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Recensions

Neil Brenner, New Urban Spaces. Urban Theory and the Scale Question

New York, Oxford University Press, 2019, 461 p.
Gilles Pinson
Référence(s) :

Neil Brenner, New Urban Spaces. Urban Theory and the Scale Question, New York, Oxford University Press, 2019, 461 p.

Texte intégral

1Pour qui veut découvrir le travail de Neil Brenner, New Urban Spaces offre une formidable introduction à l’œuvre de celui qui est devenu une figure majeure et incontournable des études urbaines internationales. Certes, l’ouvrage n’apporte rien de fondamentalement nouveau car l’auteur y compile une série d’articles et de chapitres déjà publiés et remaniés pour l’occasion. Toutefois, l’ordonnancement chronologique des dix chapitres permet de retracer la trajectoire intellectuelle de Brenner et de prendre la mesure de ses deux apports principaux à la théorie urbaine. Le premier, déjà présent dans New State Spaces (2004), c’est la réintroduction des stratégies spatiales de l’État dans l’analyse des transformations de la géographie du capitalisme, du rôle des villes et des politiques urbaines. Le deuxième apport, développé dans Implosions/Explosions (2014), c’est la réflexion épistémologique sur ce qui constitue l’objet des études urbaines – l’urbain ou plutôt l’urbanisation.

2Plutôt que de passer en revue les dix chapitres qui composent l’ouvrage, arrêtons-nous plutôt sur ces deux grands apports avant d’avancer deux points de discussion. Dès ses premiers travaux, Neil Brenner a eu à cœur de réintégrer l’État dans son analyse des processus spatiaux et des transformations des politiques urbaines. S’il s’inscrit dans une perspective d’économie politique urbaine d’inspiration marxiste incarnée par David Harvey, il critique l’insuffisante prise en compte par ce dernier de l’État dans ces processus. C’est ce qui l’amène à s’intéresser à Henri Lefebvre, dont Brenner est devenu un des plus grands spécialistes (cf. chapitre 2). Lefebvre voit dans l’État non pas le spectateur et encore moins la victime du déploiement des logiques du capitalisme, mais un protagoniste essentiel (1970). L’État fournit notamment l’infrastructure physique fixe indispensable à la circulation du capital. Cette infrastructure est fournie par l’urbanisation, mais aussi par la mise en réseau des espaces à travers la construction d’équipements et les politiques d’aménagement du territoire. Pour Lefebvre et Brenner, urbanisation et étatisation sont donc intimement liées. L’urbanisation généralisée décrite par Lefebvre dès les années 1960 est l’opération par laquelle l’État participe à la pénétration des logiques du capitalisme dans tous les plis de la vie sociale.

  • 1 Sauf mention contraire, les traductions en français sont le fait de l’auteur de la recension.

3L’autre intuition fondamentale que Brenner emprunte à Lefebvre est relative à la question des échelles. Une manière pour l’État de contribuer à la diffusion des logiques d’accumulation du capital, c’est d’œuvrer à l’imbrication des échelles. Toutefois, la conception que Neil Brenner a des échelles est très spécifique. On est loin de l’idée que l’on s’en fait dans les travaux de science politique qui s’intéressent notamment aux rapports centre-périphérie : des « strates empilées », « enfermées à l’intérieur de conteneurs territoriaux fixes et bien délimités » (p. 99) et représentées par des instances de gouvernement impliquées dans des relations de rivalité qui s’apparentent à des jeux à somme nulle1.

4Dès lors, il est difficile pour Brenner d’identifier derrière la fortune des villes globales, la relance des politiques urbaines à partir des années 1990 ou encore la montée en puissance des institutions métropolitaines, un quelconque « retour » (Le Galès, 2011) ou « triomphe » (Glaeser, 2011) des villes. Les quatre dernières décennies n’ont pas signé la revanche des villes comme acteurs politiques collectifs, mais ont plutôt vu l’ensemble des politiques et des régulations publiques ainsi que les logiques marchandes privilégier certains sites et échelles d’action au profit d’autres dans le cadre de ce qu’il appelle des processus de réétalonnage (« rescaling »).

5Ainsi, chez Brenner, l’État ne s’incarne ni dans une échelle ni dans un segment spécifique de l’appareil politico-administratif. C’est davantage un ensemble de logiques d’action et de mécanismes – ce que Brenner lui-même appelle le « statehood » – capable de « jouer des échelles ». Encore une fois, ces échelles ne sont pas des niveaux de gouvernement dotés d’agendas et de stratégies spécifiques mais des « points d’appui pour l’accumulation du capital » et des « coordonnées du pouvoir territorial de l’État » (p. 139). L’État n’a donc pas de territorialité fixe et ontologique.

6Cette réflexion sur le rôle du « statehood » et sur les échelles est prolongée et illustrée dans le chapitre 4 qui porte sur la littérature sur les villes globales, ou encore dans le chapitre 6 sur le city regionalism, autrement dit la promotion d’échelles de gouvernance à l’échelle métropolitaine fortement orientées vers des politiques de développement et d’attractivité économiques. Selon Brenner, dans les deux cas, l’analyse de ces phénomènes pèche par une sorte de « déni d’État » et une vision des rapports entre villes et États territoriaux comme jeu à somme nulle. Ce n’est pas parce que l’émergence de villes globales connectées entre elles au sein d’un archipel mondial pose un problème de solidarité entre ces îlots et leur hinterland national que l’émergence des premières s’est faite sans l’appui des États territoriaux, ou au détriment de ceux-ci. Ce n’est pas parce que les gouvernements métropolitains émergent et absorbent de plus en plus de compétences que tout cela échappe au contrôle de l’État. Ce dernier voit dans les métropoles et les villes globales des échelles plus maniables pour mettre en œuvre des stratégies d’accumulation et d’attractivité.

7L’autre contribution de Neil Brenner, ce sont ses réflexions d’ordre épistémologique sur ce qui constitue l’objet des études urbaines. Réflexions dans lesquelles – ironie des filiations académiques –l’empreinte de Manuel Castells (1968) se mêle à celle de Lefebvre. Dans une formule provocatrice, l’auteur se demande s’il faut établir l’avis de décès du « champ autrefois anciennement connu sous le nom d’‘études urbaines’ » (p. 326). D’un côté, Brenner constate qu’on n’a jamais autant parlé de la ville. Les institutions internationales passent leur temps à publier des rapports accréditant l’idée d’une bascule urbaine de l’humanité et louant la ville comme échelle stratégique pour lutter contre la pauvreté et le changement climatique. De plus, des mouvements sociaux et des ONG défendent le droit à la ville. D’un autre côté, les études urbaines sont devenues un champ de bataille qu’aucune définition consensuelle de ce qu’est la ville et l’urbain, ni de ce que devrait être l’objet des études urbaines, ne vient pacifier.

8Neil Brenner formule dès lors une série de propositions constituant un plaidoyer pour une refondation des études urbaines. Retenons-en trois principales. En premier lieu, Brenner en appelle à un dépassement des approches « city centric » ou encore du « methodological city-ism » qui dominent à la fois le sens commun, le discours des institutions et des experts sur l’urbain mais aussi bon nombre de courants des études urbaines comme celui de la géographie économique et son représentant le plus éminent, Michael Storper, épinglé par Brenner à plusieurs reprises. Selon ce dernier, ces approches ont pour défaut de réifier l’urbain, de l’associer à des formes, des échelles et des fonctions spécifiques. Elles limitent l’approche de l’urbain aux manifestations matérielles auxquelles il est le plus systématiquement associé : les centres denses et intenses des métropoles. Pour Brenner, à l’inverse, l’urbain s’incarne tout autant dans les zones logistiques peu denses qui entourent les métropoles, dans les espaces mis en coupe réglée par l’agrobusiness ou par les industries extractives.

9La figure de l’urbain s’est donc brouillée et diversifiée. Pour autant, il ne s’agit pas pour Brenner d’abandonner toute ambition de montée en généralité sur l’urbain. L’étude de l’urbain a plus que jamais besoin de théories et c’est là sa seconde proposition forte. Ainsi, s’il rejette la vision « moniste, universalisante et étroitement centrée sur les agglomérations » (p. 326) véhiculée par la géographie économique, Brenner fustige aussi le refus de théoriser au nom des particularismes qui caractérise selon lui les travaux d’ethnographie urbaine et certains pans des études urbaines postcoloniales. Certes, l’urbain n’a pas de « propriétés intrinsèques » (p. 335), mais les études urbaines – et la critique sociale – ont néanmoins un impérieux besoin de théories et de concepts pour le saisir. Toutefois, ces théories et ces concepts doivent évoluer à mesure que les processus d’urbanisation mutent eux-mêmes. Les enjeux de conceptualisation, ainsi que de construction des catégories et de cadres d’analyse restent dès lors centraux dans toute forme de recherche urbaine.

10Mais alors, si l’urbain ne renvoie plus à un objet (spatial) spécifique, comment justifier l’existence d’un champ scientifique dédié ? Pour Brenner, et c’est là sa troisième proposition, le travail d’abstraction des études urbaines doit avant tout porter sur les processus d’urbanisation. Cette urbanisation ne doit pas être conçue uniquement comme la croissance quantitative de la ville, ni être limitée aux mécanismes d’agglomération. L’approche de l’urbanisation doit rompre avec le dualisme « dedans/dehors » qui a longtemps dominé les définitions de l’urbain. Il s’agit plutôt de concevoir l’urbanisation comme l’ensemble de processus « d’implosions/explosions » qui rythment l’expansion de la logique capitaliste dans l’espace. L’urbanisation c’est à la fois l’« urbanisation concentrée » qui conduit à l’hypervalorisation de certains lieux centraux et denses mais aussi les processus d’« urbanisation extensive » qui affectent les « hinterlands », ces espaces « extramétropolitains souvent localisés à une distance considérable des principaux centres du capital, du travail et du commerce » (p. 319), à l’image des espaces liés aux activités agricoles et extractives.

11En définitive, l’ouvrage impressionne à la fois par l’infinie érudition de l’auteur et par la systématicité du propos. Le travail de Brenner s’ancre dans ce qu’il appelle lui-même « des traditions philosophiques dialectiques et post-fondationnistes » (p. 335) qui donnent à ses propos sur l’urbain, l’urbanisation, l’État ou encore le néolibéralisme une très grande cohérence. C’est en particulier sa capacité à réintégrer l’espace dans l’analyse de l’État et des processus d’étatisation d’une part, et l’État dans l’analyse de l’espace et des processus d’urbanisation d’autre part, qui est remarquable. Son travail aide également à penser les rapports entre échelles non pas comme des jeux à somme nulle mais comme une dialectique.

12Les excès de ce raisonnement dialectique sont pourtant aussi ce qui constitue une limite de l’ouvrage. Ce raisonnement l’amène à systématiquement subsumer dans de grandes catégories abstraites des phénomènes très divers que l’on pourrait considérer comme concurrents et contradictoires. C’est le cas par exemple de la notion de « statehood ». Chez Brenner, la notion renvoie aux différentes figures de l’État : l’État territorial et ses différentes composantes, mais aussi les gouvernements locaux ou encore les institutions supranationales. Pour lui, même si ces différentes manifestations du « statehood » peuvent paraître parfois en situation de conflit ou de rivalité et participer de logiques différentes, elles finissent toujours par se synchroniser pour finalement œuvrer aux mêmes dynamiques. On voit là la trace du marxisme et c’est aussi tout l’intérêt de cette perspective.

13Le problème c’est que cette perspective laisse peu de place au désordre, aux conflits durables et structurants qui peuvent opposer les forces, les acteurs, les organisations et les institutions qui constituent les entités que Brenner subsume sous le vocable de « statehood ». La démarche dialectique voudrait que ces conflits et contradictions soient nécessairement dépassés, permettant ainsi à ces entités de participer aux mêmes logiques. Mais en est-on si sûr ? Par exemple, est-on si sûr que les rivalités durables entre niveaux de gouvernement – État territorial, régions, villes – ne soient que d’infimes grains de sable qui ne perturbent en rien la mécanique implacable de l’étatisation, de l’urbanisation et de la néolibéralisation ? Manque-t-on vraiment de travaux empiriques et théoriques démontrant que ces différentes échelles ou entités portent des logiques politiques différentes, relèvent de manières différentes de faire société ? Ce qui se joue au Royaume-Uni dans le rapport entre l’Ecosse et l’État britannique d’une part, et ce dernier et l’Union Européenne dans le cadre du Brexit d’autre part, est intéressant de ce point de vue. Ces trois niveaux portent-ils la même vision du capitalisme et du rôle de l’État, incarnent-ils des formes strictement identiques d’étatisation ? Pas si sûr…

14Le deuxième type de perplexité que suscite la lecture de New Urban Spaces est relatif au rôle des acteurs et des organisations dans le cadre analytique que l’ouvrage propose. D’abord ce qui frappe le lecteur – et qui l’expose aussi à l’indigestion conceptuelle, disons-le – c’est le caractère très désincarné du propos. Le moins que l’on puisse dire c’est que « fournir l’agence » n’est pas le souci principal de Brenner. Il décrit des phénomènes massifs de transformation politique et spatiale sans jamais donner à voir les segments de l’État, forces politiques ou coalitions qui sont à la manœuvre derrière ces dynamiques.

15Plus fondamentalement, les acteurs et les organisations concrets ont une place très ambiguë dans le propos de Brenner. Ils sont tantôt décrits comme surdéterminés par les dynamiques du changement sociospatial (l’urbanisation, le rescaling), tantôt montrés comme capables de changer d’échelle pour promouvoir leurs intérêts et mettre en œuvre leur agenda. Ils sont à la fois stratégiques et capables de « sauter d’une échelle à l’autre », tantôt des pantins agis par des logiques de changement qui les dépassent. Au-delà, les rapports que les acteurs entretiennent avec les échelles ne semblent jamais être déterminés par des valeurs, des idéologies ou même une ambition d’asseoir une domination politique. Le localisme, le régionalisme ou le nationalisme n’interviennent jamais dans leurs choix ou leurs calculs.

16Ces deux remarques conduisent pour finir à relever une certaine pauvreté dans l’appréhension du politique chez Brenner. Le politique s’incarne essentiellement dans les stratégies spatiales de l’État et dans les ruses du « statehood ». Il ne s’incarne pas dans des entreprises politiques de construction de territoire ou d’« espaces légitimes ». Son périmètre se limite aux processus d’étatisation qui accompagnent les logiques d’extension du capital. Il n’est jamais affaire de politisation des enjeux spatiaux et territoriaux, des rapports entre échelles. En bref, un politique sans acteurs ni organisations.

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Bibliographie

Brenner, N. (2004), New state spaces. Urban governance and the rescaling of statehood, New York, Oxford University Press.

Brenner, N. (2014), Implosions/explosions. Towards a study of planetary urbanization, Berlin, Jovis.

Castells, M. (1968), « Y a-t-il une sociologie urbaine ? », Sociologie du travail, 10, 1, p. 72‑90.

Glaeser, E. (2011), Triumph of the city. How urban spaces make us human, Londres, Pan Macmillan.

Le Galès, P. (2011), Le retour des villes européennes, Paris, Presses de Sciences Po [2e éd.].

Lefebvre, H. (1970), La révolution urbaine, Paris, Gallimard.

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Notes

1 Sauf mention contraire, les traductions en français sont le fait de l’auteur de la recension.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Pinson, « Neil Brenner, New Urban Spaces. Urban Theory and the Scale Question »Métropoles [En ligne], 28 | 2021, mis en ligne le 07 octobre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/metropoles/8163 ; DOI : https://doi.org/10.4000/metropoles.8163

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Auteur

Gilles Pinson

Sciences Po Bordeaux, Centre Emile Durkheim UMR 5116

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