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AccueilNuméros22Corpus – Innovation et travailDes militaires face à l’innovation

Corpus – Innovation et travail

Des militaires face à l’innovation

Military Facing Innovation
Militares frente a la innovación
Jean Frances et Violette Larrieu
p. 55-74

Résumés

Depuis trente-cinq ans, l’Armée française permet à ses soldats de concevoir des matériels utiles à l’exercice de leurs métiers. Cette « innovation participative » se réalisait à bas bruit. Depuis 2018 et la création de l’Agence d’innovation de défense (AID), elle fait l’objet d’un soutien institutionnel plus marqué, lequel reconfigure le travail d’innovation entrepris par les militaires. Nous proposons ici d’analyser les effets de ce processus « d’agencification » de l’innovation par et pour les opérationnels et rendrons compte des tensions qu’un tel mouvement peut générer.

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Texte intégral

  • 1 L’expression « innovation de défense » peut tout à la fois désigner des produits ou process novate (...)
  • 2 Le premier signataire n’est pas premier auteur : cet article a intégralement été écrit à quatre ma (...)
  • 3 Ici, on peut citer le n° 3095 d’avril 2021 de Cols Bleus intitulé Innover pour Vaincre.
  • 4 Ici, on peut citer, par exemple, Bernard Barrera (2018) et Philippe Coindreau (2018).

1« Petites mains » de « l’innovation de défense1 », les militaires sont nombreux à « bricoler » en opération (Thiéblemont, 2002 ; Lafaye, 2016) et dans leur régiment afin d’améliorer leur outil de travail, dont leurs armes et équipements. Loin des innovations programmées dans les grands plans d’armement (Serfati, 2008), loin des innovations dites de « rupture » (intelligence artificielle, missiles hypersoniques, etc.) susceptibles de transformer la doctrine militaire (Brustlein, 2014), les objets développés par les soldats sont ancrés dans leur pratique professionnelle, dont la guerre et sa préparation constituent le cœur du métier (Thura, 2020)2. Leurs projets répondent principalement à trois objectifs : vaincre, ne pas mourir et ne pas être blessé. Cette vision de l’innovation, que nous qualifions « d’opérationnelle », nous a été rappelée par les soldats interrogés tout au long de l’enquête ; elle est également formulée dans la presse professionnelle3 et la littérature grise, notamment celle produite par des officiers généraux4. Et, justement, c’est de ce travail d’innovation par et pour les militaires, de ses raisons et de ses conditions de réalisation dont nous allons traiter ici.

2D’abord menée à bas bruit, faisant l’objet d’une faible médiatisation et d’une faible institutionnalisation, l’innovation par et pour les militaires a connu en 2018 un tournant majeur : son rattachement à une nouvelle structure du ministère des Armées, l’Agence d’innovation de défense (AID), créée à l’instigation de la ministre d’alors, Florence Parly. L’AID a donné forme aux injonctions et aux mots d’ordre à innover (Quijoux, Saint-Martin, 2020) portés par Emmanuel Macron. Avec l’Agence, un ensemble de dispositifs voit le jour, dont la mission consiste à soutenir l’innovation, notamment dans sa forme dite « participative ». Labs, « référents innovation » et clusters apparaissent : la Start-up nation se décline jusqu’au cœur de Forces et les journaux militaires, de Cols Bleus à Air Actualités, en renseignent le déploiement. Notre ambition consiste à étudier les effets de ce nouvel encadrement de l’innovation participative sur le travail des soldats investis dans la conception de matériels novateurs. Il s’agit de se demander comment les dispositifs mis en place configurent leurs possibilités d’innover. Aussi, nous sommes vigilants à l’égard des usages politiques et institutionnels dont le terme d’innovation peut faire l’objet. Loin d’être une catégorie neutre, souvent présentée sous les traits d’une « aventure » engagée par des entrepreneurs « visionnaires » (Sainsaulieu, Saint-Martin, 2017), elle est au service des réformes de l’État technologique (Devaux, 2021). Ainsi, les personnels en charge de mettre en œuvre, en organigramme et en process cette innovation participative sont positionnés entre des soldats soucieux d’améliorer leur outil de travail et des acteurs et instances mus par l’ambition de porter le « nouvel esprit du capitalisme technologique » (Devaux, 2021, 632) au cœur du Ministère des Armées. Signe d’une « théologie néo-schumpétérienne » (Godin, 2021) pour certains, symptôme de la nouvelle idéologie « start-up » appliquée à l’État (Quijoux, Saint-Martin, 2020 ; Célérier, Arfaoui, 2021, Bedreddine, Noûs, 2021) pour d’autres, l’innovation comme mot de la réforme produit des effets sur le travail de celles et ceux qui, dans le quotidien de leur activité, modifient ou conçoivent (certains de) leurs outils de travail. Dès lors, pour désigner les activités de conception d’artefacts novateurs entreprises et réalisées par des soldats ou sous leur supervision, nous utiliserons l’expression d’« innovation par et pour les opérationnels » (innovation PPO). Et quand nous mobilisons la catégorie « d’innovation participative », laquelle sert souvent à « qualifier positivement des techniques de management visant à convaincre des agents de faire leurs les objectifs de leur organisation (Godin et Vinck, 2017) et de hausser leur engagement à les poursuivre » (Frances, Larrieu, 2023), nous désignons les dispositifs de soutien, d’encadrement, de contrôle et d’organisation du travail d’innovation mené par des soldats.

3Précisons aussi que nous usons du terme d’innovation de manière restrictive : il renverra ici à des artefacts matériels encore jamais mis en œuvre et qui ouvrent sur des usages opérationnels originaux. Ces mêmes artefacts peuvent procéder d’une invention, d’adjonctions de technologies données à un équipement existant, de « détournements » (Akrich, 1998), et même du fait de retirer divers composants d’un matériel en service (Goulet, Vink, 2012). En ce que nous étudions des innovations censées servir à l’activité professionnelle de ceux qui en sont à l’instigation, la référence au travail d’Akrich (1998) sur les « utilisateurs-innovateurs » nous paraît nécessaire et opportune : en effet, elle permet de catégoriser les modes d’implication des militaires dans la mise en œuvre d’innovations et de rendre compte des variations de leur engagement en la matière en fonction des trajectoires de leur produit. En revanche – et à l’instar de Flichy (2008) ou, plus anciennement, de Noble (1984) ou de MacKenzie (1986 ; 1994) par exemple –, nous n’accordons pas aux objets en cours de conception dans le monde militaire ce pouvoir « d’agir les acteurs » que lui attribue la théorie de l’acteur-réseau, notamment parce que nous ne l’avons jamais constaté. En effet, les « logiques d’organisation » (Alter, 1993a) qui, dans les Armées, enserrent la conception d’une technologie novatrice, de même que le pouvoir qu’exerce la hiérarchie sur le travail des militaires et les usages qu’ils font de leurs équipements, empêchent de verser dans toute forme « d’hylozoïsme » (Lamy, 2014). Et cela d’autant plus que les objets qui nous intéressent sont marqués au coin d’une certaine frugalité (Frances, Larrieu, 2023) : à la différence du développement d’un missile balistique tel que dépeint par Gray (1977), les innovations réalisées par les opérationnels semblent bien peu capables d’échapper au contrôle de leurs instigateurs et d’imposer une sorte « d’évolution technologique naturelle » (MacKenzie, 1994, 138). C’est plutôt l’inverse qui apparaît, à savoir une dépendance très sensible desdites technologies à l’action des personnels attelés à leur mise au point. Pour ces raisons, nous aborderons l’innovation au prisme du « travail d’innovation », laquelle catégorie désigne l’ensemble des activités techniques, administratives, d’expérimentation, de certification, liées entre autres à la formation de collectifs de travail, à travers desquels un produit novateur prend forme. Travail qui se déploie dans des espaces – régiments, opérations extérieures, comités de sélection, AID, Direction Générale de l’Armement (DGA) – ordonnés consécutivement, et non sans tension, à l’aune de ce que nous qualifierons de « rationalité opérationnelle » et de « rationalité procédurale ». Rappelons ici que les travaux d’Hadrien Coutant (2020 ; 2021) notamment montrent en quoi cette problématique des conflits de rationalités prenant forme au cœur d’organisations cherchant à rationaliser leur activité peut s’observer au-delà des Armées : ses recherches sur l’industrie aéronautique et les tensions entre « rationalité matérielle » et « rationalité formelle » (Coutant, 2021, 164) qui s’imposent consécutivement aux ingénieurs de production et de conception – alors placés en position de « rationalisateurs rationalisés » (ibid., 188) – l’illustrent de manière saisissante. Pour nous, suivre ce travail d’innovation par et pour des soldats nous offre d’analyser comment une institution fermement hiérarchisée, mais en proie à des reconfigurations organisationnelles (Jakubowski, 2011) parvient-elle, ou non, à rendre effectivement possible un ensemble d’activités tournées vers l’innovation. Ce même travail, s’il est valorisé et promu dans les discours des États-majors et du Ministère, demande aux hiérarchies intermédiaires d’accorder aux opérationnels des marges de manœuvre et d’autonomie, voire un droit à la déviance, qui rompent singulièrement avec le fonctionnement habituel des Armées. Reste dès lors à déterminer si, pris dans un tel paradoxe, le travail d’innovation en milieu militaire ne risque-t-il pas, plus qu’ailleurs, d’exposer celles et ceux qui s’y engagent à éprouver cette « lassitude des innovateurs » si bien dépeinte par Norbert Alter (1993b).

4Afin de mieux appréhender le travail d’innovation dans les Armées et ses transformations au cours de ces dernières années, deux principaux mouvements ordonnent cet article. D’abord, nous verrons combien la mise sur pied d’un nouvel encadrement organisationnel de l’innovation a complexifié le travail des militaires en matière de conception d’artefacts novateurs. Ensuite, nous montrerons qu’entre les moments de leur premier maquettage et ceux où se jouent la certification de technologies innovantes et leur achat, les équipements développés par les soldats se voient examinés à l’aune de rationalités différentes : l’une est opérationnelle, quand l’autre est procédurale. Ainsi, entre les soldats qui innovent et les personnels et instances qui coordonnent, gèrent, certifient et achètent les artefacts novateurs issus des Forces, la concordance des objectifs et des évaluations peine à se réaliser d’emblée.

Cadrage méthodologique

Notre recherche est financée par l’Agence d’innovation de défense (AID). Elle a pour objectif d’analyser les conditions de réalisation des innovations développées par et pour les opérationnels. Nous sommes salarié-e-s de l’ENSTA Bretagne, école d’ingénieurs sous tutelle du ministère des Armées. Ce financement et nos statuts nous exposent donc au risque de verser dans une « sociologie militaire », c’est-à-dire « une sociologie « de service » principalement produite […] par et dans les services (de l’administration militaire […]), pour rendre service (en réponse aux questions posées par les États-majors […]) et pour être mise au service […] [des] objectifs de l’institution » (Jankowski, Muxel, Mathias Thura, 2021, 10-11). Nous tentons néanmoins de préserver notre autonomie de chercheur-e et de réaliser une étude de sociologie du militaire : une posture d’enquête et une méthodologie particulière nous y aident. Premièrement, nous n’essayons jamais d’obtenir des informations en « sous-marin » (Cartron, 2003), mais veillons toujours à clarifier les enjeux scientifiques de notre travail sans faire mystère des usages institutionnels dont ce dernier pourra faire l’objet et sur lesquels nous n’avons pas prise. Nos interlocuteurs sont informés de nos objectifs de connaissance qui nous engagent à décrire le travail, les activités et les organisations de l’innovation participative et nous mènent parfois vers des analyses critiques. Du point de vue de la méthode visant à transformer des retranscriptions d’observations ou d’entretiens en données propres à être analysées, nous sollicitons les enquêté-e-s afin qu’ils et elles soustraient de ces comptes rendus les informations jugées sensibles et celles qui pourraient les mettre en porte-à-faux vis-à-vis de leur hiérarchie. Nous acceptons cette censure, mais nous nous réservons le droit d’en analyser les causes. Ainsi, les militaires sont associés à la construction des données, mais sont exclus de leur examen. Il n’y a là rien d’original : souvent, d’ailleurs, les sociologues réalisent d’eux-mêmes ces coupes dont on pourrait dire, en reprenant la formule de Florence Weber (1991), qu’elles censurent la publication d’informations en vue de ne pas censurer l’écriture.

  • 5 Avis n° 277 fait au nom de la Commission de la Défense nationale et des forces armées sur le proje (...)

Débuté en janvier 2021 pour une durée de 2 ans, ce travail a mené à la réalisation d’une soixantaine d’entretiens semi-directifs (avec des acteurs issus des forces, de la DGA, de l’AID, de l’industrie et de l’administration), à cinq observations directes (trois salons de l’armement, deux hackathons) et à l’analyse de la littérature grise réunie sur le sujet. Nous nous sommes particulièrement tournés vers les soldats des Forces spéciales (FS), qui sont à l’origine d’un tiers des innovations soutenues par le ministère de la Défense5, quand ils composent moins de 5 % des effectifs des armées.

Le tableau ci-dessous recense les personnels interrogés qui apparaissent dans l’article. Nous les avons anonymisés en échangeant leur prénom par des pseudonymes générés grâce à l’application « Prénoms et bac » mise en ligne sur le site internet du sociologue Baptiste Coulmont6.

Tableau des enquêtés
Civil de la défense Cellule innovation Défense Agence Innovation Défense Étienne
Officier supérieur Cellule innovation Défense Agence Innovation Défense Michel
Officier supérieur Cellule innovation COM FST Javier
Officier subalterne Cellule innovation COM FST Malo
Civil de la défense Cellule innovation COM FST César
Sous-officier Cellule recherches et développement Commando des Forces Spéciales Air Dominique
Officier subalterne (réserve) Cellule recherches et développement Commando des Forces Spéciales Air Gilles
Officier supérieur Cellule d’Anticipation et d’Innovation Commando des Forces Spéciales Terre Rémi
Ingénieur en chef de l'armement DGA Émeric
Ingénieur en chef de l'armement DGA David
Ingénieur en chef de l'armement DGA Daniel
  • 7 Il existe quelques femmes militaires porteuses d’un projet d’innovation – une à notre connaissance (...)

Les données personnelles sur les militaires sont difficiles à collecter (et à partager), notamment pour des raisons propres à l’institution. Nous pouvons cependant dresser à grands traits quelques caractéristiques des innovateurs. Tous sont des hommes7, aux alentours de la quarantaine pour la plupart. Officiers ou sous-officiers, on ne compte aucun militaire du rang. Souvent en milieu de carrière, ils peuvent encore espérer une progression dans la hiérarchie. Aguerris « aux terrains », la plupart opèrent au sein des FS Terre, Mer et Air. Ils ont une solide expérience de la guerre. Membre de commandos considérés comme l’élite des forces armées, ils sont recrutés suite à des tests exigeants, tant sur le plan physique que mental. Leurs aptitudes à travailler en groupe mais aussi leurs compétences intellectuelles sont déterminantes à leur entrée dans ces unités.

1. Faire entrer l’innovation dans le rang : l’innovation « participative » au détriment des militaires

5Dès l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, l’innovation gagne une place centrale à l’agenda politique. Cela se traduit par la création en 2018 d’un « Conseil de l’innovation » où siège la ministre de la Défense, avec cinq de ses homologues8. Dans la Revue stratégique de la défense nationale, Florence Parly annonce en introduction que « L’innovation et l’audace […] [sont] les maîtres mots de notre stratégie » en ce qu’elles seraient les ferments de « notre efficacité et de notre souveraineté9 ». Ce parti pris se traduit aussi par la création de l’AID. Rattachée à la DGA, cette agence a pour mission de « mettre en œuvre la politique ministérielle en matière d'innovation et de recherche scientifique et technique et de faire toutes propositions utiles à son élaboration10 ». Dans ce cadre, l’innovation PPO est encadrée par la « Cellule innovation participative » (CIP), anciennement nommée « Mission innovation participative » (MIP). Elle fait l’objet d’un véritable management, à travers un ensemble de « pratiques et techniques permettant la mise en œuvre, voire le pilotage de la stratégie d’innovation d’une organisation » (Gay, Szostak, 2022, 8).

  • 11 La MIP était rattachée à la DGA et composée de cinq personnes environ. Elle était dirigée par un I (...)
  • 12 Entretien réalisé auprès de personnels de la Cellule innovation défense de l’AID, octobre 2021.
  • 13 Ibid.
  • 14 Avis no 2305 fait au nom de la Commission de la Défense nationale et des forces armées sur le proj (...)

6La transition de cette MIP vers la CIP ne s’est pas faite sans frais : par rapport à son aînée, cette dernière est amputée de trois de ses cinq membres et privée de l’Ingénieur général jusqu’alors à sa tête11. En même temps que sa dotation en ressources humaines s’affaiblit, son autonomie fonctionnelle est contrainte par son intégration à une agence au sein de laquelle l’innovation participative constitue une mission certes importante, mais relativement périphérique. En effet, les budgets et personnels de l’AID sont bien davantage dirigés vers les industries pour un soutien à l’innovation dite « programmée » (financer les « études amont » en matière de R&D notamment) et vers les PME pour un soutien à l’innovation dite « ouverte » (financer des projets portés essentiellement par des start-ups et des petites et moyennes entreprises). Avant l’AID, au temps de la MIP donc, les relations entre soldats qui innovaient et cadres qui évaluaient et soutenaient ou non un projet s’établissaient dans un dialogue direct. Aux dires des acteurs rencontrés côté Agence et côté Forces, la décision de suivre ou de refuser des candidats et de leur attribuer tels ou tels budgets se prenait sur un « coin de table ». Le directeur de la MIP disposait d’importantes libertés de décision. De l’aveu de celles et ceux ayant connu cette Mission, leurs agents d’alors faisaient preuve de plus d’allant pour « prendre des risques » et de plus « d’écoute12 » : un projet qui peinait à convaincre sur le papier pouvait emporter l’adhésion après une discussion entre son porteur et la MIP. Pour certains, l’AID aurait fait de la CIP et de ses membres « des super secrétaires »13 de l’innovation au pouvoir décisionnaire entravé par une comitologie complexe de suivi des projets : en dépit du fort investissement de ses membres, « l’agencification » de la Mission lui a fait perdre en autonomie fonctionnelle. Comme le notent les parlementaires de la Commission de la défense nationale et des forces armées, « La dynamique de l’innovation participative connaîtrait actuellement un creux, mais il s’agit certainement de la conséquence de la mise en place d’une nouvelle organisation et du temps nécessaire à son appropriation14. »

  • 15 « hAPPI qui signifie « AccomPagner les Projets Innovants », est entré en service en mars 2022. L’o (...)
  • 16 Entretien réalisé avec un personnel de la cellule innovation du COM FST, juin 2021.

7L’agencification de la CIP produit ainsi une distension des liens entre les militaires-innovateurs et les personnes en charge de leur suivi. Ce mouvement est renforcé par la promotion d’un nouvel outil de management de l’innovation : la plateforme numérique hAPPI15. Pensé comme une interface entre les soldats (dits) innovants et la CIP, élaboré par l’armée de l’Air et voué à être généralisé, ce guichet unique en ligne est un dispositif visant à recenser et transmettre de manière numérique et standardisée tous les projets d’innovation à l’AID. Cette dématérialisation des relations entre les militaires qui innovent et le financeur induit (le sentiment d’) une progressive déconnexion entre les parties prenantes. Les soldats regrettent ainsi de ne plus pouvoir défendre leur projet de vive voix. Ils craignent de ne pas savoir convaincre par écrit et de ne pas maîtriser les codes attendus par l’administration pour présenter une innovation qui, pourtant, répond à leurs attentes opérationnelles. Enfin, ils critiquent l’opacité des décisions et ne comprennent pas toujours le refus qui peut leur être opposé : « L’autre gros avantage des MIP, c’est qu’on avait un contact direct avec des personnes physiques ! Maintenant, on rentre les projets dans hAPPI […] et au bout du fil, on a un “expert” qui dit : “Stop, non, pas ce projet”. Et on n’en sait rien de la cause. C’est scandaleux !16 »

  • 17 Avis n° 2305 fait au nom de la Commission de la Défense nationale et des forces armées sur le proj (...)
  • 18 Gabriel Alcaras utilise ce terme dans le cadre d’une enquête relative à l’introduction des logicie (...)

8Le processus menant de l’énonciation d’une idée d’objet novateur jusqu’au prototypage, puis « au passage à l’échelle », présente alors pour les militaires rencontrés les allures d’un parcours d’obstacles difficile à anticiper : si l’injonction à innover a poussé les armées à engager diverses adaptations organisationnelles, celles-ci ont été opérées sans réelle coordination. Ainsi, les « terriens » ont créé un Pôle Numérique et coordination de l’Innovation (PNI) subordonné au Major général de l’Armée de Terre et un réseau de Référents « Simplification-Innovation-Numérique » (RSIN). La Marine a mis en place des pôles « Innovation et Transformation Digitale » (ITD) sous la coordination d’un officier général et un comité innovation appelé « comité de Broglie » qui se réunit mensuellement. Dans l’armée de l’Air, l’État-major a instauré une Cellule Innovation et Transformation Numérique (CITN) et des correspondants innovation dans les différentes unités. Ces dispositifs hétéroclites peinent à faire connaître leurs champs de compétences et à conjuguer leur action ; ce qui n’échappe d’ailleurs pas aux parlementaires de la Commission de la défense nationale et des forces armées : « Le rapporteur pour avis observe qu’il est indispensable que l’AID mette en place une coordination robuste de l’ensemble des dispositifs à l’œuvre dans les armées afin d’éviter les risques de duplication et d’assurer une cohérence à son action17. » Si chaque Armée montre ainsi sa volonté de se mettre au diapason des incitations politiques, l’environnement alors produit prend des airs de mille-feuille organisationnel qui, pour les opérationnels, complexifie le travail d’innovation et les expose à éprouver une certaine « fatigue ». Certes, au plan politique et au niveau de l’État-major, l’innovation participative fait l’objet d’une intense promotion, mais le travail qui la rend possible n’est pas inscrit aux emplois du temps des soldats ni n’assure de gains en termes de solde ou d’avancée dans la carrière. En cela, ce travail relève d’une activité en « perruque inversée » (Frances, Larrieu, 2023)18 : à la différence de la « perruque » classique où les ouvriers détournent des outils et consommables de l’entreprise pour la réalisation d’objets personnels (Kosmann, 1999 ; Anteby, 2003), les militaires donnent à l’armée de leur temps et parfois de leur argent propre pour améliorer leur outil et leurs conditions de travail. Les soldats considèrent dès lors avoir payé le prix de leur autonomie et sont donc assez mal disposés à l’idée de voir le produit de leur surtravail faire l’objet d’un ressaisissement par les outils et instances du management de l’innovation participative et par la rationalité procédurale qui en commande l’action.

  • 19 Entretien réalisé avec un personnel de la cellule innovation du COM FST, juin 2021.

9En effet, pour les militaires, l’innovation doit s’inscrire dans une logique du temps court, dictée par l’impératif opérationnel : « Les opérateurs, s’ils innovent, c’est pour tuer et ne pas être tués. C’est très important de garder cela à l’esprit. Innover n’est pas un plaisir, c’est vraiment une nécessité19. » À l’aune de cette rationalité opérationnelle, le processus idéal d’innovation devrait, aux yeux des soldats, transiter rapidement du prototypage jusqu’au passage à l’échelle. Certes, les militaires qui innovent font preuve de dispositions à tout donner à l’Institution qui leur donne tout – ou beaucoup, tout du moins – mais ils perçoivent aussi cette innovation par et pour les opérationnels en tant qu’expression autonome de compétences et de savoirs de métier qui, incarnée en outils de travail, sert à leur survie et à leur efficacité sur le champ de bataille. De ce fait, ils critiquent les procédures bureaucratiques qui en encadrent la réalisation, considérant qu’elles ralentissent la concrétisation de leurs innovations, raison pour laquelle ils s’autorisent en certains cas à les contourner. Plus généralement, on perçoit ici combien cette innovation par et pour les militaires procède et se nourrit d’une forme spécifique de rationalité que nous qualifions de rationalité opérationnelle, et qui n’est pas sans rappeler le leitmotiv de certaines start-ups pour qui le « quick and dirty » fait office de méthode de travail (Tõnurist, Kattel, Lember, 2017). Cette rationalité opérationnelle se définit entre pairs, entre terrain et retours de terrain, s’éprouve sur le temps court, prend corps à travers une démarche itérative de conception ou de perfectionnement et fait de l’efficacité d’une technologie au combat son gradient principal de valuation.

10Or, à l’instar des observations réalisées par Hadrien Coutant (2020 ; 2021) dans l’industrie aéronautique, il apparaît que le passage de la MIP vers la CIP prend les traits d’une recomposition matricielle de l’innovation participative qui « vise à réintroduire une rationalité tournée avant tout vers l’efficacité productive (le projet) en contrepoint des expertises techniques et professionnelles » (ibid., 2021, 165) dont peuvent se prévaloir les soldats en matière d’armement et d’équipement. Mais, en l’état, cette même recomposition, en ce qu’elle génère une multiplication des acteurs et d'instances en charge d’évaluer l’opportunité de soutenir un projet et d’en suivre la réalisation, produit chez les militaires-innovateurs, comme chez les ingénieurs de développement de SAFRAN étudiés par Coutant, « un sentiment de perte de temps et d’éloignement » (ibid., 166) à l’égard de leur travail et du produit en cours de conception. Sentiment toujours susceptible de générer la « lassitude des innovateurs » (Alter, 1993b).

2. Temps court de la guerre, temps long de l’État : l’innovation entre deux feux

11En matière d’innovation, la rationalité opérationnelle des soldats se distingue de celle des États-majors et de la DGA. Définie par le Livre blanc de la politique de défense et de la sécurité et par la Loi de programmation militaire, équipée de cahiers des charges techniques et de procédures d’évaluation, mise en œuvre par des professionnels de l’ingénierie – la Direction Technique de la DGA – et par des officiers de carrière, cette rationalité-ci est bien plus « procédurale » (Quinet, 1994) ou « formelle » (Lallement, 2013) « qu’opérationnelle ». Elle se déploie sur des temporalités plus étendues que le temps d’une mission, parce qu’elle mobilise divers services et organisations en charge de définir une réponse technologique à des besoins complexes. En effet, certifier et commander un équipement militaire, plus qu’un autre, engagent des choix relevant de politiques industrielles et soulèvent des questions de souveraineté technique et d’efficacité au combat. Lesquels choix ne se conjuguent pas sans heurt et induisent dès lors des arbitrages.

  • 20 « En fonction du type de matériel, [ces acheteurs travaillent au sein] […] du service du commissar (...)
  • 21 Entretien réalisé avec des personnels de la cellule recherche et développement d’un commando des f (...)
  • 22 L’entretien a été réalisé en janvier 2022 et les Transall C-160 ont été retirés des armées en mars (...)

12Pour les états-majors, la question de la commande publique se révèle souvent épineuse. Face à des procédures d’achat complexes et assez peu adaptées au passage à l’échelle de petits équipements20, les services achat sont parfois à la peine, avec une responsabilité contractuelle qui se dilue entre départements, engendrant retards et blocages. C’est par exemple le cas d’une innovation développée au sein d’une unité des Forces spéciales de l’armée de l’Air, un « système de pesée embarquée » (SPE) servant à quantifier et répartir rapidement les charges dans les avions de transport et d’assaut (C-160-Transall) engagés sur des terrains ne bénéficiant pas des infrastructures d’usage. Alors que le prototype a fait ses preuves lors de tests en mission fin 2019, les mécaniciens naviguant attendaient toujours fin 2021 d’être livrés des six balances supplémentaires demandées. La difficulté à obtenir ledit matériel – pourtant opérationnel et rentable – résiderait, selon eux, dans la désignation de l’acheteur : « L’entreprise peut les produire, tout le monde en veut, même l’escadron à côté ils en veulent, les budgets sont disponibles : on recherche juste qui doit nous signer le chèque21. » Or, les délais liés à la résolution de ces questions procédurales ont altéré l’aspect innovant de l’idée de départ : l’avion pour lequel cette balance avait été créée, le C160-Transall, a été retiré des Armées22 avant même que les six exemplaires du SPE n’aient été réceptionnés.

  • 23 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, septembre 2021.
  • 24 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, octobre 2021.
  • 25 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, septembre 2021
  • 26 Entretien réalisé avec un personnel de la cellule innovation du COM FST, juin 2021.
  • 27 Entretien réalisé avec un personnel de la cellule innovation du COM FST, juin 2021.
  • 28 Ibid.
  • 29 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, septembre 2021.
  • 30  Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, octobre 2021.

13Pour les ingénieurs de l’armement qui engagent leur responsabilité en autorisant l’usage d’une innovation, il est essentiel de s’assurer que le matériel novateur soit conforme aux normes en vigueur : « Si l’avion tombe et que ce n’est pas une faute de pilotage, le BEAD, le bureau enquête et accident, va commencer par aller voir le certificateur23 ! ». Ainsi, la procédure pour certifier et valider une innovation représente, pour le personnel de la DGA, le critère principal de valuation d’une innovation. Comme le souligne un ingénieur en chef de l’armement (ICA), « L’introduction de l’innovation n’est pas si simple que ça, car à un moment ça a besoin de rejoindre des processus de certification, de validation, classiques […]. Un acte technique c’est un acte d’engagement. […]. Il faut se mettre à la place du mec qui signe [l’acte technique]24. » En effet, complétait un autre ICA, l’ingénieur de la DGA qui entérine une certification « est responsable en personne et donc, il a un procès par an. Parce qu’il a signé un truc, il y a eu un accident, il est donc automatiquement cité à comparaître25 ». Or, le processus visant à évaluer la conformité d’un nouvel artefact technologique à un cahier des charges donné peut s’avérer long. Les règles qui le composent et ses temporalités ne sont pas toujours comprises des soldats. Elles tendent souvent à générer incompréhensions et griefs de la part des militaires à l’égard de la DGA : « La DGA fait ce qu’elle veut, non pas ce que nous nous voulons », ironisait un officier de l’Armée de l’Air26. Ainsi, l’exemple du Poids lourd des forces spéciales (PLFS) revient régulièrement dans nos entretiens. Les militaires s’en plaignent, jugeant que la DGA n’a pas (assez) pris en compte leurs demandes et leurs retours lors des essais, livrant un véhicule qu’ils jugent « nul sur le point technique27 » : « On ne peut clairement pas l’utiliser et le projet a pris un temps fou28 ! » Symétriquement, les ingénieurs de la DGA rappellent combien les Forces ne sont pas toujours des maîtres d’ouvrage compétents et qu’elles ne disposent pas forcément des métiers et savoir-faire nécessaires pour encadrer le développement et le déploiement de technologies novatrices. Enfin, précisait un ICA, « On peut accepter le principe d’innovation, mais il faut comprendre que le boulot de la DGA, c’est de gérer des programmes et de réduire les risques29. » Manière de rappeler qu’en matière de conception de matériels militaires, la DGA demeure le principal maître d’ouvrage, et qu’il est peu probable qu’elle ajuste son fonctionnement au management de projets émergeant « de la base » : « Les innovateurs doivent admettre que d’autres structures qui doivent s’engager [sur leur innovation] puissent dérouler leurs processus de certification à eux30. »

  • 31 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, octobre 2021.
  • 32 Ibid.

14Plus généralement, on voit ici se cristalliser deux perceptions concurrentes de l’innovation. Celle des soldats procède de cette rationalité opérationnelle où l’ambition d’innover vient aux moments des RETEX (retours de mission), quand, du côté des ingénieurs de la DGA, l’innovation est avant tout déployée au prisme d’une démarche hypothético-déductive de conception s’inscrivant dans une logique de programme : « Avant, à la DGA, on avait les “études amont”. Avec les Forces, on repérait un besoin qui n’était pas satisfait, faute de technologie adaptée. On finançait des recherches pour dépasser ces “verrous technologiques”. Et, ensuite on lançait un appel d’offres auprès des industriels31. » À l’aune de cette rationalité procédurale, l’innovation par et pour les opérationnels relève presque d’une forme de déviance, ou d’entorse aux bonnes manières de concevoir une technologie militaire. Déviance qu’il s’agirait donc de contenir dans un champ circonscrit. En ce sens, des ingénieurs de la DGA nous ont précisé combien, au sein de la Direction, certains personnels considéraient l’innovation par et pour les opérationnels en tant que terrain de chasse et de cueillette aux bonnes idées : « Au pôle innovation-ouverte de l’AID dont dépend l’innovation participative, ils ont plus la notion de “chasseurs-cueilleurs” : il y a des gens qui sont à l’écoute, ils se baladent dans la nature et puis “Ah tiens” ils tombent sur une idée. Le chasseur : “Ah tiens, j’ai repéré une proie, une PME qui fait ça, c’est vachement bien !” […] C’est l’aspect bottom-up, on écoute et puis “Ah tiens, il y a peut-être une bonne idée !”32. » Les personnels de la DGA revendiquent ainsi l’expertise et le professionnalisme de leur institution en matière de maîtrise d’ouvrage de projets innovants d’armement et défendent leur mandat à ordonner un processus de conception d’artefacts novateurs, de l’énoncé d’un besoin opérationnel jusqu’à la formulation d’une réponse technologique et sa concrétisation matérielle.

  • 33 Entretien réalisé avec des personnels de la cellule recherche et développement d’un commando des F (...)
  • 34 Entretien réalisé avec des personnels du Centre d’Anticipation et d’innovation d’un commando des F (...)

15Nous avons alors constaté combien les militaires à l’origine d’une innovation perdent progressivement toute emprise sur les procédures en cours : « dès que ça part en contractualisation, ce n’est plus entre nos mains33 ». De fait, l’accompagnement offert par la CIP s’avère efficace tant qu’il est question d’aider des opérationnels à produire un démonstrateur, voire un prototype. Toutefois, son mandat s’arrête ici et les membres de la Cellule comme les soldats qui innovent sont largement exclus de toutes les procédures où se jouent la certification, la délivrance des autorisations d’emploi et l’achat en série des produits. Dès lors, les opérationnels peuvent avoir conçu une arme ou un équipement qu’ils considèrent comme efficace et fiable sans pour autant obtenir les moyens matériels et réglementaires de s’en servir rapidement. C’est le cas du SPE, mais aussi d’une longe et d’un baudrier mis au point au sein des FS de l’Armée de Terre et de l’Armée de l’Air pour des missions aéroportées. Alors qu’aux yeux des soldats, ces matériels issus de l’innovation par et pour les opérationnels sont plus sûrs et confortables que ceux en dotation, ils n’ont pas reçu d’autorisation d’emploi à leur endroit : réglementairement, ils ne peuvent donc pas être utilisés. Éprouvant alors le sentiment d’être dépossédés de leur produit et de n’avoir aucun pouvoir sur leur entrée en dotation, les militaires-innovateurs regrettent les difficultés à obtenir les informations et à identifier les interlocuteurs pouvant les renseigner sur l’état d’avancement de leur projet : « On est comme une boule de flipper, avec les dossiers il y a trop d’interlocuteurs34. » De fait, l’on voit ici se jouer le saisissement de l’innovation par et pour les opérationnels par cette rationalité procédurale, laquelle reconfigure, sur un mode mineur, le positionnement des militaires-innovateurs à l’égard de leur produit en cours de conception. Pour rendre compte de ces mouvements, se référer à la tripartition proposée par Madeleine Akrich, qui distingue usager, utilisateur et utilisateur-innovateur (1993 ; 1998) nous semble opportun : elle offre de catégoriser les modes d’implication des soldats au long de la conception et de la mise en œuvre d’un matériel novateur et, en prolongement, elle nous permet de qualifier les tensions entre rationalité opérationnelle et rationalité procédurale à l’œuvre tout au long du travail d’innovation.

16Dans le modèle d’Akrich, l’utilisateur-innovateur occupe ou gagne les avant-postes de la conception d’un produit dont il entend ensuite faire usage. Il est en mesure d’atteindre cette position à la faveur de trois conditions : 1/ évoluer dans « des domaines de forte technicité et à évolution rapide », 2/ disposer d’une « double compétence » dont une partie procède du degré de concernement à l’égard d’un besoin non satisfait et l’autre partie s’inscrit dans des savoir-faire techniques et 3/ être en capacité de mobiliser un collectif. Selon Akrich, les configurations sociales qui favorisent la fusion de l’innovateur et de l’utilisateur relèvent de « cas où le marché n’étant pas à même de fournir une réponse adaptée, des personnes et des collectifs réorganisent leur environnement, de la recherche de financements à l’activité scientifique et technique, pour permettre le développement de certaines innovations dont ils seront les utilisateurs » (Akrich, 1998, 10). Ces conditions et configurations-là, les soldats des FS les rassemblent et les rencontrent fréquemment : ils combattent des ennemis inventifs et capables d’user à des fins guerrières de diverses technologies civiles (Tønnessen, 2017) ; leurs membres sont nombreux à disposer d’un bagage technique conséquent ; ils font preuve d’une habilité certaine à entraîner à leur suite des pairs et des partenaires extérieurs en vue de concevoir des équipements utiles aux guerres contemporaines, mais qui sont indisponibles sur le marché. C’est dans cette position-ci, et à l’aune de raisons dictées par les opérations, que les militaires rencontrés au cours de l’enquête s’engagent dans un projet d’innovation par et pour les opérationnels, s’agisse-t-il de maquetter une balance tout terrain (SPE), une perche lance-grenade (Frances, Larrieu, 2023), ou du matériel d’aérocordage.

  • 35 Ce qui rejoint le travail de Norbert Alter qui, s’intéressant à l’introduction d’innovations dans (...)

17Pour Akrich, l’utilisateur n’est pas nécessairement au poste de pilotage d’une innovation. Toutefois, il dispose de capacités à influer sur le cours d’un projet jusqu’à s’assurer que sa réalisation satisfasse à ses attentes. À l’occasion d’un entretien réalisé au 13e RDP – régiment de FS Terre spécialisé sur les missions de renseignement – des militaires nous ont présenté le dispositif DAPCO (Dispositif d’aide au posé pour chuteur opérationnel). Le produit consiste en une sorte de radar de recul qui prévient les parachutistes de l’instant où ils doivent enclencher leur procédure d’atterrissage. Ils ont alors bricolé une première maquette, l’ont présentée à la CIP, ont obtenu son soutien et, dans la foulée, ils ont contractualisé avec une entreprise privée en vue de transformer le bricolage initial en prototype fiable. Ils ne sont alors plus directement utilisateurs-innovateurs mais bien utilisateurs : en interaction constante avec l’industriel, l’équipement conçu s’avère leur convenir en tout point. Cependant, ils nous ont fait part de regrets concernant les délais engagés par les étapes de certification, d’obtention des autorisations d’emploi et d’achat : réalisées par la DGA et des services des états-majors, les soldats ont été exclus des procédures à l’œuvre en vertu de logiques d’organisation35 spécifiques et de la rationalité procédurale qui les sous-tend. Néanmoins, trois ans après les premières maquettes, le DAPCO est entré en dotation. Les soldats du 13e RDP engagés sur le projet ont donc tenu une position à l’intersection de celle des maîtres d’œuvre et des maîtres d’ouvrage. Malgré des délais jugés trop longs, s’est opérée ici une relative coordination entre les rationalités auxquelles chacune des parties se référait, et entre les objectifs qu’elles visaient.

18Quand Akrich parle d’usager au sujet du développement d’une technologie, elle désigne un acteur qui détient très peu de pouvoir sur le rythme et les orientations du projet : il est au rang de bêta testeur de technologies conçues par d’autres, dont les avis sont ou non pris en considération par les « leaders » (Akrich, 1998, 9). Typiquement, face au projet PLFS, les militaires des Forces Spéciales ont occupé cette position. Le tableau ci-dessous spécifie donc les raisons et conditions qui, au sein des Armées, ordonnent, rendent possible et contraignent le travail d’innovation mené par et pour les opérationnels. Il permet de saisir comment se configurent et se reconfigurent conflit de rationalités et engagement des soldats au profit de l’innovation participative.

 

TRAJECTOIRE D’UN PRODUIT DE L’INNOVATION PARTICIPATIVE, POSITIONNEMENT DES INNOVATEURS À SON ÉGARD ET CONFLIT DE RATIONALITÉS
  Maquettage Prototypage Certification, Autorisation d’emploi Passage à l’échelle
Acteurs •Soldats
•Personnels civils de la Défense (PCD)
•Soldats
•PCD
•CIP/AID
•Entreprises (PME, Start-up)
•Services d’usinage des Armées (SLM, 13e BESMAT…)
•DGA
•États-Majors
•Centres d’essais des armées
•DGA
•États-Majors
•Services achat des États-majors et/ou de l’administration (SGA)
Espaces et temps de conception •OPEX
•RETEX
•Ateliers d’opération
•Temps libres
•Garages et ateliers personnels
•Labs
•Régiments
•Temps d’entraînement
•Entreprises
•Services d’usinage des Armées
•Directions techniques de la DGA
•Certificateurs de la DGA
•STAT
•CEAM
•CEPN
•SIMMT
•SSF
•DMAé
•SGA
•États-Majors
Position de l’innovateur dans le processus d’innovation •Utilisateur-innovateur •Utilisateur •Absent •Utilisateur
•Usager
Conflit de rationalités •RO>RP •RO-RP •RP>RO •RP>RO
•RP-RO
LEXIQUE CIP : Cellule Innovation Participative ; AID : Agence d’innovation de défense ; SLM : Service logistique de la Marine ; OPEX : Opérations extérieures ; RETEX : retours d’expériences ; STAT : Service Technique de l’Armée de Terre ; CEAM : Centre d'expertise aérienne militaire ; CEPN : Centre d’expertise des programmes navals ; SIMMT : Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres ; SSF : Service de soutien de la flotte ; DMAé : Direction de la maintenance aéronautique ; AE : autorisation d’emploi ; ASA : Admission au service actif ; EM : États-majors ; RO : Rationalité opérationnelle ; RP : Rationalité procédurale.
GRILLE DE LECTURE  Les soldats sont à l’instigation des projets d’innovation participative. À l’aune d’une rationalité opérationnelle et en tant qu’utilisateurs-innovateurs, les militaires bricolent ces artefacts en opération, chez eux et sur leurs temps libres (RO>RP). S’ils s’avèrent prometteurs, les militaires sollicitent les services de la CIP pour les accompagner dans le projet. Quand la Cellule décide de les suivre, elle octroie un budget qui permet aux soldats de contractualiser avec des entreprises privées ou des services des armées en vue de produire un prototype. À cette étape, les militaires sont en position d’utilisateurs et de maîtres d’ouvrage du produit dont ils ont engagé la conception. La rationalité opérationnelle à laquelle ils se réfèrent se conjugue à celle déployée par les personnels de la CIP (RO-RP). Une fois le prototype finalisé, celui-ci « part » pour les étapes de certification, d’AE et d’ASA : là, les militaires innovateurs sont exclus des procédures et la DGA comme les services dédiés rattachés aux États-majors évaluent les produits en fonction de leurs propres procédures et rationalité (RP>RO). Enfin, la dernière étape, celle de l’achat et de l’entrée en dotation est aux mains de la DGA et des services rattachés aux États-majors : les opérationnels n’y ont qu’une voix consultative. Néanmoins, si le produit novateur « passe à l’échelle » dans une forme finalisée qui satisfait leurs instigateurs, ces derniers peuvent en bénéficier en utilisateurs ; il apparaît alors qu’une concordance se fait jour entre la rationalité opérationnelle et la rationalité procédurale (RP-RO). Différemment, si le produit passe à l’échelle dans une forme jugée dégradée par ces mêmes innovateurs, alors ces derniers en seront de « simples » usagers : la rationalité procédurale aura pris le dessus sur la rationalité opérationnelle (RP>RO), suscitant une certaine défiance des soldats à l’endroit des instances et de l’organisation de l’innovation participative.

Conclusion

19Jusqu’à la création de l’AID, les activités relevant de l’innovation par et pour les opérationnels relevaient principalement du mandat de la MIP. Celle-ci était positionnée à l’interface et aux interstices des États-majors, des Forces et de la DGA et disposait d’une grande autonomie de fonctionnement, notamment permise par la discrétion de son activité. Avec l’Agence, la Mission devient CIP : elle intègre donc de plein droit une instance tout entière dirigée vers l’innovation de défense, bénéficie d’une mise en lumière de ses objectifs – via la presse professionnelle, les documents d’orientation, etc. – et c’est en tant que « cellule » qu’elle entre à l’AID. L’innovation par et pour les opérationnels se trouve dès lors insérée dans des « logiques d’organisation » (Alter, 1993a) et de réorganisation d’ordre « matriciel » (Coutant, 2021) dont l’objectif consiste à hausser l’efficacité des personnels engagés en encadrant leurs productions et activités par un double management, et les contrôles afférents. Le premier concerne les produits, aux mains des instances de certification et de délivrance des autorisations d’emploi, DGA et États-majors en tête. Le second, mis en œuvre par des cellules de l’AID, concerne les processus de travail. Ainsi, entre la CIP, les soldats à l’instigation de projets novateurs et les hiérarchies à la tête de l’Agence, des Forces et de la DGA, le travail d’innovation se trouve saisi par une multiplicité de rationalités dont la mise en cohérence s’avère souvent fastidieuse et parfois génératrice de tensions. Autrement dit, là où la MIP opérait de manière assez indépendante, sinon marginale-sécante, la CIP constitue l’un des organes d’une Agence où le choix de soutenir ou d’abandonner tel ou tel projet, et la définition des procédures pour mener à bien une innovation, font l’objet d’un intense travail de rationalisation réalisé par une comitologie complexe où toutes les parties ne se réfèrent pas à une seule et même rationalité. Confrontés à cette organisation en train de se faire, les militaires qui innovent font alors face à des injonctions, voire à des rationalisations, contradictoires qui génèrent « tensions […] [,] conflits » et lassitude (Coutant, 2021, 187). Nous avons donc montré combien ce sentiment d’éloignement, et la fatigue des soldats-innovateurs alors produite, procèdent du fait que cette rationalité opérationnelle qui pousse des militaires à concevoir des artefacts novateurs utiles à leur mission (de guerre) se voit « subsumer » par une rationalité procédurale (formelle) où la valeur d’un projet technologique s’évalue d’abord en fonction de sa capacité à suivre un itinéraire préalablement balisé et à satisfaire des cahiers des charges précis, bref, à répondre aux exigences d’une « systématisation abstraite » (Coutant, 2021, 164). Pour ces raisons-là, les soldats qui innovent et les personnels de la CIP peuvent éprouver parfois, sinon souvent, une sorte de décalage entre la communication institutionnelle relative à l’innovation participative – saturée du lexème de « l’aventure » et de « l’audace » – et l’expérience concrète de la conduite et de l’accompagnement de projets novateurs. Pour autant, si les militaires-innovateurs arrivent, comme dans le cas du DAPCO, à se tenir à l’intersection de ces deux rationalités, alors leur projet pourra, au prix d’un temps plus ou moins long, voir le jour.

  • 36 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, septembre 2021.

20Cet article a donc décrit comment, dans les armées, l’innovation par et pour les opérationnels est organisée et comment elle est mise en œuvre. Nous avons mis au jour un désajustement sensible entre l’injonction politique à innover, formulée depuis 2017 à destination des Forces, et les possibilités effectives de mener un travail de conception d’artefacts novateurs pour ces dernières. Alors même que des dispositifs de soutien à l’innovation et tout un management dédié ont été créés au sein du ministère des Armées, pour les soldats, innover gagne en complexité. Si l’action de l’AID permet de baliser un chemin pour l’innovation par et pour les opérationnels, elle se greffe, ou se surajoute, à des procédures d’achat et de certification de technologies novatrices qui sont aux mains des États-majors et de la DGA. Ces nouveaux sentiers tracés par l’Agence n’offrent donc pas une voie de substitution plus rapide ou plus directe pour des idées et produits venus « d’en bas », mais prennent plutôt la forme d’un itinéraire complémentaire venant ajouter des exigences, sans annuler complètement celles qui préexistaient. Et, comme l’AID se fond dans une architecture technico-administrative relativement solide, qu’elle est « essentiellement armée par des gens de la DGA36 », elle reproduit les logiques d’organisation qui y ont cours jusqu’à faire peser sur toutes les activités de conception ou d’amélioration de matériels marquées au coin de la rationalité opérationnelle – dont le « programme » est l’instrument privilégie de mise en œuvre – une rationalité procédurale qui, souvent efficace pour ordonner politiques industrielles et anticipation sur le futur technologique des guerres, se révèle toujours susceptible de générer ou de précipiter une certaine « fatigue des innovateurs » (Alter, 2000) issus du « terrain », soient-ils des soldats.

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Notes

1 L’expression « innovation de défense » peut tout à la fois désigner des produits ou process novateurs conçus pour des usages militaires et un système d’interrelations – dont les clusters (Larrieu, 2017) et les Agences d’innovation offrent des incarnations tangibles – entre organisations politiques, Armées, institutions financières, industries de l’armement et établissements publics de recherche (Serfati, 2008 ; Moura, 2008). Dans ce cadre ; « l’innovation de défense » vise, en fonction de prospectives technologiques et stratégiques, à coordonner investissements budgétaires, travail technique et scientifique, et activités de production en vue de fournir aux Forces des réponses technologiques et de doctrine aux guerres et conflits armés du futur. Du point de vue institutionnel, le champ de « l’innovation de défense » est composé de divers sous-domaines : « la R&D de défense » qui renvoie en France aux activités scientifiques liées à la levée de « verrous technologiques » ; « l’innovation d’armement » plus directement dirigée vers le domaine capacitaire et la mise en œuvre d’équipements novateurs ; « l’innovation duale », qui cherche à coordonner R&D civile et militaire ou, encore, « l’innovation participative ».

2 Le premier signataire n’est pas premier auteur : cet article a intégralement été écrit à quatre mains. De plus les analyses proposées n’engagent que leurs auteur-e-s, non leur institution d’appartenance.

3 Ici, on peut citer le n° 3095 d’avril 2021 de Cols Bleus intitulé Innover pour Vaincre.

4 Ici, on peut citer, par exemple, Bernard Barrera (2018) et Philippe Coindreau (2018).

5 Avis n° 277 fait au nom de la Commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2018 (n° 235), Tome II, Défense, Environnement et prospective de la politique de défense, par Frédérique Lardet, 12 octobre 2017, p. 42.

6 https://coulmont.com/bac/

7 Il existe quelques femmes militaires porteuses d’un projet d’innovation – une à notre connaissance – mais avec qui nous n’avons pas eu l’occasion de mener un entretien.

8 https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/installation-du-conseil-de-l-innovation-49213

9 Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017, p. 11.

10 Décret n° 2018-764 du 30 août 2018 relatif à l'agence de l'innovation de défense, article 2.

11 La MIP était rattachée à la DGA et composée de cinq personnes environ. Elle était dirigée par un Ingénieur Général de l’Armement de 1re classe – à titre d’illustration, le grade d’IGA de 1re Classe correspond à celui de Général de Division dans l’armée de Terre, un « trois étoiles » dans le jargon militaire.

12 Entretien réalisé auprès de personnels de la Cellule innovation défense de l’AID, octobre 2021.

13 Ibid.

14 Avis no 2305 fait au nom de la Commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2020 (n° 2272), Tome II, Défense, Environnement et prospective de la politique de défense, par Didier Baichère, 10 octobre 2019, p. 50.

15 « hAPPI qui signifie « AccomPagner les Projets Innovants », est entré en service en mars 2022. L’outil capitalise sur quatre années d’expérimentation au sein de l’armée de l’Air et de l’Espace. Il est destiné à accompagner, conseiller et soutenir tous les personnels du ministère dans leurs projets d’innovation, de transformation numérique et d’amélioration de l’existant » (DROID, 2022, p. 46)

16 Entretien réalisé avec un personnel de la cellule innovation du COM FST, juin 2021.

17 Avis n° 2305 fait au nom de la Commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2020 (n° 2272), Tome II, Défense, Environnement et prospective de la politique de défense, par Didier Baichère, 10 octobre 2019, p. 53.

18 Gabriel Alcaras utilise ce terme dans le cadre d’une enquête relative à l’introduction des logiciels libres dans l’industrie informatique (Alcaras, 2020).

19 Entretien réalisé avec un personnel de la cellule innovation du COM FST, juin 2021.

20 « En fonction du type de matériel, [ces acheteurs travaillent au sein] […] du service du commissariat des armées, du service interarmées des munitions (SIMu), de la DGA, de la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT), du service de soutien de la flotte (SSF) ou encore de la direction de la maintenance aéronautique (DMAé) – selon des procédures et une comitologie qui varient en fonction du domaine du matériel concerné. Ces services, dont la plupart ne relèvent pas de l’autorité hiérarchique directe des chefs d’état-major d’armées, assurent l’acquisition (appel d’offres, contractualisation, acte d’achat), mais aussi la distribution ainsi que la contractualisation de l’entretien des matériels. Ainsi, les armées ne procèdent à aucune acquisition directe » (André Chassaigne, Jean-Pierre Cubertafon, « La politique d’approvisionnement du ministère des Armées en “petits” équipements », Rapport d’information de l’Assemblée nationale, no 3346, 2020, p. 33).

21 Entretien réalisé avec des personnels de la cellule recherche et développement d’un commando des forces spéciales Air, janvier 2022.

22 L’entretien a été réalisé en janvier 2022 et les Transall C-160 ont été retirés des armées en mars 2022.

23 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, septembre 2021.

24 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, octobre 2021.

25 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, septembre 2021

26 Entretien réalisé avec un personnel de la cellule innovation du COM FST, juin 2021.

27 Entretien réalisé avec un personnel de la cellule innovation du COM FST, juin 2021.

28 Ibid.

29 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, septembre 2021.

30  Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, octobre 2021.

31 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, octobre 2021.

32 Ibid.

33 Entretien réalisé avec des personnels de la cellule recherche et développement d’un commando des Forces Spéciales Air, janvier 2022.

34 Entretien réalisé avec des personnels du Centre d’Anticipation et d’innovation d’un commando des Forces Spéciales Terre, mars 2022.

35 Ce qui rejoint le travail de Norbert Alter qui, s’intéressant à l’introduction d’innovations dans le secteur des assurances, dépeint un cas où un groupe de professionnels, confrontés au repositionnement de leur entreprise sur de nouveaux marchés, reconfigure des systèmes d’information et des logiciels de suivi de clients afin de poursuivre leurs nouvelles missions. S’ils se font ainsi innovateurs-utilisateurs, et se voient reconnaître par leur direction une forme spécifique de « professionnalisme » définit par « une capacité à réaliser un produit, ou un service, indépendamment des procédures stables et des fonctions clairement définies », ces salariés en viennent aussi à « empiéter » sur le champ d’action d’autres agents de leur entreprise. En retour, ces derniers vont contester la légitimité de ces innovateurs auprès de leur direction. Laquelle va alors engager un travail de réglementation des modalités et des champs d’application des innovations, ramener ces utilisateurs-innovateurs à un rôle d’usagers et les rediriger vers un champ d’intervention balisé afin de préserver la stabilité de l’organisation et son efficacité : logique d’innovation versus logique d’organisation (Alter 1991 ; 1993a).

36 Entretien réalisé avec un ingénieur en chef de l’armement, septembre 2021.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Frances et Violette Larrieu, « Des militaires face à l’innovation »La nouvelle revue du travail, 22 | -1, 55-74.

Référence électronique

Jean Frances et Violette Larrieu, « Des militaires face à l’innovation »La nouvelle revue du travail [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 11 avril 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/nrt/13591 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.13591

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Auteurs

Jean Frances

ENSTA Bretagne, Foap

Violette Larrieu

ENSTA Bretagne, Foap et Université de Montpellier, CEPEL

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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