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Débats et controverses

La subjectivité comme ressource et obstacle à l’intelligibilité de l’action

Subjectivity as a resource and a barrier to understanding action
Christophe Niewiadomski
p. 133-144

Résumés

Cet article propose une réaction au dossier consacré à la subjectivité et présenté dans le numéro 80 de la revue Recherche et formation. Il s’agit ici de mettre en débat quelques points en rapport avec les conceptions du sujet sous-jacentes à la perspective développée par les auteurs, lesquels s’appuient essentiellement sur un point de vue psychophénoménologique pour envisager la notion de subjectivité. Nous tentons de montrer comment cette perspective, malgré tout son intérêt, peut parfois minimiser l’importance des catégories du « sujet social » et du « sujet de l’inconscient ».

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Texte intégral

1Le dossier consacré à la subjectivité et présenté dans le numéro 80 de la revue Recherche et formation entend montrer au lecteur comment cette notion est devenue aujourd’hui un objet de recherche central dans les sciences humaines et sociales et ce, tout particulièrement, dans le domaine des sciences de l’éducation et de la formation. À cette fin, les coordonnateurs du dossier, s’ils reconnaissent la pluralité des acceptions et des éclairages théoriques susceptibles d’être mobilisés pour l’étude de la subjectivité, privilégient cependant une orientation psychophénoménologique largement inspirée des travaux de Pierre Vermersch (Vermersch, 1994, 2012), dont le numéro présente par ailleurs un entretien très éclairant quant aux sources de l’approche et ses développements. Dans cette perspective, le pari des coordonnateurs et des différents auteurs qui contribuent à ce numéro est parfaitement réussi en tant que le dossier atteste remarquablement bien de la légitimation de la subjectivité comme objet de recherche.

2Néanmoins, sans remettre en cause l’opérationnalité des postulats sur lesquels s’appuient les contributeurs, nous voudrions discuter ici quelques points en rapport avec les conceptions du sujet sous-jacentes à la perspective développée par les auteurs.

1. Pluralité de la notion de subjectivité et liens avec l’expérience

3La notion de subjectivité, éminemment polysémique, désigne habituellement ce qui se rapporte au « sujet individuel » et en particulier au registre de ses attitudes, de ses positions, de ses jugements – en bref de son positionnement – par rapport aux autres, à lui-même et à ses actions dans le monde historique et social dans lequel il s’insère.

4Par contraste avec l’objectivité, la subjectivité renvoie ainsi à un mode de compréhension de la réalité perçue, qui est toujours le fait d’un sujet singulier. Pour autant, dans le langage courant, la subjectivité désigne également un ensemble d’arguments et d’attitudes propositionnelles qui s’écartent de manière significative des faits objectifs susceptibles de les étayer, entraînant ainsi une carence de justification. Dans cette perspective, un point de vue subjectif renvoie donc à la nature spéculative des arguments avancés. D’une manière un peu différente, la subjectivité peut également être associée à ce qui relève des jugements esthétiques et moraux d’un sujet quant à ses choix artistiques ou religieux, par exemple. De surcroît, la subjectivité peut être envisagée à travers la tension qui l’oppose à l’objectivité afin de qualifier des modes de connaissances en rapport avec le caractère plus ou moins subjectif ou objectif de la réalité perçue par le sujet. En d’autres termes, même si la subjectivité, considérée ici comme consubstantielle au sujet, n’est jamais totalement absente de l’activité de ce dernier, il existe par exemple des faits ou des lois physiques qui peuvent être appris sans que celui-ci mobilise de manière centrale une expérience subjective spécifique (cas de l’apprentissage de certains savoirs théoriques, par exemple), alors que d’autres registres de connaissance impliquent que les faits qui les concernent ne peuvent être appris qu’au travers de l’expérience subjective de l’individu. Enfin, la subjectivité peut également être envisagée à partir d’un point de vue psychophénoménologique, position adoptée par les coordonnateurs de ce dossier, qui postule l’existence d’une structure subjective spécifique de l’expérience consciente de l’individu. En ce sens, la subjectivité peut alors être entendue comme se rapportant à l’expérience d’un individu, en tant que « vécu subjectif, dans une situation passée, singulière et spécifiée » (Mouchet et Cattaruzza, 2015, p. 9) et dont l’intelligibilité pourrait être mise au jour via un travail d’explicitation de l’action et à partir du point de vue de la personne concernée. En d’autres termes, la subjectivité est ici étroitement liée à la question de l’expérience du sujet et de la logique supposée de l’activité de ce dernier.

5Il n’est guère surprenant qu’expérience, subjectivité et réflexivité se trouvent aujourd’hui associées dans l’espace social et ce, plus particulièrement, dans les domaines de l’éducation et de la formation, secteurs dont le dossier de la revue se fait par ailleurs largement l’écho au travers de plusieurs contributions. Si l’engouement pour l’expérience dans les sciences humaines et sociales est historiquement assez ancien, en particulier en philosophie (Descartes, 1637/2000 ; Kant, 1781/1975), l’on doit à John Dewey de s’être tout particulièrement intéressé à la notion d’expérience. Pour l’auteur, l’expérience recouvre trois processus distincts : l’experimenting, l’experiencing et le reflecting thinking (Dewey, 1934). Les deux premiers représentent respectivement l’action du sujet sur son environnement et l’éprouvé de cette action, alors que le troisième désigne la pensée réflexive du sujet à ce propos, problème qui occupe tout particulièrement les auteurs du numéro 80 de la revue.

6Or, Étienne Bourgeois, à propos de l’œuvre de Dewey, précise que, dans la conception de ce dernier, l’expérience doit être entendue comme un processus et non un produit (Bourgeois, 2016). En d’autres termes, si l’expérience est toujours celle d’un sujet singulier qui, via un retour réflexif, construit un lien entre son action et son vécu dans le cadre de son activité, l’expérience doit cependant être distinguée des acquis de l’expérience. La première, consubstantielle d’un sujet pris dans l’épaisseur subjective de son existence, ne saurait se transmettre, alors que les seconds sont potentiellement mobilisables et transmissibles. Étienne Bourgeois souligne à ce propos :

Dans la perspective de Dewey, l’expérience comme telle – en tant que travail toujours à réaliser par le sujet lui-même – ne peut donc pas être transmise. Plutôt une mauvaise nouvelle pour la formation et l’éducation ! Mais en apparence seulement, car cette vision suggère en fait que ce qui peut se transmettre, ce n’est pas l’expérience en tant que telle, mais bien les acquis de cette expérience, ce qui a été appris par l’expérience, communicable en mots ou en gestes, et dès lors pris en compte par autrui dans la construction de sa propre expérience (Bourgeois, 2016, p. 18).

7Ce point rejoint par ailleurs l’argument développé par Bernard Wentzel à propos de la professionnalisation des métiers de l’enseignement dans sa contribution au dossier du numéro 80 de la revue Recherche et formation (Wentzel, p 17-31).

8En outre, il convient de rappeler l’importance, en France, de la loi de modernisation sociale de 2002 à propos de cette question de l’expérience et de ses acquis. En effet, le législateur, en introduisant la validation des acquis de l’expérience (VAE), contribue alors à légitimer significativement la reconnaissance de la notion d’expérience dans l’espace social et sa spécificité par rapport à des formes de savoirs plus académiques. Dès lors, la question de la subjectivité se trouve ici doublement convoquée : en premier lieu parce qu’elle assigne le sujet à une place où son expérience peut devenir centrale dans les processus de certification visés, mais également parce qu’expérience et subjectivité deviennent alors les attributs d’un capital que l’individu est invité à faire fructifier au bénéfice de son déroulement de carrière, renvoyant ainsi à la spécificité des processus de subjectivation dans la modernité avancée.

9Ces deux exemples, l’apport de Dewey à la compréhension de la notion d’expérience et les dispositions législatives de 2002, nous invitent désormais à discuter les conceptions sous-jacentes du sujet liées à la prise en compte de l’expérience subjective de ce dernier.

10En effet, nous avons vu que, si l’expérience ne peut se transmettre, c’est qu’elle est le fait d’un sujet singulier pris dans la trame de son expérience, mais aussi, plus largement, dans l’entrelacement des multiples registres de son existence. Par ailleurs, les attentes sociales contemporaines à l’égard de la validation de l’expérience renvoient fréquemment à une conception d’un sujet pensé comme potentiellement invité à devenir « entrepreneur de sa carrière » et finalement acteur intentionnel et rationnel de son action.

11Sans nier l’importance éducative et formative des pratiques réflexives de retour sur l’expérience, il nous semble nécessaire d’interroger ici l’usage de la subjectivité selon trois registres. Le premier renvoie à l’usage contemporain de la subjectivité et de la réflexivité en tant qu’il participe de la construction d’une figure idéal-typique spécifique de l’individu dans la modernité avancée. Le deuxième concerne la question de la nature même du sujet et la spécificité structurale de son économie psychique. Le troisième, enfin, s’intéresse à la dimension narrative de l’expérience, à l’incidence d’un capital biographique différencié chez l’individu et aux perspectives offertes par le champ de la clinique narrative en matière de travail sur la subjectivité.

2. La figure idéal-typique du sujet contemporain et la somation à la réflexivité

12Alors que l’étymologie du terme sujet (du latin subjectus) renvoie à « ce qui est placé dessous », c’est-à-dire à un sujet dépendant d’une autorité supérieure, l’usage du terme, dans les représentations courantes, convoque sans doute moins aujourd’hui les catégories de l’assujettissement que celles de l’autonomie. En effet, l’emploi contemporain du terme évacue souvent cette dimension étymologique et structurale pour n’en conserver que la signification d’un sujet autonome, cause de son action et supposé maître de sa destinée et de ses choix. Or, cette tendance se conjugue désormais avec « l’illusion individualiste » que fait naître le développement de l’idéologie entrepreneuriale et de la course à l’excellence, qui marque les attentes sociales à l’égard de l’individu contemporain.

13Très éloigné de la conception antique (un sujet caractérisé par sa place dans le cosmos et soumis aux impératifs de son essence), de la perspective chrétienne (le sujet pensé dans son rapport à Dieu), ou encore de la perspective sociologique fonctionnaliste (l’acteur social envisagé comme unité élémentaire d’une société l’inscrivant dans l’ordre de la reproduction de structures sociales préexistantes), le sujet contemporain semble avant tout le siège d’une identité plurielle, composite, conséquence d’affiliations plurielles, d’appartenances multiples et parfois contradictoires, caractéristiques d’une « société des individus » (Elias, 1987/1991) marquée par le développement de l’individualisation des parcours. Sommé de conquérir une identité de moins en moins déterminée par ce qui l’a précédé, le sujet se trouve par ailleurs confronté à un environnement devenu incertain et changeant, alors que sa trajectoire sociale, de plus en plus affectée par les impératifs de la flexibilité et de la mobilité, le confronte, parfois de manière tragique, aux spectres de la précarité, de la descension sociale, voire de l’exclusion.

14À partir des années 1970, des transformations majeures vont en effet marquer les sociétés industrielles. La perte de stabilité relative des repères socioculturels hérités des idéaux de la philosophie politique du xixe siècle et l’érosion progressive des sociétés dites « traditionnelles » vont alors contribuer au développement d’une organisation sociale qualifiée de « postmoderne » au cours des années 1970 (Lyotard, 1979), puis « d’hypermoderne » à partir des années 2000 (Aubert, 2004). Entre autres éléments, l’effritement des grands récits de légitimation religieux et sociopolitiques, le développement de l’individualisme, l’amplification de la mobilité sociale, l’effondrement de la société salariale, la désinstitutionnalisation de la famille, la dislocation progressive des systèmes sociaux sous la poussée des modèles économiques néolibéraux, le sentiment d’accélération du temps concomitant du passage des sociétés agraires aux sociétés industrielles, le développement d’une « culture du projet » (Boutinet, 1990), etc. caractérisent quelques-unes de ces transformations historico-sociales associées à l’avènement de la postmodernité. L’hypermodernité, quant à elle, renvoie à l’exacerbation de ces phénomènes et à l’assujettissement de l’individu à ce que l’on pourrait qualifier de « civilisation de l’excès » (Aubert, 2004). D’autres auteurs cependant, tel Anthony Giddens, considèrent que la période contemporaine est probablement moins marquée par une rupture avec le programme de la modernité qu’elle n’en est la conséquence ou l’exacerbation, et que ce n’est qu’au prix d’un examen des formes d’organisation sociétale promues par la modernité que peuvent être éclairées les configurations culturelles contemporaines. Si rupture il y a, c’est dans le déplacement des unités traditionnelles d’intelligibilité de l’activité sociale, conséquence de l’intensification de la diffusion culturelle et de l’interdépendance croissante des « théâtres sociaux » (Giddens, 1990/1994). En outre, pour Ulrick Beck, la gestion des risques liés à l’activité humaine contemporaine s’articule aujourd’hui à la détraditionalisation des formes d’appartenance et à une exigence de réflexivité, conséquence logique de la modernité avancée (Beck, 1986/2001).

15Dans cette période de césure historique et culturelle profonde, le sujet se voit donc contraint de s’adapter sans cesse à la course au changement, à l’exigence de performance, et tente de conjuguer autonomie, liberté, créativité, etc. avec l’intériorisation de normes prescriptives éminemment paradoxales, puisqu’elles visent à définir les manières attendues de faire et d’être en la matière. Ainsi, alors que les modèles d’organisation du travail centrés sur le culte de la performance individuelle s’imposent, les pratiques sociales du sujet contemporain se trouvent dorénavant étroitement dépendantes des injonctions d’une société désormais attentive à la prise en compte de l’expression de la singularité de ses membres (Martuccelli, 2010). Dans ce contexte sociohistorique très spécifique, la réflexivité devient donc aujourd’hui un enjeu majeur pour le sujet qui organise désormais son activité non seulement sur les bases d’une forte dimension de singularité, mais également à partir d’une sommation à l’autonomie vis-à-vis d’institutions qui l’enjoignent par ailleurs de justifier sa conduite.

16De la sorte, la figure idéal-typique du sujet contemporain devient celle d’un individu réflexif en tant que celui-ci apparaît, à bien des égards, en quête d’une appréhension de lui-même moins morcelée et plus stable, mais également parce que, sommé de devenir « l’entrepreneur de sa propre existence », il se trouve désormais invité à rechercher en lui-même les ressorts de son action, les principes de sa conduite et les valeurs susceptibles de donner sens à son existence (de Gaulejac, 2009).

3. Un sujet transparent à lui-même et aux autres ?

17L’une des difficultés rencontrées lorsque l’on s’affronte à la question de la subjectivité est sans doute de s’accorder sur la conception sous-jacente du sujet convoqué. Or, outre le fait que ce dernier peut être envisagé sous de multiples registres, il ne constitue pas à proprement parler un « objet » directement observable, mais relève plutôt d’une construction de l’esprit dont les soubassements épistémologiques ne sont pas sans conséquences théoriques et pratiques.

18Ainsi, de quoi la subjectivité est-elle finalement le reflet ? Renvoie-t-elle, comme le suggère le numéro 80 de la revue Recherche et formation, à un sujet susceptible de faire retour sur son expérience et apprendre de celle-ci au bénéfice de son développement personnel et professionnel ? À un sujet entendu comme « acteur » et se révélant à lui-même et aux autres dans l’actorialité et l’autorialité qu’il déploie au fil de son existence ? À un « sujet social », au comportement largement déterminé par les structures historico-sociales dans lesquelles il s’insère ? À un sujet agi par des dimensions pulsionnelles et inconscientes ? Pierre-André Dupuis, dans la contribution au dossier de la revue dont il est ici question, souligne très finement les rapports entre subjectivité et psychanalyse (Dupuis, p. 112).

19Pour notre part, et à propos de ce dernier point, nous voudrions insister sur l’importance de la prise en compte de l’inconscient, au sens psychanalytique du terme, et sur la coupure qui affecte structuralement un sujet non réductible à la rationalité qu’il affiche. Le sujet, appelé également « sujet barré » ($) dans la perspective lacanienne, est avant tout un être divisé, un être de langage soumis à la loi de son désir, lui-même étroitement dépendant de son rapport à l’Autre. Qu’est-ce à dire ?

20En premier lieu, tentons de préciser ce qui atteste de la division structurale du sujet. Le « sujet barré », ou sujet divisé, n’est aucunement réductible à « l’individu biologique » ou au « sujet rationnel », du fait même de l’existence de l’inconscient dont il se trouve constitutivement séparé. Hypothèse fondatrice de la théorie psychanalytique, le terme d’inconscient, au sens topique du terme, désigne les contenus refoulés qui se sont vus refuser l’accès au système préconscient/conscient par le biais du refoulement. Toutefois, ces contenus refoulés, représentants de pulsions, restent agissants et cherchent à faire retour dans la conscience et dans l’activité du sujet. Néanmoins, ces contenus refoulés ne peuvent accéder à la conscience que par des formations de compromis, c’est-à-dire via des contenus déformés et rendus méconnaissables du fait des mécanismes de défense du sujet. Séparé de lui-même par l’inconscient, le sujet se trouve donc agi par des motifs pulsionnels qu’il méconnait très largement et qui pourtant orientent le sens de son action. Par ailleurs, l’aliénation du sujet dans le langage va également concourir d’une autre manière à la division du sujet. En effet, alors même que le sujet utilise le langage, il tente, via un substitut symbolique, d’évoquer une image de la réalité qui n’est jamais tout à fait adéquate à sa perception, puisqu’elle se trouve représentée par ce qui vient signifier le réel. En outre, le langage place le sujet à distance de son propre message et atteste du décalage entre « ce que je suis » (le « je » de l’énonciation) et « ce que je dis de ce que je suis » (le « je » de l’énoncé). En d’autres termes, le sujet n’est finalement représenté dans son discours qu’au prix de son absence, constat légitimant, pour la psychanalyse, le recours à la notion de « sujet barré », c’est-à-dire un sujet non seulement mû par son inconscient, mais également aliéné dans et par le langage.

21En second lieu, le « sujet barré » de la psychanalyse est un sujet soumis à la loi de son désir, lui-même dépendant de l’Autre, en tant qu’il se trouve à la fois pris dans le langage, mais également dépendant de son rapport à autrui. Distinguons ici « l’autre » ou « petit autre », c’est à dire autrui, notre semblable, de « l’Autre », appelé encore « grand Autre ». Ce dernier incarne une altérité radicale et atteste de l’assujettissement du sujet à un ordre symbolique auquel il ne saurait se soustraire. Pour la psychanalyse, c’est en effet au niveau de « l’Autre » qu’émerge le désir, moteur de l’activité du sujet. Roland Chemama, cherchant à éclairer la position de Lacan à ce propos, écrit : « le désir du sujet parlant est le désir de l’Autre » (Chemama, 1995, p. 193).

  • 1 Processus structural par lequel l’enfant substitue à l’objet perdu le « Nom-du-Père », entraînant (...)
  • 2 Le phallus, objet symbolique, ne se réduit aucunement à l’organe anatomique, c’est-à-dire le pénis

22Tentons de clarifier cette assertion. Si l’on se réfère aux trois temps constitutifs du déroulement du complexe d’Œdipe et à son articulation avec le processus de la métaphore paternelle1, il apparaît que, dans un premier temps, l’enfant cherche à s’identifier à ce qu’il suppose être le désir de la mère. Dans une relation fusionnelle avec celle-ci, il s’éprouve comme étant « tout » le désir de la mère. Dans un second temps, à la faveur de l’intervention du père dans la dyade mère/enfant, l’enfant perçoit qu’il n’est pas « tout » le désir de la mère, puisque celle-ci porte attention ailleurs, c’est-à-dire en direction du père. L’enfant cherche alors à posséder ce qu’il identifie comme venant représenter l’objet du désir de la mère (le phallus dont le père est supposé être pourvu2), alors que le père occupe pour l’enfant une fonction interdictrice et finalement castratrice. Dans un troisième temps, l’enfant dépasse cette situation en intégrant la symbolisation de la loi paternelle. L’enfant, en nommant le père, substitue métaphoriquement le Nom-du-Père au désir de la mère, lequel va se retrouver refoulé dans l’inconscient. Mais, alors même que le sujet accepte la perte symbolique du phallus, son désir s’aliène dans le langage : « Le “désir d’être” refoulé au bénéfice du “désir d’avoir” impose à l’enfant d’engager désormais son désir sur le terrain d’objets substitutifs à l’objet perdu. Pour ce faire, le désir n’a d’autre issue que de se faire parole en se déployant dans une demande » (Dor, 1985, p. 121). Or, c’est cette demande qui va ici faire le lien entre besoin et désir. Dépendant de son entourage pour la satisfaction de ses besoins, l’enfant est amené à formuler une demande par le biais du langage. Mais, cette demande qui s’adresse à l’Autre, du fait de son inscription dans le langage, ne se limite pas au simple souci de la satisfaction du besoin pour lequel elle s’énonce. L’enfant, puis l’adulte, dépendant d’autrui alors même qu’il formule sa demande, quêtera toujours la réponse de l’Autre en tant que preuve d’amour et de considération, processus venant structuralement marquer l’ensemble de ses relations intersubjectives. Dans son rapport à l’Autre, le sujet ne vise donc pas tant l’objet du besoin qui s’énonce via sa demande, mais s’affronte finalement de manière répétitive à l’énigme du désir de l’Autre et de ses attentes à son endroit : « Que me veut-il et que veut-il que je sois ? ».

23Enfin, la question de la subjectivité et de ses ressorts inconscients est également à l’œuvre du côté du chercheur, de sorte que l’articulation entre phénomènes transférentiels et contre-transférentiels (Freud, 1915/1953 ; Racker, 1957/1997) vient questionner la prise en compte des répercussions psychiques de la relation intersubjective qui se noue à l’occasion du travail de recherche. Ainsi, pour Devereux : « une science du comportement authentique existera quand ceux qui la pratiquent se rendront compte qu’une science réaliste de l’humanité ne peut être créée que par des hommes qui sont le plus conscients de leur propre humanité, précisément lorsqu’ils la mettent le plus totalement à l’œuvre dans leur travail scientifique. » (Devereux, 1967/1980, p. 21)

24En résumé, le sujet psychanalytique, constitutivement séparé d’un inconscient qui par nature lui échappe, se trouve agi par une forme de subjectivité qui, sans contredire celle qui se trouve décrite dans le dossier de la revue Recherche et formation, s’en trouve pour autant très éloignée.

4. Subjectivité et travail biographique

25Nous avons vu que les conditions sociohistoriques qui marquent la fin de la seconde moitié du xxe siècle et du début du xxie siècle dans les sociétés postindustrielles influent sur l’essor de la quête de sens qui accompagne le désir d’autonomie et de conscience de soi du sujet contemporain. Or, cette quête de sens passe d’autant plus volontiers par la réflexivité que l’on assiste aujourd’hui à un véritable renversement du rapport historique entre l’individu et le social. En effet, les contraintes sociales, économiques et institutionnelles qui pèsent sur le sujet sont désormais perçues comme relevant essentiellement du champ de la responsabilité individuelle (Delory-Momberger, 2009), ouvrant par ailleurs au développement d’une « société biographique » (Astier et Duvoux, 2006) dans laquelle le récit de soi devient un enjeu identitaire et social central. Se découvrant aujourd’hui solitaire et néanmoins membre d’une société où l’identité individuelle et ses ancrages sociaux se trouvent profondément bouleversés, le sujet contemporain semble se définir de plus en plus dans un projet réflexif, à la mesure de la fragilisation des cadres de l’interaction sociale. Renvoyé à lui-même pour construire le sens de son existence, le sujet est ainsi fréquemment invité à « se raconter » à partir d’intentionnalités diverses.

26Face à cette nouvelle donne sociohistorique, si le récit de soi peut puissamment contribuer au sentiment d’autonomie et avoir fonction d’émancipation, voire de résistance pour certains (Delory-Momberger et Niewiadomski, 2009), il reste que son élaboration est fortement dépendante de la structuration de l’espace social et de ses prescriptions à l’égard de l’individu. Pierre Bourdieu souligne que l’espace social se trouve structuré par des positions objectives, se définissant les unes par rapport aux autres à partir d’un ensemble de ressources faisant l’objet de luttes d’appropriation par les acteurs sociaux. Ces ressources, appelées « capitaux », se subdivisent classiquement en quatre catégories : capital économique, capital social, capital symbolique, et capital culturel. Pour l’auteur, la répartition de ces capitaux dans le champ social organise la différentiation des classes sociales. Par ailleurs, Bourdieu conceptualisait alors la notion d’habitus de classe pour rendre compte des effets de l’intériorisation des structures du monde social sur les acteurs et montrait combien ces derniers n’occupent pas par nature leur position. Les habitus, ensemble de dispositions à percevoir, penser et agir, déterminent ainsi des formes particulières « d’être au monde » selon l’appartenance du sujet à tel ou tel groupe ou classe sociale (Bourdieu, 1979). Or, les compétences biographiques des individus n’échappent pas à cette logique, et le « capital biographique » qu’ils détiennent, s’il influe de fait sur leurs compétences biographiques, va considérablement différer en fonction de la place qu’ils occupent dans l’espace des positions sociales. En effet, produire un récit de soi confronte l’individu à la problématique de « la parole légitime », c’est-à-dire à la logique du marché des biens symboliques qui traverse l’espace social. À l’ère de la société biographique, les plus faibles et les moins dotés en capitaux se trouvent donc confrontés à un renforcement des inégalités sociales dont ils sont l’objet, alors que « l’obligation à la singularité », possible vecteur de liberté et d’autonomie pour les mieux dotés, se transforme ici en son contraire et condamne le pauvre, l’exclu, le désaffilié… à se considérer comme premier responsable de sa condition. Sommé de se justifier biographiquement dans une mise en récit perpétuelle de lui-même face aux institutions auxquelles il s’adresse, l’individu fragilisé par sa position objective est bientôt contraint d’intérioriser subjectivement la responsabilité de sa condition (Niewiadomski, 2012).

27Par ailleurs, la tendance observée quant au développement des pratiques réflexives et narratives visant à mieux comprendre le sens de l’agir professionnel s’organise dans un contexte d’épuisement des institutions dans leurs capacités inclusives, puisque « l’unité de l’acteur n’est plus donnée, mais doit être construite par l’individu lui-même » (Dubet, 2002). Rapporté au champ de la formation, du fait de l’affaiblissement de la fonction instituante de l’État et de la fragilisation des institutions, et, par voie de conséquence, du caractère institué des fonctions éducatives et de formation, la professionnalisation des métiers de l’humain apparaît comme l’indice d’une urgence à apporter des réponses tout aussi bien à la complexification de ces métiers qu’à leur lisibilité par les usagers et les professionnels chargés de les mettre en œuvre. Le développement des pratiques narratives et réflexives en formation s’impose donc tout à la fois comme la conséquence de mutations culturelles, tant sur le plan du lien social que du lien éducatif, et d’une transformation du rapport au savoir et au devenir professionnel. Pour autant, si le récit produit à partir de la pratique professionnelle du sujet peut être envisagé comme un levier de conscientisation réflexive et de réappropriation du pouvoir d’agir du narrateur (Dominicé, 2002 ; Pineau et Le Grand, 2002), il est probable que la mise en mots de l’expérience subjective du sujet obéit également à cette disparité de répartition du capital biographique mobilisable et peut donc avoir pour effet de masquer la réalité des inégalités et des rapports de domination qui traversent l’espace des positions sociales, occultant ainsi les réalités individuelles et collectives qui surdéterminent pour partie l’existence du sujet et donc la mise en scène de son discours réflexif, de même que sa réception.

Conclusion

28À ce point de notre développement, convenons que, selon le point de vue adopté, le sujet auquel on réfère renvoie à des formes de subjectivité différentes et surtout à des niveaux de conscience hétérogènes.

29Pour autant, chacune de ces acceptations coexiste de manière interdépendante chez le sujet, posant ainsi la question de la focale privilégiée par l’observateur (de Gaulejac, 2009 ; Niewiadomski, 2012). Dans la perspective développée dans le dossier, les coordonnateurs insistent, à juste titre, sur la légitimation de la subjectivité comme objet de recherche jugé « pertinent et nécessaire pour comprendre l’activité humaine et notamment la conscience » (Mouchet et Cattaruzza, 2015, p. 9). Ici, l’objet d’attention du chercheur concerne avant tout le registre de la conscience du sujet et plus particulièrement le registre du travail de la conscience de son activité via un travail d’explicitation de son vécu subjectif. Or, cette orientation présuppose une hypothèse forte qui constitue un préalable qui nous semble insuffisamment discuté dans le dossier : la subjectivité du sujet pourrait être objectivée via des modalités d’explicitation du vécu et se transformer en acquis de l’expérience au bénéfice du narrateur et du chercheur. C’est probablement exact si l’on s’en tient aux seuls registres du « sujet réflexif » et du « sujet acteur » évoqués plus avant, mais l’hypothèse devient beaucoup plus délicate pour ce qui concerne les catégories du « sujet social » et du « sujet de l’inconscient ». Par ailleurs, si l’on prend au sérieux l’idée selon laquelle ces différents registres du sujet opèrent de manière interdépendante et dialectique, alors l’orientation privilégiée dans le dossier conduit à occulter la dimension inconsciente des motifs qui sont susceptibles d’influencer la subjectivité de l’acteur et n’interroge guère les multiples surdéterminations sociales qui agissent sur le sujet dans le réel de son activité. En d’autres termes, il nous semble que le sujet convoqué à expliciter son vécu subjectif n’est certainement pas transparent à lui-même, pas plus qu’il ne l’est aux yeux de l’observateur. Si ce constat n’enlève rien à la pertinence des travaux présentés dans le dossier, il conduit cependant à relativiser l’idée selon laquelle le travail du sujet sur sa conscience pourrait s’affranchir d’une autre scène, inconsciente celle-ci, et qui le détermine à son insu.

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Bibliographie

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Notes

1 Processus structural par lequel l’enfant substitue à l’objet perdu le « Nom-du-Père », entraînant ainsi le refoulement originaire.

2 Le phallus, objet symbolique, ne se réduit aucunement à l’organe anatomique, c’est-à-dire le pénis.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Niewiadomski, « La subjectivité comme ressource et obstacle à l’intelligibilité de l’action »Recherche et formation, 88 | 2018, 133-144.

Référence électronique

Christophe Niewiadomski, « La subjectivité comme ressource et obstacle à l’intelligibilité de l’action »Recherche et formation [En ligne], 88 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/4106 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheformation.4106

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Auteur

Christophe Niewiadomski

Université de Lille, Centre interuniversitaire de recherche en éducation de Lille (CIREL, EA 4354)

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    Paru dans Recherche et formation, 63 | 2010
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