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Comptes rendus

Éric Suire, Les Vies de Jésus avant Renan

Genève, Droz (« Cahiers d’Humanisme et de Renaissance », n° 144, sous collection Ad Deum, n° 4), 2017
Antoine Roullet
p. 166-168
Référence(s) :

Éric Suire, Les Vies de Jésus avant Renan, Genève, Droz (« Cahiers d’Humanisme et de Renaissance », n° 144, sous collection Ad Deum, n° 4), 2017, 317 p., 22,5 cm, ISBN 978‑2-600‑05790‑2.

Texte intégral

1Cet ouvrage érudit et sa précision virtuose sont consacrés à un type de texte dont l’importance est croissante à l’époque moderne, les Vies de Jésus. Il est assorti d’un index complet et d’un précieux catalogue de 179 vies imprimées, complétées par des vies insérées dans d’autres ouvrages (bible, hagiographie, 11 cas), des pièces poétiques (18), par 117 traités et méditations sur le thème, ainsi que de quelques manuscrits. Pour chacun de ces cas sont indiquées la cotation qui permettra au lecteur de les retrouver, en mentionnant parfois plusieurs fonds pour le même ouvrage, et les rééditions, de sorte que la masse des vies de Jésus travaillées par É. Suire atteint 707 ouvrages. Notons que l’Imitation de Jésus Christ, qui remplit à bien des égards des fonctions comparables à nombre des documents étudiés ici et dont on connaît l’immense succès, ne fait pas partie du corpus mais le concurrence ou le soutient et se trouve à ce titre associé à la réflexion. Le corpus a été constitué à partir des catalogues de bibliothèques, récents et anciens, qui avaient parfois déjà fait un travail comparable, dès le xviiie siècle, que cet ouvrage amplifie. Sans prétention aucune à l’exhaustivité, il offre cependant une vision globale qui justifie pleinement la volonté d’en tirer des données un peu générales sur l’évolution d’un « genre » qui, comme le note É. Suire n’en est pas vraiment un. Les « Vies de Jésus » amalgament des textes paraliturgiques, des recherches érudites, des œuvres dévotionnelles etc., les cloisons entre toutes ces catégories elles-mêmes assez floues étant du reste assez poreuses. Pour autant, plusieurs « sous-genre », chacun avec ses enjeux spécifiques, émergent, et l’auteur les décrit en portant une grande attention à l’organisation formelle des livres – format, chapitrage, usages des citations des évangiles, etc. Les Harmonies des évangiles, en particulier, sont largement décortiquées. Rassembler tous ces ouvrages sous une même bannière n’en est pas moins justifié car c’est pour l’auteur un moyen de repérer une tendance – déjà bien identifiée – dans le catholicisme moderne : la montée en puissance du christocentrisme dans la piété occidentale. Si l’ouvrage est très inspiré des méthodes et des questionnements de l’histoire du livre, il s’appuie en effet sur la conviction affirmée que, plus qu’une « religion du livre », le christianisme reste une religion de l’incarnation, et l’histoire de la représentation de Jésus rend compte de la formalisation des pratiques dévotes tout autant, sinon mieux, qu’une histoire des normes cléricales et contraignantes qui pèsent sur les fidèles. L’ouvrage traque et saisit des manières différentes d’appréhender l’objet « Jésus » et cherche à les historiciser et à travailler une typologie qui s’articule autour de la plus ou moins grande fidélité de ces textes aux évangiles, de la référence à l’image ou du poids des considérations érudites et de la présence d’autres sources que les évangiles. C’est un livre foisonnant et touffu qui développe un grand nombre d’exemples et d’analyses et constitue à ce titre, au-delà de son propos, un réservoir essentiel d’informations sur le thème.

2L’ouvrage est organisé en trois temps (édition, réécritures, circulations) qui articulent chacun des études de cas avec une perspective générale. Il met en évidence deux pics de publications (1690 puis 1730), deux temps forts des débats, assez distincts (fin xviie et fin xviiie siècle) et confirme des grandes tendances bien balisées de l’époque moderne : le recul progressif de la centralité de la Passion, la montée en puissance des Vies de Jésus par rapport à l’hagiographie, les transformations et l’atténuation de la polarisation confessionnelle du débat. La documentation qui sert de base aux auteurs connaît aussi des évolutions notables : le recul des évangiles apocryphes est compensé par l’introduction de considérations historiques ou philologiques. Certains ouvrages ont un poids beaucoup plus structurant que d’autres, à commencer par la Vita Christi de Ludolphe le Chartreux, constamment rééditée jusqu’au xviie siècle et qui éclipse les quelques autres modèles médiévaux du genre. La montée en puissance du français et des auteurs régnicoles est nette mais très progressive, et la présence persistante de nombreux auteurs italiens ou ibériques – le portugais Thomas de Jésus par exemple – rappelle une fois de plus à quel point le catholicisme militant du xviie siècle français n’a rien d’un isolat. De ce point de vue, l’ouvrage est un appel, qu’il aurait été là impossible de relever, à faire un travail symétrique et plus global qui examinerait la circulation des ouvrages français hors de France et la circulation en France des ouvrages étrangers non traduits. L’inscription de ces publications dans les débats confessionnels fait l’objet d’une grande attention. L’appartenance confessionnelle est essentielle, notamment en raison des interdits qui pèsent longtemps sur la traduction des évangiles dans le monde catholique et parce que les publications et les stratégies éditoriales sont tributaires de ces rapports de force – le temps fort de 1690 est consécutif à la révocation de l’édit de Nantes – mais elle n’épuise pas la polarité des débats. Le monde érudit peut s’en affranchir très tôt – et la figure d’Osiander a une grande influence sur la production des harmonies évangéliques dans le monde catholique – et en est de moins en moins dépendant.

3L’ouvrage s’intéresse beaucoup aux usages différenciés de l’objet « Jésus » et dessine à cet égard, en forçant le trait, l’histoire de sa décléricalisation progressive et jamais achevée. Cela ressort de l’émergence précoce de discussions érudites sur le personnage qui s’éloignent des considérations dévotes ou pastorales et, sous un autre aspect, de l’entrée de ces ouvrages dans des logiques commerciales et sociales qui échappent largement au contrôle des clercs. Loin de reproduire le vieux schéma d’une lecture pilotée d’en haut ayant vocation à « encadrer » les fidèles, É. Suire montre en effet les difficultés croissantes du contrôle ecclésiastique, patente au xviiie siècle sur certains ouvrages forts éloignés des canons dévots et destinés à un public moins lettré. Plus que cela, c’est la faible diffusion institutionnelle qui est mise en avant : les vies de Jésus ne sont pas au cœur des bibliographies normatives destinées aux clercs et aux religieux, même si elles sont très présentes dans leurs bibliothèques.

4Le propos de fond de l’ouvrage est de réhabiliter une période historique – l’histoire moderne – entre deux temps supposés « forts » en la matière, le Moyen Âge et le xixe siècle. Ce faisant, É. Suire s’adresse moins aux historiens qu’aux exégètes eux-mêmes et au petit monde des spécialistes de Jésus qui, depuis la fin des années 1980 pensent leur propre historiographie autour de la notion de « quête », ventilée en trois étapes (fin xviiie siècle, années 1950, depuis les années 1970) qui renvoient l’époque moderne à la préhistoire. Sur ce plan, le livre d’É. Suire montre parfaitement ce que cette chronologie a d’arbitraire, les discussions autour du Jésus « historique » à partir de réflexions qui diversifient leurs sources bien au-delà des évangiles, agitant beaucoup les savants de la seconde moitié du xviie siècle, avant de refluer et de resurgir avec Reimarus, point de départ officiel de la « première quête ». Les débats autour de la date de naissance de Jésus Christ et autour de la coïncidence ou non entre la cène et la Pâque juive, l’appréhension des décalages entre les évangiles synoptiques et de la chronologie de certains événements en sont de bons exemples. L’objectif de l’auteur restant de réhabiliter un temps académiquement défini (l’époque moderne), l’opération se prive un peu d’une discussion sur les bornes du travail, en particulier sur le xixe siècle. Comme le note l’auteur lui-même, le dernier ouvrage retenu date de 1808 et, pour les derniers chronologiquement, il est difficile de mesurer leur impact compte tenu des rééditions postérieures qui ne sont pas prises en compte. Cet effet de coupure, inévitable, est moins une faiblesse de l’ouvrage qu’un appel à poursuivre le travail, sur des bases comparables, pour l’époque contemporaine.

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Pour citer cet article

Référence papier

Antoine Roullet, « Éric Suire, Les Vies de Jésus avant Renan »Revue de l’histoire des religions, 1 | 2021, 166-168.

Référence électronique

Antoine Roullet, « Éric Suire, Les Vies de Jésus avant Renan »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2021, mis en ligne le 19 mars 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhr/11108 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.11108

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Auteur

Antoine Roullet

CNRS, Centre de recherches historiques.

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