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AccueilNumérosVol. 62 - n° 3Comptes rendusGwenaële Rot, Planter le décor. U...

Comptes rendus

Gwenaële Rot, Planter le décor. Une sociologie des tournages

Les Presses de Sciences Po, Paris, 2019, 372 p.
Samuel Zarka
Référence(s) :

Gwenaële Rot, Planter le décor. Une sociologie des tournages, Les presses de Sciences Po, Paris, 2019, 372 p.

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Mots-clés :

Cinéma, Travail artistique
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Crédits : Presses de Sciences Po

1Cet ouvrage, fruit d’une recherche qui s’est déroulée sur dix ans, propose de restituer la fabrique des films sous l’aspect d’un « espace acté ». De la recherche d’un lieu à l’investissement de ce lieu par les comédiens et l’équipe de tournage, l’enquête de Gwenaële Rot va nous montrer la manière dont l’espace filmique a été préalablement envisagé, comparé, négocié, décoré et autres opérations de tri et de définition. De manière contre-intuitive, le tournage proprement dit n’est donc pas analysé d’emblée, mais au terme d’un parcours en cercles concentriques, restituant l’entrelacs des critères économiques, techniques et artistiques dans les processus décisionnels.

2L’ouvrage, composé de huit chapitres, s’appuie sur un matériau principalement constitué d’entretiens (avec des technicien·nes ou des représentant·es institutionnel·les) et d’observations de tournage. Une large place est laissée à la description des modalités de travail, ponctuée de relevés ethnographiques. L’analyse recourt à une conceptualisation héritée de la sociologie des organisations et d’une sociologie de l’activité attentive au rôle des personnels de renfort. En outre, l’ouvrage emprunte à une bibliographie remarquablement riche et diverse, allant de la sociologie de la traduction à la théorie du cinéma, en passant par la poétique de Gaston Bachelard. Les écrits professionnels, comme les carnets de notes des scriptes, sont aussi mis à contribution.

3La première partie de l’ouvrage s’attache à montrer que l’offre de lieux pour les tournages est structurée par les politiques d’« attractivité des territoires » : qu’elles soient régionales ou nationales, les commissions du film s’affrontent dans un « marketing territorial » pour attirer les productions, en jouant sur les décors naturels, les infrastructures et les incitatifs financiers (subventions, crédits d’impôt). En outre, la recherche d’un lieu pertinent pour un tournage suppose généralement la coopération de représentants locaux (comme les municipalités), sensibles aux « enjeux d’image ».

4Les studios participent aussi de cette offre de lieux, que ce soit pour la phase de préparation des films, la construction de décors ou le tournage de certaines séquences (chapitre 2). Ils se présentent ainsi comme des prestataires polyvalents, en dépit de leur fragilité économique endémique, en France particulièrement (coût des loyers, spéculation immobilière). Aux studios font pendant les décors en extérieur, dits aussi « naturels », comme des édifices publics, des appartements privés, etc. (chapitre 3). À nouveau, l’autrice insiste sur la « professionnalisation de la location », en particulier lorsque ces décors naturels font l’objet de demandes fréquentes (par exemple le château de Versailles). Enfin, l’autrice évoque, pour certaines productions, le choix d’investir des friches industrielles, constituant en quelque sorte le degré zéro du studio.

5Au sein d’une offre de lieux en mutation sur les plans topographique, technique et gestionnaire, choisir la localisation d’un tournage se fonde ainsi sur des critères pragmatiques, sans être pourtant réductible à un calcul de coûts, comme le montre la deuxième partie de l’ouvrage. Celle-ci nous situe du côté de l’équipe de préparation, dans le sillage d’une figure professionnelle peu connue du grand public, le « repéreur » (chapitres 4 et 5). Spécialiste apparu dans les années 1990, le repéreur (ou la repéreuse) endosse une fonction de prospection, s’appuyant sur une « compétence visuelle » qui lui est spécifique. Le lieu n’est plus seulement saisi dans son accessibilité, mais comme support d’un imaginaire, moyennant généralement un travail de décoration à venir. Au fil de son itinérance, il revient au repérage d’envisager la pertinence de différents lieux possibles, jusqu’à leur confrontation au réalisateur ou à la réalisatrice et plus largement aux différents corps de métier qui y interviendront, des décorateurs et décoratrices aux graphistes mobilisés après le tournage.

6Dans sa troisième partie, l’ouvrage s’intéresse au lieu une fois choisi. C’est alors la régie qui entre en scène afin de « borner l’espace » et d’assurer la bonne relation entre le tournage et son environnement (stockage, circulation, voisinage, etc. ; chapitre 6). Parallèlement, la décoration engage la mise en forme du lieu en un espace signifiant, qui permette au spectateur de s’orienter (chapitre 7). Que l’activité revête l’aspect d’un « chantier du BTP » ou, à l’extrême inverse, se limite à l’accessoirisation d’un décor naturel, elle entretient un rapport étroit avec la définition de la lumière du film et anticipe les apports à venir de l’imagerie numérique (via des fonds verts). C’est seulement lors de ce parachèvement du décor en postproduction que le réalisateur pourra ressaisir, pour la modifier ou la compléter, l’image filmée comme matériau composite, issu des interventions des différents segments de l’équipe.

7Au terme de son mouvement en spirale, Gwenaële Rot mène finalement son lecteur ou sa lectrice sur l’espace circonscrit d’un décor constitué, livré à l’appropriation de l’équipe de tournage proprement dite et à la « familiarisation » des comédien·nes (chapitre 8). Cet espace se donne ainsi comme « géographie » à la fois pratique et symbolique. Des conflits de territoire y sont possibles, du fait de la « coprésence de différents corps de métier sur un plateau ». Toutefois, l’action collective y est généralement polarisée par l’ambition « de contribuer positivement à la fabrication d’un produit unique ». D’ultimes ajustements y sont improvisés (plans, axes, focales, effets de sens, etc.). Au cœur de cette « orchestration », l’autrice insiste en particulier sur le regard de la scripte, à laquelle « incombe le contrôle de l’ensemble de la continuité » filmique et, par ricochet, de la manière dont l’équipe et les comédiens se saisissent du décor.

8Ainsi, l’ouvrage de G. Rot parvient à rendre compte d’un processus organisationnel affectant tous les projets de films, tout en faisant apparaître les conditions d’aménagement spatiaux propres à chacun d’entre eux. Le point d’ancrage du propos dans la fabrique du décor permet de mettre en scène les interactions entre les différents départements techniques ou technico-artistiques. Si l’ouvrage pêche par un excès de détails ou de redites, les différentes synthèses égrainées au fil du propos en dégagent les progressions.

9Toutefois, les partis pris de l’autrice induisent certains questionnements. La centralité qu’elle accorde à la fabrique de longs métrages de fiction pour le cinéma (et plus secondairement aux fictions audiovisuelles) met de côté ce qu’il en est des modalités de fabrication d’autres produits, souvent moins nobles : publicités, films d’animation ou encore séries à gros budget en plein essor depuis plusieurs années. Plus globalement, les fenêtres comparatives sur d’autres processus de production, évoquées ici ou là par l’autrice (avec l’automobile par exemple), créent des ouvertures stimulantes, dont le développement permettrait peut-être de mieux appréhender les spécificités d’une industrie de prototypes à vocation esthétique.

10Par ailleurs, le primat de l’espace, constituant la pierre de touche de sa construction, conduit l’autrice à mettre de côté d’autres dimensions de l’organisation économique du cinéma et leur effet sur le tempo de la production. En effet, l’environnement économique des tournages est irréductible à la concurrence des territoires, puisqu’il inclut, par exemple, la vitesse de rotation des films en salle, poussant à l’inflation du nombre de productions par an et de manière corollaire à la réduction du temps alloué à chacune d’entre elles. C’est ainsi que la pression sur le temps constitue un motif récurent de discussion au sein des associations professionnelles de techniciens, que cette pression se manifeste par l’extension et l’intensité des journées de travail ou par la mise en cause de la qualité du travail. Enfin, le centrage théorique sur le film comme espace a pour effet de marginaliser l’analyse des étapes technico-artistiques au regard desquelles l’objet filmique se présente peut-être avant tout comme un rythme, en particulier le montage (image, son, paroles), le bruitage et le mixage. Reste que par sa rigueur et sa méthode d’exposition, cet ouvrage constitue indéniablement une contribution innovante dans l’appréhension du fait cinématographique contemporain en France.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Samuel Zarka, « Gwenaële Rot, Planter le décor. Une sociologie des tournages »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 62 - n° 3 | Juillet-Septembre 2020, mis en ligne le 12 septembre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/33652 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.33652

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Auteur

Samuel Zarka

Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE)
UMR 3320 CNAM et CNRS
2 rue Conté, 1LAB40, 75003 Paris, France
Samuelzarka2[at]gmail.com

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