Navigation – Plan du site

AccueilNuméros78Moyen Âge en sériesCartes sur table

Moyen Âge en séries

Cartes sur table

Réflexions sur le rapport à l’espace dans les séries médiévalistes
Florian Besson et Simon Hasdenteufel
p. 13-28

Résumés

Cartes sur table. Réflexions sur le rapport à l’espace dans les séries médiévalistes
Cartes et espaces sont des composantes essentielles des œuvres de fantasy car elles constituent les soubassements des mondes imaginaires. Pourtant, lorsque celles-ci se trouvent mises en scène dans le cadre de séries télévisées, elles proposent des représentations relativement pauvres ou stéréotypées. Elles échouent ainsi la plupart du temps à rendre la richesse des perceptions de l’espace au Moyen Âge. Certes l’effet de contextualisation et d’immersion est souvent assuré pour le spectateur. Toutefois, force est de constater que l’espace se réduit souvent à un simple décor ou bien entretient diverses formes de clichés géographiques – les campagnes vides, le « château-fort », l’Orient exotique. La manière dont l’espace est traité reflète davantage nos imaginaires contemporains que ceux du Moyen Âge.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 D. Benioff et D. B. Weiss, Game of Thrones, HBO, 2011-en cours, S7/E1.
  • 2 C. Larrington, Winter is Coming. Les racines médiévales de Game of Thrones, Paris, 2019.
  • 3 Cité par R. Preston, « Discover How Cersei’s Gorgeous Map of Westeros Was Made », sur Winteriscomi (...)

1Dans l’une des scènes iconiques de la saison 7 de Game of Thrones1, la reine Cersei Lannister se tient debout dans une cour à ciel ouvert du palais de King’s Landing, contemplant une grande carte du continent de Westeros en train d’être achevée sur le sol. L’œuvre est de toute beauté et d’une grande exactitude. Elle présente avec justesse les contours du continent ainsi que ses reliefs ; les toponymes sont indiqués et l’on peut repérer deux roses des vents orientées vers le nord. Alors que la célèbre série de HBO, au cœur d’un engouement public et médiatique stupéfiant, est souvent présentée comme s’inspirant fortement de l’histoire médiévale2, on ne peut que constater à quel point cette carte, à mi-chemin entre la fresque et la mosaïque, ressemble peu à celles qui existaient au Moyen Âge – ce qui n’empêche pas son créateur d’expliquer qu’il s’est inspiré de « nombreuses cartes médiévales3 ». Bien différentes des diagrammes cartographiques dits en « TO », ou même des cartes marines beaucoup plus sophistiquées des xive-xvie siècles, la carte que se fait faire la reine Lannister nous semble on ne peut plus familière.

  • 4 A. Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », dans N. Bulst, R. De (...)

2La scène se poursuit toutefois avec l’arrivée de son frère jumeau Jaime Lannister, lequel, face à la carte de Cersei, rappelle que son père lui a fait apprendre le nom et l’emplacement de chaque ville, village, lac, forêt et montagne de ce monde. Ce sont alors deux visions de l’espace qui, dans cette scène, se rencontrent et s’articulent, plus qu’elles ne s’opposent. La première, celle de Cersei, est proche de la géopolitique actuelle où l’on conçoit l’espace à partir des représentations cartographiques les plus fidèles et fonctionnelles possibles. L’espace, perçu depuis le haut, est découpé en tranches, ce qui participe de son abstraction et de son appropriation. La seconde, celle de Jaime, serait au contraire plus médiévale : ce sont les éléments sensibles et concrets de l’environnement naturel qui permettent à l’individu de se repérer. Pour reprendre la distinction opérée par Alain Guerreau, l’espace contemporain est « continu et homogène », autrement dit fondé sur la cartographie et les principes de la géométrie moderne, là où l’espace médiéval est « discontinu et hétérogène », en ce qu’il est polarisé autour d’éléments naturels saillants4.

  • 5 A. Torre, « Un “tournant spatial” en histoire ? », Annales H.S.S., 63/5 (2008), p. 1127-1144.
  • 6 Voir P. Gautier Dalché éd., La Terre. Connaissance, représentations, mesure au Moyen Âge, Turnhout (...)

3Le renouveau historiographique couramment désigné sous le nom de spatial turn a souligné que l’espace n’est jamais une donnée neutre mais plutôt un fait social à part entière, créé par les sociétés qui l’habitent, l’utilisent et se l’approprient5. Dans le sillage de ces études, il apparaît que les représentations de l’espace dans ce que l’on peut appeler les séries médiévalistes – c’est-à-dire l’ensemble des séries qui, sur le mode de la fiction historique ou de la fantasy, réinventent la période médiévale – fonctionnent selon le principe du simple décor. Elles présentent dès lors un véritable décalage avec la réalité culturelle du Moyen Âge, ou plutôt avec les réalités culturelles médiévales, tant il est vrai que, pour le rapport à l’espace comme pour le reste, cette période est marquée par une grande diversité en fonction des époques et des espaces, ce qui n’empêche pas de dégager une certaine cohérence d’ensemble6. Il ne s’agit pas, évidemment, de faire un faux procès à ces séries, qui n’ont pas vocation à offrir une forme de vérité historique – même quand elles se présentent comme des « séries historiques » ou, à tout le moins, se déroulent dans un contexte historique présenté comme « vrai ». Cependant, dans la mesure où la réception de ces séries conditionne nos perceptions de cette période, soit les imaginaires géographiques des spectateurs, il semble nécessaire d’interroger les manières dont notre époque interprète et transforme les représentations de l’espace au Moyen Âge.

  • 7 F. Besson, « Cartes », dans A. Besson éd., Dictionnaire de la fantasy, Paris, 2018, p. 41-43 ; S. (...)
  • 8 C. Martin, « Les séries les plus chères de tous les temps », Première, octobre 2016, en ligne [htt (...)

4Une telle perspective semble d’autant plus fructueuse que la dimension spatiale constitue une des composantes essentielles de la fantasy médiévaliste. Tolkien, déjà, proposait une carte de la Terre du Milieu, qui venait sous-tendre la création d’un monde cohérent avec sa géographie, sa politique et son histoire. Les romans et séries qui y puisent leur inspiration poursuivent cette tendance : il est bien rare de trouver aujourd’hui un roman de fantasy dépourvu de sa carte initiale7. Dans ce sillage, l’affirmation récente des séries télévisées dites de « deuxième génération8 », qui disposent de gros moyens financiers, permet de donner corps à ces univers fictifs ou historiques sur plusieurs saisons, dans un format long propice à développer l’espace de l’action.

  • 9 Ce qui, évidemment, n’a rien de particulièrement spécifique aux séries de fantasy, mais tient bien (...)

5Pourtant, l’espace tel qu’il est mis en scène dans les séries peut faire figure de parent pauvre au regard de la recherche scientifique en histoire. Tout d’abord, parce qu’il reste souvent, au pire une simple toile de fond, au mieux un décor vaguement utile à l’intrigue, lorsqu’un fleuve barre la route des héros ou qu’une forêt offre un refuge temporaire9. Ensuite, parce qu’il peut se faire vecteur de clichés qui, non seulement sont susceptibles d’appauvrir l’intrigue, mais qui surtout se contentent de reproduire nos représentations contemporaines de l’espace plutôt que d’essayer de retraduire celles qui pouvaient avoir cours dans les mentalités médiévales – alors même que, souvent, les créateurs de ces séries vantent leur « réalisme ». L’espace dans les séries médiévalistes devient ainsi le fruit de nos propres imaginaires, mais aussi de nos enjeux et craintes actuelles.

6Il existe cependant des intuitions ou même des partis pris artistiques qui viennent relativiser cette impression quelque peu pessimiste sur l’utilisation du Moyen Âge dans les séries. Il convient donc de s’intéresser aussi à ces usages pertinents, voire prometteurs, du Moyen Âge, et de voir en quoi ils permettraient de transmettre, par le biais d’une fiction audiovisuelle, des connaissances scientifiques. Le présent article entreprend ainsi d’envisager l’espace comme un élément à part entière des séries inspirées du Moyen Âge, qui les structure et contribue à conditionner le regard du public sur cette période.

La carte comme instrument narratif

Un outil scénaristique efficace

  • 10 Les pratiques comme le binge watching font disparaître cette discontinuité, mais ne correspondent (...)
  • 11 D. Kullmann, « Le château et la ville dans les chansons de geste du xive siècle », Cahiers de rech (...)

7La série suppose des modes de consommation spécifiques, marqués par la discontinuité qu’impose l’attente entre deux épisodes et par la tendance à regarder en même temps des séries différentes10. La mémoire du spectateur doit donc en permanence être remobilisée, d’où la présence fréquente de résumés au début d’un épisode. L’espace peut également être convoqué pour fournir cet effet de contextualisation rapide. Le célèbre générique de Game of Thrones déroule ainsi la carte du monde tout en introduisant subtilement les principaux thèmes et enjeux de la série. L’apparition de châteaux, immédiatement reconnaissables à leurs fortifications caractéristiques, suffit en quelques secondes à ancrer la série dans une époque précise – le Moyen Âge – et donc à convoquer, dans l’esprit du spectateur, un ensemble d’images, plus ou moins conscientes, qui sont à même de susciter son intérêt. On retrouve certes une logique semblable dans les récits médiévaux, en particulier dans les chansons de geste où l’apparition d’un château constitue un leitmotiv en même temps qu’une promesse narrative11. Toutefois, dans le cadre de Game of Thrones, l’insertion de ces édifices au cœur d’une carte animée ancre résolument le motif du « château fort » dans les imaginaires contemporains de l’espace. Il en va de même avec l’esthétique de ces bâtiments : la présence de rouages et d’engrenages, dont les imbrications font littéralement pousser les villes et les châteaux hors de terre, constitue une actualisation de l’image du château. Cette mise en scène permet par ailleurs d’évoquer les jeux de pouvoir, placés au cœur de la série. Le générique joue ainsi comme une promesse, offrant au spectateur du « médiéval » et des intrigues politiques complexes.

8En outre, à chaque épisode, le générique met en scène des lieux différents afin d’informer sur les endroits et les personnages qui seront concernés dans l’épisode en question. Le générique de Game of Thrones, par son utilisation de la carte, parvient ainsi à relever le double défi consistant à donner les clés de compréhension de l’histoire, que l’on commence ou que l’on reprenne le fil du scénario, et à procurer un nouveau souffle à la narration. Soulignons également que les toponymes remplissent un rôle similaire : le plus souvent transparents – Winterfell est la demeure ancestrale des Stark, seigneurs du Nord dont la devise est « Winter is coming », tandis que les rois résident à King’s Landing –, ils permettent de planter immédiatement le décor et peuvent servir d’aide-mémoire.

9Cette carte du générique constitue enfin un véritable réservoir d’histoires, conformément à la logique des séries. Plusieurs lieux de l’univers de Game of Thrones restent en effet inexplorés, laissant ainsi le champ libre à d’autres histoires, notamment à des spin off qui sont l’une des ressources narratives mais aussi économiques de la série contemporaine. Dans le même ordre d’idée, les mondes du Seigneur des Anneaux ou de The Witcher, sur lesquels Amazon et Netflix préparent respectivement des séries, sont de véritables mannes scénaristiques et économiques sur le long terme.

Un instrument de contextualisation historique, avec ses limites

  • 12 C. Skinns (production), The Last Kingdom, BBC, 2015-en cours.

10Cette utilisation de la carte comme outil revêt également une grande importance quand il s’agit de présenter au public un contexte historique a priori peu familier. La série The Last Kingdom12 débute in medias res en pleine guerre entre Vikings et royaumes anglo-saxons. La carte des premières secondes du générique vient alors apporter des repères géographiques et narratifs : on y retrouve le découpage théorique de l’Angleterre du haut Moyen Âge en plusieurs petits royaumes anglo-saxons qui font face à des expéditions vikings représentées par une tâche noire en pleine extension. Le cadre historique est ainsi efficacement posé, beaucoup plus rapidement que ne pourrait le faire une explication oralisée dans la série : la brièveté étant toujours l’un des enjeux-clés des séries, on peut largement penser que l’usage d’une carte dans le générique permet de gagner du temps.

  • 13 P. Jackson, La Communauté de l’Anneau, 2001.
  • 14 A. Winroth, Au temps des Vikings, Paris, 2018, p. 18-21, p. 32, p. 54-55 ; P. Bauduin, « Vikings » (...)
  • 15 A. Gautier, « Le jeune Alfred et les vikings : de la coopération à la confrontation ? », dans R. L (...)

11Pour autant, ces représentations ne vont pas sans poser problème, car elles s’adossent à des présupposés qui ne sont ensuite jamais questionnés : les Vikings, en l’occurrence, apparaissent comme une vague sombre et terrible. Le figuré utilisé pour représenter leur progressive conquête du monde anglo-saxon – une nuée ardente s’étendant lentement – se retrouve d’ailleurs dans d’autres œuvres : c’est ainsi, par exemple, qu’est figurée la menace représentée par le maléfique seigneur noir Sauron dans les premières secondes du film La Communauté de l’Anneau13. Or les images mentales se nourrissent mutuellement et s’articulent, dans les imaginaires individuels et collectifs, en des constellations qui sont souvent de l’ordre de l’impensé. Rapprochés des Orcs du Mordor, les Vikings de The Last Kingdom sont donc présentés, avant même que la série n’ait véritablement commencé, comme de redoutables envahisseurs, voire des barbares – alors même que les recherches les plus récentes soulignent la complexité du phénomène des raids scandinaves14. Plus problématique encore, le générique s’achève sur une Angleterre presque entièrement recouverte par la vague viking, alors même qu’au début du xe siècle de nombreuses régions dans le sud et l’ouest de l’île tiennent encore. Cette séquence renvoie ainsi au mythe des « invasions barbares » et ne laisse guère entrevoir la complexité des relations entre Anglo-Saxons et Scandinaves15. De fait, cette complexité apparaît moins dans les représentations de l’espace proposées par The Last Kingdom que dans le traitement narratif du personnage principal de la série, Uhtred de Bebbanburg, un Anglo-Saxon élevé au milieu des Vikings qui est animé par une véritable quête d’identité.

Sans carte, une logique des lieux récurrents

  • 16 A. Astier, Kaamelott, M6, 2005-2009.
  • 17 Kaamelott, Livre I, E2, « La tarte aux myrtilles ».

12Dans la série française Kaamelott16, il n’est plus question de carte porteuse de souffle épique. L’espace, très resserré par le choix de la caméra fixe – du moins, dans les premières saisons – donne au contraire peu d’informations au spectateur sur l’intrigue. Il n’en présente pas moins une véritable fonction narrative. La série est organisée en effet autour de quelques lieux récurrents qui se trouvent associés à différents types d’interactions entre les personnages. La salle à manger, par exemple, rappelle la mésentente qui règne au sein de la famille royale, puisque les repas se terminent souvent mal entre Arthur, Guenièvre et ses parents17. Lorsque le spectateur voit le lieu de l’action propre à chaque épisode, il anticipe ainsi ce qui va se jouer entre les personnages.

  • 18 Ibid., Livre II, E10, « La chambre » ; Livre III, E75, « Le justicier ».
  • 19 Ibid., Livre I, E19, « Le repos du guerrier ».

13La brièveté étant un enjeu particulièrement brûlant pour une série comme Kaamelott, qui fait dans ses premiers « livres » le choix d’un format ultra-court (épisodes de trois minutes), le fait d’associer un lieu à une situation narrative permet là aussi de gagner du temps. Lorsque la scène s’ouvre sur le roi Arthur se prélassant dans son bain, on sait immédiatement qu’il va être dérangé par un chevalier indiscret ou des paysans rebelles18 ; lorsque la scène initiale représente Arthur et Guenièvre dans leur lit conjugal, on s’attend à assister à une dispute entre les deux époux19. Les lieux récurrents de Kaamelott répondent ainsi autant à un souci d’économie – temporelle et financière – qu’à une façon habile de construire les personnages et leurs relations en les associant à un espace particulier.

L’espace mis en scène dans les séries : porteur et révélateur de visions sur le Moyen Âge

L’espace n’est qu’un décor

  • 20 R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, 11 (1968), p. 87-88, repris dans Le Bruissement d (...)
  • 21 D. Handfield et R. Rayner, Knightfall, History, 2017-en cours, S1/E1 et E2.
  • 22 I. Deroide, « Les séries historiques entre la fiction et le réel : quand les scénaristes rivalisen (...)
  • 23 C’est surtout le cas de King’s Landing avec ses lieux emblématiques : le Donjon rouge, le Grand Se (...)
  • 24 Voir par exemple J. Lange, « Game of Thrones Stealthily Changed the Geography of King’s Landing. W (...)

14Au-delà de la carte, l’espace comme lieu de l’action est également utilisé dans les séries en tant qu’instrument d’immersion. Le passage par le château, la campagne, la forêt hostile ou encore le marché urbain apparaissent comme des étapes presque obligatoires du récit : ces lieux sont littéralement des topoï, fonctionnant à la façon d’invariants scénaristiques et symboliques qui doivent planter le décor en rappelant au spectateur à quelle époque il se trouve et en suscitant un « effet de réel »20, destiné à donner une certaine crédibilité historique. Cette fidélité historique, qu’elle soit avérée ou revendiquée, peut en effet constituer un véritable argument de vente. La série Knightfall, qui mêle de manière assez convenue le mythe du Graal à la chute des Templiers, propose plusieurs environnements qui semblent réalistes, comme les alentours de la Sainte-Chapelle et du donjon du Temple, le réalisme servant à susciter la curiosité historique du spectateur21. Plus encore, la récurrence des lieux d’action, souvent sous forme de plans larges, permet d’ancrer durablement dans l’imaginaire du spectateur une géographie fictionnelle qui lui devient coutumière, favorisant ainsi l’immersion sur le long terme22. À nouveau, c’est surtout le cas dans une série de fantasy comme Game of Thrones, qui multiplie les panoramas des principaux lieux de l’histoire et les présente sous différents angles au fil de la série23… quitte, assez souvent, à proposer des images contradictoires : une forêt ou une rivière disparaissant entre deux saisons, ce qui est en soi révélateur d’un rapport assez distancié à l’espace24.

  • 25 On peut se référer à la liste des « principaux lieux de l’intrigue » dressée dans N. Allard, L’Uni (...)
  • 26 Parmi les séquences significatives, on peut mentionner dans Knightfall, S1/E1, qui présente le mod (...)
  • 27 A. Labbé, « Sous le signe de saint Jacques. Chemins et routes dans la représentation épique de l’e (...)
  • 28 F. Mouthon, Le Sourire de Prométhée. L’homme et la nature au Moyen Âge, Paris, 2017.
  • 29 L. Dauphant, Géographies. Ce qu’ils savaient de la France (1100-1600), Ceyzérieu, 2018, p. 69-72.

15Toutefois, l’exposition de ces lieux demeure la plupart du temps brève et réduite à quelques plans : l’espace est souvent traversé et considéré comme un simple décor. L’effet de réel, pour persuasif qu’il soit, peut s’avérer limité ou trompeur. C’est particulièrement le cas quand on sort des espaces urbains, relativement connus dans la culture commune, pour s’aventurer dans le monde des campagnes, majoritaires au Moyen Âge, mais que la série médiévaliste peine souvent à saisir25. Dans Knightfall comme dans Game of Thrones, la campagne est le lieu du vide, de la nature et des grands espaces, parsemés de quelques maisons à l’aspect misérable26. Il s’agit d’un espace traversé – par les héros – mais très rarement habité. L’objectif est évidemment de répondre à la nécessité, tant économique que narrative, de ne pas trop multiplier les figurants et les décors. Si on retrouve de telles conceptions dans des chansons de geste médiévales, dans lesquelles les voyages se font souvent avec une grande rapidité, le texte préférant condenser les distances pour mieux détailler l’intrigue27, reste qu’on a là une image qui renvoie bien plus à la perception de notre ruralité contemporaine, avec ses contradictions, qu’à une véritable reconstitution des réalités médiévales. Le Moyen Âge central, du xie siècle au xiiie siècle, est en effet un moment de croissance économique où, dans une grande partie de l’Europe, l’espace rural est largement aménagé, anthropisé et exploité28, cette mise en ordre des campagnes étant perçue positivement par de nombreux auteurs médiévaux qui y voient un signe de beauté et de prospérité29.

  • 30 Knightfall, S1/E1.

16Dans Knightfall, c’est l’ensemble de l’effort de reconstitution qui se heurte rapidement à de grands clichés sur la période médiévale : la rue est le lieu de la crasse, le château le lieu du pouvoir ou des complots, les chambres les lieux des jeux de séduction. L’espace est uniquement mis au service d’intrigues élémentaires, ce qui s’explique évidemment par une économie de l’action resserrée qui ne peut prendre le temps de poser les décors, ainsi que par des contraintes budgétaires : la reconstitution de la ville d’Acre est intéressante, mais très rapide et destinée sans doute à mal vieillir du fait de l’utilisation d’effets numériques assez brouillons30.

  • 31 J. Breton, « “It’s only a model” : l’impossible aboutissement d’une quête déconstruite dans Sacré (...)
  • 32 A. Labbé, « “A cet chastel ancien et rebelle…” : une silhouette castrale dans la Chevalerie Vivien(...)
  • 33 A. A. Settia, Castelli medievali, Bologne, 2017.
  • 34 F. Mazel, Féodalités. 888-1180, Paris, 2010, p. 447-448 ; F. Madeline, « La pierre des chantiers r (...)

17L’« effet de réel » qu’entraîne l’utilisation de l’espace peut également fausser les représentations du château médiéval. Si Kaamelott contourne habilement le problème en ne montrant jamais le château31, l’édifice est résumé la plupart du temps à ses éléments les plus ancrés dans les représentations collectives : le donjon, les hautes murailles et éventuellement le portail et son pont-levis. L’architecture fantasmée des châteaux de Game of Thrones, toute impressionnante qu’elle soit, ne repose guère que sur ces synecdoques architecturales, même si la série a à cœur de montrer plusieurs types de châteaux, de la forteresse urbaine qu’est le Donjon rouge de King’s Landing à Harrenhal, château détruit que l’on tente tant bien que mal de rebâtir. Mais, le plus souvent, les châteaux ne sont que des « silhouettes castrales32 » plantées à l’arrière-fond, vers lesquels se dirigent des personnages – presque toujours à cheval –, ce qui contribue là encore à ancrer la série dans un Moyen Âge fantasmé. Or, l’archéologie médiévale récente s’efforce de rectifier ces visions du « château fort » stéréotypé, héritées notamment du xixe siècle romantique, pour analyser ces édifices seigneuriaux dans leur complexité à travers le temps et l’espace33, mais aussi pour souligner la grande diversité de leurs fonctions. On trouve ainsi dans les séries assez peu de mottes castrales, de châteaux uniquement faits de bois, ou alors de simple « manoirs seigneuriaux » – sans parler du fait que les châteaux des séries apparaissent souvent comme des édifices présents de toute éternité, sans prendre le parti de filmer des châteaux en construction, alors même que c’est un phénomène majeur du Moyen Âge dit « féodal », durant lequel les constructions fortifiées se multiplient34.

Une immersion du public au prix des clichés

  • 35 Sur ces questions touchant au « boréalisme médiévaliste », voir les contributions de P. -B. Stahl (...)
  • 36 Game of Thrones, S5/E2.
  • 37 P. Ducret, « L’Antiquité romaine au cœur du Moyen Âge breton », dans F. Besson et J. Breton éd., K (...)

18Par ailleurs, à vouloir donner au spectateur le sentiment d’une immersion immédiate, la série médiévaliste prend le risque d’appauvrir la matière historique et d’entretenir ou de fabriquer des clichés. Vikings, Last Kingdom ou Game of Thrones proposent du Nord l’image d’une terre inhospitalière, dont les habitants, hommes et femmes, du fait de la rudesse de leur pays, sont des guerriers impitoyables vêtus de fourrure et se divertissant de la violence35. À l’inverse, les peuples du Sud ou de l’Orient se trouvent présentés comme des modèles de raffinement. Game of Thrones a par exemple choisi le palais de l’Alcazar à Séville comme siège de la famille Martell36. Cette vision est partagée jusqu’à un certain point par Kaamelott : alors que Rome est caractérisée par le soleil, la lumière, la couleur et les couleurs chaudes – le rouge, le jaune –, la Bretagne où Arthur débarque dans le livre V est un monde sombre et froid, marqué par des teintes grises ou noires et dont le climat rude effraye les Romains37.

  • 38 J. Fusco, Marco Polo, Netflix, 2014-2016.
  • 39 Marco Polo, S1/E1.
  • 40 J.-C. Ducène, L’Europe et les géographes arabes du Moyen Âge, ixe-xve siècle. « La grande terre » (...)

19L’Orient, quant à lui, est le lieu des créatures fantastiques : c’est là que naissent les dragons de Daenerys, un clin d’œil aux mappemondes médiévales aux marges desquelles figurent toutes sortes de monstres mythiques, voire une référence directe au célèbre « Here be dragons » que l’on trouve sur le « globe de Lennox », réalisé entre 1503 et 1507. Ces clichés géographiques en viennent à devenir le soubassement esthétique et scénaristique de la série. C’est particulièrement le cas dans Marco Polo38 : plutôt que se prêter à une véritable réflexion sur le voyage et l’altérité au Moyen Âge, l’histoire reprend les clichés topographiques de l’Orient dans la mise en scène de l’espace. L’arrivée de Marco à la cour mongole en est un véritable concentré, puisque l’empire de Kubilay Khan est présenté au spectateur à travers un ensemble de lieux stéréotypés : la steppe, le palais de l’empereur, la salle du maître d’arts martiaux, le palais des plaisirs39. Si elles empruntent fortement à l’orientalisme du xixe siècle, ces images ne sont pas non plus sans évoquer un certain nombre de références proprement médiévales. Les géographes et les voyageurs médiévaux, reprenant un certain nombre d’images héritées de la période gréco-romaine, font en effet déjà de l’Orient un espace à la fois luxueux et luxurieux, exotique et dangereux, peuplé de monstres, d’eunuques et de soieries ; les géographes arabes quant à eux, en accord avec la théorie ptoléméenne des climats, font du Nord un espace sauvage, dont les habitants sont à la fois féroces et poilus40. Les séries médiévalistes reprennent ainsi, plus ou moins consciemment, ces géographies imaginaires médiévales.

  • 41 Kaamelott, Livre IV, E19 « La Foi bretonne ».
  • 42 J. Gillingham, The Angevin Empire, 3e éd., Londres, 2001 ; F. Madeline, Les Plantagenêts et leur e (...)
  • 43 L. Dauphant, Le Royaume des quatre rivières. L’espace politique français, 1380-1515, Seyssel, 2012 (...)
  • 44 Kaamelott, Livre V, E43, « Le phare ».
  • 45 F. Besson, « “Arrêtez de m’appeler sire !!!”. Les enjeux du refus du pouvoir dans la fantasy médié (...)

20Pour autant, on entend parfois, au détour d’un épisode, une remarque qui frappe le médiéviste par sa pertinence : Arthur se plaint ainsi de ne pas vouloir conquérir de nouveaux territoires car son royaume s’étend déjà jusqu’à une Aquitaine si lointaine que « la moitié du temps je ne sais jamais ce qu’ils foutent41 », un souci que les souverains Plantagenêts devaient largement partager – sinon forcément exprimer en ces termes42. Dans Game of Thrones, la nécessité dans laquelle se trouve Robb Stark de négocier avec les Frey, seuls à contrôler un pont fortifié, rappelle à quel point les cours d’eau ont été, durant toute la période médiévale, des barrières efficaces, utilisées à l’échelle locale dans les processus de délimitation et de partage de l’espace et pouvant devenir de véritables frontières politiques43. Par ailleurs, certaines représentations symboliques de l’espace, appréciées des textes médiévaux, sont fort bien rendues par les séries : ainsi l’hiver s’abat-il sur Kaamelott lorsque le roi Arthur déprime au livre V, ce qui répond directement au lien effectué, dans la légende arthurienne, entre la Terre gaste et la blessure du Roi pêcheur. La lente déchéance du souverain passe, dans la série, par son incapacité croissante à se repérer dans l’espace, au point de devoir finalement recourir à un guide en lui confessant qu’il n’est « pas foutu de retrouver la route de Kaamelott44 » : perdu dans son propre royaume tout comme il est enfoncé dans sa dépression, Arthur ne peut plus, en toute logique, que répéter qu’il « n’est plus le roi45 ». Les séries médiévalistes savent ainsi présenter, parfois avec une grande subtilité, des éléments pertinents au plan historique, se rapprochant de la façon dont les hommes du Moyen Âge pensaient leur rapport à l’espace.

Une vision très contemporaine de l’espace

  • 46 Game of Thrones, S7/E6.
  • 47 Kaamelott, Livre I, E27, « De retour de Judée ».
  • 48 Ibid., Livre I, E69, « La mort le roy Artu ».

21Néanmoins, le rapport des personnages de séries médiévalistes à l’espace est le plus souvent identique au nôtre. On le voit notamment par leur facilité à s’en abstraire, grâce à des déplacements ultra-rapides, comme en témoigne notamment la saison 7 de Game of Thrones46, alors que les chroniques médiévales, en particulier celles consacrées aux croisades, font bien sentir la lenteur des déplacements – même si, une fois encore, le topos du voyage instantané se retrouve dans de nombreuses chansons de geste, permettant par exemple à Baudouin, dans le Bâtard de Bouillon, ou à Alexandre dans Cligès, de passer en quelques lignes, respectivement, de la mer Rouge ou de la Grèce à la Bretagne arthurienne. Les dragons jouent le même rôle que les avions contemporains, permettant de sauter instantanément d’un point à l’autre, en contractant à la fois l’espace et le temps. Kaamelott sait cependant se moquer de cette vision contemporaine de l’espace et des usages qui l’accompagnent : revenant d’un pèlerinage en Terre sainte, où il s’est rendu pour recueillir des informations sur le Graal, le seigneur Dagonet parle comme un touriste du xxie siècle, évoquant des « spécialités locales » et distribuant des souvenirs de voyage autour de lui47. Plus loin, c’est le Père Blaise qui organise des visites guidées du château, anticipant de plusieurs siècles la patrimonialisation des châteaux-forts48.

  • 49 Marco Polo, S1/E1.
  • 50 Game of Thrones, S2/E1 et E10 ; S3/E10 ; S7/E1.

22Enfin, la présence de nombreuses cartes au fil des épisodes met en évidence le fait que ce rapport à l’espace est souvent peu questionné, comme s’il allait de soi. La série Marco Polo présente ainsi dans la salle du trône Kubilay Khan surplombant une immense carte de la Chine – certes approximative, pour donner l’illusion du réel au spectateur – et à partir de laquelle le souverain commande ses mouvements de troupes en vue d’unifier géographiquement son empire et de faire tomber les frontières, selon ses mots49. Game of Thrones multiplie pour sa part les cartes, la plus célèbre étant celle de Dragonstone50, à laquelle répond celle que fait dessiner Cersei à King’s Landing, symbolisant les ambitions territoriales des protagonistes qui s’y penchent.

  • 51 Dans la huitième et dernière saison de Game of Thrones, chacune des deux grandes batailles marquan (...)
  • 52 P. Boucheron, « Représenter l’espace féodal : un défi à relever », Espaces Temps, 68-70 (1998), Hi (...)
  • 53 Ibn al-Athīr, Al-Kāmil fī al-tārīkh (suite), dans Recueil des Historiens des Croisades. Historiens (...)
  • 54 V. Theis, « Se représenter l’espace sans carte. Pratiques d’écriture de la Chambre apostolique au (...)

23Ainsi, en de nombreuses occurrences, les personnages se réunissent-ils, à la veille d’une bataille décisive, autour d’une carte jetée sur une table, pour y déplacer des pions figurant les forces en présence51. Si ce rapport à la carte nous est familier, il est totalement anachronique et ne correspond en rien à la façon dont les hommes et les femmes du Moyen Âge pensaient leur espace52. Outre le fait que l’objet carte est extrêmement rare, puisque coûteux, et n’aurait donc en aucun cas été utilisé lors d’une bataille – lors de la troisième croisade, les seigneurs d’Orient latin, à la demande de Richard Cœur de Lion, dessinent dans le sable un plan de Jérusalem pour en préparer le siège, preuve qu’ils n’ont visiblement pas de carte à leur disposition53 –, la carte traduit une appréhension abstraite et figurée de l’espace qui est une construction historique moderne. Bref, les souverains de Westeros appréhendent clairement leur royaume à travers une carte, à la différence de la plupart des pouvoirs médiévaux54. Ce rapport à l’espace est d’autant plus curieux que leur titulature est restée centrée sur un peuple – ils sont « kings of the Andals and of the Rhoynar and of the First Men » –, alors même que l’apparition de l’expression « roi de France » – et non plus « des Francs » – est une étape importante dans la construction théorique du royaume. Le rapport des personnages à l’espace est ainsi un mélange d’attitudes médiévales et contemporaines.

  • 55 Kaamelott, Livre I, E8, « La carte ».
  • 56 The Last Kingdom, S1/E1. Sur l’espace médiéval comme « espace vécu », voir notamment P. Zumthor, L (...)

24Là encore, Kaamelott sait jouer avec ce décalage : Perceval répète qu’il « ne comprend rien aux cartes » et que les points cardinaux « changent selon comment on est tourné ». Pour se repérer, Perceval reprend alors le vocabulaire des chartes médiévales : rivière, gros rocher, arbres, autant d’éléments naturels qui structurent son espace vécu55. De même, dans The Last Kingdom, le Viking Ravn, vieil aveugle, appréhende-t-il l’Angleterre à travers le goût de l’eau, le bruit des poissons dans un fleuve ou encore les différentes rumeurs rapportées sur les régions voisines, comme le Wessex, « où l’on fait pousser ce que l’on veut ». Son espace vécu, extrêmement réduit, est avant tout un espace construit par les sens, ce qui s’approche davantage des sensibilités médiévales – l’espace avant tout « vécu », saisi par le bas, par opposition avec la vision aérienne de la carte56.

  • 57 Kaamelott, Livre II, E4, « Le serpent géant ».
  • 58 Ibid., Livre II, E27, « Le forage ».
  • 59 Voir A. Houdebert, « Perceval ou le malentendu chevaleresque », dans F. Besson et J. Breton éd., K (...)

25Il est par ailleurs intéressant de noter que les personnages de Kaamelott ont peu de prise sur leur propre espace. Non seulement les chevaliers se perdent en permanence – dans des forêts, des labyrinthes, des châteaux hantés –, mais encore ils passent également un temps considérable à faire des trajets inutiles, à l’image de Perceval et de Karadoc, absents pendant plusieurs semaines pour tuer un « serpent géant » qui s’avère finalement n’être qu’une simple anguille57. Est-ce, de la part de l’auteur, une façon de jouer avec des motifs littéraires médiévaux, lorsque des personnages, tel Guingamor dans le lai qui porte son nom, restent trois siècles dans une ville en croyant y rester trois jours ? En tout cas, ces pratiques très confuses de l’espace s’accompagnent également d’une incapacité à se représenter théoriquement l’espace. Yvain s’avère incapable de comprendre que la Bretagne est une île, Guenièvre dessine les soldats sur la carte, ne percevant pas la différence entre des figurés pérennes et d’autres plus temporaires, Perceval et Karadoc pensent que les châteaux hantés sont des châteaux en T, avant, pour trouver le Graal, de se mettre à creuser « sur toute la surface du royaume », avouant eux-mêmes, face à l’incrédulité d’Arthur, qu’ils ne se « rendent pas compte » de l’ampleur de la tâche58. Ce rapport à l’espace renvoie à la désorientation permanente de chevaliers incapables de trouver leur place, au sens propre comme au sens figuré, a fortiori de trouver le Graal. Alexandre Astier joue autant avec l’image – médiévale – du « nice », le personnage naïf qui ne maîtrise pas les codes de l’univers dans lequel il évolue59, qu’avec l’image – médiévaliste – selon laquelle les hommes du Moyen Âge sont stupides, notamment pour tout ce qui touche à l’abstrait.

*

  • 60 Guibert de Nogent, Gesta Dei per Francos, I, 7, dans Recueil des Historiens des Croisades. Histori (...)

26Pour humoristiques qu’ils soient, ces questionnements n’en renvoient pas moins à des enquêtes historiques en cours, qui cherchent à retracer la façon dont les médiévaux pensaient et se représentaient leur espace, dessinant ainsi de belles convergences entre réalité et fiction. Quand les croisés de la première croisade, à peine partis, pensent avoir atteint Jérusalem à chaque nouveau château qui se profile à l’horizon, au grand désespoir des prêtres qui savent bien combien la route est encore longue60, ils ne sont finalement pas si loin de l’apparente naïveté de Perceval et de Karadoc qui pensent pouvoir creuser sur tout le royaume avant l’hiver. Ainsi, là où les objectifs de contextualisation et d’immersion des séries de « deuxième génération » contribuent plutôt à enraciner les clichés médiévaux dans l’imaginaire collectif, l’ironie et la dérision qui structurent l’écriture de Kaamelott permettent une véritable mise à distance de nos stéréotypes et offrent donc des réflexions assez profondes sur les représentations de l’espace au Moyen Âge.

27Ces convergences restent rares et on a plutôt souligné dans cet article combien les séries médiévalistes s’écartent souvent de la façon dont l’espace était pensé, représenté et pratiqué durant le Moyen Âge. Si ces distorsions peuvent parfois être dues à une mauvaise information historique, ou à une utilisation plus ou moins consciente d’un ensemble de clichés associés aux espaces du Nord ou de l’Orient, elles sont également liées au principe même de la figuration, surtout épique. Il est ainsi flagrant de voir combien les dernières saisons de Game of Thrones, dans lesquelles les personnages font fi des distances pour être toujours là au bon moment, peuvent ressembler aux chansons de geste médiévales, qui cherchent elles aussi par endroits à condenser l’espace et notamment à accélérer les déplacements des protagonistes. Mais il s’agit là de ressemblances qui ne sont pas dues à la volonté des créateurs des séries, lesquels, sauf en de rares exceptions, font plutôt de l’espace un vaste impensé, en oubliant que la façon dont une société interagit avec le monde qui l’entoure, qu’il s’agisse de s’y déplacer, de le représenter sur une carte ou de le décrire avec des mots, est une construction historique.

Haut de page

Notes

1 D. Benioff et D. B. Weiss, Game of Thrones, HBO, 2011-en cours, S7/E1.

2 C. Larrington, Winter is Coming. Les racines médiévales de Game of Thrones, Paris, 2019.

3 Cité par R. Preston, « Discover How Cersei’s Gorgeous Map of Westeros Was Made », sur Winteriscoming.net, 11 juin 2017, en ligne [https://winteriscoming.net/2017/11/06/discover-how-cerseis-gorgeous-westeros-conquest-map-was-made/], consulté le 30 juillet 2019.

4 A. Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », dans N. Bulst, R. Descimon, A. Guerreau éd., L’État ou le Roi. Les fondements de la modernité monarchique en France (xive-xviie siècles), Paris, 1996, p. 85-90.

5 A. Torre, « Un “tournant spatial” en histoire ? », Annales H.S.S., 63/5 (2008), p. 1127-1144.

6 Voir P. Gautier Dalché éd., La Terre. Connaissance, représentations, mesure au Moyen Âge, Turnhout, 2013 ; P. Zumthor, La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris, 2014.

7 F. Besson, « Cartes », dans A. Besson éd., Dictionnaire de la fantasy, Paris, 2018, p. 41-43 ; S. Ekman, Here Be Dragons. Exploring Fantasy Maps and Setting, Middleton, 2013, p. 22-39.

8 C. Martin, « Les séries les plus chères de tous les temps », Première, octobre 2016, en ligne [http://www.premiere.fr/Series/Le-Top-10-des-series-les-plus-cheres-de-tous-les-temps], consulté le 7 mars 2019.

9 Ce qui, évidemment, n’a rien de particulièrement spécifique aux séries de fantasy, mais tient bien plutôt aux contraintes narratives propres à la fiction. Même dans les chansons de geste médiévales, l’espace est souvent peu décrit, réduit à un ensemble de lieux avant tout fonctionnels, qui ne sont convoqués que pour abriter des événements.

10 Les pratiques comme le binge watching font disparaître cette discontinuité, mais ne correspondent sans doute pas au mode de consommation le plus fréquent. Voir S. Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », dans S. Sepulchre éd., Décoder les séries télévisées, Bruxelles, 2011, p. 47-73.

11 D. Kullmann, « Le château et la ville dans les chansons de geste du xive siècle », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 (2018), p. 129-150.

12 C. Skinns (production), The Last Kingdom, BBC, 2015-en cours.

13 P. Jackson, La Communauté de l’Anneau, 2001.

14 A. Winroth, Au temps des Vikings, Paris, 2018, p. 18-21, p. 32, p. 54-55 ; P. Bauduin, « Vikings », dans B. Dumézil éd., Les Barbares, Paris, 2016, p. 1374-1381.

15 A. Gautier, « Le jeune Alfred et les vikings : de la coopération à la confrontation ? », dans R. Le Jan, G. Bührer-Thierry, S. Gasparri éd., Coopétition. Rivaliser, coopérer dans les sociétés du haut Moyen Âge (500-1100), Turnhout, 2018, p. 217-230.

16 A. Astier, Kaamelott, M6, 2005-2009.

17 Kaamelott, Livre I, E2, « La tarte aux myrtilles ».

18 Ibid., Livre II, E10, « La chambre » ; Livre III, E75, « Le justicier ».

19 Ibid., Livre I, E19, « Le repos du guerrier ».

20 R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, 11 (1968), p. 87-88, repris dans Le Bruissement de la langue, Paris, 1986, p. 179-187.

21 D. Handfield et R. Rayner, Knightfall, History, 2017-en cours, S1/E1 et E2.

22 I. Deroide, « Les séries historiques entre la fiction et le réel : quand les scénaristes rivalisent avec les historiens », TV/Series, 1 (2012), p. 15, en ligne [DOI : 10.4000/tvseries.1038].

23 C’est surtout le cas de King’s Landing avec ses lieux emblématiques : le Donjon rouge, le Grand Septuaire, ou encore Fossedragon qui fait son apparition dans la saison 7 ; mais aussi les rues qui sont associées au « petit peuple », ou encore les murailles aux armées, et les bordels tout à la fois aux scènes de sexe et de complots.

24 Voir par exemple J. Lange, « Game of Thrones Stealthily Changed the Geography of King’s Landing. Why ? », TheWeek.com, 7 mai 2019, en ligne [https://theweek.com/articles/839874/game-thrones-stealthily-changed-geography-kings-landing-why], consulté le 1er août 2019.

25 On peut se référer à la liste des « principaux lieux de l’intrigue » dressée dans N. Allard, L’Univers impitoyable de Game of Thrones. Des livres à la série, enquête et décryptage, Paris, 2018. On y remarque la prépondérance écrasante d’espaces urbains ou castraux.

26 Parmi les séquences significatives, on peut mentionner dans Knightfall, S1/E1, qui présente le modeste hameau de Perceval, perdu au milieu d’un paysage de campagne, ou encore, dans S1/E4, la discussion entre le templier Landry et l’ermite Jonas. Dans Game of Thrones, l’arc narratif mettant en scène Arya Stark et Sandor Clegane, dit « le Limier », donne lieu à plusieurs scènes en espace rural, notamment dans S3/E8, ou encore dans S4/E1 et E3. Dans Kaamelott enfin, l’errance d’Arthur dans le livre V l’amène également dans des paysages ruraux présentés comme déserts ou presque.

27 A. Labbé, « Sous le signe de saint Jacques. Chemins et routes dans la représentation épique de l’espace », dans G. Bianciotto et C. Galderisi éd., L’Épopée romane, Poitiers, 2002, p. 99-116.

28 F. Mouthon, Le Sourire de Prométhée. L’homme et la nature au Moyen Âge, Paris, 2017.

29 L. Dauphant, Géographies. Ce qu’ils savaient de la France (1100-1600), Ceyzérieu, 2018, p. 69-72.

30 Knightfall, S1/E1.

31 J. Breton, « “It’s only a model” : l’impossible aboutissement d’une quête déconstruite dans Sacré Graal ! des Monty Python », dans C. Noacco et C. Imbert éd., Le Château allégorique. Sens, contre-sens et questionnement d’une image mentale dans la construction du paysage d’autorité, à paraître.

32 A. Labbé, « “A cet chastel ancien et rebelle…” : une silhouette castrale dans la Chevalerie Vivien », dans D. Boutet et al. éd., Plaist vos oïr bone cançon vallant ? Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à François Suard, Lille, 1999, t. 1, p. 503-513.

33 A. A. Settia, Castelli medievali, Bologne, 2017.

34 F. Mazel, Féodalités. 888-1180, Paris, 2010, p. 447-448 ; F. Madeline, « La pierre des chantiers royaux en Angleterre dans la seconde moitié du xiie siècle : origines et distribution », dans J.-P. Gély et J. Lorenz éd., Carrières et bâtisseurs de la période préindustrielle. Europe et régions limitrophes, Paris, 2011, p. 207-222.

35 Sur ces questions touchant au « boréalisme médiévaliste », voir les contributions de P. -B. Stahl et de R. Facchini et D. Iacono dans le présent volume (NDLR).

36 Game of Thrones, S5/E2.

37 P. Ducret, « L’Antiquité romaine au cœur du Moyen Âge breton », dans F. Besson et J. Breton éd., Kaamelott, un livre d’histoire, Paris, 2018, p. 167-178.

38 J. Fusco, Marco Polo, Netflix, 2014-2016.

39 Marco Polo, S1/E1.

40 J.-C. Ducène, L’Europe et les géographes arabes du Moyen Âge, ixe-xve siècle. « La grande terre » et ses peuples : conceptualisation d’un espace ethnique et politique, Paris, 2018.

41 Kaamelott, Livre IV, E19 « La Foi bretonne ».

42 J. Gillingham, The Angevin Empire, 3e éd., Londres, 2001 ; F. Madeline, Les Plantagenêts et leur empire, Rennes, 2014, p. 22.

43 L. Dauphant, Le Royaume des quatre rivières. L’espace politique français, 1380-1515, Seyssel, 2012, p. 238-240.

44 Kaamelott, Livre V, E43, « Le phare ».

45 F. Besson, « “Arrêtez de m’appeler sire !!!”. Les enjeux du refus du pouvoir dans la fantasy médiévaliste », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 19 (2018), en ligne [https://journals.openedition.org/acrh/8200].

46 Game of Thrones, S7/E6.

47 Kaamelott, Livre I, E27, « De retour de Judée ».

48 Ibid., Livre I, E69, « La mort le roy Artu ».

49 Marco Polo, S1/E1.

50 Game of Thrones, S2/E1 et E10 ; S3/E10 ; S7/E1.

51 Dans la huitième et dernière saison de Game of Thrones, chacune des deux grandes batailles marquant la fin de la série – celle de Winterfell et celle de King’s Landing – est précédée par un conseil de guerre autour d’une carte et de pions (S8/E2 et E4).

52 P. Boucheron, « Représenter l’espace féodal : un défi à relever », Espaces Temps, 68-70 (1998), Histoire/géographie, 2 : Les promesses du désordre, p. 59-66.

53 Ibn al-Athīr, Al-Kāmil fī al-tārīkh (suite), dans Recueil des Historiens des Croisades. Historiens Orientaux, t. II, 1re partie, Paris, 1887, p. 1-180 (p. 55).

54 V. Theis, « Se représenter l’espace sans carte. Pratiques d’écriture de la Chambre apostolique au xive siècle », dans P. Boucheron, M. Folin, J.-P. Genet éd., Entre idéel et matériel. Espace, territoire et légitimation du pouvoir, Rome, 2018, p. 329-364.

55 Kaamelott, Livre I, E8, « La carte ».

56 The Last Kingdom, S1/E1. Sur l’espace médiéval comme « espace vécu », voir notamment P. Zumthor, La Mesure du monde…, p. 36.

57 Kaamelott, Livre II, E4, « Le serpent géant ».

58 Ibid., Livre II, E27, « Le forage ».

59 Voir A. Houdebert, « Perceval ou le malentendu chevaleresque », dans F. Besson et J. Breton éd., Kaamelott…, p. 27-38.

60 Guibert de Nogent, Gesta Dei per Francos, I, 7, dans Recueil des Historiens des Croisades. Historiens occidentaux, t. IV, Paris, 1879, p. 142.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Florian Besson et Simon Hasdenteufel, « Cartes sur table »Médiévales, 78 | 2020, 13-28.

Référence électronique

Florian Besson et Simon Hasdenteufel, « Cartes sur table »Médiévales [En ligne], 78 | printemps 2020, mis en ligne le 02 janvier 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/medievales/10731 ; DOI : https://doi.org/10.4000/medievales.10731

Haut de page

Auteurs

Florian Besson

Sorbonne Université

Simon Hasdenteufel

Sorbonne Université

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search