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Enquêter à distance : nouvel eldorado ?

Enquêter sur des territoires à risques en transition

Sur les traces de l’exploitation d’uranium en France
Investigate Areas at Risk in Transition. On the Trail of Uranium Mining in France
Sophie Bretesché
p. 111-123

Résumés

À partir d’une enquête menée de façon itérative sur une ancienne mine d’uranium, cet article montre comment la recherche s’est conduite autour des traces laissées par l’exploitation sur le territoire. En combinant trois modalités d’enquête, la démarche méthodologique a eu pour objectif de comprendre l’empreinte laissée dans les mémoires locales par cette industrie en s’intéressant aux transactions informelles à l’œuvre sur le site. La démarche de recueil d’indices menée sur le territoire a mis à distance les principales controverses associées au nucléaire en portant le regard sur les restes issus de l’histoire industrielle. En s’intéressant aux « rebuts de l’histoire » (Ginzburg, 1989) officielle, c’est-à-dire aux déchets laissés sur le territoire et en collectant les pièces de l’intrigue locale, il s’agit de rendre compte des relations sociales nouées sur le site en réunissant un ensemble de preuves issues du rapport entretenu par les protagonistes locaux avec l’exploitation d’uranium.

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Texte intégral

1Depuis la catastrophe de Fukushima, de nombreux travaux consacrés à la question du nucléaire ont proposé des récits ou des analyses reposant sur des enquêtes conduites sur les territoires contaminés (Schmid, 2015 ; Plokhy, 2018 ; Higginbotham, 2019). De fait, ces contextes présentent un ensemble de difficultés qui invitent à questionner la distance physique et sociale requise pour « faire de la sociologie » (Dubar, 2006), à la fois sur le registre de la posture et des modalités d’enquête. En effet, la recherche dans ces situations à risque exige de prendre la mesure d’un ensemble d’enjeux liés à la nature de l’objet étudié. Tout d’abord, comme Gabrielle Hecht l’a montré avec force dans son ouvrage Being Nuclear (2012), l’« objet nucléaire » lui-même n’est pas donné a priori. La définition de ce qui est nucléaire ou non est fondamentalement située dans le temps et l’espace, et jamais figée une fois pour toutes. Cette définition s’inscrit dans des dynamiques scientifiques, technologiques et politiques associées aux rapports de force, aux jeux d’acteurs ainsi qu’à leurs identités. Cette frontière mouvante entre banalité et régime d’exception conditionne fortement le rapport au terrain car l’enquête peut devenir un objet au service de ce travail de qualification (Lafaye, 1994). Par ailleurs, le travail du chercheur dans le domaine nucléaire s’inscrit dans un champ de forces qui cristallise des controverses et des registres d’argumentation qui opposent les « pour » et les « contre » (Topçu, 2013). La difficulté à observer les espaces discrets – arènes technique ou politique –, où bien souvent se forgent et circulent des arguments technico-économiques qui vont cadrer les processus de décisions (Barthe, 2006), peut conduire le chercheur à se tourner vers l’espace public mieux éclairé sans doute mais finalement pas si simple à analyser (Boudia, 2007). De surcroît, les univers à risque, fortement contrôlés, soumettent fréquemment l’enquêteur à un dévoilement de ses opinions afin de pouvoir entrer en discussion avec le monde social qu’il est censé appréhender. Dès lors, l’immersion longue sur ce type de terrain (Bourrier, 1999) crée un risque d’« enrôlement » au bénéfice de l’un ou l’autre des acteurs ou la réitération du clivage « pour » ou « contre ». Enfin, la focalisation sur le débat public ne permet pas de mesurer l’empreinte laissée par cette industrie dans les mémoires locales (Hadna, 2020). En effet, le biais constaté est de surinvestir la controverse ou les discours officiels en omettant de souligner la diversité des représentations d’un territoire à l’autre, voire d’analyser des phénomènes à bas bruits (Jouzel, 2013).

  • 1 Le stérile est le produit constitué par les sols et roches excavés lors de l’exploitation d’une mi (...)

2Le propos de cet article est de présenter une démarche de recherche qui s’appuie sur les travaux de Ginzburg (1989) pour proposer une enquête par « traces », c’est-à-dire le recueil des détails qui permettent d’appréhender par la preuve le rapport des protagonistes du territoire à l’exploitation de l’uranium. En partant d’un tas de stériles miniers1 qui suscite une controverse locale sur son risque potentiel, l’enquête remonte le fil de l’histoire locale en s’appuyant sur un ensemble de pièces matérielles. Après avoir posé les enjeux d’une approche micro-historique concernant l’exploitation d’uranium en France, trois modalités d’enquête fondées sur l’analyse des traces seront présentées pour restituer les relations sociales nouées autour de l’activité extractive.

L’histoire segmentée et controversée de l’uranium : des bégaiements de l’histoire à la récente médiatisation

3Les mines d’uranium constituent un terrain complexe pour appréhender la transition de territoires marqués du sceau de la filière nucléaire française puis du retour à un état « banal » après l’arrêt de l’exploitation. Conduire une enquête sur ce type de territoire nécessite de prendre de la distance avec les controverses locales liées à la gestion des restes de l’activité extractive (Hadna, 2020) comme avec les discours associés à des périodes historiques au cours desquelles l’uranium était auréolé du sceau de l’indépendance énergétique (Blanc, 2008).

4En France, les activités d’exploration, d’exploitation, de traitement du minerai d’uranium, première étape du cycle nucléaire et de stockage des résidus de traitement, ont concerné environ 250 sites répartis sur 27 départements, pendant près de cinquante ans, de 1948 à 2001 (Blanc, 2008). L’exploitation de l’uranium en France s’inscrit dans une histoire contrastée et segmentée qui suscite encore aujourd’hui des controverses quant à la gestion des restes de l’exploitation, notamment incarnés par les stériles miniers. Trois grandes périodes constituent la trame de l’exploitation minière. La première période de l’exploitation, de 1945 à 1970, est associée à des temps légendaires au cours desquels l’activité s’inscrit dans un grand dessein national (Paucard, 1994) mais la contestation de l’extraction d’uranium émerge notamment à partir des années 1970. Le développement d’un programme d’énergie électronucléaire en 1973 associé à la disqualification de la filière graphite gaz (Hecht, 2004) modifie les techniques d’exploitation ainsi que l’organisation de la production d’uranium. L’importance prise par la production d’uranium en France sous l’égide de la Cogema, le développement et la mise sur le marché mondial de l’uranium concourent à développer les volumes produits au cours des années 1970. C’est aussi à cette époque que se construit un mouvement de contestation antinucléaire qui se fixe notamment sur l’industrie de l’uranium. Des associations se constituent, en particulier pour réagir aux activités de recherche ou aux ouvertures de sites miniers sur le registre du mouvement antinucléaire. La troisième période au cours des années 1990 porte sur l’arrêt de l’exploitation et l’émergence d’une question environnementale. La baisse de la valeur de l’uranium sur le marché mondial conduit la Cogema à réduire sa production à partir de 1989 jusqu’à la fermeture définitive de la dernière mine à Jouac dans le département de la Haute-Vienne en 2001. Par la suite, c’est la question des restes qui demeurent sur le territoire et de la définition de l’héritage qui fera émerger l’enjeu environnemental. La présence de stériles miniers par exemple posera la question du risque inhérent pour les territoires. La coexistence de ces trois récits illustre combien l’histoire se révèle plurielle et segmentée : au temps béni de l’uranium succède un temps controversé puis un temps incertain (Brunet, 2004).

Sur les traces de l’exploitation : le stérile comme « paradigme indiciaire »

5Dans ce contexte, le chercheur est confronté à des récits disjoints car l’histoire se révèle par couches successives entre oubli et mémoire liée à la gestion des déchets. Certains lieux de l’industrie de l’uranium bénéficient encore d’une mémoire vive mais d’autres peuvent avoir totalement disparu des mémoires, et leurs traces être masquées par la recomposition des paysages (Bretesché et Ponnet, 2012). Cet enjeu renvoie aux « modalités temporelles » (Chateauraynaud et Torny, 1999) de perception, de définition et de prise en charge du risque sur la longue durée. Le rapport à l’uranium s’inscrit dans des configurations culturelles, politiques et médiatiques locales, au sein desquels les représentations sociales vont fortement influencer la qualification des restes sur le territoire (Dauphiné et Provitolo, 2013). Par exemple, sur certains territoires le stérile est tantôt perçu comme un déchet nucléaire tantôt comme un reste banal issu de l’extraction minière au sens classique du terme.

6Les restes laissés par l’uranium dans ces contextes d’histoire discontinue et de clivages entre acteurs impliquent un double enjeu pour l’enquête sociologique. D’une part, l’histoire se révèle par « bégaiement » au sens où le travail de mémoire a été conduit par les acteurs dans une logique défensive. Enquêter sur des éléments passés et reconstituer a posteriori les cadres sociaux de l’époque conduit nécessairement à s’appuyer sur des témoignages biaisés par le travail du temps (Journé, 2005). D’autre part, le biais constaté est de surinvestir la controverse en construisant un récit sociologique qui omet de souligner la diversité des représentations et des situations d’un territoire à l’autre. Ainsi, enquêter à distance des discours écrans requiert une démarche méthodologique en capacité d’appréhender le « fait nucléaire » au plus près des systèmes socio-techniques comme des dynamiques de territoire (Zonabend, 1989 ; Fournier, 2013). Le choix d’enquêter sur un site en particulier permet de construire une méthodologie qui va prendre en compte les particularités du territoire et les interactions issues du déploiement d’une industrie à risque puis de sa fermeture.

7Afin de reconstituer sur un territoire l’histoire locale de l’exploitation de l’uranium et plus largement de contribuer à l’histoire sociale de cette activité, les travaux de Carlo Ginzburg (1989) ont été mobilisés à la fois comme cadre théorique et méthodologique. Dans Mythes, emblèmes et traces, Ginzburg démontre au moyen de l’enquête historique comment la micro-histoire peut venir enrichir l’histoire officielle. L’auteur s’appuie sur la méthode d’authentification des œuvres d’art décrite par l’historien Giovanni Morelli et qui concentre son attention sur les « détails significatifs » trahissant la manière du maître ou du copiste. À l’image de la démarche qu’emprunterait un enquêteur sur une scène de crime, Ginzburg utilise la notion de « trace » comme point nodal de son enquête. L’examen des traces requiert de s’intéresser aux menus détails qui permettent d’approfondir des faits vécus difficilement accessibles de prime abord. Cette façon d’aborder des faits sociaux par la trace permet de raisonner par abduction : les symptômes, indices et signes sont autant d’éléments qui permettant de remonter aux causes qui les ont produites. Pour Ginzburg, le « paradigme indiciaire » (1989), c’est-à-dire la recherche d’indices qui permettent la construction d’un raisonnement démonstratif, produit également des connaissances intermédiaires qui permettent d’en tirer parti. En rapprochant le cadre de Ginzburg des terrains de l’uranium, l’enquêteur est invité à mettre à distance les discours officiels liés à l’histoire de l’uranium et à travailler au plus près du « paradigme indiciaire », ici les restes problématiques issus de l’extraction.

8Dans l’objectif de comprendre ce qui se joue entre un territoire et une activité extractive à risque, l’enquête s’est appuyée sur un travail de collecte de données sur une mine d’uranium de l’ouest de la France exploitée de 1957 à 1991 dont il ne reste comme traces qu’une clôture ceinturant le puits de la mine. Cette mine compte parmi les dix premières mines en France en termes de production. Le point de départ de l’enquête conduite sur plusieurs années démarre à partir d’aléas rencontrés sur le site après le réaménagement de la mine d’uranium. En effet, un tas de stériles issu de l’exploitation passée suscite des controverses au sujet des traces d’uranium qu’il contient et plus largement du risque qu’il présente pour le territoire. En soi, ce tas de stériles considéré comme un déchet issu de l’exploitation constitue un « paradigme indiciaire » intéressant car il sert de base au démarrage de l’enquête qui cherche à établir la genèse de ce reste, son histoire sociale mais aussi l’évolution de sa qualification en termes de risque.

De l’affaire des stériles à la collecte des traces : photographies, archives et documents d’exploitation comme pièces à conviction

9L’enquête conduite sur le site du chardon, une ancienne mine située dans l’ouest de la France, a concerné trois périodes historiques : l’exploitation (1957-1991), la fermeture de la mine et le réaménagement (1991-2008) et la période de controverse liée à l’utilisation du stérile (2008-2020). Le début de l’enquête part des années 2000 autour de la médiatisation de ce qui constitue dans la presse l’« affaire des stériles ». En effet, cette « affaire » émerge suite à une demande de renouvellement d’autorisation de l’entreprise de BTP d’utiliser « les stériles » en 2002. De 2002 à 2008, cet amont de stériles « reste en sommeil » en raison du délai d’instruction du dossier et des divers compléments d’enquête réclamés par la préfecture. Au cours de l’instruction, les associations locales médiatisent l’affaire en contactant un laboratoire indépendant de mesure de la radioactivité afin de disposer d’une contre-expertise. La présence d’une télévision locale venue immortaliser le moment entraîne le passage d’une gestion locale d’un dossier à une affaire publique. La remise en cause des données techniques transmises lors du dossier de demande d’autorisation et la demande d’un supplément de mesure, c’est-à dire la prise en compte de la contre-expertise, obligent le préfet à prendre en compte la demande des associations d’appliquer le principe de précaution. Le rapport de force s’établit autour de la teneur en radioactivité des restes post-industriels.

10Les prémisses de l’enquête conduite liées à cette controverse portent sur la qualification qui s’opère sur le tas de stériles en termes de risques. Mais les premiers entretiens conduits sur site auprès des parties prenantes (élus, associations de défense de l’environnement, exploitant) montrent des limites liées aux conditions de l’échange. En effet, les uns comme les autres conditionnent leur parole au fait que l’enquête sociologique soit mobilisée tantôt pour défendre le nucléaire, tantôt pour le dénoncer. En revanche, de part et d’autre, la question de la mémoire constitue un angle jugé indispensable pour objectiver le rapport au passé et surtout sortir de l’oubli inhérent à l’exploitation de l’uranium. La fin de l’exploitation des sites et le réaménagement opéré au cours des années 1990 a eu pour effet d’effacer progressivement les traces industrielles de l’extraction d’uranium sur le territoire en opérant une surveillance sur la mine. Au fil du temps, celle-ci s’est avérée insuffisante au titre des restes présents sur le territoire (notamment les stériles), restes qui présentent des incertitudes quant à la teneur en uranium.

11Pour des raisons méthodologiques liées au choix de la micro-histoire, les traces matérielles ont été collectées à partir de la mine du chardon où se situe le tas de stériles. L’approche par recherche des traces, au sens de Ginzburg (1989) a privilégié trois dimensions du fait observé sur le site : l’analyse de la source même du tas de stériles en revenant sur les conditions de production de l’uranium en prenant en compte les contextes d’extraction, les modalités de cession du site en explorant les micro-relations entretenues entre l’exploitant et les riverains et enfin, la médiation du risque observé sur la dernière décennie. À l’image d’une intrigue policière qui remonterait le temps, l’enquête a collecté les preuves matérielles des micro-relations entretenues localement autour du stérile : photographies et documents d’exploitation (1954-1991), documents liés à la cession du foncier (1991-2008), iconographies et textes présents sur le web relatifs à la mine du chardon (2008-2020). Le contact avec les anciens mineurs ainsi qu’avec l’exploitant s’est orienté vers un témoignage sur les documents présentés et non comme un entretien classique portant sur le risque inhérent au stérile.

Enquêter à distance de l’histoire présente : sur les traces du stérile comme objet d’échange local

12Une première étape de recherche a porté sur le façonnage exercé par les mineurs sur le matériau en s’intéressant aux techniques mobilisées par les mineurs pour extraire l’uranium, gérer les déchets et maîtriser les risques sur la période 1945-1991.

13Un premier corpus d’archives a été collecté auprès de la Division minière de Vendée : les ouvrages produits par les ingénieurs de l’époque, les documents issus de la gestion de la division, les consignes d’exploitation et de sécurité des mines d’uranium produites par l’exploitant. Ce premier cadrage, réalisé grâce à l’accès aux documents jusqu’à présent restés secrets, a permis d’identifier les techniques d’exploitation et de cartographier les lieux dédiés tantôt à l’extraction, au traitement du matériau ou à l’entreposage des déchets (stériles). En appui de ces documents, un groupe témoin ayant travaillé sur l’ancienne mine a été mobilisé afin de rendre compte des techniques d’extraction de l’uranium et de l’évolution des pratiques en matière de transformation. Au terme de cette première enquête, vingt entretiens individuels ont été conduits en s’appuyant sur les photographies et les archives, présentées aux mineurs, pour qu’ils témoignent de leur expérience. Cet ancrage dans les pièces de l’époque explicitées par les témoins a mis au jour les expériences des mineurs et notamment le travail manuel qui, au cours de l’histoire, avait été occulté au bénéfice du regard porté sur l’uranium. En revenant sur les traces du façonnage du territoire, depuis le débroussaillement des terrains jusqu’à la mécanisation de l’extraction, c’est l’ensemble du processus de transformation du matériau et l’apprentissage progressif des risques qui s’est peu à peu dévoilé au travers des entretiens (Le Berre et Bretesché, 2020). Par ailleurs, l’analyse de l’évolution du groupe professionnel travaillant sur le site a montré des modes de socialisation internes fondées sur la transmission intergénérationnelle. Cette permanence s’observe dans la période de réaménagement qui remobilise l’ensemble des techniques apprises précédemment et également au sein des amicales qui permettent d’entretenir les sociabilités passées. Sur un cycle de quarante ans d’exploitation, les modes de socialisation professionnelle perdurent au point de générer une mémoire de l’entre-soi. Deux éléments structurent le pacte tacite établi entre les mineurs et le CEA : d’une part le secret scelle le caractère quasi confessionnel de l’activité et d’autre part le nucléaire est auréolé du sceau d’une technologie d’excellence au service de l’intérêt national.

14En entreprenant ce travail de mémoire avec les anciens mineurs, la démarche d’enquête fondée sur l’activité de travail et l’extraction d’uranium ouvre un nouvel espace de prise de parole chez les derniers témoins de cette industrie passée. En effet, au lieu de focaliser le témoignage des mineurs sur la défense du nucléaire, ce qui constitue un pacte indéfectible, l’enquête revient sur l’histoire industrielle laissée pour compte au nom du secret ou de la préservation de l’entre-soi. Par ailleurs, les mineurs témoignent du système d’échange local qui accompagne l’extraction. Le stérile qui est employé comme remblais est cédé la plupart du temps aux riverains, habitants de la commune en échange d’un autre bien (bouteilles de vin, légumes…). Ainsi, le stérile comme objet d’échange et de don/contre-don prend corps dans l’économie informelle du territoire. En mettant à distance l’histoire officielle, et en revenant sur les conditions objectives du travail, l’enquête permet d’écrire le récit du façonnage du matériau tout en mettant en exergue le rapport social qui sous-tend l’activité extractive. Ce premier cadre mémoriel revient sur la production d’uranium et de façon plus précise sur les déchets laissés à l’époque sur le site en établissant la généalogie du stérile présent sur le territoire et plus particulièrement sa circulation au sein du territoire.

Enquêter à distance des controverses : du stérile aux traces des transactions informelles

15Un second temps de l’enquête a cherché à caractériser les relations nouées entre l’exploitant et les riverains concernant le foncier et la gestion des stériles laissés sur place, notamment sur la période de fermeture de l’activité extractive (1991-2008). Cette piste de recherche est partie du témoignage des mineurs qui ont décrit les micro-échanges noués autour du stérile qui fut utilisé pendant l’exploitation comme remblais ainsi que des transactions réalisées dans le cadre de la cession des terrains. À l’instar de la démarche entreprise par Mead et Métraux (1953), l’enquête a été conduite à distance des acteurs en prenant comme objet d’analyse les traces écrites laissées par les négociations. Sur la mine du Chardon, un point clé a concerné la traçabilité opérée par l’exploitant sur l’ensemble des échanges informels conduits avec les riverains et retraduits en fiches de renseignements.

16Sur le site, l’enquête a porté sur les registres d’achat, de revente des parcelles en foncières en traçant, grâce aux archives de l’époque, l’ensemble des négociations sous-jacentes opérées entre l’industriel et les propriétaires. L’analyse de la structure foncière constitue un élément déterminant pour comprendre la façon dont ces groupes d’acteurs négocient la reconversion du territoire et appréhendent le risque environnemental. La fermeture de la mine en 1991 a donné lieu à l’effacement des traces de l’activité industrielle ainsi qu’à des cessions de foncier. Les zones auparavant exploitées, c’est-à-dire les mines à ciel ouvert, ont été remblayées et cédées à l’entreprise de travaux publics riveraine. Le carreau de la mine a fait également l’objet d’une mise à disposition auprès de cette même entreprise ainsi que les ateliers servant à l’entretien des engins. Dans la commune concernée, l’analyse des fiches de renseignement montre que les échanges locaux se focalisent sur les indemnisations liées à l’assèchement des puits. Le changement d’usage ne remet pas en cause l’activité extractive, de telle sorte qu’un arrangement local parvient à lier l’ancien exploitant, l’entreprise et les riverains. En conséquence, un pacte local construit autour de micro-arrangements scelle la façon de gérer le territoire par négociations individualisées et régulation locale. De fait, les stériles sont cédés à l’entreprise riveraine comme un matériau banal pouvant constituer une source de remblais. L’histoire industrielle se poursuit sur le mode de la continuité car le carrier riverain de la mine développe son activité extractive et conserve une partie des salariés précédemment employés dans la mine. Par conséquent, le territoire conserve son identité avec le réemploi du site en carrière. Le caractère très individualisé, voire personnalisé des relations locales permet de comprendre comment les restes de l’industrie, et notamment le stérile, suscitent des pactes locaux qui perdurent de la période d’exploitation jusqu’à la fermeture de la mine.

Enquêter à distance des acteurs : sur les traces numériques de l’affaire des stériles

17Un troisième temps de l’enquête d’analyse a porté sur les traces numériques suscitées par l’affaire des stériles à partir de 2008, soit plus de dix ans après le réaménagement du site et la cession du foncier. En effet, le stérile présent sur site connaît un troisième niveau de transaction car l’entreprise de travaux publics souhaite l’utiliser comme remblai. Jusqu’en 1984, une partie de ces stériles est utilisée dans le domaine public dans le but, par exemple, de réaliser des remblais de chemins, des parkings, etc. Dans d’autres cas, ils sont cédés à des particuliers. Cependant, la pratique de cession de ces matériaux comme remblais de terrassement à des entrepreneurs ou à des particuliers constitue une source d’exposition potentielle diffuse du public à des radiations radioactives qui ne sera tracée (registre de cession) qu’à partir de 1984 et encadrée réglementairement en 1990. Le préfet demande une enquête publique, diligentée par le tribunal administratif en septembre 2008 afin d’arbitrer cette autorisation supplémentaire d’exploiter les stériles pour une durée de trente ans. Le commissaire enquêteur rend son rapport trois mois plus tard et les conclusions du rapport sont sans appel : les stériles ne peuvent pas être utilisés. Pour justifier sa décision, le commissaire enquêteur met en avant l’opposition de la population et la médiatisation afférente. En effet, les associations locales ont médiatisé l’affaire en contactant un laboratoire indépendant de mesure de la radioactivité venu déposer un rapport d’une dizaine de pages se voulant être une contre-expertise

18L’enquête a porté sur les « traces numériques » relatives aux stériles disponibles sur le Web, entendu à la fois comme une arène et un espace public (Flichy, 2008). Trois types de documents ont fait l’œuvre d’une analyse discursive et iconologique : les contenus textuels et photographiques sur le moteur de recherche le plus utilisé (Google) ainsi que les contenus d’articles de presse publiés en ligne. La description statistique du corpus montre que c’est au moment où se nucléarise la controverse que la médiatisation se fait la plus importante, ponctuellement en 2008. Si, sur une courte période, la controverse contribue à « nucléariser » la gestion des stériles, l’ensemble du corpus depuis la fin de l’exploitation montre que la thématique dominante des discours comme de l’iconographie porte sur la chronique économique et industrielle du territoire (Le Berre, Bretesché, 2018). Les traces numériques constituent la preuve d’un mouvement dialectique entre la chronique industrielle (économie, désindustrialisation, réhabilitation) et la problématique environnementale (radioactivité, nucléarité, responsabilité de la gestion postexploitation). Réunir les « traces numériques » liées à la controverse présente l’avantage de prendre la mesure de l’écho médiatique (Dumoulin, 2002) tout en saisissant ce qui constitue le cadre de régulation du territoire : le pacte local établi autour de l’histoire industrielle stricto sensu. L’analyse de la trajectoire des thématiques de l’attention médiatique montre une permanence dans le temps d’un face-à-face entre le thème économique et le thème environnemental, contrairement à la distinction fréquemment opérée par les acteurs du champ industriel entre un « âge d’or » non controversé de l’exploitation et une critique environnementale qui ne se serait structurée qu’avec l’après-mine. Dans le cas de la mine étudiée, sur la longue durée, la dynamique industrielle l’emporte sur la problématique environnementale.

Enquêter sur les « rebuts » de l’histoire

19L’article présenté montre comment l’enquête à distance permet d’analyser les différentes traces laissées par l’exploitation de l’uranium sur un territoire spécifique. Compte tenu de l’histoire segmentée des mines d’uranium dans le contexte français, l’un des pièges de l’enquête serait de focaliser les entretiens sur les controverses récentes en omettant de les ancrer dans des dynamiques sociotechniques et dans la spécificité des milieux (Chateauraynaud et Debaz, 2017). En mobilisant le registre de la micro-histoire et en saisissant le stérile comme « paradigme indiciaire » au sens de Ginzburg, l’enquête recueille les traces matérielles pour reconstituer par la preuve l’histoire passée. Cette méthode permet de tenir à distance les discours classiques fondés sur l’opposition binaire entre défenseurs et opposants au nucléaire et de rendre compte des rapports sociaux qui sous-tendent le déploiement puis la fermeture de cette activité extractive. En effet, les risques issus de l’exploitation suscitent sur les territoires soit une banalisation, soit une stigmatisation lorsqu’ils sont associés aux déchets de la filière nucléaire.

20Les résultats de l’enquête montrent qu’une focalisation trop forte sur les acteurs engagés dans la controverse omet de questionner les formes de régulation qui se sont échafaudées dans les coulisses sur le temps long. Celles-ci prennent corps autour de transactions, de pactes tacites qui visent à préserver la continuité de l’histoire industrielle en dépit des impacts environnementaux. Sur le Chardon, ce pacte industriel perdure malgré l’émergence de la médiation du risque et de la question environnementale. Sans banaliser le rapport à l’uranium mais loin de le stigmatiser, l’analyse des micro-échanges noués à partir du stérile illustre le pacte local établi au fil du temps et sa permanence. Ce prisme constitue souvent l’angle mort des recherches consacrées à l’impact du nucléaire sur le territoire. En effet, les travaux se concentrent souvent sur les controverses sans prendre en compte la longue durée et les rapports sociaux qui sous-tendent l’implantation des installations nucléaires. L’enquête conduite par traces montre différentes façons de conduire la recherche en privilégiant à la fois l’immersion sur un terrain et des modalités distanciées de recueil des données. Sur la scène sociale de la mine, comme agent de recueil de l’histoire passée et à venir, le travail sociologique renvoie à la mise en mémoire d’indices ou de traces qui vont donner du sens à la gestion future du territoire. Le travail opéré autour des traces permet dans cette perspective d’articuler passé et présent alors même que l’histoire, faute d’éléments concordants, se révèle segmentée.

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Notes

1 Le stérile est le produit constitué par les sols et roches excavés lors de l’exploitation d’une mine, après récupération de la partie commercialement valorisable qui constitue le minerai.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Bretesché, « Enquêter sur des territoires à risques en transition »Socio-anthropologie, 45 | 2022, 111-123.

Référence électronique

Sophie Bretesché, « Enquêter sur des territoires à risques en transition »Socio-anthropologie [En ligne], 45 | 2022, mis en ligne le 28 février 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/11285 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.11285

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Auteur

Sophie Bretesché

Sophie Bretesché est professeure de sociologie à IMT Atlantique et membre du Laboratoire d’économie et de management de Nantes Atlantlique (LEMNA). Ses travaux portent sur le rôle de la mémoire dans des contextes de transition industrielle. Auteure de nombreux ouvrages consacrés aux transformations socioprofessionnelles, elle contribue à la Zone atelier CNRS territoires uranifères (ZATU).

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