Alexandre Mathieu-Fritz, Le Praticien, le patient et les artefacts. Genèse des mondes de la télémédecine
Alexandre Mathieu-Fritz, Le Praticien, le patient et les artefacts. Genèse des mondes de la télémédecine, Presses des Mines, Paris, 2021, 326 p.
Texte intégral
Crédits : Presses des Mines
1Consistant « en la réalisation d’actes médicaux à distance du patient grâce à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication » (p. 11), la télémédecine soulève des enjeux qu’Alexandre Mathieu-Fritz entend analyser, d’abord, en termes de travail concret. Mais l’auteur n’en reste pas au niveau des pratiques, et explore comment les transformations des activités, par l’intermédiaire du rapport que les professionnels entretiennent avec leur travail, engendrent une transformation des dynamiques professionnelles. Cette perspective d’enrichissement de la sociologie des groupes professionnels par une sociologie de l’activité offre une alternative précieuse à la façon dont les politiques publiques entendent transformer le travail sans questionner l’activité.
2Une première partie propose une sociogenèse de ces dispositifs alliant une description historique du contexte politique et institutionnel de leur développement et l’exposé du cadre théorique de l’ouvrage. L’ensemble s’avère alors utile pour mettre en perspective l’extension actuelle de la télémédecine à la suite de l’épidémie de Covid-19. Le livre repose ensuite sur un socle empirique constitué de deux enquêtes : la première, qui fait l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage, permet de questionner la coopération entre médecins gériatres et spécialistes mis en coprésence via un dispositif de téléconsultation ; la seconde, traitée dans la partie 3, porte sur une plateforme en ligne offrant à des expatriés la possibilité de réaliser des psychothérapies et permet de documenter les transformations de la relation thérapeutique à distance.
3L’enquête sur le dispositif de coopération, nommé Télégéria dans le livre, a été menée de la phase d’expérimentation à la mise en œuvre routinisée, jusqu’à son abandon. Déplier ces séquences permet à l’auteur d’éclairer le processus de construction progressive des règles d’usage du dispositif. Il met au jour quelques conditions de réussite, comme la nécessité d’un travail d’enrôlement et la caractéristique singulière de son instigateur impliqué à la fois dans son déploiement au niveau de la profession et à l’échelle de son fonctionnement quotidien — cette personne incarnant en quelque sorte le cadre théorique de l’ouvrage qui se veut attentif aux aspects concrets du travail comme aux dynamiques professionnelles plus générales. Il faut enfin ajouter le rôle clé de l’assistante de télémédecine, aide-soignante, dont l’effort de fluidification in situ consiste en un travail d’articulation complexe entre les activités des médecins spécialistes, des patients et des gériatres et personnels paramédicaux de l’hôpital gériatrique.
4Cette première enquête éclaire les logiques de collaboration en actes, à partir d’une enquête par entretiens et par observation directe des pratiques. L’auteur montre que la mutualisation des connaissances cliniques et théoriques génère une densification des échanges entre professionnels et, par suite, des décisions plus collégiales. Le fait qu’il ne soit pas nécessaire de faire déplacer le patient engendre une extension du domaine d’activité des spécialistes. Cette transformation ne va néanmoins pas nécessairement dans le sens d’une amélioration mécanique de la prise en charge, la personne du patient courant le risque de s’effacer derrière les échanges densifiés entre professionnels.
5Si, d’un côté, le dispositif engendre une coopération accrue, de l’autre il réactualise aussi des logiques de subordination inhérentes au monde médical entre des praticiens placés à des niveaux très différents de la hiérarchie hospitalière. Ce qui se délègue ici, ce n’est pas le sale, mais le vrai boulot. Pour le délégataire, c’est alors l’occasion de monter en compétence, mais toujours sous le contrôle continu et informel des pratiques exercé par le spécialiste.
6La seconde enquête est fort différente, puisqu’elle porte sur des psychothérapeutes rencontrés en entretien, sans qu’il ait été possible de les observer en situation. Ces psychologues et ces psychiatres effectuent des téléconsultations via une plateforme en ligne, rebaptisée Télé-med. Très peu équipées matériellement, ces consultations abritent « des activités interactionnelles verbales dyadiques [...] reproduisant, tout en les modifiant, les principales conditions de l’échange traditionnel face-à-face » (p. 187-188). Le rôle central joué par le langage dans la démarche thérapeutique permet alors d’approfondir la question de « ce que ces usages font aux pratiques professionnelles, à la démarche psychothérapeutique et aux interactions qui la constituent, ainsi qu’à l’organisation du travail » (p. 183).
7L’auteur montre comment le cadre thérapeutique est fragilisé par l’affaiblissement des prises sensorielles et para-langagières habituellement mobilisées en situation. Des épreuves surgissent et peuvent constituer une entrave au travail bien fait, pouvant aller jusqu’à des « renoncements importants sur le plan des pratiques professionnelles » (p. 226). Cela dit, ces épreuves perdent en intensité à mesure que les praticiens apprennent à mobiliser des stratégies de compensation des sens affaiblis. D’inattendues « vertus paradoxales de la distance » sont même pointées : la parole des patients est libérée, et les praticiens peuvent expérimenter des voies peu empruntées en contexte de coprésence.
8À la relative homogénéité de cette population de patients expatriés, correspond une variété des orientations thérapeutiques des membres du réseau qui donnent à voir le monde de la psychothérapie en miniature. Le sociologue peut alors montrer comment les pratiques sont différemment transformées par ces artefacts selon l’orientation des praticiens, ceux qui pratiquent des thérapies comportementales et cognitives renonçant moins à leurs pratiques professionnelles typiques que les psychiatres d’orientation psychanalytique.
9Enfin, ces outils transforment ce marché des soins et la façon dont s’apparient l’offre et la demande. Il faut se constituer une identité numérique, ce qui ne va pas de soi pour les praticiens qui repèrent dans ces pratiques en ligne les signifiants des sites de rencontre, et que l’auteur analyse comme « un phénomène d’endogénéisation des pratiques professionnelles dans les standards du e-commerce » (p. 237).
10Le livre refermé, apparaissent quelques résultats transversaux aux terrains étudiés. Le premier concerne l’entrée dans le dispositif. Chez les praticiens qui s’y engagent, l’évaluation de l’intérêt du patient joue un rôle clé, de même que la valorisation de nouvelles pratiques et d’une attitude expérimentale ajustées à la croyance que le monde de demain sera numérisé. Par contraste, d’autres y voient une déviance vis-à-vis des doctrines professionnelles plus traditionnelles. Les controverses sont sans doute plus vives dans le cas de Télé-med, et une analyse des échanges dans la presse professionnelle ou lors des congrès permettrait peut-être de contrebalancer l’histoire par le droit relativement apaisée relatée dans la première partie consacrée au contexte dans lequel s’inscrit la genèse de la télémédecine.
11Dans cette optique, on peut faire l’hypothèse que l’épidémie de Covid produira des changements durables. La crise sanitaire a institué, bien au-delà des espaces précurseurs, une « télémédecine de guerre » dont on peine encore à mesurer les conséquences pour la médecine du XXIe siècle. Le livre, qui offre ainsi une analyse précieuse d’une période récente mais déjà ensevelie par la vague épidémique, éclaire les questionnements pratiques des premiers utilisateurs. L’énigme d’une généralisation rapide d’un processus pourtant complexe invite à prolonger les enquêtes sur ces terrains, et sur d’autres. Par exemple, on peut se demander si la Covid-19 a impliqué que Télé-med et ses concurrents développent une offre de service au-delà des expatriés, par exemple auprès des entreprises via les organismes d’assurance complémentaire. Le cas échéant, il reste à documenter les difficultés nouvelles posées par prise en charge d’une très large population salariée, ouvrant alors à une plus grande variation dans les pathologies traitées que la condition d’expatriés.
12L’ouvrage contribue enfin à renouveler le problème classique de l’incertitude en médecine, qui se trouve amplifié dans le contexte de la téléconsultation : des praticiens peinent à attribuer les difficultés rencontrées à la complexité du cas ou au dispositif lui-même. Ce dernier rend en effet problématiques les relations avec les patients, les médecins étant privés de leurs sens pour poser un diagnostic ou pour accomplir des rites de civilité centraux dans les psychothérapies. Au-delà de l’incertitude diagnostique, les effets du travail par écran interposé se mesurent dans la capacité à capter l’attention et dans la fatigue générée par l’effort de concentration réclamé par une écoute plus vive.
13Ces artefacts transforment tout autant le travail médical que son organisation : « La télémédecine ne constitue pas une nouvelle thérapeutique, mais une nouvelle configuration organisationnelle et technique de la pratique médicale et soignante » (p. 290). D’ores et déjà, ses effets se donnent à voir en matière de segmentation de la profession médicale, ses frontières se reconfigurant entre spécialités, entre médical et paramédical, et entre médecine hospitalière et médecine de ville. Somme inédite sur la genèse des mondes de la télémédecine, l’ouvrage d’Alexandre Mathieu-Fritz est d’une grande portée pour analyser ces artefacts que la crise sanitaire a introduits dans nos vies.
Pour citer cet article
Référence électronique
Romain Juston Morival, « Alexandre Mathieu-Fritz, Le Praticien, le patient et les artefacts. Genèse des mondes de la télémédecine », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 1-2 | Janvier-Juin 2022, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41214 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41214
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