Eberhard Kienle (éd.). Les sciences sociales en voyage. L’Afrique du nord et le Moyen-Orient vus d’Europe, d’Amérique et de l’intérieur
Eberhard Kienle (éd.). Les sciences sociales en voyage. L’Afrique du nord et le Moyen-Orient vus d’Europe, d’Amérique et de l’intérieur. Paris, IReMeM - karthala, 2010
Texte intégral
1Si les sciences prétendent à l’universalité, il reste qu’elles se développent inévitablement dans des régions (Europe, États‑Unis par exemple) et dans des situations socio‑historiques singulières dont elles gardent l’empreinte. Tant que les chercheurs œuvrent dans ces mêmes contextes, ils se rendent difficilement compte de l’ethnocentrisme de leur science. Par contre, lorsque ces sciences se déplacent (diffusion, implantation dans d’autres régions du monde, emprunt par d’autres sociétés, internationalisation des formations), elles se transforment, comme le montre déjà le numéro de la Revue d’Anthropologie des Connaissances consacré aux médecines d’Asie (vol. 5, n° 1, 2011).
- 1 Notons que la récente publication du World Social Science Report par l’Unesco (2010) abonde dans ce (...)
2Dans le cas des sciences sociales, le dépaysement est encore bien plus manifeste. Encore fallait-il se donner la peine de documenter précisément le phénomène, ce à quoi s’attache justement l’ouvrage collectif dirigé par Eberhard Kienle1. Il montre notamment que l’implantation des sciences sociales en Afrique du Nord et au Moyen‑Orient ne se réduit nullement à de la réplication. Au contraire, lorsqu’elles se mettent à voyager, les sciences sociales occidentales subissent des transformations significatives. Parfois, elles se heurtent à des résistances locales et doivent composer avec les priorités politiques, économiques et sociales des régions d’accueil qui affectent le choix des objets de recherche, des problèmes pertinents et des questions intéressantes, celui des méthodes praticables et légitimes, ainsi que la construction des hypothèses et des orientations théoriques. L’histoire, par exemple, est parfois enrôlée (comme en Turquie ou dans le monde arabe) dans un projet sociétal de construction identitaire comme cela s’est vu avec la référence à l’identité arabe et avec la célébration de la Nation ou du supposé consensus national.
3Les sciences sociales en voyage sont l’œuvre de chercheurs divers et variés, qu’ils viennent d’Europe ou d’Amérique du Nord ou qu’ils aient été formés dans ces régions ou en Afrique et au Moyen‑Orient, voire ne provenant pas du monde académique. Certains passeurs de ces sciences sociales ont subi des contraintes qui les ont conduits à recomposer leurs outils conceptuels et méthodologiques. D’autres ont procédé à des transformations dans leurs approches non tant par contrainte que par opportunité, par exemple lorsque le terrain leur offre un répertoire de cas différents de ce qu’ils auraient pu trouver dans le Nord ou lorsque la langue du pays d’accueil leur ouvre de nouveaux horizons de pensée. Une part de ces chercheurs qui vivent le dépaysement des sciences sociales viennent des pays dits du Nord et travaillent à l’extension mondiale de leur discipline, d’autres viennent des pays anciennement colonisés et tentent de s’approprier ces savoirs hérités, les mettent, volontairement ou non, au service de leur société, mais aussi les évaluent, voire dénoncent la bien étrange singularité des théories importées. Dans d’autres cas, les chercheurs européens et américains évitent de s’aventurer dans ces pays, aux régimes économiques ou politiques trop particuliers et donc de peu d’intérêt pour des publications académiques. Les sociologues américains, par exemple, se sont peu intéressés à l’Afrique du Nord et au Moyen‑Orient ; ces régions ne sont pas perçues comme pertinentes au regard des questions qui se débattent au sein de la discipline. Du coup, ce sont d’autres chercheurs, rarement sociologues et peu académiques (notamment des militants de la décolonisation et de la modernisation des États naissants), qui se sont intéressés aux questions de société dans ces pays et y ont forgé des sciences sociales. Voir https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2011-1.htm
4Les chercheurs et leurs stratégies, individuelles ou collectives, sont loin d’être les seuls acteurs du développement diversifié des sciences sociales. Les commanditaires jouent, dans cette aventure, un rôle considérable, qu’ils soient des militants ou des élus des « jeunes Nations » en quête de libération, de modernisation, de consolidation de la Nation ou de développement économique, ou qu’ils soient des institutions (de recherche, de l’industrie, de la défense ou de la politique extérieure) soucieuses de mieux connaître et comprendre ce qui se passe dans telle ou telle région « sensible » : les pays susceptibles de basculer à l’Est avant la fin de la guerre froide ; les pays arabes quand, tout à coup, ils se liguent pour contrôler la production pétrolière ; à nouveau les pays arabes et du Moyen-Orient après le 11 septembre 2001. L’intérêt pour ces pays reprend les chercheurs, nord-américains notamment, quand il s’agit de participer à la promotion de la démocratie et des droits de l’homme, à la lutte contre le terrorisme, à l’instauration du libre échange planétaire. Et, entre-temps, un désintérêt notable des commanditaires et des chercheurs, américains notamment, pour ces régions qui passent pour ne plus avoir d’intérêt ni politique, ni économique, ni scientifique.
5Par ailleurs, la reconstruction locale des sciences s’explique aussi par les institutions et les publics des pays périphériques. Parfois, lorsqu’ils publient leur production scientifique, alors qu’elle n’est pas conforme aux exigences de leur société, les chercheurs reçoivent peu d’échos de la part de leurs institutions et de leurs publics (étudiants et citoyens). Ils se trouvent marginalisés au profit d’autres analyses socialement plus acceptées et valorisées. Cela ne change pas la science qu’ils produisent mais bien leur discipline ou leur domaine de recherche.
6Ce phénomène des sciences sociales « made in » une autre région du monde soulève aussi toute une série de questions intelligemment abordées dans cet ouvrage, notamment la question de la tension potentielle entre des savoirs locaux et partiels (circonscrits à une aide culturelle, par exemple) et des savoirs disciplinaires universels (avec leurs propositions théoriques universellement valables, bien que forgées et validées seulement au Nord). La validité de ces propositions scientifiques est supposée être universelle et ne devrait être que confirmée s’il était possible de disposer de données sur les pays périphériques ou si ces pays se développaient en « véritables » Nations pour ressembler à ceux du centre. Le questionnement sur les tensions passe aussi par les renversements des sciences colonialistes opérés par des chercheurs de la périphérie (subaltern studies notamment) qui en montrent la relativité, l’européano- ou l’américano‑centrisme et leur rôle antimodernisateur. Les tensions entre sciences, au sein d’une même discipline, tiennent enfin aux institutions, à l’académisme et à la multiplication des organismes et centres de recherche extra-universitaires qui transforment les sciences en sciences de l’action.
7Les mouvements des chercheurs vers ou hors des études portant sur certains pays s’expliquent aussi par la disponibilité des données (en économie et en sciences politiques notamment) et des archives (en histoire), aspect de la dynamique des sciences globalement peu analysé dans l’ouvrage, et donc les chances d’être en mesure de publier des résultats robustes, au regard des méthodes bien établies de la discipline, dans les revues internationales dominantes et de faire carrière dans le milieu académique. Certains des auteurs portent aussi leur attention sur le rôle de l’investissement dans (ou du désintérêt pour) l’apprentissage des langues locales, de l’histoire et des cultures. La vie et les contenus des sciences sociales s’expliquent alors en partie par le rôle qu’elles jouent pour les chercheurs (et leur salaire), leur discipline, leur pays, leur région. L’intérêt et la manière de travailler sur les pays périphériques tient notamment aux débats académiques internes aux pays occidentaux, aux formes de leur scientifisation disciplinaire et aux hypothèses de base (supposées neutres comme la notion d’agrégation des préférences individuelles) des théories dominantes (en phase avec les valeurs néo-libérales dans le cas des sciences politiques). Cela n’est pas sans susciter de la méfiance vis‑à-vis des savoirs occidentaux que l’on suspecte alors fortement associés à un nouvel ordre international (la globalisation libérale). Vu depuis les centres occidentaux « à la pointe de la recherche », la réception partielle de ces approches dans les autres pays crée l’impression d’un retard voire d’une opposition de ces pays à La science.
8L’ouvrage dirigé par Kienle offre ainsi un panorama particulièrement intéressant de problématiques liées à la circulation, au dépaysement et aux transformations des sciences quand elles tentent de sortir de leurs terres d’origine. Les contributions de cet ouvrage, issues d’un travail collectif engagé à l’EHESS en 2004 et à l’IREMAM en 2005, sont regroupées en fonction des disciplines de sciences sociales sur lesquelles ils portent : histoire, sociologie, sciences politiques et économie. Pour l’histoire, Ghislaine Alleaume (CNRS) traite d’un tournant dans l’historiographie des provinces arabes de l’Empire ottoman, Ali El Saleh du savoir local syrien, Karima Dirèche de l’écriture de la guerre en Algérie et Hamit Bozarslan de la circulation des sciences sociales en Turquie aux XIXe-XXe siècles. Pour la sociologie (et parfois l’anthropologie), Fanny Colonna analyse leur circulation au Maghreb, Resat Kasaba au Moyen‑Orient et Kamel Chachoua en Algérie. Concernant les sciences politiques, Eberhard Kienle discute des dangers qui les menacent lorsqu’elles circulent, Lisa Wedeen des liens entre science politique américaine et libéralisme à propos des recherches sur l’Afrique du Nord et le Moyen‑Orient (ANMO) et Vincent Romani du devenir des sciences politiques (science de gouvernement sans gouvernement) en Palestine (Voir https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2008-3.htm) Enfin, pour les sciences économiques, Ulrich Wurzel examine le refuge non conformiste qu’a pu constituer la recherche européenne sur l’ANMO, Jennifer Olmsted le rôle de la géographie pour l’économie et Ibrahim Awad la question de l’emploi dans la recherche arabe et du point de vue des institutions de Bretton Woods.
9L’ouvrage est sans conteste une contribution particulièrement intéressante. Il souffre toutefois d’une faiblesse liée au fait que les auteurs sont des acteurs de la discipline dont ils traitent. Il s’ensuit que le propos est parfois normatif ou militant, qu’ils œuvrent pour des idéaux épistémologiques ou politiques. Ils ont le grand mérite de connaître de l’intérieur la discipline dont ils parlent et les mouvements qui l’agitent. Le revers de la médaille est le manque de recul qu’aurait pu apporter un examen plus distancié et s’appuyant sur l’héritage de la sociologie ou de l’histoire des sciences notamment. Cela dit, l’ouvrage constitue un réel apport pour l’anthropologie des connaissances parce qu’il souligne tout l’intérêt de restituer les dynamiques socio-historiques des sciences sociales en bénéficiant du décalage apporté par leur mobilité entre les régions du monde.
Notes
1 Notons que la récente publication du World Social Science Report par l’Unesco (2010) abonde dans ce même sens en fournissant des analyses de la diffusion et du développement de plusieurs disciplines à travers le monde.
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Référence électronique
Dominique Vinck, « Eberhard Kienle (éd.). Les sciences sociales en voyage. L’Afrique du nord et le Moyen-Orient vus d’Europe, d’Amérique et de l’intérieur », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 5-3 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2011, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rac/13896 ; DOI : https://doi.org/10.3917/rac.014.0623
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