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Théologie politique et sciences sociales : autour d’Erik Peterson (1890-1960)

Avant-propos

Alain Rauwel
p. 419-421

Texte intégral

1Erik Peterson est un inconnu célèbre. L’audience rencontrée ces dernières décennies par les problématiques de Carl Schmitt dans les milieux académiques a contraint nombre de philosophes et de politistes à retenir le nom d’un de ses anciens amis, devenu un adversaire résolu. Et les lecteurs de Giorgio Agamben, qui sont légion, ont croisé à plus d’un tournant d’Homo sacer le théologien et historien allemand. Pour autant, qui lit vraiment Peterson ? Bien que dispersées et redondantes, les traductions françaises ne manquent pas, mais sont aujourd’hui assez peu fréquentées, à la différence de ce qui se passe dans les mondes germanophones et italophones, où l’auteur du Monothéisme : un problème politique demeure une référence courante, tant chez les théologiens que chez les praticiens des sciences historiques et philologiques.

2C’est pour donner accès à une pensée éminemment originale que Philippe Büttgen et moi-même, avec le précieux soutien des éditions de l’EHESS, avons souhaité rassembler la matière de ce qu’on appellerait ailleurs un Peterson Reader : un itinéraire biographique succinctement tracé, des études sur les principaux aspects d’une œuvre dense mais puissamment suggestive, des traductions anciennes ou nouvelles, puisant au vivier des Ausgewählte Schriften dus au zèle inlassable de Barbara Nichtweiß, et des indications sur la première réception française de Peterson, loin d’être négligeable, notamment dans les années 1930. Nous espérions entre autres, sans négliger les passages classiques, attirer l’attention sur des aspects moins connus de l’œuvre, à commencer par sa dimension exégétique, exprimée dans les cours universitaires plus que dans les textes publiés, ou sur des échanges dépassant le sempiternel horizon schmittien, comme ceux qui se nouèrent précocement avec Karl Barth.

  • 1 Pierre Antoine Fabre, « Les jésuites en théologie, voie d’accès pour une histoire post-confessionne (...)

3Le titre du recueil, Théologie politique et sciences sociales. Autour d’Erik Peterson, était fait pour interroger, et il a joué son rôle, comme le montreront ici les questions posées par Céline Jouin et Tristan Storme – questions posées d’abord au Collège de France le 13 février 2020, lors de la deuxième des rencontres organisées autour de livres nouveaux par la Revue. Une chose est sûre : ce titre n’a pas été choisi au hasard. Bien plutôt exprime-t-il la conviction que les sciences sociales, en premier lieu mais certes pas exclusivement les sciences sociales du religieux, auraient beaucoup à perdre en refusant de se confronter au riche patrimoine notionnel du discours théologique en ses diverses branches, à commencer par l’ecclésiologie. Que la théologie soit le discours matriciel d’une grande part des discours du social énoncés dans la modernité est une évidence, mais une évidence qui reste bonne à dire. Le détour par l’Allemagne, qui n’a pas connu de « grand renfermement » de la théologie en des enceintes purement ecclésiastiques, permet à ce point de rétablir des circulations que la cartographie française des « sciences religieuses » favorise moins. Nul irénisme, pour autant, dans une telle communication des idiomes. L’un des intérêts de la théologie du dogme petersonienne, tranchante comme le glaive, est de nous faire mesurer plus exactement ce qu’est notre propre geste quand il se revendique comme critique. Pierre Antoine Fabre, dans son importante conclusion à un ensemble d’études sur la théologie jésuite moderne, vient de le rappeler : « le paradoxe est que ce dont la théologie extrait la moelle de son discours est aussi ce qui ébranle son autonomie, ce qui l’ouvre sur un autre régime du langage, dont la spécificité est qu’il rapporte des faits passés, et qu’il inquiète ainsi l’éternel présent du discours divin et sa capacité à “faire système” »1. Au « système » près, qu’il abhorrait, telle fut exactement la situation de Peterson : aspirant constamment, et avec ténacité, à extraire la « moelle » de la théologie du dogme de l’Église, mais constamment inquiété par la polyphonie du donné historique dont il s’était constitué spécialiste. Pour quiconque aspire à penser aujourd’hui l’institué et son ordre, tant dans les formes qu’il prend sous nos yeux que dans celles qu’il a prises au long de l’histoire occidentale, sa lecture est loin d’être vaine. C’est en tout cas le pari que nous avons fait, un pari dont on voudra peut-être juger que la participation de collègues engagés eux aussi, de longue date, dans une discussion avec les hypothèses petersoniennes, confirme la pertinence.

4Que le projet et certaines de ses conclusions aient suscité des questions nous réjouit. Il n’est pas de plus fâcheux destin pour un livre qui prétend à une certaine nouveauté qu’une approbation due uniquement à l’absence de toute aspérité. Quand en revanche des lecteurs aussi attentifs et avisés que Céline Jouin et Tristan Storme prennent le temps de soumettre nos propositions à examen critique, preuve est faite que le travail porte déjà ses fruits. Et c’est aussi loin que possible de toute polémique que Philippe Büttgen entend leur répondre, en proposant un effort d’explicitation de ce que peut-être le livre n’avait pas conduit à son terme ultime, tout simplement parce qu’il avait besoin, pour prendre pleine conscience de ses implications, de rencontrer ses lecteurs. Nous les remercions vivement d’ouvrir un débat dont la Revue de l’histoire des religions est le lieu naturel, puisqu’on y examine en toute indépendance, depuis cent quarante ans, ce que la pensée du religieux fait à la pensée du social.

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Notes

1 Pierre Antoine Fabre, « Les jésuites en théologie, voie d’accès pour une histoire post-confessionnelle de la théologie », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée, 132, 2020, p. 209‑214.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alain Rauwel, « Avant-propos »Revue de l’histoire des religions, 3 | 2021, 419-421.

Référence électronique

Alain Rauwel, « Avant-propos »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhr/11253 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.11253

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Auteur

Alain Rauwel

Université de Bourgogne
a.rauwel[at]wanadoo.fr

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