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Comptes rendus

Sarah Abdelnour et Dominique Méda (dir.), Les nouveaux travailleurs des applis

Presses universitaires de France, Paris, 2019, 128 p.
Aurélien Acquier
Référence(s) :

Sarah Abdelnour et Dominique Méda (dir.), Les nouveaux travailleurs des applis, Presses universitaires de France, Paris, 2019, 128 p.

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Crédits : Presses universitaires de France

1Coordonné par Sarah Abdelnour et Dominique Méda, cet ouvrage synthétique de 128 pages explore les transformations du travail induites par l’émergence d’un capitalisme de plateforme. Il réunit les contributions de chercheuses et chercheurs en sociologie et droit du travail, membres d’un groupe travail initié dans le cadre d’un programme de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et intitulé « Fragmentations du travail, marchandisation du travail à-côté : le capitalisme de plateforme et ses impacts sociaux ». L’ouvrage accorde une place centrale à la question organisationnelle et aux relations économiques et sociales qui s’y déploient. Le capitalisme de plateforme est envisagé comme un modèle économique et une nouvelle forme organisationnelle, dont l’ouvrage s’attache à dessiner les contours. Comme le rappelle Sarah Abdelnour dans l’introduction, « derrière le cas exemplaire d’Uber se profile en effet un modèle économique dans lequel les entreprises prennent la forme de plateformes numériques et jouent le rôle d’intermédiaires entre clients et prestataires de services, entre demandeurs et offreurs de travail » (p. 7).

2Le chapitre introductif de Sarah Abdelnour et la postface de Dominique Méda explorent les promesses et désillusions du capitalisme de plateforme. L’ouvrage se découpe en cinq chapitres, qui tracent les contours et délimitent les frontières du capitalisme de plateforme — notamment par rapport à l’économie collaborative et l’économie sociale et solidaire (Diane Rodet) —, l’envisagent comme un nouveau mode de sous-traitance et de résurgence du « tâcheronnat » (Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo Santos), explorent les formes de marchandisation du loisir induites par le numérique (Anne Jourdain et Sidonie Naulin), les logiques de résistance dans l’économie de plateforme (Sarah Abdelbour et Sophie Bernard) et les contentieux juridiques (Hélène Nasom Tissandier et Morgan Sweeney).

3Dans son ensemble, l’ouvrage fournit une très bonne introduction et synthèse aux travaux sur les rationalisations du travail induites par le capitalisme de plateforme. Quels enseignements centraux se dégagent de l’ouvrage ? À travers plusieurs enquêtes empiriques et analyses, les différents chapitres dénoncent le caractère illusoire d’une vision idéalisée des plateformes envisagées comme de simples intermédiaires neutres. Cette conception, souvent mobilisée par les plateformes elles-mêmes dans leurs stratégies institutionnelles auprès des régulateurs et de leurs publics, est ici largement remise en question. En soulignant les dimensions politiques et les rapports de domination, ainsi que les déséquilibres structurels qui se jouent dans la production et l’appropriation de la valeur associées à ce nouveau système organisationnel, l’ouvrage cherche résolument à prendre ses distances avec les promesses d’une économie collaborative, et à montrer comment ces formes d’organisation accroissent les inégalités et sont source d’aliénation. Si ce constat n’est pas totalement nouveau, l’ouvrage fournit une bonne mise en perspective des débats et des enjeux.

4D’autres éléments se dessinent à la lecture des différents chapitres. En particulier, l’émergence du capitalisme de plateforme induit de nombreux déplacements et hybridations, un renouvellement des catégories établies et des frontières classiques qui induisent des transformations profondes des rapports de travail. Ainsi, comme le montrent Anne Jourdain et Sidonie Naulin, les frontières entre les sphères du travail, du loisir et du non-travail s’étiolent. De même, Sarah Abdelnour et Sophie Bernard montrent comment les mouvements sociaux, les dynamiques collectives et les formes de revendication sont en renouvellement, empruntant tout autant que rejetant la voie syndicale traditionnelle. Enfin c’est la grammaire de la régulation qui se trouve re-questionnée. Par exemple, le chapitre d’Hélène Nasom Tissandier et Morgan Sweeney montre comment la question du statut indépendant et non-salarié des travailleurs et travailleuses est envisagé sous différents angles selon les pays : dans le droit français, le statut d’entrepreneur et d’indépendant tend à être défini à travers le critère de la non-subordination. D’autres pays envisagent cette question à travers les capacités des entrepreneurs : sont-ils aptes à conduire leur activité indépendamment de la plateforme, notamment via un portefeuille de clients ?

5En miroir de ces multiples hybridations et redéfinitions, l’enjeu pour saisir ces formes d’innovation et de décloisonnement se situe également sur le terrain conceptuel et académique. À ce titre, et compte tenu de l’extension managériale qui accompagne l’essor des plateformes — à travers notamment l’extension de dispositifs d’évaluation et de surveillance — ainsi que du rôle central des algorithmes en tant qu’outil d’organisation et de gestion du travail, l’ouvrage aurait sans doute gagné à engager un dialogue avec des perspectives interdisciplinaires au-delà de la sociologie, du droit et des sciences politiques. Il existe en effet des perspectives à la fois très complémentaires et convergentes de celles initiées dans l’ouvrage dans le champ de la théorie des organisations et du management : on peut ici citer les travaux de Christophe Bénavent (2016) qui explore la dimension organisatrice et politique centrale des algorithmes, ou ceux de Kristine M. Kuhn et Amir Maleki (2017), qui mettent en évidence différents types de relations entre travailleurs et plateformes et peuvent fournir un éclairage pertinent pour la compréhension du fonctionnement des plateformes et leur régulation.

6Dans cette perspective, si le lecteur familier des théories des organisations ne peut que souscrire à l’approche retenue par les autrices et auteurs d’explorer la dimension organisationnelle et structurelle des plateformes numériques ainsi que leurs implications en termes de travail et de régulation, une analyse plus systématique de la diversité des plateformes étudiées aurait sans doute enrichi et complété l’analyse. En effet, il existe une grande diversité organisationnelle et de situations de travail entre les plateformes de micro-tâches, de chauffeurs, de chefs à domicile ou de partage de passions via un blog. Alors que l’ouvrage tend à considérer ces différentes formes comme autant de manifestations du travail de plateformes, cette diversité pourrait inviter à une approche plus fine et empirique, explorant la diversité des situations de travail, des ressources et des rôles des plateformes.

7Ainsi, même si l’ouvrage s’intéresse aux nouveaux travailleurs des applis, la démarche retenue n’est pas directement centrée sur l’analyse des situations de travail, l’activité, l’expérience subjective des travailleuses et travailleurs, leurs profils et compétences. Elle porte plus sur les implications de ces nouvelles organisations du point de vue des dynamiques d’externalisation, des implications juridiques et de leur idéologie. Du fait de l’angle retenu, de même que de la variété des plateformes étudiées, l’ouvrage est complémentaire des perspectives sur les « micro-travailleurs du clic » ou du digital labour (perspective creusée par Antonio Casilli notamment), même si les conclusions sont globalement convergentes. Pour approfondir les transformations concrètes du travail, on aimerait en savoir plus sur le profil et l’expérience subjective des travailleuses et travailleurs, leurs capacités, compétences et ressources, leur usage des outils, des solidarités et des identités professionnelles, explorant ce qui leur permet de mener (ou non) à bien leur activité, dans une perspective d’ergonomie du travail. À ce titre, l’un des points qui émergent de la lecture de l’ouvrage concerne la grande ambivalence des travailleuses et travailleurs dans le rapport au travail, aux plateformes et aux revendications sur leurs conditions de travail. Dans le cas des plateformes de micro-tâches, Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo Santos décèlent des formes de « solidarité avec la plateforme », soulignant que l’une des revendications premières des travailleurs serait, outre la rémunération des tâches, d’avoir plus de travail. Elles soulignent également que beaucoup d’utilisateurs de la plateforme n’envisagent pas leur activité sous l’angle d’un travail. De même, la défiance des travailleurs vis-à-vis des syndicats et des modes d’action traditionnels mise en évidence par Sarah Abdelnour et Sophie Bernard interpelle, et ouvre la perspective d’un re-questionnement des catégories et des identités professionnelles, pour comprendre comment se construisent les identités professionnelles de ces nouveaux travailleurs.

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Bibliographie

Bénavent, C., 2016, Plateformes. Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux… Comment ils influencent nos choix, FYP Éditions, Limoges.

Kuhn, K.M., Maleki, A., 2017, « Micro-entrepreneurs, dependant contractors and instaserfs: understanding online labor platform workforces », Academy of Management Perspectives, vol. 31, n° 3, p. 183-200.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurélien Acquier, « Sarah Abdelnour et Dominique Méda (dir.), Les nouveaux travailleurs des applis »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 3 | Juillet-Septembre 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41935 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41935

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Auteur

Aurélien Acquier

ESCP Business School, Campus de Paris, département Sustainability
79, avenue de la République, 75011 Paris, France
aacquier[at]escp.eu

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