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AccueilNumérosVol. 62 - n° 4Comptes rendusAlexis Cukier, Le travail démocra...

Comptes rendus

Alexis Cukier, Le travail démocratique

Presses universitaires de France, Paris, 2018, 248 p.
Esteban Martinez
Référence(s) :

Alexis Cukier, Le travail démocratique, Presses universitaires de France, Paris, 2018, 248 p.

Texte intégral

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Crédits : PUF

1Adoptant une posture de critique politique visant le régime néolibéral de mobilisation de la force de travail, Alexis Cukier examine dans cet ouvrage de philosophie sociale les modèles théoriques, les enjeux politiques et les expériences qui permettent de concevoir le projet d’un possible travail démocratique, entendu comme un projet de transformation du travail et de l’ensemble de la société. La première partie de l’ouvrage s’appuie sur les analyses critiques des formes contemporaines de l’organisation du travail pour étayer le diagnostic d’un processus de dé-démocratisation néolibérale du travail. Sous l’effet conjugué des politiques gestionnaires, de la restructuration des entreprises et de la priorité donnée à la valeur actionnariale, la délibération collective sur le sens du travail paraît empêchée, la décision impossible malgré les discours managériaux valorisant l’autonomie et les compétences, et l’action collective désorganisée en raison de l’individualisation du travail et de l’affaiblissement des solidarités. C’est, dès lors, la catégorie d’aliénation (subjective, objective, sociale) qui permet le mieux de rendre compte des effets des nouveaux modes d’organisation et de mobilisation du travail sur l’expérience sociale des travailleurs, « dans la mesure où elle met en relief l’enjeu de la dépossession de leur pouvoir dans l’entreprise » (p. 40). Ces critiques sont politiques au sens où elles mettent en cause la légitimité du pouvoir gestionnaire et les effets de l’organisation du travail sur les rapports sociaux dans l’entreprise et, au-delà, dans la société.

2Partant de la thèse de la centralité politique du travail, en un sens dynamique selon lequel il est un instrument privilégié de la reproduction et de la transformation des institutions et des rapports sociaux, la deuxième partie de l’ouvrage ouvre la discussion sur les ressources théoriques permettant d’envisager les processus de démocratisation du travail et de l’ensemble de la société à partir de la confrontation des paradigmes de la lutte des classes et de la démocratie industrielle. Dans la perspective marxienne, les possibilités d’une réorganisation démocratique du travail apparaissent conditionnées par la transformation révolutionnaire des rapports sociaux de production. C’est, de ce point de vue, à travers la lutte des classes menée au niveau des institutions politiques et capitalistes que l’on peut chercher à démocratiser le travail. Il faudrait donc commencer par abolir la propriété privée des moyens de production. Dans la perspective de la démocratie industrielle (ou démocratie sociale), les transformations démocratiques du procès et de l’organisation du travail sont perçues comme un préalable nécessaire à la démocratisation de la société. Ce paradigme recouvre en réalité deux approches jugées tantôt complémentaires, tantôt contradictoires : celle de la participation directe des travailleurs aux prises de décisions dans le champ de l’organisation du travail (management participatif) et celle de la participation indirecte des travailleurs via la médiation syndicale qui renvoie au champ de la négociation collective. Les travaux de Karl Korsch sur les conseils ouvriers allemands du début du XXe siècle sont alors mobilisés comme une tentative théorique d’articulation entre la socialisation de l’économie « par le haut », effectuée au moyen des institutions politiques, et de socialisation « par le bas » construite au moyen du travail.

3La troisième partie de l’ouvrage, consacrée aux enjeux politiques du travail, examine plus avant les possibilités de dépasser l’antinomie entre les paradigmes de la lutte des classes et de la démocratie industrielle à partir des approches contemporaines du travail démocratique issues du féminisme matérialiste, de l’écologie politique et de la théorie des communs. En intégrant le travail domestique dans l’analyse, la critique féministe permet d’éclairer la portée politique du concept de travail en dévoilant sa fonction de (re)production des rapports sociaux. Ce faisant, elle permet aussi de reformuler la perspective du travail démocratique à travers la critique tout à la fois de la division sexuée du travail au sein des organisations et des institutions politiques du système patriarcal. De même, par sa critique du productivisme, le mouvement de l’écologie politique constitue un apport décisif à l’analyse du procès de travail et de ses conséquences sociétales, en ce sens qu’il conduit nécessairement à questionner les finalités du travail. Le courant de l’écosocialisme plus précisément, en se détournant tout autant de la perspective d’un « capitalisme vert » que du discours sur la « décroissance », est en mesure d’associer, d’une part, la planification démocratique de l’activité productive dans la perspective d’une transition écologique et de préservation de l’environnement et, d’autre part, la transformation des conditions de travail et du temps de travail dans un sens favorable à la santé des travailleurs. Ce sont encore davantage les théories politiques du commun qui, en réactualisant cette notion historique, permettent de clarifier les normes démocratiques de la critique du travail. À la suite de Pierre Dardot et Christian Laval, les propositions théoriques et pratiques qui en découlent embrassent deux dimensions, étroitement articulées. Elles portent sur l’institution d’une « entreprise commune » gouvernée démocratiquement, impliquant pour les « producteurs » des droits de participation à la fonction du travail, et tout particulièrement la nécessité de remettre au cœur des revendications syndicales la question de l’organisation du travail comme seule réponse possible aux stratégies du management néolibéral. Mais, dans la perspective tracée par le socialisme associationniste et le communisme des conseils, elles s’étendent par-delà les frontières de l’entreprise à l’ensemble de la vie sociale, à l’échelon des entités politiques territoriales, où les droits à la décision démocratique seraient attachés à un statut du travailleur élargi au citoyen, consommateur et usager, dans une logique de co-production des biens et des services.

4Dans la quatrième partie, l’auteur examine des expériences concrètes qui ont tenté d’allier un projet de démocratie économique et de démocratie politique, à travers la figure du travailleur-citoyen. Trois formes idéal-typiques s’en dégagent, mêlées dans la pratique : les coopératives de travail quand elles parviennent à limiter le pouvoir économique et politique des propriétaires ; les pratiques autogestionnaires des collectifs de travail, dans la mesure où celles-ci permettent de dépasser la perspective co-gestionnaire et constituent l’aboutissement des pratiques de « contrôle ouvrier » ; enfin, les conseils de travailleurs dont la visée, au-delà de la prise de contrôle des entreprises, est de s’organiser en contre-pouvoirs politiques en se substituant aux institutions de la démocratie libérale. Que ce soit en raison de leur portée limitée ou parce qu’elles sont controversées et situées historiquement, ces expériences ne se prêtent pas à la généralisation, mais elles permettent « de poser le problème d’un possible travail démocratique » (p. 233) où chaque collectif de travail pourrait contribuer au processus de démocratisation de la société. Cela implique de transformer les structures du pouvoir, tant au niveau de l’entreprise, par l’instauration de « conseils d’entreprises » où chaque membre disposerait d’un droit de décision égal, qu’au niveau de la filière d’activité (conseils économiques) et au niveau territorial (conseils sociaux). La proposition consiste in fine à remplacer les organes de gouvernement de l’entreprise et de la société propres à la démocratie libérale par ceux d’une démocratie « conseilliste » à même de porter le projet émancipateur d’un travail démocratique.

5En pensant le travail comme une question politique et en réaffirmant sa centralité dans les sociétés contemporaines, Alexis Cukier contribue à alimenter le débat théorique sur la possibilisation d’un dépassement du statut de subordination et de dépendance relative des salariés qui marque les rapports sociaux de travail dans le mode de production capitaliste. D’une part, à l’encontre des propositions de démocratisation du travail trop souvent rabattues sur l’entreprise, qu’il s’agisse des impasses de la cogestion et du bicaméralisme ou des illusions du management participatif, il préconise l’instauration d’un statut politique de citoyenneté au travail fondé sur de nouvelles institutions aux échelons articulés de l’entreprise, de la filière économique et des territoires. D’autre part, dans le prolongement des réflexions sur les orientations idéologiques des syndicats, il invite à élargir la capacité d’intervention des travailleurs dans le champ de l’organisation du travail et à y intégrer les préoccupations portées par les mouvements sociaux féministes, écologistes et citoyens. Cependant, cet essai de philosophie sociale laisse largement ouverte la discussion sur les stratégies et les forces politiques, sociales — et singulièrement syndicales — susceptibles de réaliser la transition vers des institutions du travail démocratiques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Esteban Martinez, « Alexis Cukier, Le travail démocratique »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 62 - n° 4 | Octobre-Décembre 2020, mis en ligne le 12 décembre 2020, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/35802 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.35802

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Auteur

Esteban Martinez

Centre METICES (Migrations, espaces, travail, institutions, citoyenneté, épistémologie, santé),
Université Libre de Bruxelles, Institut de Sociologie
44, avenue Jeanne, 1050 Bruxelles, Belgique
emartin[at]ulb.ac.be

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Droits d’auteur

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