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Connexion et déconnexion en mode soft, ou comment en situation de non-crise la déconnexion est une reconnexion

Connection and disconnection in soft mode or how in non–crisis situation, the disconnection is a reconnection
Conexión y desconexión en modo « soft » o como en una situación de crisis una desconexión es una reconexión
Isabelle Choquet
p. 124-138

Résumés

Cette contribution tentera de montrer un nouvel aspect du couple connexion/ déconnexion lorsqu’il s’opère en situation de normalité, (c’est-à-dire de non-crise) à travers l’étude de la pratique de la veille 2.0 en entreprise. Nous tenterons de montrer en quoi cette pratique de la veille opère non une exclusion mais qu’elle agit plutôt comme un dispositif qui implique à chaque fois un dispositif de connexion/déconnexion/reconnexion, complexe dans lequel intervient aussi bien le veilleur, que les experts, les communautés de veilleurs 2.0 mais aussi les agencements collectifs de lecture des résultats de la veille ; agencements collectifs de lecture eux-mêmes connectés aux agencements d’écriture (production de rapports, alertes…). L’idée est de montrer que la déconnexion n’est pas synonyme d’exclusion, de mise à l’écart mais bien un nouveau territoire où s’agencent de nouveaux dispositifs de reconnexions à différents niveaux tant en lien avec le corps, qu’avec des communautés plus élargies et d’autres ressources technologiques. Pour approcher cette dynamique nous procèderons par l’analogie avec le mode de fonctionnement de la lecture/relecture dans la pratique de la veille 2.0. En filigrane resterait la question : la déconnexion n’est-elle pas une autre facette de la reconnexion dans un contexte de quotidienneté pour l’homo technicus-nexus…

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Texte intégral

Mise en perspective de la déconnexion

1Un regard vers le passé nous montre que même sans le contexte technologique actuel, la question de la déconnexion a déjà marqué notre environnement culturel. Songeons ici à des déconnexions célèbres qui se lisent comme des « conversions totales et imprévisibles » : Saint François d’Assise et le Bouddha tournant le dos à leur vie de privilégié pour se tourner vers le dénuement et la souffrance humaine… Ces transformations radicales marquent les esprits et s’inscrivent dans l’Histoire.

2L’histoire de l’humanité pointe aussi d’autres phénomènes symboliques que nous pourrions nommer des « déconnexions ». Nous allons essayer de caractériser celles-ci. Ces manifestations sont en lien avec un passé bien établi dans la durée et l’archétype symbolique de leur temps. Voilà qu’après une longue phase d’expansion surgit un événement qui nous est alors donné à lire soit comme une rupture (le phénomène de la Révolution Française marque la fin de l’Ancien Régime ou le premier voyage sur la lune marque l’humanité toute entière) soit comme un clivage qui opère une mise en évidence d’un nous contre un eux implicite ou explicite, faisant ainsi apparaître la déconnexion comme un moment de scission qui ne peut que renvoyer aux extrêmes et s’accompagnant parfois d’une certaine violence comme dans certaines branches du féminisme activiste ou des protagonistes de la guerre civile espagnole par exemple. Cet événement peut aussi se lire comme une bifurcation qui surgit dans un continuum, un rameau fils qui émerge du tronc-père (Serres, 2004) comme les gafa qui issues du capitalisme, le remodèlent fondamentalement par exemple. Ces exemples montrent bien que le concept de déconnexion est au cœur même de notre culture.

3Les notions de connexion et déconnexion nous plongent a priori dans un contexte technologique et, pour les plus âgés d’entre nous, nous avons encore à l’esprit l’image de l’opératrice des ptt qui permettait le contact téléphonique grâce aux branchements des différentes fiches dans son standard téléphonique. Les plus jeunes imaginent quant à eux, certainement plus des adultes les enjoignant de se déconnecter de leurs « prothèses digitales » (Serres, 2015). S’opère déjà ici un renversement de paradigme : pour autant qu’avant le fait de pouvoir être connecté était précieux, aujourd’hui réussir à se déconnecter semble demander un réel tour de force pour certains publics. Emerge ainsi l’idée d’un couple connexion/déconnexion qui semble ne pouvoir fonctionner que sur un mode alternatif mais cela s’observe-t-il partout ? Ne sommes-nous pas déjà, en tant que possesseur d’un portable connecté au réseau, dans la « connexion continue » (Agre, 2001), dans la « mobiquité » (Dalloz, 2009) ?

4Face à cette permanence de la connexion s’observent des pratiques restrictives qui consistent « à restreindre les usages connectés, […] non seulement mises en œuvre par des individus mais aussi par des entreprises » (Prost, Zouinar, 2015) pointant ainsi l’existence d’effets négatifs de la connexion quasi permanente.

5Cette connexion permanente n’est pourtant pas problématique pour les artefacts technologiques lorsqu’ils sont connectés entre eux. En effet, un bref détour par les sciences nous apprend que pour les réseaux électriques par exemple, le système se déconnectera de lui-même lorsqu’il y a surcharge et grâce à la thermodynamique les machines parviennent même à s’autoréguler.

6Ainsi, la connexion/déconnexion des artefacts technologiques entre eux ne semble pas rencontrer de problèmes majeurs dans des conditions normales/moyennes de fonctionnement. Notre interrogation portera sur l’humain, qui quant à lui semble entretenir un rapport beaucoup plus singulier et complexe avec ces notions de connexion/déconnexion. Nous limiterons toutefois notre investigation aux rapports connexion/déconnexion en situation de « normalité », au sens d’un quotidien non pathologique, d’une condition naturelle.

7Suivons un instant la biologie humaine qui nous plonge au cœur du fabuleux réseau veineux à l’intérieur de notre corps. Elle nous indique que, dans le cas d’une petite veine sclérosée qui entraîne des micros-déconnexions, de petits capillaires viennent au secours du parcours veineux et opèrent de micro -reconnexions qui assurent le relais du réseau sanguin. Ici aussi, le système s’autorégule de lui-même dans des conditions normales de fonctionnement et non comme dans le cas d’une artère plus grosse qui se bouche par exemple. Notre corps dans sa composante organique semble donc bien préparé à gérer ces situations de déconnexion/reconnexion en situation normale du système veineux. Mais qu’en est-il au niveau de la charge émotionnelle, des émotions et notamment dans le monde de l’entreprise ?

8Le monde du travail, affecté par un capitalisme effréné, utilise à son bénéfice les tic (technologies de l’information et de la communication). Aujourd’hui, il est de bon ton d’être un travailleur toujours disponible qui comprend les nécessités des lois du marché. Cette disponibilité se traduit le plus souvent par la connexion permanente, où l’outil technologique est bien loin de pouvoir offrir aux travailleurs un peu plus de temps pour eux comme pourrait le laisser croire la logique. Tout le temps dégagé grâce aux machines est « rentabilisé » et affecté à d’autres tâches. Ainsi par exemple : les cadres reçoivent aujourd’hui 10 fois plus d’informations qu’il y a 15 ans (Sauvageol-Rialland, 2013). Le travailleur se sent sous tension permanente et, bien souvent, les technologies qu’il utilise peuvent aussi le contrôler (Felio, 2015). Paradoxe également que cette technologie de la connexion qui génère un vaste réseau de connexions humaines comme les réseaux sociaux d’entreprise (rse) par exemple, qui s’inscrivent récemment dans le cadre de stratégies digitales visant le plus souvent à une évacuation de l’humain au profit des robots (Smith, Anderson, 2014). Ceci amplifie encore les angoisses des travailleurs qui ne savent pas tous comment gérer ces pressions.

9La connexion permanente semble aussi incriminée dans l’accroissement des cas de burnout (Folon, 2015) car elle entraîne une tension chez les travailleurs et ceux-ci finissent par « se griller de l’intérieur » comme des fusibles en surcharge et qui seront vite remplacés par de nouveaux fusibles humains. Face à ces dérives, le droit français a réagi et mis en application depuis le 1er janvier 2017, un droit à la déconnexion dans le monde des entreprises. La mise en application de cette nouvelle législation semble ne pas aller de soi, les cadres ayant déjà souvent développé une sorte d’addiction à la connexion. D’ailleurs, un mot existe pour cela : la nomophobie, qui est l’équivalent d’une anxiété de séparation d’avec son mobile (Karila, Benhaiem, 2013).

10Mais la technologie serait-elle l’unique responsable à incriminer ? En effet, d’autres démarches s’observent aussi chez des individus lambda, dans des conditions de vie qui restent pourtant inscrites dans l’ordre de la normalité. Il est intéressant de voir que dans le cadre de ces « conditions normales », du quotidien, les phénomènes de connexion/déconnexion sont plus complexes, restent reliés entre eux et mettent à jour des relations transversales inédites.

Comment Goethe, homme très connecté socialement, a évité le burnout ?

  • 1 « Voyage en Italie » : œuvre de Goethe qui est le souvenir d’un récit de voyage.

11Pour expliciter cela nous nous pencherons sur l’histoire de Goethe, qui épuisé par ses tâches administratives au service du Duc de Weimar, quitte en catimini le pays et entame son « Voyage en Italie1 » qui durera plus de 4 ans et d’où il ressortira selon ses propres mots comme : « un autre homme ». Au départ de son périple, son esprit semble tellement fatigué qu’il voit à peine Venise et Florence et aspire à arriver à Rome. Arrivé dans la ville éternelle, il est accueilli par le peintre Tischbein et va partager le toit de celui-ci, en compagnie d’autres artistes allemands. Il peut enfin poser ses valises. Tischbein lui fait petit à petit découvrir la ville et Goethe découvre en « réel » toute une cité dont il connaissait déjà les principaux monuments grâce aux tableaux et gravures de son enfance. Cette confrontation avec la « réalité vraie » est pour lui un déclencheur, une reconnexion avec la vie réelle.

12Cette réappropriation n’a pu se faire que par le soutien et la médiation de Tischbein mais aussi des autres artistes allemands qui résidaient dans la même demeure, et qui constituaient une petite communauté. Dans ses écrits, Goethe mentionne aussi combien est importante pour lui, la redécouverte de tous ses sens et il renforce encore cette expérience de la corporéité en escaladant dans la suite de son voyage plusieurs fois un Vésuve secoué par des jets de lave. Durant son séjour, il s’initie aussi à de nouvelles compétences comme le dessin avec le peintre Jacob Philipp Hackert, connu pour ses tableaux représentant les fontaines de Tivoli. Ce personnage est également intéressant dans le cadre de notre recherche car il a une manière toute particulière de « connecter » ses toiles et son public. En effet, il dispose dans quasi la totalité de ses toiles, un cours d’eau. Celui-ci est l’indice spécifique qui agit comme un « connecteur » entre l’artiste et son public ; une sorte de code en quelque sorte, qui offre un autre agencement de « lecture » de la peinture. Retenons donc l’idée du lien entre connexion et lecture, nous l’approfondirons plus loin.

13Revenons au voyage de Goethe : celui-ci poursuivra son périple vers Naples et la Sicile puis reviendra encore quelques temps à Rome et repartira ensuite, après plus de quatre longues années, vers Weimar. Dès son retour au pays, le Grand-Duc réduira ses charges ce qui lui permettra de se concentrer sur son œuvre.

14Sa fuite en catimini est donc plus à comprendre comme un salutaire aller-retour. Goethe illustre ici à merveille la tension et l’épuisement d’un homme écartelé entre ses différentes disciplines académiques et ses fonctions d’homme d’état mais qui dans un dernier sursaut se donne aussi des pistes de guérison, de reconnexion avec lui-même, avec les arts, avec les autres hommes et surtout avec la vie.

15Pour y parvenir, même s’il entreprend lui-même le premier pas, en se mettant en marche vers un nouvel ailleurs, il est aussi soutenu et stimulé par une communauté de pairs, animée par la passion de création et respectueuse de son état de fragilité. Néanmoins, rien ici d’exceptionnel ni d’arrachement brutal, nous sommes plutôt dans la normalité du quotidien avec ce que cela suppose comme contraintes et fatigues pour un esprit encyclopédique sans cesse stimulé par le bouillonnement des connaissances du siècle et les obligations de cours.

16La question de la déconnexion des connexions apparaît donc ici comme un phénomène complexe tout en s’inscrivant dans une presque banale réalité du quotidien. Mais ce quotidien revisité, vécu autrement constitue pour Goethe une seconde naissance. Il accède à cette seconde vie qui n’ouvre pas sur une conversion mais bien sur une vie dégagée qui découvre « une vérité décantée à partir de la vie même » (Jullien, 2017) permettant de reprendre le cours de sa vie et d’exister véritablement. Certes, tout le monde n’est pas Goethe mais ce dernier, à travers cette expérience de reconnexion est profondément moderne, et indique, à travers son comportement, les remèdes pour se sauver soi-même du burnout.

La question de la complexité de la complémentarité du couple connexion/ déconnexion en lien avec les technologies numériques

17Aujourd’hui nous sommes tous devenus des « homo technicus » et, comme le fait remarquer Bernard Stiegler : « L’individuation psychique, c’est-à-dire la manière de devenir ce que je suis, l’individuation collective, la manière dont se transforme la société dans laquelle je vis, et l’individuation technique, la manière dont les objets techniques se transforment, sont inséparables2 ».

18Que se passe-t-il quand l’architecture technique vient bouleverser l’organisation sociale comme dans le web 2.0 ? Quid lorsque les machines toujours connectées entre elles viennent transformer l’organisation sociale mais aussi interroger le fonctionnement traditionnel des entreprises ?

19Ainsi, à l’heure du Slow life et des injonctions à ralentir (Siniscalchi, 2013), est-il possible d’étudier les phénomènes de connexions/déconnexions en lien avec les technologies numériques comme intimement liés, s’inscrivant dans une approche systémique ?

20Bien que la question de la pluralité des attachements et des engagements ne se réduise pas au développement des tic, il reste vrai qu’elle a été fréquemment associée aux problèmes que pose l’action dans des univers très connectés, saturés par les ressources communicationnelles. « Multi-appartenance et multi-connexion entretiennent d’ailleurs un rapport de réflexivité mutuelle » (Licoppe, 2012). 

21La question de la complexité mérite quelques éclaircissements : sous le terme de complexité se retrouvent tous les phénomènes qui échappent à notre entendement et à notre maîtrise. Pour Bernard de Hennin : « La complexité ne se résout pas, elle se constate, s’admet, se travaille. Elle n’est pas une complication de complication qu’il faudrait supprimer ou maîtriser, elle est l’expression du réel que nous ne pouvons jamais contraindre. La complexité comporte toujours l’aléatoire et l’incertain » (de Hennin, 1993, 86). Cette tentative de définition nous semble intéressante car elle met en évidence le rôle de l’observateur qui agit et modifie le système, et ensuite sur les comportements du système qui sont probables et certains. Dans le cas du certain (ce qui est la partie visible du système) celui-ci possède une organisation qui est ordonnée et donc interprétable lors d’une première lecture ; alors que le probable (ce qui est caché) est organisé de manière désordonnée et équivoque et demande quelque chose qui est de l’ordre d’une « relecture ». Ce va-et-vient entre lecture et relecture nous relie à la notion d’usage. Ici encore, on peut observer des usages intensifs et des non-usages des dispositifs technologiques, ces trajectoires n’étant pas linéaires (Granjon, 2010). Pourtant, cette non-utilisation n’est pas à comprendre comme une déconnexion mais plutôt comme une forme d’usage (Prost, Zouiar, 2015) ou de réappropriation.

22Cette notion d’usage que nous venons d’évoquer va de pair avec celle de l’attention. Celle-ci a été définie par William James (1890) comme « la prise de possession par l’esprit, sous une forme claire et vive, d’un objet ou d’une suite de pensées parmi plusieurs qui semblent possibles […] elle implique le retrait de certains objets afin de traiter plus efficacement les autres ». L’attention est donc fondamentale pour nous permettre de synthétiser l’information, réfléchir et prendre du recul dans un monde qui nous sollicite de plus en plus (Bonnefoy, 2017).

23Comment les fonctions neurocognitives vont-elles s’adapter à ce qui apparaît déjà aujourd’hui comme une mutation, mais aussi comme un processus culturel – et c’est cela qui est complexe – en pleine évolution ? La psychologie distingue différents types d’attention (Bonnefoy, 2017) :

  • l’attention sélective qui fera le tri entre plusieurs informations et qui activera à la fois un mécanisme de sélection et d’inhibition,

  • l’attention partagée qui nous permet de faire plusieurs tâches en même temps comme conduire un véhicule tout en discutant avec les passagers,

  • l’attention soutenue qui est nécessaire pour réaliser une tâche de longue durée,

  • l’attention distribuée lorsque nous balayons « un champ perceptuel sans privilégier de zones particulières » (Lachaux, 2013, cité par Bonnefoy, 2017).

24Ces différentes catégories d’attention sont bien entendu sollicitées par le numérique et les chercheurs y trouvent un nouveau terrain d’investigation.

25Marc Crommelinck (2015) s’interroge ainsi sur les mutations que le numérique entraînerait dans notre cerveau. C’est ainsi qu’il suggère que « dans un schéma expérimental simple, le numérique serait la variable indépendante qu’on pourrait faire varier de manière systématiquement contrôlée et la variable dépendante serait la plasticité du cerveau. Il faut évidemment bien cerner ces deux variables pour voir comment on les définit. Est-ce qu’on peut véritablement parler de mutation ? Pourquoi ne pas parler d’innovation ? Les mutations numériques, vous le savez, font partie des grandes mutations culturelles, c’est-à-dire de ces innovations qui apparaissent au cours de l’histoire et qui ont changé de manière radicale la logique du monde. Il n’y a pas beaucoup de mutations de ce type. Quand il y a ces mutations, c’est toute la logique du monde et de nos relations avec le monde qui sont bouleversées. Et face à ces mutations, le cerveau encaisse évidemment. Ce ne sont pas des petites innovations à la marge. Elles sont toujours un mélange subtil à la fois de nouvelles conceptions du monde, de nouveaux savoirs, de nouveaux concepts donc de nouvelles connaissances (tout un volet théorique), mais aussi et surtout probablement de nouveaux savoir-faire, de nouvelles pratiques, de nouvelles techniques (voire de nouveaux outils et le smartphone en est un tout à fait emblématique) ». Dans un tel contexte, de nouvelles connexions s’opèrent dans notre cerveau, d’autres zones sont activées ou désactivées et nombre d’expériences scientifiques montrent que le multi-tasking n’est pas si évident qu’on nous le laisse entendre (Crenshaw, 2008). Néanmoins, il y a des avantages à ne pas être un Shiva digital. Effectivement, un chercheur renommé a mis en lumière que notre cerveau même quand nous avons une impression d’oisiveté, de distraction fonctionne dans un registre nommé le « mode par défaut ». Celui-ci désigne ces instants de vacuité, de rêverie, faits de voyages de la pensée qui va et qui vient. Mais ces mêmes instants permettent de consolider notre mémoire : « On se tourne vers nos pensées, on se tourne vers des informations récentes, auxquelles on a été confronté. Notre cerveau va permettre de faire en quelque sorte une synthèse entre ces informations nouvelles ou relativement nouvelles et des informations plus anciennes. […] C’est un des temps indispensables à la création de notre autobiographie. Si on n’a pas ces moments, notre autobiographie va manquer de pages, mais surtout une cohérence d’ensemble » explique le neurochirurgien Francis Eustache (2014).

26Nous sommes donc en présence d’un processus de fonctionnement coopératif et cumulatif des registres du cerveau où la déconnexion apparente permet en fait un travail qui vise à construire une cohérence, à faire en sorte que nous puissions nous considérer comme un tout. Pour reprendre l’idée du système veineux développée dans l’introduction de l’article, ici le « mode par défaut » représente les milliers de petits capillaires du réseau qui permettent une irrigation de tout l’organisme ou encore le circuit lymphatique.

Hypothèses

27Ces différents éléments abordés, nous souhaiterions dépasser par notre approche la traditionnelle dichotomie connexion/déconnexion pour chercher ce « quelque chose » de dynamique et de transversal qui nous semble être à l’œuvre dans les circonstances « normales » du fonctionnement en réseau. Une sorte de réseau capillaire où différents registres hybrides de connexion sont présents. Le mot « normal » mérite ici d’être rappelé ; il doit se comprendre comme reflétant les situations de non-crise, le quotidien ou l’état naturel du déroulement des choses.

28Notre hypothèse est que les dimensions de connexion/ déconnexion en lien avec les technologies numériques sont intimement liées. Pour démontrer notre présomption nous proposons de les analyser comme un mouvement dynamique de lecture et de relecture, mais où la mise à distance de la relecture, plutôt que d’entraîner une déconnexion, reconnecte instantanément à d’autres agencements. Ces derniers opèrent à leur tour comme des machines connectives venant soit en support soit en interprétation pour cette relecture.

Cas pratique

29Pour tester notre hypothèse, nous aborderons la question de la pratique de la veille 2.0 en entreprise. Celle-ci nous semble un bon terrain d’étude car dans l’imaginaire public, le « veilleur veille » en une sorte d’activité permanente. Il est relié à ses réseaux techniques, ses réseaux sociaux mais aussi à la communauté des veilleurs 2.0.

30Dans son travail quotidien, connexion et déconnexion vont de pair avec une dynamique de lecture/relecture des informations qui nécessitent de la part du veilleur, la mise en œuvre d’une « pensée globale ». Cette pensée, pour trouver toute sa performance et son amplitude doit accepter un temps de latence, une jachère de l’esprit (temps durant lequel les logiciels continuent de travailler) nécessaire à l’élaboration d’une solution. Le veilleur met des filtres, interroge éventuellement d’autres veilleurs, données ou réseaux… Dans ce cas, la déconnexion n’en est donc jamais réellement une ; elle reconnecte à d’autres agencements qui varient selon les contextes.

La veille 2.0 et le web 2.0

31Le terrain de la veille 2.0 est envisagé ici comme un dispositif collaboratif qui nécessite une connexion aux outils, aux autres internautes et à la syntaxe du web. Si nous partons des caractéristiques du web mentionnées par Luc Quoniam et Arnaud Lucien, le web 2.0 serait une connexion de connexions qui s’interpénètrent et interagissent constamment, tel le dispositif d’une poupée russe : « nous retiendrons trois dimensions du web 2.0, résidant d’une part dans son caractère collaboratif, c’est-à-dire reposant sur les contributions des utilisateurs, d’autre part dans son caractère sémantique fondé sur l’interopérabilité entre les informations elles-mêmes grâce aux tags ou métadonnées qui permettent de marquer l’information et d’organiser des interactions techniques entre les applications, enfin sa dimension communautaire implique la constitution de réseaux d’utilisateurs. L’architecture technique bouleverse ainsi les organisations sociales » (2009, 11).

32Par ailleurs dans un environnement 2.0, notre opératrice des ptt évoquée en début d’article est ici remplacée par le flux rss [really simple syndication] qui permet « d’informer l’utilisateur de la mise à jour d’une page en affichant les titres de la page concernée. Les flux rss peuvent être agrégés sur un navigateur web ou bien sur un blog ou toute autre application acceptant le format. Cette méthode évite le travail fastidieux de se rendre sur chacune des pages “surveillées” pour recueillir l’information pertinente. Il est ensuite possible de conjuguer plusieurs agrégateurs et de partager ces fils d’informations afin d’affiner la démarche. Une stratégie de veille au sein d’une organisation pourra être de collationner au sein d’un même agrégateur plusieurs catégories de flux. On pourrait imaginer : une catégorie relative aux clients, une autre relative à la concurrence, à la veille technologique, à l’entreprise elle-même etc. » (Quoniam, Lucien, 2009, 17). Certaines entreprises associent l’action humaine aux outils techniques afin d’optimiser le processus de veille.

Infobésité, angoisse et travail au quotidien 

33Face au déferlement d’informations, le veilleur même aidé des outils de tri, ne peut que bien souvent constater que l’investissement temporel qu’il pourra consacrer à la surveillance du flux des données sera toujours en deçà du réel. Ceci peut générer chez celui-ci une forme d’angoisse suscitant des réactions visant parfois à accumuler et stocker encore plus d’informations afin de lutter contre le sentiment d’être dépassé, déconnecté du réseau, la peur de laisser passer une information vitale… Toutefois, le métier de veilleur permet de se familiariser avec ces peurs et angoisses, voire même de les considérer comme inhérentes à la pratique. Hormis les situations exceptionnelles comme une gestion de crise par exemple, la veille est « une activité de collecte et d’exploitation continue d’informations concernant l’environnement de l’entreprise, de sa marque, de ses produits voire de ses dirigeants » (afnor, 1998).

34Ce processus collectif continu nécessite donc de facto une connexion permanente et concerne les changements susceptibles de se produire dans l’environnement de l’entreprise. Il alimente alors la veille stratégique qui va analyser les impacts de ces changements « dans le but de créer des opportunités d’affaires et de réduire des risques et l’incertitude en général » (Lesca, 1997, 23).

Niveaux de lectures proposés liant connexion et déconnexion pour les veilleurs

35Dans les situations du quotidien, le veilleur effectue une lecture des informations nécessitant à la fois des situations de connexions et de déconnexions mais ces opérations s’impliquent, sont inséparables comme composantes simultanées d’une lecture/relecture au sens d’une recherche d’une information et d’une interprétation de celle-ci. Ce processus de lecture/ relecture mobilise les différentes catégories d’attention qui ont été mentionnées plus haut.

36Ainsi les veilleurs oscillent aussi entre des processus de veille automatique et de veille ciblée. La surveillance automatique pourrait se rapprocher d’une lecture rapide de l’environnement, nécessitant un mode de connexion/ déconnexion particulier : identification et extraction de l’information et remontée de celle-ci vers la surface. Nous serions ici en situation d’une « présence connectée », d’un lien construit à travers un tissu de contacts incessants effectués au moyen de multiples modalités de communication.

37Il peut ensuite s’opérer un approfondissement, une analyse fine de cette information qui va pouvoir se traduire cette fois par une veille ciblée sur un ou des aspects bien spécifiques. Ainsi ces deux modes de fonctionnement sont inhérents à la pratique de la veille. Ceci peut constituer une première sorte de couche de compréhension, un premier niveau de lecture du phénomène liant connexion et déconnexion.

38Un second niveau de lecture peut s’envisager sous l’angle des agencements collectifs de lecture du flux d’information. Les veilleurs y constituent seulement un rouage, un espace de transmission vers des agencements collectifs qui sont eux-mêmes reliés ou dissociés par rapport à des agencements d’écriture qui déterminent alors les degrés de lisibilité ou d’illisibilité d’une information. Ainsi, les veilleurs vont sortir, extraire l’information (la déconnecter de son contexte) pour la reconnecter avec d’autres données. Se constituera alors par assemblage une sorte de puzzle permettant un nouvel agencement, un nouveau territoire pour des données qui se reconnectent et se donnent à lire dans des agencements d’écriture particuliers (tableaux, rapports, alertes…) qui donneront forme et lisibilité à ces données.

39Les veilleurs ne doivent pas être ici considérés dans le traditionnel schéma émetteur/récepteur mais bien plus comme imbriqués les uns aux autres et à leurs agencements de lecture et d’écriture de flux.

40Quant à la dynamique dans laquelle les veilleurs agissent, elle peut se comprendre comme une activité continue, une cohésion entre différents agencements et pouvant fonctionner tels des machines à des régimes différents. Ainsi la veille automatique se poursuit alors que les veilleurs ont fait appel à un expert pour se prononcer sur l’importance d’une donnée qui a retenu leur attention. La veille automatique étant un « flux permanent » duquel le veilleur extrait une information à un moment donné comme un « instant figé » (Safransky, 2015) à faire relire par un expert.

41Ces agencements collectifs de lecture du flux d’information peuvent se comprendre comme des machines qui créent des ajustements ou qui réduisent les dysfonctionnements. En utilisant des tags, les veilleurs et les machines assignent une place à l’information et diminuent ainsi l’entropie ambiante. La relecture opérée sur cette veille « taguée » illustre à la fois l’ajustement opéré et invite par ailleurs le veilleur/lecteur à poursuivre cet ajustement avec ses propres tags ; la relecture permet ici l’ajout de nouvelles connexions, de nouveaux branchements, ramifications qui complexifient ces mêmes agencements. Ce moment de relecture ne peut donc pas se comprendre comme une forme de déconnexion totale du système de veille.

L’écosystème de la veille

42Le concept d’écosystème a été développé par A. Tansley en 1935. Il désigne sous cette appellation l’ensemble des processus interactifs inhérents à tout milieu et insiste sur le rôle déterminant de chaque entité, l’ensemble ne prenant jamais le dessus sur les différents composants. La notion est ainsi mobilisée pour décrire la liberté laissée à chacun, la complexité des niveaux et des formes d’organisation auxquels chacun participe et pour mettre en avant la cohésion de l’ensemble (Labelle, 2013). A l’instar des écosystèmes naturels on retrouve au cœur de l’écosystème numérique de la veille, le mécanisme essentiel de sélection (vote, annotation, commentaire de l’internaute et en contrepartie, le système numérique se configure aux intérêts de ce dernier opérant ainsi une sorte d’ajustement mutuel).

43L’ensemble de tous ces mécanismes sont dans le prolongement l’un de l’autre et pas hiérarchisés comme des instances, ils constituent des modes d’encodage/ décodage et qui fonctionnent selon deux interfaces imbriquées qui déterminent des rythmes et vitesse de lecture, de relecture voire de non relecture.

44La première interface est une prise sur la veille, sur l’information. Elle active le lien sujet/ objet et la lecture est ici exercice de compréhension et s’opère sur un bloc statique d’informations, sur des descriptions. Cette lecture nécessite un temps lent et analyse un instant figé, permettant une conceptualisation.

45La seconde interface est une prise dans l’information, où l’articulation sujet/ objet est plus confuse, on est ici plus dans le flux, dans une lecture très rapide, superficielle pouvant rappeler le fonctionnement « en mode par défaut » laissant parfois filer des éléments qui nourriraient la première interface et constituant ainsi une non-lecture. Cette prise dans favorise les agencements machiniques par rapport aux processus logiques.

46Ces processus ne s’excluent pas, ils s’impliquent mutuellement, sont nécessaires l’un à l’autre. Ils ne sont pas hiérarchisables mais constituent des points de connexion repérables dans la dynamique de la lecture/ relecture. Les vocables sur et dans laissent aussi sentir les différentes modalités d’intensité et de profondeur de la connexion.

Conclusions

47La déconnexion n’est pas que rupture et clivage. Elle n’est pas que numérique, souvenons-nous de « Débranche tout, revenons à nous ! » F. Gall (1984).

48Il est intéressant d’observer que les artefacts technologiques entre eux n’ont pas de souci avec le couple connexion/déconnexion. Notre organisme quant à lui, s’autorégule aussi en situation de normalité. Toutefois, vu le climat de connectivité permanente il est indéniable que le numérique titille nos cerveaux et parvient à les modifier. A ce titre, il est « pharmakon » à la fois le remède et le poison…

49Nous avons choisi d’observer ce qui se passe en situation de normalité, du quotidien et tenté de démontré que pour tout individu connecté, en situation normale, s’opère de micro-déconnexions dont il est ou non parfois conscient, et qui sont des reconnexions.

50Le cas de la veille 2.0 illustre bien qu’il existe différents registres de vitesse dans la dynamique de lecture et relecture des flux. La mise en évidence des prises « sur et dans », opèrent comme des reconnexions alors que l’on pense être en déconnexion.

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Bibliographie

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Agre, P. E, 2001, « Welcome to the always-on world », Spectrum, ieee, 38 (1), 10-13.

Bonnefoy B., 2017, Nature et restauration psychologique, in Fleury C., Prévot A.-C., Le souci de nature, cnrs Editions, 155-163.

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Notes

1 « Voyage en Italie » : œuvre de Goethe qui est le souvenir d’un récit de voyage.

2 Interview de B. Stiegler par Thomas Johnson et Marc Borgers pour Soldes, <http://www.bastamag.net/article2202.html>.

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Pour citer cet article

Référence papier

Isabelle Choquet, « Connexion et déconnexion en mode soft, ou comment en situation de non-crise la déconnexion est une reconnexion »Sciences de la société, 103 | 2019, 124-138.

Référence électronique

Isabelle Choquet, « Connexion et déconnexion en mode soft, ou comment en situation de non-crise la déconnexion est une reconnexion »Sciences de la société [En ligne], 103 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sds/10158 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sds.10158

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Auteur

Isabelle Choquet

Chargée de cours, ichec Brussels Management School et chercheur associée au mica, Université Bordeaux Montaigne.
isabelle.choquet[at]ichec.be

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