiration de l’univers.
Notes
1 MH, p. 136.
2 CÉ, « Préface », p. 8 et Œ, p. 560.
3 Dans la Préface de l’édition de 1972 du Mythe et l’homme, publiée trente-quatre ans après sa première édition, Caillois écrit que la relecture de ce livre lui « prouve l’unité, la continuité, l’obstination d’une recherche parfois diverse jusqu’au disparate, mais dont l’intuition principale apparaît déjà explicitement dans cette première confidence de [ses] curiosités ». MH, p. 7.
4 Déclaration relative à la fondation d’un Collège de sociologie, publiée pour la première fois dans la revue Acéphale, n° 3/4, juillet 1937.
5 Acéphale, n° 3/4, juillet 1937, p. 25.
6 Cf. Lettre de Caillois à Bataille du 3 février 1938. Le Collège de Sociologie, Gallimard, 1979, p. 276, note.
7 Ibid., p. 281. Souligné dans le texte.
8 MH, p. 137-138.
9 MH, p. 10-11.
10 MH, p. 12. Dans une note, Caillois renvoie l’usage de ces termes antinomiques à un passage de Hubert et Mauss contenu dans Esquisse d’une théorie générale de la magie.
11 Roger Caillois, Procès intellectuel de l’art, Marseille, Les Cahiers du Sud, 1935. Repris dans Approches de l’imaginaire [1974], Gallimard, 1990, p. 35-38.
12 Il faut remarquer au passage que Caillois s’était déjà intéressé aux phénomènes de baisse de l’énergie psychique dans son mémoire sur Les Spectres de midi dans la démonologie slave, rédigé en 1936, après avoir suivi les cours de mythologie comparée de Georges Dumézil à la section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études. Cf. Roger Caillois, « Les Spectres de midi dans la démonologie slave : les faits », Revue des études slaves, XVI, 1936, p. 18-37, et « Les Spectres de midi dans la démonologie slave : interprétation des faits », Revue des études slaves, XVII, 1937, p. 81-92. La première partie de l’étude fut reprise et republiée sous le titre « Les Démons de midi » en 1937 dans la Revue de l’histoire des religions (Annales du Musée Guimet), tome CXV, n° 2-3, mars-juin 1937 ; tome CXVI, n° 1, juillet-août, n° 2-3, décembre.
13 À ce propos, cf. Annamaria Laserra, « Paroxysmes », Roger Caillois, la pensée aventurée, sous la direction de Laurent Jenny, Paris, Belin, 1992, p. 249-270.
14 HS, p. 143 et Œ, p. 273.
15 JH, p. 173.
16 JH, p. 87.
17 JH, p. 77.
18 Roger Caillois, Bellone, ou la pente de la guerre, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1963, p. 140.
19 HS, « Guerre et sacré », p. 228.
20 JH, p. 174.
21 CÉ, p. 209.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Annamaria Laserra, « Jeux de passes », Littératures, 68 | 2013, 51-64.
Référence électronique
Annamaria Laserra, « Jeux de passes », Littératures [En ligne], 68 | 2013, mis en ligne le 20 décembre 2013, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/90 ; DOI : https://doi.org/10.4000/litteratures.90
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