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Spicilège

La communication dans les réseaux de solidarité. L’organisation du soutien aux réfugié·es à la frontière franco-italienne

Vanessa Landaverde-Kastberg, Vincent Lambert et Laura Ghinea

Résumés

L’organisation d’un réseau de soutien aux réfugiés sur la frontière franco-italienne au cours des années deux-mille-dix, afin de répondre au mieux aux nécessités humanitaires fluctuantes, s’est constituée comme un exosystème efficace, selon l’approche écosystémique développée par Bronfenbrenner. Cet article explore les formes informelles de communication et de régulation que le réseau déploie à travers des mécanismes liquides de gestion de crise. Premièrement, avec l’urgence permanente et les changements réguliers de situations sur le terrain, le réseau met en place des stratégies de relais dans l’investissement de chacun, ce qui témoigne d’une plasticité communicationnelle et fonctionnelle dans ce monde largement animé par un bénévolat, à la fois solide et fragile. Deuxièmement, les usages numériques classiques des communications internes et externes se confrontent aux caractéristiques particulières du réseau : protection des membres et des réfugiés, engagement militant et besoin de forces vives, de sensibilisation. Enfin, la production culturelle, en plus d’offrir une certaine visibilité aux mouvements et aux causes du réseau, expérimente et propose des modes de communiquer et de vivre ensemble alternatifs à certaines mutations profondes de notre monde actuel.

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Texte intégral

1De nombreux travaux récents confirment que les technologies d’information et de communication conduisent à la perte du lien social, à la montée de l’individualisme et du populisme. Cependant, dialectiquement, elles permettent aussi de les renverser ou d’inventer des alternatives : ce que Stiegler appelle la « néguanthropocène contributive » (Stiegler 2015 : 9-40 ; 397-431) et Rifkin (2014) les « communaux collaboratifs », quand, dans la même perspective, Latour (2017), Maffesoli et Fisher (2016), décrivent des formes de résistances altermondialistes réticulaires. L’organisation d’un réseau de soutien aux réfugiés sur la frontière franco-italienne relève de ce type de schéma. Les formes informelles de régulation que le réseau déploie à travers des mécanismes liquides de gestion de crise génèrent de l’innovation communicationnelle (Bauman 2010). En minorité et souvent en opposition au durcissement des institutions législatives, judiciaires et exécutives, ainsi qu’à l’hostilité d’une partie de la population locale, les groupes engagés développent des stratégies de reconnaissance mutuelle et utilisent les dispositifs techniques et numériques d’information par degrés d’accès – ouvert, restreint, fermé – pour maintenir les laborieuses activités de mobilisation, de collecte et de solidarité adaptées aux situations fluctuantes. Nous interrogeons particulièrement la dynamique et la communication inter-organisationnelle, transnationale et interculturelle de ce réseau.

2En 2017, entre quelques collègues du laboratoire Siclab à Nice, nous découvrons mener, indépendamment, des actions humanitaires locales : collectes, distributions de vêtements, de nourriture, participation à des manifestations ou des actions de communication… Nous nous rassemblons alors afin de transformer nos remarques en objet d’étude, d’observer méthodiquement les dynamiques du réseau, de monter un projet de recherche. Outre nos observations participantes respectives, notre méthodologie s’appuie sur la rencontre avec les membres actifs du réseau, lors de réunions ou à l’occasion d’entretiens semi-directifs, mais aussi sur l’analyses des communications internes, de communiqués et des stratégies numériques. Ainsi, notre observation participante immersive offline et online, se renforce par une enquête qualitative au sein du réseau de solidarité autour de la frontière franco-italienne.

3De 2017 à 2019, toutes les réunions suivies traitaient des urgences à la frontière, dans les vallées de la Roya et de la Bévéra, les villes alentours, et des moyens d’améliorer les actions et les communications. Les interventions en français, en italien, en anglais, traduites à la volée, permettent de s’exprimer et d’aller à l’essentiel. Ces rencontres inter-organisations, cœur de la communication du réseau, rassemblent un noyau dur. Des charges émotionnelles parfois lourdes s’y déversent, aussi, la bienveillance du moment se prête à leur soulagement. Dans l’engagement et souvent le bénévolat, au contact avec la détresse et avec les oppositions sur le terrain, le réseau est un élément de soutien à la fois moral et pratique.

Hypothèses : plasticité du réseau, prudence numérique, offre culturelle

4Notre première hypothèse interroge le réseau dans sa complexité, largement basé sur le bénévolat, sur les professions sociales et les implications militantes. Difficile à gérer, confronté aux fatigues et aux découragements, il trouve une plasticité qui génère une dynamique de soutien et de relais tant dans le noyau dur que parmi les contacts moins actifs qui constituent une réserve, susceptible de se manifester le moment venu sous les appels constants du cœur du réseau. Comment la souplesse du réseau se met-elle en place et en quoi représente-t-elle un modèle d’organisation alternatif à ceux du monde entrepreneurial actuel ?

5Entre autres, le réseau éducation sans frontière (RESF) a été pensé au début du xxie pour offrir cette plasticité. Il réunit tous les ans un nombre représentatif d’organisations des Alpes-Maritimes en soutien aux enfants, familles et jeunes réfugiés dans le besoin. RESF communique par une vaste liste d’envoi de mails, au moins hebdomadaire, la plus complète qui soit sur le territoire, gérée par deux militantes qui rassemblent les informations : pétitions, appels à don, demandes d’hébergement, invitations à manifester… L’observation de ces pratiques communicationnelles suscite notre seconde hypothèse : dans un univers composé en grande partie de retraités, d’altermondialistes et généralement de personnes plus attentives aux besoins élémentaires humains qu’aux écrans, la problématique numérique dans les stratégies de communication se pose autrement que dans d’autres réseaux. En situation de crise où, d’une part, la société et les autorités campent sur des lignes ambigües voire opposées, et d’autre part, les grandes entreprises du numérique monopolisent le marché, pointées du doigt pour leur gestion des informations privées, la précaution s’impose dans l’usage communicationnel des médias sociaux. Comment le réseau réagit-il à cette prise en étau entre l’ardent besoin de sensibiliser, d’inciter à l’action et une prudente maîtrise des informations et des destinataires ?

6Lors de notre période d’observation, nous avons participé à des réunions de sensibilisation et de mobilisation à destination d’universitaires et d’étudiants. Nous avons suivi plusieurs rencontres de recherche à l’initiative de l’Observatoire des migrations 06 ou des carrières sociales, à l’université ou dans des lieux culturels et associatifs à Nice ou à Menton. L’implication symbolique présente un impact fort dans les stratégies de communication des groupes solidaires. Dans ce sens, notre troisième hypothèse se dessine : la production culturelle, en plus d’offrir une visibilité aux causes défendues par le réseau, expérimente et propose des modes de communiquer et de vivre ensemble visionnaires, alternatifs aux mutations profondes que notre monde traverse.

7Ainsi, notre guide d’entretien comporte une phase descriptive des actions des individus, des organisations et du réseau, et il aborde les questions de l’usage du numérique et celles des actions symboliques : 1) Il permet de déterminer le parcours, la position et les actions de notre interlocuteur ou interlocutrice dans le réseau, de bien comprendre les ramifications organisationnelles, l’histoire et les enjeux de cette implication dans la décennie passée, ainsi que leurs perspectives ; 2) Questionner les pratiques numériques implique d’interroger la veille documentaire et informationnelle, les outils de visibilité, de communication interne et externe, les fréquences et l’efficience, les contenus, les échanges, les interactions, les retours obtenus et leur gestion ; 3) Enfin, nos question portent encore sur le choix des événements culturels, l’implication personnelle et collective dans l’organisation des manifestations et leur qualité, les motivations de ces activités, les publics recherchés, les retours et réactions, voire les résultats de ces propositions symboliques. Ainsi, au printemps 2019, nous avons interrogé des responsables d’ONG au cœur des actions franco-italiennes, des membres d’associations de distribution de biens de survie et de soin au quotidien, des bénévoles de mouvements en soutien spécifique (femmes réfugiées, familles, enfants…), des militants culturels impliqués dans les actions symboliques du réseau. Nous présentons ici nos analyses, illustrées par des verbatim d’entretien, et précédées d’éléments contextuels et théoriques sur la démarche communicationnelle des organisations observées, du local au « glocal ».

Un contexte paradoxal et complexe

8Les nouvelles technologies contribuent à l’émergence d’une conscience collective planétaire sur les grands enjeux écologiques et sociaux, comme à des formes de commisération à l’égard des inégalités et des grandes détresses du monde. Elles servent à organiser des formes altermondialistes de résistance aux dérives ultralibérales, ou à imaginer des solutions collectives aux réponses évasives du politique. Dans les années deux-mille-dix, face à l’ampleur de la situation en Europe, à la complexité des flux de personnes et à l’urgence humanitaire, des dynamiques de réseau se renforcent pour subvenir aux besoins essentiels des réfugiés. À Vintimille, dans la Roya, tout au long de la frontière franco-italienne et dans les villes alentour, un important réseau s’est organisé autour de centaines de personnes, sur un engagement ponctuel, structurel ou quotidien, dans un cadre bénévole, militant ou professionnel, sur les domaines les plus impératifs : survie, alimentation, logement, santé, justice, éducation, protection, communication…

Focus sur la Roya

9Comme de nombreux espaces frontaliers, ce territoire de passage est extrêmement contrasté, entre mer et montagne. Vintimille se trouve à l’embouchure de la Roya. La rivière, un torrent-fleuve, coule tantôt en France, tantôt en Italie. Depuis les Alpes les plus méridionales, culminant à près de trois mille mètres, elle creuse une vallée profonde et escarpée, autrefois route du sel reliant Nice à Turin. Le chemin de fer – un tortillard d’une voie rendu possible par une succession d’ouvrages d’art, ponts audacieux, tunnels interminables, gares ostentatoires – illustre bien la volonté de communiquer en dépit des difficultés du relief. Obstruée aux frontières basses et hautes par deux tunnels en circulation alternée, une seule route sinueuse facile à contrôler parcourt la vallée, qui tente de remplacer d’anciens sentiers de contrebandiers conçus pour échapper à toute surveillance. L’idée italienne de désenclaver Vintimille en la reliant à Coni et au riche Piémont par une nouvelle voie rapide dans la vallée de la Roya stagne à l’état de projet. Après mai 68, les familles traditionnelles vivant de l’élevage et d’une rude paysannerie ont fait place à de nouvelles populations, néo-rurales, tant bien que mal enracinées et mêlées aux autochtones, qui, ensemble, relèvent les défis d’une agriculture de montagne austère et pauvre. Au nord, les cols piémontais, plus périlleux, souvent enneigés, débouchent sur des alpages de haute-montagne, des parcs naturels escarpés ou des zones de sports d’hiver.

10On pourrait émettre l’hypothèse que la solidarité et le bénévolat s’appuient sur des réseaux sociaux anciens, historiques, enracinés dans les territoires. Le cas d’un réseau transfrontalier établi dans la vallée de la Roya comme relais sur le chemin de populations peut être tracé jusqu’au début du xxe siècle (Tombaccini-Villefraque 1999). À cette époque, des habitants de la région monnayent leurs services de passeurs pour de modiques sommes. Les passages, majoritairement d’Italiens, sont relayés par des locaux qui leur expliquent comment traverser la frontière vers la France (Potenza 2018). En 1947, la région est rattachée à la France (Gastaut, 2012), ses habitants, désormais Français, ne font qu’assister leurs anciens compatriotes italiens. Au cours des ans, les différentes conjonctures socio-économiques et politiques des deux côtés de la frontière conduisent une petite partie de ces habitants vers le développement d’une solidarité engagée (Anquetil 2017) qui aujourd’hui se manifeste à nouveau au travers d’un maigre tissu créé par les différentes associations présentes et actives localement. Dans un territoire historiquement influencé par les flux migratoires, la création d’un tel réseau de solidarité vient remplir un manque institutionnel, organisationnel, psychologique et social, notamment au moment de l’augmentation des flux migratoires. Les témoignages recueillis relativisent la force active de cette histoire locale. Malgré ces antécédents, la mobilisation s’est organisée en réponse aux nécessités avec un petit nombre de personnes très impliquées.

11L’été 2015, la population de la vallée rencontre de plus en plus de réfugiés dans des situations difficiles aux bords des routes (Giliberti 2018). Face à la souffrance de ces personnes venues de pays d’extrême pauvreté ou de contextes de crises politiques, « plusieurs habitant·es ont spontanément accueilli des migrant·es à leur domicile, en leur offrant hospitalité et soins, et en essayant de les aider à poursuivre leur parcours migratoire. Ces rencontres semblent vraiment avoir marqué un avant et un après dans la vie de nombreuses personnes de la vallée, qui se sont senties investies d’une sorte d’obligation morale quant à la prise en charge des migrant·es considérés en danger de mort » (Giliberti 2018 : 150). Un malaise psychologique et social s’installe, psychologique à cause de la charge émotionnelle générée par les histoires et la réalité quotidienne des réfugiés ; social car les habitants doivent endurer non seulement le fait de les voir dispersés dans la région sans aucune aide, dormant et mangeant dans les rues, mais aussi de voir leur territoire militarisé et de devoir recueillir eux-mêmes, elles-mêmes des personnes en errance, à bout de force. Aussi, les rapports se crispent entre une position humanitaire et une position xénophobe.

12Une partie de ces citoyens s’engagent dans la mise en place de dispositifs d’aide humanitaire, associés peu à peu avec un réseau de solidarité local plus vaste, soutenu au national et à l’international. À Vintimille, plusieurs associations italiennes gèrent un centre d’information et de soutien. Caritas, Amnesty, Secours catholique, Médecins du monde, la Croix-Rouge, aident la distribution de vêtements, duvets, de kits hygiène, de soins, d’assistance juridique. Une douzaine d’associations locales existantes ou créées pour l’occasion de façon plus ou moins formelle, organisées par ville, par village ou par vallée, associent des bénévoles dans les territoires d’Imperia, des Alpes-Maritimes, mais aussi du Var et de Coni. Elles s’organisent entre elles pour lever des fonds, collecter des vêtements, servir des repas… Pour décrire ce fonctionnement, nous nous appuyons sur l’approche écosystémique déjà employée dans le cadre des migrants en situation de handicap (Piérart 2013).

Un exosystème de solidarité

13Legault et Rachédi (2018) ont adapté le modèle écosystémique développé par Bronfenbrenner (1979) pour expliquer les différents systèmes d’interaction et d’intervention auprès des réfugiés. Les ONG et associations mettent en place une toile de connexions efficace pour les accompagner : il s’agit du modèle de l’exosystème. Appliquons à cette situation les degrés concentriques de l’approche écologique de Bronfenbrenner. L’individu en migration, livré à lui-même dans son parcours constitue, en soi, sa première ressource, appelé l’ontosystème. Il s’appuie sur trois types d’environnement social de proximité : son microsystème d’origine, celui du chemin et celui de destination. En plus des compagnes ou compagnons de route, il maintient un contact permanent avec un réseau migratoire de niche, propre à chaque communauté (Waldinger 1994). Ainsi, les microsystèmes diasporiques en lien avec le microsystème familier du pays d’origine et le microsystème en migration constituent un système intermédiaire de confiance : le mésosytème. D’autres groupes externes – même ceux présupposés hostiles comme la police, les autorités, ou antagonistes comme les exploitants – jalonnent leur passage et fournissent également les noms d’organisations susceptibles de les aider. Le rôle d’homme ou de femme frontière implique un important réseau de connaissances pour assister les réfugiés (Gili 2012). Si les fonctions humanitaires du réseau de solidarités sont cruciales, ce réseau ne constitue pas le premier degré de l’approche écologique, mais le quatrième, l’exosystème.

14Ce réseau complexe peut avoir une influence directe ou indirecte sur leur survie, mais les réfugiés n’y sont pas directement impliqués. Des personnes du mésosystème disaporique finissent par intégrer cet exosystème, pour participer aux traductions ou pour intégrer les organismes d’aide. L’objectif de cet exosystème est d’influencer « le potentiel de développement du sujet » (El Hage et Reynaude 2014 : 7) en lui fournissant les outils nécessaires. L’exosystème implique donc des « facteurs communautaires, ou les réseaux secondaires, qui sont constitués des personnes réunies autour d’une même fonction dans un cadre institutionnalisé » (Piérart 2013 : 22) : les membres des organisations avec lesquels le sujet interagit. Le réseau constitué pour aider les exilés dans cette étape de transition entre l’Italie et la France cherche à faciliter leur existence. À l’inverse des camps de réfugiés, le réseau fonctionne sur des actions très ponctuelles qui demandent cependant un grand investissement humain et financier. Témoins de leur réalité quotidienne, les membres des premières associations impliquées ont rapidement compris l’ampleur du phénomène et la nécessité de travailler ensemble, d’appartenir à une communauté vers laquelle se tourner pour trouver des solutions plus complètes, des alternatives, des soutiens matériels, des ressources humaines, une entraide psychologique (Saïas 2009). Progressivement, au mépris des dissensions idéologiques, des associations et des ONG de plus grande ampleur se sont agrégées au réseau local.

Cyberbénévolat et soft power

15La culture digitale, notamment les médias sociaux, transforme les pratiques communicationnelles engagées du monde du bénévolat qui « se situent à mi-chemin entre la démarche individuelle et l’action collective » (Viallon 2017 : 11). Avec le web participatif, les initiatives individuelles évoluent vers des actions collectives. Les bénévoles qui maîtrisent les technologies de l’information et de la communication s’impliquent dans la communication numérique comme « cyberbénévoles » (Krebs 2017 : 28). Ces activités demandent une présence active sur Internet. Les cyberbénévoles marquent un nouveau territoire où mener les actions d’engagement citoyen, de demande d’aide et de dons, et de diffusion des activités du collectif. Sur le terrain, nous observons plusieurs modalités de communication en ligne. D’abord, les communications par liste de mails ou par lettre d’information : les cyberbénévoles de RESF, centre d’information général du réseau, et chaque association avec ses domaines de spécialisation activent leur liste de contacts. Ensuite, les sites et pages d’associations : publier sur des réseaux populaires permet une présence permanente, même si le design, la structure et l’ergonomie des sites trahissent de l’urgence de la conception.

16Grâce au brassage de la culture participative en ligne et hors ligne, les membres de ces associations évaluent rapidement la visibilité de leurs activités renforcées et augmentées. Pour Jenkins, la capacité du Web 2.0 de partage d’information accorde plus de pouvoir aux citoyens, notamment celui de se faire entendre. L’organisation hors ligne des bénévoles permet la collecte de documents visuels, écrits et oraux comme des témoignages pour créer une narration concrète et précise du travail de terrain : la réalité quotidienne des réfugiés et du réseau de solidarité. Dans les espaces en ligne de chaque collectif membre du réseau apparaissent images et récits des distributions de vêtements, des repas, de prise en charge médicale, d’assistance juridique ou simplement des moments d’échanges. À travers ces espaces, le réseau utilise le soft power pour engager, des deux côtés de la frontière, le grand public à prendre part à ses actions. Le soft power est une stratégie d’influence indirecte, elle dépend notamment de la société civile et du secteur à but non lucratif (Martel 2013). Ce soft power, canalisé par les médias sociaux, participe à la visibilité et à la légitimité du mouvement collectif.

Organisation de l’exosystème

17Les formes d’organisation du réseau se distinguent en fonction des lieux précis où elles se propagent. Dans les villages, les cadres sociaux les plus traditionnels se recomposent autour des débats, les positions contradictoires rebattent les cartes des sociabilités. Le témoignage des plus anciens racontent avec nostalgie que les cultures militantes ont beaucoup changé ; l’aspect collectif des grands mouvements et des grands partis s’est peu à peu effacé depuis la fin du xxe siècle, et l’esprit de résistance reste très limité, tant dans les grandes villes que dans les villages. La sociologie de l’exosystème mis en place autour de la situation de crise est composite, déconcertante, même pour les membres du réseau.

  • 1 Les noms de nos interlocutrices et interlocuteurs ont été changés.

« Le commissaire, je n’allais pas lui parler avant. Je faisais un délit de faciès. Alors qu’il était super. [Il] nous disait qu’il était content de savoir qu’il y avait des gens qui étaient dans le sens de filer un coup de main. Lui, il n’avait que des coups de fil dans la journée qui disaient : "Venez nous débarrasser de ça ! — Il y en a quinze qui passent là, venez les arrêter." […] Il avait lui-même dans son coffre des couvertures et des sandwiches ! » Monique, artiste habitant la Roya1

18L’exemple du commissaire solidaire dénote de l’image que l’on se fait des relais de solidarité. Cependant, les entretiens regorgent de ce genre de surprises : étudiants, retraités, agriculteurs, restaurateurs, prêtres, avocats, artistes, élus… 

« Je suis devenue amie avec un prêtre ! C’est la première fois que ça m’arrive ! Tu avais un prêtre, qui tombait en dépression parce qu’on lui interdisait d’ouvrir son église ! […] "Mais moi, je dois tout aux Africains !" Parce que lui, il était prêtre en Afrique. » Monique

19À cette sociologie composite se superposent les domaines d’application de l’engagement. En effet, les formes d’actions sont très variées et correspondent à chaque personnalité.

  • 2 Cédric Herrou, agriculteur militant de la Roya.

« Il y a des gens qui veulent s’investir politiquement. Cédric Herrou2, lui, il a fait le choix de s’investir judiciairement, de faire valoir leurs droits. Il y en a qui ont fait le choix de faire valoir le politique. De se battre contre Macron. Il y en a qui ont dit : "Ben, moi, je fais à manger, point !" Il y en a qui ont fait passer des gens, mais qui ne l’ont pas dit. » Sylvain, héberge des réfugiés

Entre collectif et individuel

20Les pratiques solidaires suivent autant des logiques collectives et organisées que des logiques individuelles et dissociées qui s’imbriquent de manières singulières, en conscience des besoins du réseau. Le réseau permet de sortir des logiques restreintes d’organisation interne.

« On fait des actions collectives, mais après, on intervient là où on a chacun notre domaine de compétence. Au titre d’Amnesty, je ne vais pas aller amener à manger. Je peux y aller, si je veux faire des maraudes à titre individuel. Je peux les héberger chez moi si je veux, mais pas au titre d’Amnesty. […] Des personnes réellement investies, dans ces différentes associations, il n’y a pas énormément de monde sur le terrain à Nice. C’est toujours un peu les mêmes que tu retrouves partout. » Daniel, bénévole d’Amnesty

21Sur chacun des territoires sondés, les témoignages relatent la notion de microcosme. Le réseau est constitué d’un noyau dur de personnes actives, chacune appartient à plusieurs groupes et s’engage sur plusieurs domaines d’activité. Ce noyau se ramifie sur d’autres microcosmes interconnectés que chacun active en fonction de ses spécialités. Aussi, au niveau national, sur un secteur spécifique, comme ici sur la question des femmes réfugiées, le milieu est restreint, mais par intersections, s’ouvre vers d’autres espaces militants.

« Le milieu militant n’est pas si grand que ça en France, enfin autour de la question des refugiées. On a vite fait le tour. Donc, quand on connaît quelqu’un qui connaît… tout le monde connaît tout le monde et ça va vite. » Sonia, militante féministe

22Parmi les fonctions principales du réseau, les entretiens insistent sur la mise en relation : 1) des réfugiés vers de bonnes adresses et des accompagnements ; 2) des membres du réseau entre eux, et des groupes avec d’autres groupes ; 3) des groupes solidaires de chacun des deux pays frontaliers. Par exemple, d’Italie vers la France, les associations italiennes viennent découvrir les institutions françaises et les réseaux cisalpins.

« On avait accueilli une douzaine de membres d’associations italiennes pour leur expliquer comment se passait l’asile en France, quelles étaient les associations, où était la Pada (premier accueil des demandeurs d’asile). On les emmenait à la préfecture pour voir comment les choses se passaient, etc. » Françoise, bénévole du noyau dur

23Autre exemple, de France vers l’Italie, les groupes de protection des femmes migrantes en Italie apportent leur expérience au Groupe de réflexion et d’action féministe (Graf).

« Certaines personnes du Graf avaient envie de développer cette relation auprès des femmes migrantes […] sans passer par des trafiquants d’êtres humains, ou des proxénètes. Et c’était se mettre en lien avec un groupe féministe d’Italie, très avant-gardiste politiquement… tout était caché, il fallait tout apprendre. » Sonia

Entre professionnalisme et bénévolat

24Le cheminement des personnes solidaires éclaire la portée organisationnelle du réseau, dévoilant des degrés formels d’engagement. Les origines morales du bénévolat trouvent leur origine dans la culture personnelle, familiale ou politique des personnes rencontrées, liées à l’altruisme ou à l’humanisme. Le réseau assume ce rôle interne d’accompagner la transition de chaque membre vers l’accomplissement de son parcours de responsabilisation par l’apprentissage réciproque. Ici, la frontière se brouille entre bénévolat et professionnalisme. D’une part, les savoir-faire acquis et développés dans le cadre des actions menées collectivement impliquent des formations et un niveau d’expertise d’une grande qualité.

« Tu as des gens qui viennent t’aider à porter, à distribuer le pain… Après, nous dans le travail qu’on fait par rapport à l’asile, ça ne s’improvise pas. Pour les gens qui trouvent des solutions d’hébergement, les droits sociaux, c’est pareil. Il faut être formé pour vraiment intervenir. […] C’est pas le type d’action où tu peux venir faire un petit tour et t’en aller. » Françoise

25D’autre part, plus les bénévoles s’impliquent, plus leur engagement extra-professionnel déborde sur leur pratique professionnelle, comme cette artiste interrogée qui a transformé sa pratique.

« Je ne peux plus écrire un spectacle sans être baignée là-dedans. » Monique

26Il existe aussi dans le réseau des personnes qui interviennent dans le cadre de leur travail, de manière permanente ou à l’occasion d’une situation d’urgence : afin de faire face à la crise, deux responsables ont été recrutées par l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et par la Coordination des associations de la frontière franco-italienne pour les personnes migrantes (Caffim) pour coordonner le réseau.

La plasticité du réseau soutenue et ralentie par les institutions

27Au cœur de la crise, la création ad hoc de la Caffim a joué un rôle capital dans le fonctionnement du réseau : organisation de réunions, professionnalisation d’actions d’envergure, centralisation des informations…

« C’est cet acteur inter-associatif, Cimade, Amnesty International, Médecins du monde, Médecins sans frontière et Secours catholique. […] En fait la Caffim a existé à partir du moment où ces cinq ONG ont décidé de soutenir et de coordonner le travail des ONG locales en mettant à disposition une coordinatrice pour renforcer les liens, faire circuler l’info entre acteurs locaux et faire remonter vers le national. Moi, je trouve que c’est plutôt efficace. » Françoise

28L’organisation du réseau se construit selon des schémas évolutifs, adaptés aux forces et aux besoins.

« L’espace militant en soi, ça ne peut pas être comme une entreprise, ça ne s’organise pas comme des idées d’innovation, de projet, dans un cadre très structuré. Au contraire, ce qui structure le cadre dans le militantisme, c’est les liens, c’est les relations, avec tout ce qui se joue autour. […] On est une substance mobile. » Katia, universitaire

29En automne 2019, de nouveaux pics d’arrivées de réfugiés sont enregistrés à Vintimille, mais avec la tendance à la baisse du printemps dernier, la question de la régulation des actions animait les débats. Kesha Niya, collectif qui a la capacité de servir mille repas par jour, n’en fournissait qu’une cinquantaine et s’interrogeait sur le sens de sa présence sur ce territoire. Les maraudes relayées par des groupes venus de périphéries étaient remises en question :

« Quand on voit les listes de diffusion pour les maraudes, on voit bien, il y a des gens qui venaient de Fayence (Var), qui disent : "Est-ce que c’est bien la peine qu’on vienne encore parce que, pour quarante personnes…" C’est évolutif. » Oriane, bénévole de distribution alimentaire

30Les institutions et ONG apportent leur savoir-faire, leur expertise, le poids de leur histoire participe à la légitimité générale du mouvement, mais parfois, freinent aussi sa réactivité, cette plasticité. Elles aussi doivent maintenir leur existence toujours fragile au prix de certaines réserves :

« À l’époque, j’appelais la Cimade : "On ne peut pas vous aider, vous êtes dans l’illégalité." Pour moi, c’était traumatisant ! J’ai eu un bébé de dix mois chez moi. La Cimade a été créée en 45 parce qu’ils aidaient les enfants juifs, je me dis : "L’illégalité, ils ne vont pas flipper !" Seulement, maintenant, c’est des associations avec des bénévoles, d’un certain âge, qui disent : "Mais on risque de…" » Sylvain

31Autre exemple de lenteur administrative, les hiérarchies se perdent en aller-retour pour tomber d’accord à l’occasion d’un communiqué collectif :

« Si on décide de faire un communiqué commun, Teresa peut engager son association. La Cimade s’engage relativement facilement même si c’est une association nationale. Le Secours catholique, pour faire remonter à son secrétariat national, bon ! Amnesty, c’est une grosse boîte connue internationalement qui doit veiller à ne pas ternir l’image en s’engageant avec des dangereux gauchistes ici ou là (rires). Ça met quand même des limites à notre action. » Daniel

32Aussi, la dépendance vis-à-vis de subventions mises à disposition par des collectivités publiques limite les structures voulant s’engager dans le réseau. Nos témoignages évoquent le théâtre national de Nice qui s’engageait à sa mesure, dans sa programmation, mais se limitait pour maintenir son fonctionnement, tributaire des politiques locales aux idées plutôt contradictoires :

« Ils sont menacés politiquement, aussi, de réduire leur financement. Il y a eu des soucis avec le théâtre de Nice ! Moi, j’ai appelé le théâtre de Nice pour avoir son hall, parce que j’ai vu qu’elle faisait des spectacles sur les réfugiés. J’ai demandé le hall pour faire une conférence de presse, elle m’a dit : "Je ne peux pas ! Sinon, je vais avoir des menaces." » Monique

Les communications réticulaires

33La priorité humanitaire en termes de communication consiste à défendre le droit des réfugiés à communiquer, notamment avec leur mésosystème.

« [Chez Delia, les réfugiés] pouvaient recharger le téléphone, parce que le téléphone portable pour les migrants, c’est le lien avec leur famille, leur pays, ou les gens chez qui ils vont. C’est leur vie, donc le recharger ! » Amalia, responsable d’ONG en Italie

« [Mon fils] se fait alpaguer, il entend : "Les réfugiés, ils ont tous un téléphone ! Ils ont des tunes pour se le payer." Et lui, il doit trouver seul le cheminement de : "Attends, au téléphone, ils ont leur famille. C’est le seul lien qu’ils ont avec leur vie. Bien sûr qu’ils ont un téléphone, c’est la seule chose qu’ils ont. Et tu ne sais pas ce qu’ils ont fait pour l’avoir." » Sylvain

34Ensuite, la communication entre les réfugiés et l’exosystème solidaire soulève la question de la langue maternelle, de la langue d’usage, de la confiance de ces personnes fragilisées par la situation, dans un environnement de contrôle, souvent hostile. Ceci étant dit, notre étude s’intéresse surtout à la communication interne et externe de cet exosystème. Dans le réseau de solidarité, la communication ressort comme une obsession, un besoin fort, souvent débattu, reconnu comme insuffisant, manquant de pratiques professionnelles efficaces. Si, au niveau national et international, les ONG engagent depuis plusieurs décennies des professionnels de la communication, au sein du réseau local, le peu de moyens humains et financiers soustrait ces impératifs communicationnels à la priorité de l’urgence. Ils sont abandonnés aux responsabilités individuelles, ou dans le meilleur des cas à quelques responsables.

« On est un collectif, en fonction de l’effectif global, on est une dizaine de personnes actives. On a des comités. On se dit : "Bon, là, on a ça à faire. Il faut faire la communication. Il faut contacter tel, telle. Qui se met là-dessus ?" On fait des comptes-rendus de réunions. On se répartit les tâches en fonction de nos disponibilités, de ce qu’on sait faire, de nos ressources. On travaille parfois en binôme, en trinôme. » Katia

35La communication au sein des groupes ou du réseau passe par un apprentissage lent, mais nécessaire. La conscience de la complexité du réseau, des démarches et des procédures passe par un jargon constitué de sigles et d’abréviations expliquées aux membres qui commencent leur démarche de solidarité, dans le but parfois contradictoire de simplifier les phrases et d’aller plus vite.

« Ça a été beaucoup d’apprentissage. Déjà, il faut savoir comment ça se passe. Quand on se met devant tous les sigles, rien que ça. Il faut comprendre d’où ça part, d’où ça vient, les trajectoires des gens, savoir vers qui se tourner. Habitat & citoyenneté a été notre relais le plus important. C’était beaucoup de temps. On a vraiment fait un travail informatif. » Katia

36Les personnes rencontrées témoignent d’une difficile compréhension du réseau, à la fois avec des institutions très anciennes telles que les ONG et les États, leur complexité administrative, juridique et historique, et à la fois toujours mouvant, avec des organisations locales parfois ancrées, parfois changeantes, éphémères ou nouvelles. L’une des forces des personnes rencontrées est leur implication dans la communication. Certaines personnes présentent des compétences relationnelles très développées, mises au service de la communication inter-réseau. Les militants qui commencent, pour avoir fait l’effort de saisir toute cette complexité, sont plus en mesure d’éditer des glossaires à jour et des résumés efficaces.

« Il y avait celles qui avaient déjà vu des termes… Il en y a qui ont de très bonnes capacités d'écriture, de résumer, de partager au groupe ce qu'il a compris. […] En fait, ça a été un énorme travail ramassé en deux pages. Un communiqué qui devait dire les choses de manière claire, nette, précise. » Sonia

37Le relationnel direct est une grande force dans le réseau. Le fait que beaucoup de membres soient engagés sur plusieurs fronts et au sein de plusieurs groupes favorise la circulation et la rapidité d’informations claires. Le bouche à oreille, canal de communication informel essentiel, s’exprime en présentiel ou par téléphone. Mais, la réunion représente le dispositif central des communications internes. Un café solidaire à Vintimille a été élu centre des réunions régulières du réseau étendu.

« Plus d’associations se sont retrouvées à Vintimille, comme Save the children, qui sont arrivées seulement il y a deux-trois ans. Oxfam, je ne pas s’ils étaient là avant que Vintimille devienne cette espèce de cul-de-sac. Chez Delia, c’est devenu ce lieu : les migrants commencent à y aller et les associatifs y vont parce que c’est leur QG et pour la soutenir. » Amalia

38L’arrivée des coordinatrices a amplifié la qualité des communications entre les différents territoires, notamment à l’occasion de ces réunions, cœur vivant du réseau d’où partent les actions conjuguées et reviennent les informations capitales des actualités et des besoins. La communication s’est améliorée entre les groupes français, italiens et internationaux. Des outils de communication simples jalonnent la vie du réseau de solidarité, complétés d’outils numériques : un groupe Facebook fermé pour échanger des articles, un groupe WhatsApp pour coordonner des opérations sur le terrain. Les militants convoquent parfois des outils professionnels, comme Slake, pour la réalisation de projets. Le réseau privilégie les outils numériques les plus utilisés, les outils commerciaux répandus.

39Ainsi, nous ne confirmons pas notre hypothèse d’une communication engagée et protégée à travers des outils digitaux éthiques, indépendants, sécurisés, locaux ou issus de l’univers numérique du libre. Les seuls outils correspondants évoqués lors des entretiens sont de simples services d’organisation : listes de diffusion ou de sondages du réseau Framasoft. Et dans l’ensemble, ces outils d’administration renvoient au principe de la rencontre, de la réunion. Les deux organes principaux de la communication interne du réseau sont donc les rencontres présentielles lors de réunions, et à distance, la liste d’envoi de mails.

Quels risques communicationnels ?

40Notre hypothèse résultait d’une présupposé communication externe à risque : vital, juridique ou social. Les réponses obtenues ne la confirment pas là où nous les attendions. Pour les ONG qui se maintiennent dans le cadre légal, la réponse est clairement négative pour leurs membres. Les communications externes du réseau ne les exposent jamais, ni aucun cas personnel de réfugié.

« Par exemple Facebook, on ne publie pas tout ce qui est organisationnel, pas de choses sensibles. À l’intérieure du groupe, on n’en parle pas. Ça va plutôt être des publications qui sont déjà partagées sur Facebook qui parlent un peu de nos idées, pour que les personnes sachent où nous situer. » Oriane

41Quant aux autres membres du réseau engagés dans les associations ou autres collectifs, qui dans l’ensemble s’en tiennent aussi au cadre légal, les risques de s’exposer publiquement restent faibles. Mais ils persistent, car plus qu’un engagement et une opération de communication, porter ses convictions dans l’espace public expose aux médias et à la loi. Nous décryptons un autre risque : s’exposer à des hostilités dans sa sociabilité proche, dans les relations locales ou traditionnelles de voisinage, de travail ou de famille. La particularité ici vient du fait que la réaction violente à des publications de communication solidaire vient d’internautes locaux.

« Je suis le clown ici, tout le monde m’aime bien. […] Je ne suis pas dangereuse. Mais là, je suis la copine de Cédric Herrou maintenant je suis dangereuse. Maintenant, j’ai déconné. D’un coup, je deviens une espèce de vieille punk provocatrice. Je suis née ici moi, tout le village c’est ma famille. Cédric Herrou, c’est différent. […] Je suis administratrice de sa page, j’ai les yeux qui saignent. J’ai jamais vu ça de ma vie. En plus, on est dans un village. Tu sais qui est quoi, tu sais qui pense quoi ! […] Très angoissant ! Tu vis avec tes commentaires, et tu les vois les mecs, ils te disent bonjour. » Monique

42La communication au travers des médias numériques accentue ce risque social, surtout quand une communauté de haters ou de cyberharceleurs s’en mêle. Nous avons identifié plusieurs de ces réactions de groupe auprès de membres du réseau de solidarité : « Raphaël E. m’a envoyé ses followers sur le dos. Je m’étais mise en privé, et je n’y suis pas retournée. » Dans cette situation, bien plus que la contradiction et l’opposition, le véritable risque pour les responsables com, c’est la charge psychologique que véhiculent et transmettent les méthodes et la violence verbale des commentaires. Cette charge influe directement sur le moral des membres qui parfois, craquent ou sombrent en dépression.

  • 3 Jacques Peyrat, homme politique, sénateur-maire de Nice RPR puis UMP, ancien membre du Front nation (...)
  • 4 Christian Estrosi, homme politique, député-maire de Nice UMP puis LR.

« Moi, je vis dans le milieu culturel. J’ai été super préservée. Mon seul combat, c’était Jacques Peyrat3. C’est gnognote… Jacques Peyrat, Estrosi4, youyou ! Sinon, on était ici à se battre comme chez Clochemerle, normal ! Enfin, très dur, chacun le vit comme il le peut, mais je sais que moi, affectivement, j’en ai pris plein la gueule. J’ai manqué de distance. » Monique

43Communiquer dans ce cadre, c’est militer et s’exposer à des retours de bâton. Plusieurs témoignent d’un retranchement vers des positions plus prudentes sur les médias sociaux, d’un retrait sur une page ou un compte privé. Dans cette situation, la pratique des médias sociaux numériques se concentre sur le documentaire, l’informatif.

« Je publie un contenu militant, notamment durant la loi travail. Après beaucoup de sensibilisation, de partage d’articles, d’échanges, de relais d’infos. Aujourd’hui, je n’ai plus cet usage-là d’expression. J’y suis pour m’informer perso. Mon compte est privé maintenant. Je passe du temps sur Twitter à chercher des articles. Je suis énormément de militants. » Sonia

44L’activité de publication se concentre autour de celles et ceux qui obtiennent une couverture médiatique, qui font office de porte-drapeau ou qui s’engagent en politique.

Informer, inciter, engager

45Si notre analyse ne relève pas tant le facteur de risque recherché, elle révèle d’autres difficultés, comme celle d’éviter la récupération politique des actions collectives du réseau en essayant de mettre en place une charte de communication. Le temps accordé à ce genre d’opérations, s’il ralentit la communication externe, permet d’établir les bases d’une cohérence et d’un respect de tous au sein du réseau.

« À la suite de cette formation sur la situation des mineurs isolés, les différents acteurs locaux avaient discuté… [L’asso.] fait un communiqué de presse, tout seul, sous forme de lettre au préfet, reprenant ce qui avait été élaboré par tous. C’est un peu gênant quand même de ne faire à aucune ligne mention d’un travail collectif… » Geneviève, relais de communication

46Tout le réseau est conscient que l’insuffisance de la communication externe provient du peu de temps pour s’en occuper : elle passe après l’humanitaire.

« Ce noyau dur qui fait tout, qui est tout le temps là, qui se paye deux-trois réunions par semaine, n’a pas le temps de faire ce boulot de com. Parce que, c’est pas juste un communiqué. Il y a des contacts avec les journalistes. C’est pas l’urgence ! L’urgence, c’est de trouver un logement pour la famille machin qui est à la rue avec ses trois gosses. » Oriane

47La communication cherche d’abord à solliciter le réseau étendu à participer à l’effort humanitaire, selon plusieurs degrés stratégiques : d’abord par l’informatif, laisser la porte ouverte, en montrant la possibilité de participer, en proposant des actions peu chronophages.

« Si elle ne fait pas son mail… Il y a des gens capables de donner à [l’association] unpourcent. Mais s’ils ne savent pas que ça existe, ils ne le feront jamais. Tu ne peux pas faire le petit pas que tu veux faire parce que tu dis : "Je veux bien être solidaire mais j’ai pas le temps… À la limite, je donne 10 € par mois qui payent un loyer. Et une famille est à l’abri." » Sylvain

48Un second degré, plus incitatif, redouble souvent ce premier degré informatif.

« On ne fait pas de politique. On est neutre. Les actions sont des actions internationales et nationales. C’est ce cadre descendant : on fait des campagnes de signatures, des lettres, etc. » Geneviève

49Le troisième degré, plus restreint, plus risqué dans son audience, s’aventure vers l’engagement politique. Il propose d’adhérer à une position sociétale marquée, à une manière de vivre ensemble.

« On a appelé́ au secours, tous les réseaux possibles et imaginables pour faire le plus de barouf possible et éteindre les naissances de populisme à la base. […] On est devenus personæ non gratæ parce qu’on a diffusé à max cet esprit de résistance pour annuler l’inquiétude de cette "invasion des migrants" ! » Léa, journaliste engagée

50Enfin, le quatrième degré de communication correspond à notre dernière hypothèse : les manifestations culturelles comme événements communicationnels.

La communication culturelle

51Ainsi, se préparent des réunions des deux côtés de la frontière, à caractère organisationnel pour s’entendre sur des actions ou réagir à des situations nouvelles, ou à caractère communicationnel pour mener des actions d’engagement auprès des politiques, des médias, de la justice, pour sensibiliser certains publics. Le réseau produit aussi des événements culturels : soirées dans des espaces associatifs, festivals, marches, stands lors d’événements comme la fête du château à Nice, le festival du livre à Mouans-Sartoux, dans les halls de théâtre ou de cinéma pour sensibiliser et vulgariser les actions. Alors, le collectif ne se limite pas à l’information, il s’avance dans l’espace public auprès des citoyens, entre en contact, explique, montre, décrit ses actions, invite :

« On a fait beaucoup d’ateliers et on a fait une projection sur l’afro-féminisme, on est sur ce terrain, on est aussi sur l’éco-féminisme… » Sonia

52L’espace symbolique s’occupe sur le terrain et dans le cyberespace. Dans l’espace public médiatique, culturel et politique, au sens habermassien du terme, se construit, se débat et se défend une réflexion sur les migrations. Le réseau se donne en représentation lors d’événements mettant en scène son corps physique, élargi à tous les sympathisants. Les manifestations les plus régulières se rassemblent devant palais de justice ou préfecture en soutien à des militants. La première étape de la Marche des migrants de Vintimille à Calais consistait à remonter la Roya par le sentier des contrebandiers. Arrivé à Nice, entre encouragements, indifférence et insultes, le cortège rassemblait les associations des vallées, les militants des villes, les sympathisants, quelques politiques, la presse… Dans les vallées, des événements culturels explorent cette question de société, organisés par des groupes au centre du réseau comme l’Association pour la démocratie à Nice, ou par des groupes périphériques comme les Ami·es de la Roya.

« Ils on commencé à s’organiser à Paris, à faire des collectes. Ils sont venus pour présenter un festival. Et nous, les actifs locaux de la culture, de l’agriculture, de la politique, de Roya citoyenne, on les a aidés à venir faire leur festival. » Monique

53En 2019, ce festival des Passeurs d’humanité a eu lieu pour la deuxième année dans les villages de la vallée, à renforts de concerts, expositions, repas partagés, débats, ateliers, projections… La presse, la télévision, les réseaux sociaux et les médias se font l’écho des positions construites dans le cercle des débats de ces événements. L’ensemble du dispositif exprime des points de vue d’ouverture au monde et aux autres, par objection aux positions des États et plus encore aux positions politiques de droite et d’extrême droite, particulièrement virulentes à Vintimille et sur la Côte d’Azur. L’organisation de ce festival a été victime de violences et d’intimidations en provenance de la fachosphère via les réseaux sociaux. La frontière haute des Alpes-de-Haute-Provence et des Hautes-Alpes, connaît ce genre d’événements culturels. Suite aux manifestations d’avril 2018 sur les cols au-dessus de Briançon, impliquant la justice, des rassemblements de soutien se sont multipliés dans les réseaux de solidarité. Un comité de soutien aux personnes mises en cause teinte l’aspect humanitaire des activités d’une couleur culturelle : expositions, concerts, et à l’été, une rencontre de chorales venues de toute l’Europe, à l’initiative du mouvement Tous migrants.

* * *

54Le réseau solidaire dépasse les frontières géographiques. Son organisation efficace lui ont permis de mettre en place des dispositifs de communication pour une diffusion laborieuse mais constante des actions pendant les périodes difficiles de la crise migratoire pour s’adapter en permanence à l’évolution de la situation. Au printemps 2019, suite à la conjonction des politiques restrictives italiennes et françaises, la situation change, les routes de migration empruntent d’autres voies, un flux moins important de réfugiés échouent sur cette frontière, mais pour qui y parvient, dans l’épuisement et la détresse, l’exigence de l’exosystème à maintenir son soutien humanitaire persiste. Le réseau recompose les sociabilités traditionnelles, et l’on voit apparaître des formes de militantisme qui enchevêtrent le collectif et l’individuel, sur différents degrés d’investissements personnels, avec au cœur, un noyau dur composé de personnes qui consacrent l’essentiel de leur temps à ces actions, dans plusieurs associations et acquièrent des compétences variées d’un niveau professionnel. Alourdi par les lenteurs organisationnelles, l’arrivée de coordinatrices régionales renforce l’efficacité du réseau. La distribution de repas moins volumineuse, remplacée par des aides plus dispersées, reprend à l’automne 2019 : la plasticité du réseau continue, par sa vigilance, ses capacités d’innovation et de mobilisation de ressources dispersées à subvenir aux besoins des arrivants et à se substituer aux manquements des institutions civiles.

55La plasticité du réseau repose sur la multiplication et la diversification des sources d’information et des formes de communication. Le noyau dur se concentre sur une communication interne qui vise l’efficacité humanitaire. Les risques communicationnels assez faibles se limitent aux risques sociaux qui guettent les personnes solidaires les plus exposées, notamment sur les médias sociaux. L’information rassemblée et diffusée jusqu’aux franges les plus lointaines du réseau – celles-ci fonctionnant sur le principe de la réserve, mobilisable au rythme des urgences – se décline sur plusieurs niveaux : l’information, l’incitation et l’engagement. Enfin, la communication symbolique rassemble les membres épars à l’occasion d’événements dont la qualité culturelle atteint aussi des niveaux professionnels, en fournissant un modèle de communication, d’une part, pour encourager, rassembler, sociabiliser, renouveler le réseau de solidarité dans un concours d’idées et de partage, d’autre part, pour sensibiliser l’opinion et la population des zones en contact direct avec les réfugiés.

56Cette étude pose certaines bases à la compréhension des réseaux de solidarité à l’heure du numérique. La forme du réseau, son organisation singulière allant de simples individus isolés aux organisations internationales, développe un lien particulier entre la communication interne et externe, avec, comme intermédiaire, ce principe de réserve, mobilisable par une communication de crise efficace mais risquée. La communication engagée expose à des préjudices liés aux violences et intimidations qui contraignent les membres du réseau à se préserver dans l’espace public et à gérer collectivement leur médiatisation. Cependant, c’est en prenant ces risques que certains progrès juridiques ont pu voir le jour, comme la condamnation par le conseil constitutionnel du délit de solidarité. Ainsi, notre étude nous mène à nous interroger sur l’équilibre à trouver entre une communication nécessaire des expressions de solidarité et une protection des membres du réseau en charge des communications ? Une étude croisée avec des juristes et des sociologues permettrait de rassembler les moyens d’une prévention des risques sociaux de la communication engagée.

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Notes

1 Les noms de nos interlocutrices et interlocuteurs ont été changés.

2 Cédric Herrou, agriculteur militant de la Roya.

3 Jacques Peyrat, homme politique, sénateur-maire de Nice RPR puis UMP, ancien membre du Front national.

4 Christian Estrosi, homme politique, député-maire de Nice UMP puis LR.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Vanessa Landaverde-Kastberg, Vincent Lambert et Laura Ghinea, « La communication dans les réseaux de solidarité. L’organisation du soutien aux réfugié·es à la frontière franco-italienne »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 18 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/8294 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.8294

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Auteurs

Vanessa Landaverde-Kastberg

Vanessa Landaverde-Kastberg, docteure en sciences de l’information et de la communication de l’université Côte d’Azur, enseigne la communication et le marketing digital à l’université Côte d’Azur, à l’université international de Monaco et à l’école de commerce Ipag. Sa recherche au laboratoire Siclab Méditerranée se focalise sur les médias digitaux et les réseaux sociaux numériques, la communication des minorités immigrantes en France.

Vincent Lambert

Vincent Lambert, docteur en sciences de l’information et de la communication de l’université Côte d’Azur, enseigne les métiers de la culture et la muséologie à l’université Côte d’Azur. Médiateur culturel, comédien et metteur en scène, sa recherche au laboratoire Siclab Méditerranée s’intéresse à l’histoire, à l’éthique et à la production culturelle engagée dans le monde des musées, des arts et du spectacle vivant.

Laura Ghinea

Laura Ghinea, maître des conférences de l’université d’art et design de Cluj-Napoca au département photo-vidéo depuis 2001, graphiste et manager culturelle de la colonie des peintres de Baia Mare, préside depuis 2011 la filiale Baia Mare de l’union des artistes visuels de Roumanie. Sa recherche au laboratoire Siclab Méditerranée s’oriente autour de l’anthropologie de l’art et de la culture.

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