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La fête en basse (ou en baisse d’)intensité

Low-intensity (or lesser-intensity) partying
Monique Dagnaud
p. 163-179

Résumés

L’article replace la notion de fête dans le cadre des grands textes de l’anthropologie, de l’idée de rupture des temps sociaux à celle d’apothéose du présent et de la subversion. Puis, se situant dans la période contemporaine, dans le cadre de la fête-existence, il explore les comportements festifs d’une fraction de la jeunesse au début des années 1980, marqués par les polyconsommations de drogues et d’alcool, des virées nocturnes sans fin et des excès en tout genre désignant la difficulté de ces jeunes à entrer dans l’âge adulte et de parvenir à une insertion sociale. Retournant sur ces pratiques de fêtes au début des années 2020, il signale une certaine baisse d’intensité de ces pratiques en raison du poids que les réseaux sociaux occupent dans la vie de la jeunesse : construction des rencontres via les liens numériques, obsession narcissique de l’image de soi et prudence sanitaire face à la pandémie de la Covid-19.

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Texte intégral

1Traquer les jeunes fêtards pendant la pandémie offre une accroche médiatique dont les journalistes ne se privent pas, la free-party de Lieuron qui a duré trois jours autour de la Saint-Sylvestre 2020 en a fait les frais. Ces raves, comme les soirées clandestines dans des boîtes éphémères, ou les apéros sauvages, font partie des transgressions ordinaires face à la rudesse du confinement pour des gens de 20 ans. Et pourtant leur nombre a été plutôt limité, alors que, comme on l’a vu en maintes occasions, il est relativement facile d’organiser des apéros géants (années 2010-2012) ou des soirées projet X (années 2020 et 2021 ; Dagnaud, 2010) grâce à la puissance virale des annonces de dernière minute sur Facebook – et ce malgré la veille électronique que mènent les agents de l’ordre public. Pourquoi ? Sans doute, parce que, dans son ensemble, la jeunesse a adopté un comportement prudent qui consiste à limiter son exposition au risque de contaminations en ayant le souci de protéger les générations âgées fragilisées par la Covid-19. Mais cette tempérance s’enracine aussi dans un fait contemporain : depuis quelques années l’attrait pour les soirées déjantées s’est quelque peu émoussé, alors qu’il était fortement présent au tournant du xxie siècle. À cette époque, pour une fraction non négligeable des ados et des post-ados, ces pratiques, s’éclater, connaître des moments de déchaînements émotionnels et de perte de soi grâce à la danse assourdissante, l’alcool et une palette de drogues, s’inscrivaient dans le parcours initiatique de l’entrée dans l’âge adulte.

De la fête à la teuf

2Les rituels festifs scandent depuis toujours la vie des individus, respirations du temps dans les communautés primitives, ils constituent aussi un adjuvant des rythmes sociaux dans les pays modernes profanes. Sorte d’invariant, donc, des sociétés humaines aptes à catalyser la bonne marche de la vie sociale, les fêtes ont été amplement étudiées par l’anthropologie, qui en fait presque son terrain emblématique. Toutes les grandes figures qui ont exploré des sociétés anciennes, Claude Lévi-Strauss, Marcel Mauss, Margaret Mead, Louis Molet et Claude Gaignebet, Arnold van Gennep et bien d’autres se sont employés à en décrire finement le déroulement et les artifices, et à en chercher les significations profondes. Faisons défiler les éléments caractéristiques de la fête dans les travaux anthropologiques.

La fête comme un événement rompant avec l’ordinaire des temps sociaux

Juxtaposition des temps

  • 1 Molet L. (2002), « Histoire du comput et de quelques calendriers », dans Poirier J., Histoire des (...)

3Le temps social serait coupé par des périodes d’inversion, marquées par un renversement des rôles sociaux, avec ou sans masques et déguisements, suivies de périodes de « formalités » insistant sur l’étiquette et le protocole, avant que ne reprenne le train-train des occupations quotidiennes1. L’anthropologue Harvey Cox entend par « juxtaposition » l’effet de contraste entre la fête et la vie ordinaire. Par exemple, une grande partie de l’attrait de la fête de Noël tient au fait que c’est une date unique dans l’année, qu’elle est attendue (Cox, 1971).

Excès et chaos

  • 2 Caillois R. (1950), L’homme et le sacré, Paris, Gallimard.
  • 3 Cox H. (1971), La fête des fous. Essai théologique sur les notions de fêtes et de fantaisie, Paris (...)

4Pour le philosophe Roger Caillois, la fête est surtout marquée par une résurgence de l’excès et du chaos, le sens de la démesure et de l’irrationnel. Il décèle ainsi une sorte de paroxysme social où il est temporairement permis aux composantes les plus instinctives et désordonnées de la vie humaine de s’exprimer. Il y voit aussi une forme d’accès au sacré : « Une certaine contagion de l’excès semble bien caractériser la fête, mais il y entre aussi d’autres fantaisies2. » Harvey Cox définit « la fête comme une occasion (reçue par la société) d’exprimer des sentiments normalement contenus ou négligés. Une occasion de fête comporte trois éléments essentiels : 1) un excès conscient, 2) une affirmation qui est aussi célébration, et 3) une juxtaposition ». Il indique « par excès, je veux dire que l’activité festive est orgiaque, nous dépassons la mesure, et nous le faisons exprès ». « Nous veillons plus tard, mangeant et buvant davantage, dépensant plus d’argent qu’à l’ordinaire. » Éventuellement, selon les cultures, les mœurs sexuelles ordinaires et les interdits alimentaires sont provisoirement relâchés. Ainsi, dit-il, « la fête ménage de brèves vacances à l’abri des conventions, et si elle était dépourvue de ces éléments d’infraction socialement acceptée aux normes de comportement habituel, la fête ne serait plus une fête3 ».

Apothéose du présent

  • 4 Ibid., p.27 .

5Pour Harvey Cox, la fête est une affirmation qui se confond avec une célébration. « La fête impose toujours de dire oui à la vie. Elle renferme de la joie au sens le plus profond. » Ainsi, même lors d’un événement triste, un enterrement par exemple, par des manifestations de type « conjuratoires » de gaieté, « nous affirmons la puissance de la vie et de la gaieté, en dépit de la vie et de la gaieté, en dépit de la réalité de l’échec et de la mort »4.

La fête comme subversion

  • 5 Duvignaud J. (1977), Le don de rien, Paris, Stock (Monde ouvert).

6Jean Duvignaud, quant à lui, à partir de ses observations de la transe au Brésil et au Maroc conteste cette dichotomie entre temps social et temps d’exception, qu’il estime être suscitée par nos catégories issues du cartésianisme face à des manifestations « a-structurelles5 ».

  • 6 Ibid., p. 75-76.

7Il critique la notion d’anomie telle qu’interprétée par Émile Durkheim6. Durkheim, comme tous les positivistes, donne de la société une image coercitive : elle se confond avec la pression collective, le poids des choses, instituées « sans nous », et que nous devons admettre pour exister. Il est possible que cette pression sociale caractérise les moments privilégiés et inopinés où les groupes aient cherché collectivement la déperdition du « soi » par l’exercice spirituel du rythme qui agite le corps. Et que, parlant de l’« effervescence » qui caractérise à leurs yeux la fête, Durkheim et Caillois aient cherché à surmonter les aspects impondérables et « a-structurels » de l’expérience collective, en attribuant à la société entière, considérée comme une entité, un être, un mana, un dieu, la capacité de réduire ce qui la menacerait – la transe. Or, continue-t-il,

l’expérience de la transe découvre un « non-sens » dans la logique du sens. Expérience périssable, nécessairement, coupure dans l’ordre des choses. Par cette coupure, par cette fissure dans la trame homogène de la réalité concertée, feraient irruption, à travers les corps individuels ou les groupes, un flux d’existence possible ou de sensations virtuelles. […] L’expérience de la transe ne s’attache à aucun modèle, comme la fête ne s’attache à aucune institution : l’une et l’autre paraissent au sens propre des actes de subversion.

  • 7 Ibid., p. 218.

8Pour lui, dans les sociétés marchandes, la fête, parée de tant d’exubérances, exprime une rébellion contre l’impérialisme rationnel qui encercle les sociétés occidentales. « L’aventure du capital et de la production économique est clandestine, mais l’obligation d’opter pour l’un des deux mondes possibles est implicitement contenue dans la vie quotidienne7. » Et il précise, après un long développement sur les fêtes vénitiennes à l’époque de la Renaissance :

  • 8 Ibid., p. 230.

L’Europe n’a-t-elle pas alors hésité entre deux civilisations ? L’une qui demande à la richesse de s’investir dans le corps et la volupté – la matière –, l’autre qui sollicite la production et l’univers des choses organisées autour de l’économie. Deux civilisations s’affrontent […] L’une qui parie sur la valeur, l’autre qui parie sur la matière et la jouissance. La seconde a été brisée8….

9Il prolonge cette analyse dans un autre livre, Hérésie et subversion, où il met en parallèle la notion de conduites anomiques et les moments de profondes mutations sociales. Évoquant la domination de la société technocratique, il cite l’émergence d’une radicalité irrationnelle, d’origine inconnue, la violence gratuite type Orange mécanique. Il explique :

  • 9 Duvignaud J. (1973), Hérésie et subversion, Paris, La Découverte, p. 87.

Nous dirons que les faits d’anomie se situent là où s’établissent d’une manière brutale, inspirée, des courts-circuits entre les divers discours, brouillant la cohérence des systèmes, provoquant des configurations inédites, non encore conceptualisées, toujours périssables mais dont la mémoralisation, après la disparition, engendre l’émergence d’infinies conséquences collectives et individuelles9.

La désacralisation du monde

10Dans son introduction à Fêtes et civilisations, Jean Duvignaud enrichit plusieurs thèmes déjà présents dans Le don de rien. Il constate que

  • 10 Duvignaud J. (1991), Fêtes et civilisations, Arles, Actes Sud, p. 11-12.

nos civilisations qu’on appelle « industrielles » ne connaissent apparemment pas la fête. Du moins paraissent-elles l’avoir refoulée jusqu’à ces temps derniers, puisque le rythme et la musique ont souvent reconstitué l’intense communion corrosive et la décomposante allégresse que nous retrouvons ailleurs. Du moins, le comportement des maladies mentales – schizophrénie, paranoïa depuis une centaine d’années –, tendrait à faire admettre l’homologie de la fête et de la maladie mentale : ce qu’un groupe permet à certains de ses membres d’atteindre individuellement par la transe dans les communautés anciennes, le dérèglement, volontaire ou non, y répondrait dans nos sociétés (qui ne reconnaissent point la validité de ces manifestations). Doit-on conclure que, faute de pouvoir changer le monde, l’on se détruit soi-même à travers sa propre raison10 ?

11La fête est aussi pour lui une façon d’apprivoiser la mort, de se confronter à elle, d’établir un dialogue avec sa condition humaine :

  • 11 Duvignaud J. (1991), Fêtes et civilisations, op. cit., p. 41.

La fête, elle, place l’homme en tête à tête avec un monde sans structure et sans code, le monde de la nature où s’exercent seulement les forces du « ça », les grandes instances de la subversion. Elle se détruit et renaît de ses cendres. Elle est un constat : les relations humaines non instituées, la fusion des consciences et des affectivités remplacent tout code et toute structure. L’homme réalise l’impossible – la communication commune hors de tout espace et de toute durée, l’affrontement accepté de la destruction et de la sexualité11.

12Il revient alors sur l’hypothèse de Max Weber sur « la désacralisation du monde », depuis les xviie et xviiie siècles, siècles de l’avènement de la raison et de la science. Cette hypothèse n’exclut pas que coexistent avec l’industrialisation du monde, la division du travail et la pensée rationnelle, des cultures même occidentales où cette modification profonde serait plus diffuse. Néanmoins, relier les fêtes contemporaines au thème de la désacralisation semble pertinent : dans des sociétés où les États visent à réguler, voire à interdire ce qui leur échappe, les déchaînements de musique et de drogues se substitueraient aux liesses collectives d’autrefois qui, d’une certaine manière, circonscrivaient les débordements individuels et collectifs.

13L’analyse de Harvey Cox s’inscrit dans la même ligne pour saisir le sens des fêtes d’aujourd’hui, et selon lui, le christianisme y porte quelque responsabilité :

  • 12 Cox H. (1971), La fête des fous, op. cit., p. 27.

Le christianisme s’est trop souvent adapté aux catégories de la modernité. Il a hâté l’industrialisation en faisant valoir dans l’homme le paysan et l’ouvrier sérieux et compétent. Il a nourri la science en soulignant l’ordre de la création et le don de la raison. En fait, sans la scolastique médiévale et l’éthique protestante, notre civilisation scientifique aurait pu ne jamais se développer. Le christianisme a reconnu que l’homme est artisan et fabricant d’outils, raisonneur et penseur. Mais ce faisant, il lui a souvent manqué d’accorder une attention suffisante aux dimensions vitales de la réalité humaine, dont certaines ont été plus clairement saisies par d’autres traditions religieuses. En conséquence, la culture occidentale, bien que nous la disions à juste titre « hautement développée » par certains côtés, est sous d’autres aspects lamentablement sous-développée. Elle a produit trop de personnalités terre à terre dont les qualités d’extase et de vision sont tristement atrophiées. […] L’homme est dans son essence même homo festivus et homo fantasia. Célébrer et imaginer sont des parties intégrantes de son humanité12.

14La thèse de Jean Duvignaud est sensiblement la même : si les sociétés industrielles ne connaissent plus la fête, il n’en demeure pas moins que l’être humain est mû par le désir, le « ça » freudien, et s’efforcerait de dissoudre les contraintes du « surmoi », aussi illusoire que soit cette tentative, dans une possibilité de fête qu’il invente par-delà les contingences du monde. Ainsi qu’il le dit en conclusion de Fêtes et civilisations : « Si l’accroissement du nombre des vivants paraît enfouir les consciences dans une vague et confuse homogénéisation, on comprend que se découpent et s’isolent des complicités partielles, où l’on retrouve, fût-ce pour peu de temps, l’intensité de l’échange. » Puis il ajoute :

  • 13 Duvignaud J. (1991), Fêtes et civilisations, op. cit., p. 256-258.

Les fêtes ne servent à rien ; elles échappent pour un moment périssable à la mécanique des fonctions, à la logique de l’utilité. Et le jeu, la souffrance, le plaisir, l’invention artistique, les passions, le bonheur ne servent à rien non plus. Cette part non sociale de la vie sociale, voilà ce que j’ai tenté de comprendre13.

De la Fête-essence à la Fête-existence

15L’ouvrage d’Agnès Villadary, Fête et vie quotidienne, daté de 1968, ouvre une autre approche. Après un tour d’horizon des différents travaux sur les fêtes, elle oppose l’aspect transcendant de la fête traditionnelle à l’aspect plus trivial de la fête aujourd’hui, afin d’introduire sa recherche sur le sens de la fête chez les jeunes de cette époque : les boums, le refus des jeunes d’alors d’obéir à une fixité historique qu’ils associent à la génération de leurs parents.

  • 14 Villadary A. (1968), Fête et vie quotidienne, Paris, Éditions ouvrières, p.26.

Il est clair qu’aussi longtemps qu’on ne subordonnera pas l’étude de la fête à l’étude du rapport entre fête et vie quotidienne, on ne pourra que constater l’opposition entre les deux termes du rapport et faire de cette opposition une norme de toute vie en société. À partir du moment au contraire, où on décide de prendre ce rapport même pour objet d’étude, on commence à concevoir son évolution et sa disparition probable au sein d’une société nouvelle. Car si […] Fête et vie quotidienne évoluent l’une par rapport à l’autre de manière dialectique, il est déjà possible de prévoir un dépassement de l’opposition existant entre ces deux termes au sein d’un ordre social nouveau14.

16Aussi propose-t-elle d’aborder tout phénomène festif à partir des concepts opératoires suivants : fête-essence/fête-existence. Sous le concept de fête-essence, on peut regrouper les fêtes traditionnelles, qu’elle nomme historiques, que l’on peut caractériser par des ruptures temporelles, induisant des ruptures spatiales et des regroupements au sein d’une communauté.

  • 15 Ibid., p. 26.

À l’occasion de la fête, le temps de la durée profane est aboli et la communauté se retrempe dans l’atmosphère sacrée du « Grand Temps Mythique » (citant Roger Caillois, dans L’homme et le sacré), temps de la création de l’univers qui redevient périodiquement actuel, temps originel où l’univers n’était que chaos. Avec l’invasion du Grand Temps, la communauté revit son histoire de manière authentique, la réintègre15.

17On retrouve ici sous une autre formulation, plus philosophique, les assertions coutumières à l’ethnologie.

  • 16 Ibid., p. 36-37.

18Le concept de fête-existence, « ne recouvre pas forcément une réalité dans la société actuelle, mais permet simplement de jeter une lumière sur l’évolution des fêtes modernes et sa signification ». Il s’agit de la fête désacralisée, intégrée au présent. Il n’est plus question de cérémonies fixes ou inscrites sur nos calendriers mais de « moments de plénitude spontanés ». « La fête cesse d’être considérée comme l’occasion d’une transcendance, d’un saut hors du réel et exprime une tentative d’adhérence à la durée vécue, de coïncidence avec le présent immédiat16. »

19Au regard de cette opposition avec un temps mythique, quel rapport entretiennent les fêtes-existence actuelles avec l’histoire ?

20Détachée d’un contexte traditionnel et d’une pratique rituelle, la fête contemporaine exprimerait « une tentative d’adhérence à la durée vécue, de coïncidence avec le présent immédiat. Elle tend à devenir pour l’homme un moment de rencontre ou de prise de conscience, une occasion privilégiée de se sentir exister. ». Pourtant, nuance l’auteure,

  • 17 Ibid., p. 36-38.

Ce caractère spontané et arbitraire n’est pas forcément le signe d’une évolution positive des fêtes actuelles à la vie quotidienne et à l’histoire, mais peut tout aussi bien exprimer une dégradation par rapport aux cérémonies antiques et une impuissance à opérer une synthèse entre les différents secteurs de notre vie journalière. On peut se demander, en effet, si beaucoup de fêtes actuelles, cérémonies à caractère historique et fêtes plus intimes, annoncent une réintégration des fêtes à la vie quotidienne et à l’histoire ou si elles ne font que traduire une fuite de cette vie journalière17.

21Ce questionnement, quoique pertinent, est historiquement daté (1968). Nous sommes là dans un moment historique de rupture idéologique avec les formes anciennes de vie en société, de contestation brutale d’une société de consommation, et plus largement de l’ordre établi. Les jeunes gens d’alors ne pouvaient guère que tenter d’inventer des formes nouvelles de sociabilité contre les modèles préexistants. Il s’agissait à cette époque d’inventer, de créer un nouvel ordre…

Les variations contemporaines de la fête : enquête sur La Teuf (années 2004-2005)

  • 18 Ces jeunes (16-24 ans) ont été repérés par les réseaux locaux du Credoc. La moitié d’entre eux ont (...)

22En 2005, j’ai dirigé une enquête approfondie auprès de 100 jeunes fêtards également répartis dans cinq villes de France (Paris et sa banlieue, Amiens, Marseille, Saint-Étienne, Tours) (Dagnaud, 2008). Le seul critère de sélection était le goût prononcé pour ces sorties et leur répétition18. Quel enseignement en tirer ?

23Dans les sociétés traditionnelles, les fêtes s’imposent comme des liesses collectives, au sein desquelles certains rôles peuvent être dévolus aux jeunes. Mais, au total, c’est la société dans sa diversité d’âges qui s’engage, qui s’embrase et se plie à des jeux de rôles. La fête contemporaine, dans ses excès et ses débordements, affecte surtout les jeunes, adolescents et postadolescents. Elle se déroule au plus loin de la vie de la famille, elle est presque clandestine, elle ne s’affiche pas. Ses rites, ses débordements sont largement cachés au monde adulte, ils se construisent en marge, voire en opposition à celui-ci. Les familles, elles, ferment les yeux et n’ont pas envie de savoir.

24Pour ces jeunes habitués des sorties festives, pratiquement plusieurs jours d’affilée les fins de semaine, les virées nocturnes inclinent à devenir un mode de vie, ou même une raison de vivre. Contrairement à la fête traditionnelle qui se détache comme une rupture temporelle harmonieusement articulée avec le temps ordinaire, sa version contemporaine déborde, envahit, annihile parfois la vie quotidienne. « La journée, il n’y a rien ! » s’exclame un jeune travailleur. Pour le fêtard, la vie « réelle » est reléguée au plus loin dans l’ordre des affects et des implications, les sorties nocturnes s’érigent en « maître du temps », le reste des activités tendant à se conformer à leurs exigences en énergie et disponibilité. C’est sa dimension de fête sans fin qui intrigue, une projection qui se substitue à un engagement dans la vie sociale, politique, voire professionnelle. Comme si la jeunesse, les plaisirs qu’elle ouvre, et l’état d’apesanteur dans lequel elle fait planer, pouvaient se prolonger sans presque de limite de temps. En un mot, face à un horizon sans perspectives bien définies, et face aux incertitudes qui selon toute probabilité sont destinées à se perpétuer, autant se lover dans les excès en tout genre. Tout de suite et ici. On retrouve ici l’opposition freudienne entre plaisir immédiat et plaisir différé.

25Voici le récit d’une folle virée, celle d’un chômeur de 23 ans :

Nous sommes partis vers 23 h 30 de chez un copain avec qui j’avais rendez-vous. Nous étions cinq ou six entassés dans une voiture, nous avions tous un peu bu, on commençait à sentir les effets de l’alcool. Nous sommes arrivés en Belgique une heure plus tard dans un club où nous avons encore picolé. On a bu deux bouteilles de whisky tous ensemble. Ensuite vers 8 heures nous sommes retournés vers Lille. Nous nous sommes arrêtés chez un copain et nous avons encore “enfilé” deux bouteilles de whisky. Nous sommes arrivés à Amiens vers midi. Nous étions un peu cassés. Heureusement, il y avait du soleil et aucun flic..

26Les virées, ce sont des enchaînements d’activités improvisées, de coups de tête. Surtout, aucun temps mort. Le discours sur les risques, et donc sur les dangers que l’on a évités ou frôlés, fait partie de la rhétorique de la fête. La déjante est toujours une pratique où se conjugue extase et effroi, bonheur planant et sensations aiguës de sa propre existence et de sa propre fragilité. Autrement dit, une mise à l’épreuve de la finitude humaine.

27Comme les effervescences des sociétés traditionnelles, les soirées festives célèbrent une apothéose du présent – « Demain c’est loin, l’avenir c’est la minute d’après », chante le groupe IAM, figure incontournable de la scène française du début des années 2000. Par ailleurs, elles réactivent la cohésion sociale – en tout cas celle qui lie les membres de la jeune génération. Elles comportent bien ce lyrisme intime et collectif de « We are the World », pulsion d’énergie qui caractérisait aussi la génération post-soixante-huitarde.

  • 19 Catherine Espinasse et Peggy Buhagiar : « Extérieur nuit », Rapport au PREDIT, août 2001.

La fête, c’est le plaisir brut. Être dans un réseau d’amis. Appartenir à la jeunesse. Se sentir vivant. Faire exister autre chose que le travail. Choisir quelque chose à côté d’une réalité nécessaire. Une bonne soirée, c’est avoir bien rigolé, discuté avec tout le monde, avoir ressenti une même cohésion, avoir fait communion, fait corps, s’être lâché, s’être investi, puis rentrer et se dire qu’on est crevé19.

  • 20 Bataille G. (1944), « Le coupable », dans Les essais, no 14, Paris, Gallimard.

28L’alcool, plus que tous les autres adjuvants, est le compagnon indissociable de ces moments car il désinhibe, rend fusionnel avec les autres et permet de tenir dans une fatigue extrême. « Il faut que j’aie 3,5 grammes dans le sang pour que je danse, d’ailleurs je danse mal, je tangue plutôt. L’alcool, c’est surtout pour me dénerver l’esprit », explique une lycéenne. Ce qui compte le plus, dans ce cocktail où se mélangent les joies de la convivialité et l’enivrement des sens, c’est le sentiment d’être un autre. Ces sorties à l’abri de la nuit, cette enveloppe mystique, offrent l’opportunité de métamorphoses. « La nuit je deviens extravagante. Je perçois le côté “démon” des gens. La journée ils sont sérieux et la nuit ils ont le droit de boire, de fumer, de faire les fous. Les hommes sont beaucoup plus dragueurs la nuit que le jour », dit une étudiante. La nuit a un effet magique sur la psyché ainsi que l’écrit Georges Bataille : « Ce que j’appelle la nuit diffère de l’obscurité de la pensée ; la nuit a la violence de la lumière. La nuit est elle-même la jeunesse et l’ivresse de la pensée20. »

29Autrement dit, dans ces pratiques extrêmes, mises à l’épreuve du corps et du psychisme, recherche de galvanisation intérieure, fonctionnement en surmultiplié des fonctions vitales et des sensations, on dénote une obsession fort contemporaine : la promesse de se sentir vivant dans un contexte où les formes de transcendance ont disparu, comme l’indique le philosophe Tristan Garcia (2016).

30Les fêtes d’aujourd’hui n’en appellent pas à un autre ordre social : aucun projet collectif ne s’y profile, elles ne sont en rien des mouvements révolutionnaires. Et si elles peuvent apparaître comme des rébellions contre un ordre établi, c’est plutôt – et de façon subtile – contre une société qui organise mal ou qui n’organise pas du tout l’entrée dans le statut d’adulte : un dérèglement qui touche particulièrement les enfants des petites gens ou des petites classes moyennes. Il s’agit d’une réaction aux promesses non tenues du système scolaire et universitaire : beaucoup des teufers interviewés au début des années 2000 avaient redoublé une ou plusieurs classes. Aux difficultés d’insertion d’une partie de la jeunesse, certains répondent par la fuite nonchalante et les exubérances collectives. On pourrait dire que les errances sur les routes au petit matin des retours des fêtes – alors que les conducteurs sont plongés dans un état second où se mêlent les effets conjugués de la fatigue, de l’exténuation des sens, de l’alcool et des drogues diverses – forment une métaphore des errances statutaires de bon nombre de jeunes. « Les meilleures soirées, ce sont celles où l’on ne se souvient de rien, comment on est rentré, comment on a conduit », dit l’un d’eux. Parallèlement, des adeptes de la liesse sans fin et fortement arrosée se rencontrent aussi chez des élèves de grandes écoles, et encore plus chez des étudiants en médecine (ici il s’agit d’une tradition ancestrale) : une façon d’exorciser les pressions subies dans ces filières universitaires scandées par des évaluations et des épreuves à répétition.

  • 21 Lipovetsky G. (2006), Le bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, p. 227.

31L’investissement des jeunes dans la fête et les virées sans fin colle au contexte économique de l’époque. Certes, Homo festivus, et Homo fantasia constituent une composante éternelle de la condition humaine comme le montrent les anthropologues. Mais, de plus, l’apologie de la fête potentialise les composantes de la société de marché : consommations effrénées, culte de l’hédonisme, frénésie des sens. Faire la fête est devenu une valeur politique : tout est prétexte à cette exaltation de la vie collective, de la Fête de la musique à la Fête des mères, de la Fête des musées à la Fête du muguet, et ainsi de suite. L’hédoniste s’emboîte parfaitement avec le consumériste par le truchement de cet idéal : s’éclater. « L’éclatement des encadrements moraux, les anxiétés qui se répandent, l’hédonisation des mœurs de l’autre, tout cela a provoqué une forte expansion des paradis artificiels21 », résume Gilles Lipovetsky, moraliste du bonheur paradoxal. En mettant au centre de leurs projections les pratiques de fêtes, les jeunes acquiescent avec docilité aux injonctions de la société dans laquelle ils furent élevés. Face aux difficultés d’entrée dans la vie d’adulte, face aux profonds dérèglements sociaux que connaissent certains pour conquérir leur autonomie, il est intéressant de constater que beaucoup de jeunes rétorquent par un « Toujours plus… de consommations, de libations et d’épreuves à risque ».

32Ainsi, alors que dans les sociétés rurales, le passage à l’âge adulte (pour un garçon) s’intronisait par la consommation d’alcool fort (Bouard, 1989), dans la société contemporaine ce serait plutôt l’impossibilité d’entrer dans l’âge adulte qui stimule les polyconsommations de drogues et d’alcool.

Les rituels de fête en déclin chez la jeunesse des années 2020

Les prises de risque connaissent une certaine régression

33L’adolescence et la postadolescence sont des phases de construction identitaire et de recherche d’autonomie par rapport à la famille ; depuis les années 1950, début des grandes études épidémiologiques et sociologiques sur la jeunesse, une foison de travaux insiste sur le rôle des pairs et des agents extérieurs (les enseignants certes, mais aussi les médias et la publicité). Parallèlement, et c’est le point de préoccupation des spécialistes de l’adolescence, les jeunes sont familiers des conduites à risque en raison de la pulsion de vitalité propre à cet âge, du malaise identitaire, et parfois aussi du manque de maturité. La psychologie des adolescents comprend ainsi la tentation de l’ordalie : épreuve violente que l’on s’inflige et qui s’affilie à un besoin de se sentir exister, de défier ses propres limites et qui marque souvent, dans les sociétés modernes, le passage à l’âge adulte (Le Breton, 1991).

34Qu’en est-il de la culture du risque à l’orée des années 2020 ? Certes depuis plus de vingt ans, on voit se développer les occasions de se défoncer et de se mettre en danger dans la jeunesse tant du côté des étudiants (essor des soirées de bizutage dans les grandes écoles, développement des beuveries du jeudi et du vendredi soir dans les facultés, essor du binge-drinking, rodéos sur les autoroutes de jeunes issus de milieux populaires) (Dagnaud, 2008). Pourtant, depuis 2015, plusieurs indices sont apparus suggérant que la propension des jeunes à prendre des risques s’est quelque peu affaiblie, un phénomène que l’on tentera de décrypter en le resituant dans le contexte éducatif plus général.

35Un premier constat. Les suivis de comparaison internationale sur la santé des jeunes22 (données 2013-2014) montrent, sur environ deux décennies, une réduction globale de la consommation d’alcool et de drogues et une diminution du nombre d’adolescents ayant eu une relation sexuelle avant 15 ans, et ce, en particulier dans plusieurs pays européens tels que la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France.

  • 23 La France détient la palme d’or de la consommation dans les pays européens (rapport de l’Observato (...)
  • 24 « La consommation d’alcool, de tabac et de cannabis en baisse chez les jeunes adolescents en Franc (...)

36Des statistiques françaises récentes (2014-2017), portant sur les 17 ans, confortent le sentiment que quelque chose a bougé sur la planète jeune. Tabac, alcool, cannabis, autres drogues : une réduction assez radicale de toutes ces consommations se fait jour, quel que soit l’angle sous lequel elles sont observées. Quelques exemples sur ces trois années : la consommation de tabac intensive (plus de 10 cigarettes par jour) a diminué du tiers, aujourd’hui seulement 6 % des garçons et 4 % des filles s’y adonnent ; l’alcoolisation régulière (au moins 10 usages dans le mois) s’est aussi réduite du tiers et le binge-drinking, du quart (20 % des garçons continuent toutefois d’y succomber) ; la consommation régulière de cannabis23 (au moins 10 fois dans le mois) s’est réduite – près de 10 % des garçons toutefois continuent de la pratiquer ; enfin, la même orientation à la baisse existe pour d’autres drogues illicites telles que la cocaïne, les champignons hallucinogènes ou ecstasy. Toutes ces évolutions se confirment dans une étude de 201924. Notons que les jeunes en apprentissage ou sortis du système scolaire sont plus engagés dans ces consommations de produits psychoactifs que les élèves des lycées. Des tendances identiques se dessinent dans d’autres pays (États-Unis, Australie, Grande-Bretagne), au point qu’aujourd’hui des chercheurs s’interrogent sur les fondements de ce revirement spectaculaire par rapport à la culture du risque et de la déjante observée au début du xxie siècle.

Évolution vers une protection de soi : repli familial et narcissisme

  • 25 En Grande-Bretagne, relayant une étude du Bureau national des statistiques de 2016, le Guardian a (...)

37Plusieurs systèmes explicatifs s’entrecroisent. Tout d’abord, les jeunes consomment moins de substances addictives car ils sortent moins, font moins la fête, fréquentent plus rarement les boîtes et les lieux publics du divertissement. Bars, cafés continuent d’être des lieux de rencontre, mais rester chez soi se présente aussi comme « un bon plan25 ». Ainsi, les sorties de tous les excès ne bénéficient plus autant d’une appréciation favorable. Les photos de soirées déjantées, trophées de gloire du teenager sur Facebook autour des années 2010, emblèmes d’une époque où l’on découvrait avec un esprit potache les potentialités d’Internet, sont devenues ringardes. Un autre diktat traverse les réseaux sociaux : il faut se sentir bien, en bonne santé et présenter un look avenant. En effet, Instagram, royaume des ados encore plus que Facebook mais aussi eldorado des marques grandes et petites, sublime l’image de soi et incite chacun à se montrer « en forme et stylé », sur la piste de départ pour conquérir le monde, comme pour une couverture de Grazia ou de GQ.

Vivre son intimité par écrans interposés

38Le cliché de la fureur de vivre galvanise donc moins les ados et la sociabilité à distance, prudente et maîtrisée via les écrans, connaît un vif succès. Pour les rencontres amoureuses ou sexuelles, si elle ne remplace pas évidemment les situations de face-à-face, elle en constitue souvent le préalable. À l’époque de Tinder, aller draguer dans une boîte de nuit est plus aléatoire et, de surcroît, allège le porte-monnaie. Le nec plus ultra, alors, c’est la soirée Netflix and chill – invitation à la maison pour voir un film et se détendre, avec les ambiguïtés sous-jacentes à ce projet.

  • 26 Twenge J. (2006), Generation Me, New York, Free Press, 2006.

39Cette volte-face des comportements engendre, de fait, des réflexions pessimistes sur le monde adolescent. La psychologue Jean Twenge, dans Génération Me, impute à l’avènement du smartphone en 2007 cette rupture générationnelle. Les ados ne chercheraient plus autant qu’autrefois à s’éloigner du foyer parental à un âge précoce pour des aventures festives et conviviales, ils viseraient moins à construire leur autonomie en effectuant des petits boulots et en passant leur permis de conduire. On observe chez eux une montée à rebours du temps : « Les gens de 18 ans semblent en avoir 15, et ceux de 15 ans en avoir 13. L’enfance s’étire maintenant bien au-delà de l’âge de l’école secondaire26 », écrit Jean Twenge.

40Parallèlement, on aurait affaire à une génération assez solitaire. Ses membres seraient facilement déprimés, notamment en raison des appréciations croisées des uns sur les autres dans les fils de discussion des réseaux. Quand on se sent moqué ou exclu, on l’est avec une intensité redoutable parce que ces évaluations sont publiques et éventuellement virales. Sur ce point, la psychologue rejoint les critiques émises par la sociologue Sherry Turkle (2012). Celle-ci analyse les réseaux sociaux comme des outils grâce auxquels l’individu travestit son identité réelle et entasse les masques face à autrui, au risque de ne plus savoir qui il est. Elle insiste sur le tropisme narcissique auquel encourage la technologie – le narcissisme renvoie ici non pas au fait d’être autocentré et amoureux de sa propre image, mais désigne la personne qui guette continuellement la validation de ses actes et de ses émotions par ses pairs, un besoin inextinguible de réassurance. Pour elle, cet individu, accroché au projet de faire scintiller son image dans le brouillard numérique, doit être abordé sous l’angle de sa fragilité psychique.

La course aux diplômes

  • 27 Voir notamment l’enquête dirigée par Bernard Lahire : Lahire B. (2019), Enfances de classes, Paris (...)

41Une autre explication est aussi avancée : une partie importante de la jeunesse est engagée plus que jamais dans une course aux diplômes, ce qui freine son ardeur à se polariser sur des plaisirs immédiats néfastes pour les neurones. Comme le soulignent les spécialistes de la famille contemporaine : avec l’avènement de l’économie de l’information et de la connaissance, les parents encouragent comme jamais leurs enfants à étudier le plus loin possible. Une attitude qui doit être examinée dans ses modulations selon les milieux sociaux : dans des milieux désocialisés ou très peu éduqués, les attentes vis-à-vis de l’école peuvent être modérées, voire inexistantes, alors que dans d’autres familles, la grande majorité d’entre elles, on en attend beaucoup, parfois tout27. De surcroît, les dangers semblant venir de la rue et des quartiers, pour les parents, avoir leur progéniture à portée de vue, même rivée devant un écran, est vécu comme un moindre mal.

42Toutes ces évolutions replacent la famille au cœur de la vie des adolescents : pour le meilleur, mais aussi pour le pire, puisqu’elles freinent l’acheminement des jeunes vers l’autonomie.

Fête et pandémie : exorciser une malédiction générationnelle

43Les consignes imposées face à la pandémie ont réaménagé brutalement les temps sociaux. Pour les moins de 18 ans, la présence au lycée a été limitée à quelques heures par semaine, et le reste du temps, le télétravail scolaire, et les devoirs à la maison ont pris le relais. Pour les jeunes actifs, le temps de travail, s’il ne s’effectuait pas via un écran, se confondait avec l’occasion de sortie et après, l’injonction de rentrer à la maison s’imposait ; chez eux, cette réalité a fait naître une indignation : « Notre vie est réduite à être des actifs de l’économie. » Dans un tel contexte, les free-parties, les pots après le boulot, les soirées privées, les rencontres et libations collectives organisées de-ci-de-là ont été l’occasion de décompresser, de s’extraire d’un monde violemment contraint et socialement rétréci, d’exorciser une sorte de malédiction générationnelle. Pour certains fêtards, il s’agit aussi de manifester leur révolte face au sort qu’ils ont subi, ces actes de rébellion par rapport aux recommandations sanitaires se déployant en étendard politique. Ces moments de plénitude spontanés réunissaient alors les diverses facettes de la fête-existence, l’apothéose du présent et la tentation de dépasser voire de bousculer un ordre imposé. Force est de constater, pourtant, qu’au regard de la violence subie par la jeunesse, arrêtée en plein élan de préparation de son avenir, les fêtes semblent s’être déployées en nombre réduit et selon une faible intensité, ne renversant pas la tendance déjà observée avant la crise de la Covid. Beaucoup d’observateurs prédisent une explosion de la fréquentation des lieux publics du divertissement, et des soirées privées lorsque la pandémie sera (effectivement) enrayée : il est pourtant bien hasardeux d’anticiper sur l’intensité des exubérances de la nuit dans le monde d’après.

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Bibliographie

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Villadary A. (1968), Fête et vie quotidienne, Paris, Éditions ouvrières.

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Notes

1 Molet L. (2002), « Histoire du comput et de quelques calendriers », dans Poirier J., Histoire des mœurs, t. 1/1, Paris, Gallimard (Folio), p. 181-268.

2 Caillois R. (1950), L’homme et le sacré, Paris, Gallimard.

3 Cox H. (1971), La fête des fous. Essai théologique sur les notions de fêtes et de fantaisie, Paris, Seuil, p. 35.

4 Ibid., p.27 .

5 Duvignaud J. (1977), Le don de rien, Paris, Stock (Monde ouvert).

6 Ibid., p. 75-76.

7 Ibid., p. 218.

8 Ibid., p. 230.

9 Duvignaud J. (1973), Hérésie et subversion, Paris, La Découverte, p. 87.

10 Duvignaud J. (1991), Fêtes et civilisations, Arles, Actes Sud, p. 11-12.

11 Duvignaud J. (1991), Fêtes et civilisations, op. cit., p. 41.

12 Cox H. (1971), La fête des fous, op. cit., p. 27.

13 Duvignaud J. (1991), Fêtes et civilisations, op. cit., p. 256-258.

14 Villadary A. (1968), Fête et vie quotidienne, Paris, Éditions ouvrières, p.26.

15 Ibid., p. 26.

16 Ibid., p. 36-37.

17 Ibid., p. 36-38.

18 Ces jeunes (16-24 ans) ont été repérés par les réseaux locaux du Credoc. La moitié d’entre eux ont été interviewées en tête à tête, l’autre moitié ont participé à des groupes de discussion. Tous ont rempli une longue fiche biographique.

19 Catherine Espinasse et Peggy Buhagiar : « Extérieur nuit », Rapport au PREDIT, août 2001.

20 Bataille G. (1944), « Le coupable », dans Les essais, no 14, Paris, Gallimard.

21 Lipovetsky G. (2006), Le bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, p. 227.

22 Organisation mondiale de la santé : http://www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0003/303438/HSBC-No.7-Growing-up-unequal-Full-Report.pdf?ua=1

23 La France détient la palme d’or de la consommation dans les pays européens (rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 2019).

24 « La consommation d’alcool, de tabac et de cannabis en baisse chez les jeunes adolescents en France », Le monde, 19 mai 2020 (d’après le rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 2019). URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/19/la-consommation-d-alcool-de-tabac-et-de-cannabis-en-baisse-chez-les-jeunes-adolescents-selon-une-etude_6040071_3224.html

25 En Grande-Bretagne, relayant une étude du Bureau national des statistiques de 2016, le Guardian a mené son enquête. Il s’avère que les boîtes sont trop chères, offrent un décor impersonnel, la musique y est assourdissante et souvent sans intérêt, la foule et le bruit dégagent un sentiment d’oppression et certaines femmes redoutent les comportements masculins agressifs.

26 Twenge J. (2006), Generation Me, New York, Free Press, 2006.

27 Voir notamment l’enquête dirigée par Bernard Lahire : Lahire B. (2019), Enfances de classes, Paris, Seuil.

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Pour citer cet article

Référence papier

Monique Dagnaud, « La fête en basse (ou en baisse d’)intensité »Socio-anthropologie, 44 | 2021, 163-179.

Référence électronique

Monique Dagnaud, « La fête en basse (ou en baisse d’)intensité »Socio-anthropologie [En ligne], 44 | 2021, mis en ligne le 30 novembre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/10787 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.10787

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Auteur

Monique Dagnaud

Monique Dagnaud est directrice de recherche CNRS au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS – EHESS) à Paris. Spécialiste des mondes numériques, elle a dirigé jusqu’en 2020 un séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle a été membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel de 1991 à 1999 et a été membre du Conseil de surveillance du Groupe Le Monde de 2004 à 2010. Sociologue des médias et des réseaux sociaux, elle a développé aussi des recherches sur les adolescents et les jeunes adultes. Elle est l’auteure d’une vingtaine de livres et de nombreux articles scientifiques.

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