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HomeNumérosN°1, vol. 7EnquêtesDes musiciens à bonne école

Des musiciens à bonne école

Les pratiques éducatives des classes supérieures au prisme de l’apprentissage enfantin de la musique
Well schooled musicians. Educational practices in upper-class families through the lens of children’s music learning
Lucas Tranchant

Abstract

Si l’apprentissage de la musique en conservatoire est une activité enfantine socialement sélective, les mécanismes par lesquels passe cette sélectivité sont encore mal connus. Une enquête de terrain menée auprès de familles des classes supérieures d’un quartier gentrifié d’une commune de proche banlieue parisienne, ainsi que l’accès aux fichiers administratifs du conservatoire montrent que la musique est une activité socialement et localement distinctive, participant de la formation d’un entre-soi et dirigée vers les normes de légitimité de la culture savante. La volonté d’être au conservatoire apparaît comme aussi déterminante que celle de faire de la musique. Institution recherchée pour son caractère sérieux et scolaire, le conservatoire est perçu comme favorisant la formation de dispositions scolaires. La musique est aussi parfois directement intégrée aux stratégies scolaires pour accéder à des classes sélectives dès le collège. Ces éléments indiquent que le renforcement de la compétition scolaire en région parisienne agit également sur la façon dont sont investies les pratiques de loisirs enfantines.

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  • 1 . Pour préserver l’anonymat des personnes citées, leurs noms ont été changés, de même que celui des (...)

Pour nous, enfin pour mes filles, elles travaillent très bien à l’école, mais je pense qu’elles ont toujours – je dis ça à tout le monde – beaucoup plus travaillé, ça leur a demandé plus d’exigence, de concentration, de boulot, le conservatoire que l’école. […] Je pense que c’est quelque chose qui a été vraiment bénéfique pour leurs études. Une discipline qu’elles n’ont pas forcément apprise, en primaire en tous cas (entretien avec Isabelle Affergan1, ancienne journaliste maintenant au foyer, mari haut cadre dans l’audiovisuel, trois filles au conservatoire).

  • 2 . Les données disponibles concernent avant tout l’enseignement public, mais l’enseignement privé so (...)
  • 3 . Ce constat vaut également pour les conservatoires les plus sélectifs de l’enseignement musical pu (...)
  • 4 . Sur le rôle de Maurice Fleuret, directeur de la musique au ministère de la Culture de Jack Lang, (...)
  • 5 . Ainsi à Paris, les familles dont les revenus mensuels sont supérieurs à 5 000 euros représentent (...)
  • 6 . Sur l’histoire sociale du piano comme instrument de domination symbolique de la bourgeoisie europ (...)
  • 7 . La disparition des traditions orphéoniques et leur inclusion croissante dans des écoles de musiqu (...)
  • 8 . La mobilisation des ressources matérielles et psychologiques au sein de la « maisonnée » que supp (...)
  • 9 . L’appellation « musiques actuelles » renvoie à différents styles musicaux parmi lesquels le jazz, (...)

1L’enseignement musical extra‑scolaire connaît en France une augmentation importante de ses effectifs depuis les années 1970. Dans un contexte national où l’enseignement musical n’occupe qu’une place marginale à l’école (Bonnéry, 2013), ce développement s’est fait par la création de nombreux établissements spécialisés. On peut estimer qu’entre 1960 et 2000, plus de 3 000 communes se sont dotées d’un lieu d’enseignement spécialisé, pour un effectif total d’environ 750 000 élèves2 (Ganvert, 1999). Aujourd’hui, la majorité des élèves qui fréquentent ces établissements en restent à une pratique en amateur3, en conformité avec les objectifs des politiques de développement de l’enseignement artistique en France depuis les années 1980 (Ganvert, 1999)4. Ce développement de la pratique musicale enfantine comme activité de loisir prend place dans une dynamique plus générale d’extension des pratiques artistiques en amateur au sein de la population française (Donnat, 1996, pp. 26‑44). En dépit des objectifs répétés d’une démocratisation culturelle, les données disponibles sur les conservatoires parisiens montrent au contraire un renforcement récent de la sélectivité sociale de cette pratique5. Cette sélectivité sociale s’inscrit dans l’histoire longue de l’apprentissage de la musique savante au sein des classes supérieures6 (Bourdieu, 1979a, pp. 17 et 81), par contraste avec la pratique plus populaire de la musique dans les harmonies municipales et orchestres orphéoniques (Dubois et al., 2009 ; Gumplowicz, 2001)7. En effet, l’enseignement de la musique en conservatoire diffère des autres par son caractère formel et exigeant, et requérant un investissement familial en temps et parfois en argent important (Gros, 2010)8. L’enseignement spécialisé de la musique a certes fait l’objet de réformes récurrentes depuis les années 1980 (Ganvert, 1999 ; Hennion, 1988), ayant notamment abouti à l’ouverture progressive des conservatoires aux musiques actuelles9. Toutefois le conservatoire reste organisé autour de la musique savante et est perçu par de nombreux parents comme l’étalon de légitimité en matière d’enseignement musical (Montandon, 2011).

  • 10 . Au fur et à mesure de l’attrition de cette pratique au cours de l’adolescence, on assiste à un re (...)

2Les travaux récents sur les activités de loisir des enfants permettent d’éclairer les logiques sociales qui sous‑tendent l’apprentissage de la musique en insistant sur la précocité des déterminants sociaux dans l’occupation du temps libre. Si les activités artistiques encadrées correspondent à une période de l’enfance assez bien définie, puisqu’elles décroissent rapidement lors de l’entrée au collège, à âge égal ces activités concernent en majorité les filles des classes supérieures (Octobre & Mercklé, 2010)10. D’autres déterminations sociales entrent en jeu, puisqu’au sein même des classes supérieures, on observe une différence entre les enfants des cadres du privé, plus encouragés à pratiquer un sport et à développer un esprit de compétition, et les professions intellectuelles davantage tournées vers les pratiques artistiques et la valorisation de l’épanouissement de l’enfant (Mennesson & Julhe, 2012). L’apprentissage enfantin de la musique serait une pratique caractéristique des fractions des classes supérieures les plus dotées en capital culturel, en particulier des filles. Il y a alors tout lieu de penser que cette pratique participe à la formation d’une culture musicale légitime et d’un rapport savant à la musique. Dans les institutions publiques, ce capital spécifique peut même faire l’objet d’une certification à l’issue d’un cursus prolongé.

3L’argument des homologies entre loisirs et positions sociales pêche toutefois à expliquer l’intensité de la compétition pour les places en conservatoire, alors que la musique ne devient que dans de très rares cas une activité professionnelle. En effet, la hausse des effectifs des conservatoires semble entrer en contradiction avec le constat d’une baisse des pratiques culturelles intensives en temps parmi les classes supérieures au profit d’activités plus ostentatoires (Coulangeon, 2011). La mise en musique de ces enfants est à replacer dans des pratiques éducatives où s’expriment des dispositions parentales spécifiques. Dans son travail sur les activités de loisir organisées aux États‑Unis, Annette Lareau (2002) rapporte la saturation du temps libre des enfants des classes moyennes et supérieures à un mode d’éducation fondé sur la sollicitation intensive, la confiance envers les institutions et le dialogue parent‑enfant, l’« éducation concertée » (concerted cultivation), par opposition à une logique d’« accomplissement naturel du développement » (accomplishment of natural growth). Selon Joël Zaffran, ces activités de loisir organisées s’inscrivent dans une logique de « pédagogisation » des loisirs (Zaffran, 2001), c’est‑à‑dire une soumission du temps dit libre au temps et aux objectifs scolaires. Bien que cette logique ne soit pas réservée au haut de l’espace social, elle y prend un sens particulier, lié au processus de reproduction de classe (Lignier, 2013). La multiplication des activités de loisirs encadrés traduit un investissement dans la perpétuation d’une position dominante. Cette approche dynamique de la reproduction sociale demande donc d’analyser la décision par les parents d’inscrire leurs enfants dans un conservatoire de musique au prisme des choix scolaires, en la pensant « comme [un] processus [lié] aux valeurs et aux pratiques éducatives » (Blanchard & Cayouette‑Remblière, 2011, p. 9).

4Cet article s’intéresse donc aux mécanismes de différenciation sociale en jeu dans l’inscription des enfants des classes supérieures dans un conservatoire de musique. Quels sont les rendements attendus des investissements dans une pratique exigeante ? Si l’apprentissage de la musique ne se réduit pas à l’acquisition d’une culture libre, comment s’articule‑t‑il aux enjeux scolaires ? Pourquoi est‑ce spécifiquement l’apprentissage de la musique qui est mis au cœur du temps libre enfantin dans ces familles ? Cette pratique fait‑elle l’objet d’un investissement scolaire ou est‑elle la conséquence d’un rapport de méfiance envers l’école ? Ces questions sont traitées à partir d’une enquête de terrain menée en 2012‑2013 auprès de familles des classes supérieures résidant à Comuny, commune de la première couronne de la banlieue parisienne, ayant leurs enfants inscrits dans le conservatoire municipal (voir l’encadré). Cette démarche ethnographique permet de restituer la signification propre de la pratique enfantine de la musique dans des maisonnées où l’éducation des enfants est la cause commune (Gollac, 2003), sans la réduire a priori à l’expression des normes de légitimité culturelle dominantes dans cette région de l’espace social. Par ailleurs, en tant qu’approche localisée dans un quartier gentrifié, elle permet d’interroger sa circulation à l’échelle d’un petit espace résidentiel et donne la possibilité de prendre en compte les effets de contexte liés à l’offre de loisirs et à la compétition scolaire.

5En premier lieu, je reviendrai sur le déroulement de l’enquête dans une démarche réflexive. Je montrerai qu’enquêter sur ces familles m’a conduit à observer comment les activités de loisir enfantines s’inscrivent dans les rapports de dominations sur un espace social localisé (Laferté, 2014). Dans un second temps je positionnerai les familles enquêtées dans la morphologie sociale du conservatoire et j’analyserai leurs représentations de l’institution. On verra que c’est plus le processus d’inscription au conservatoire que l’instrument pratiqué qui définit le rapport légitime à l’apprentissage de la musique. Dans une troisième partie je m’intéresserai aux modalités concrètes d’insertion de la musique dans des stratégies scolaires pour montrer que, loin d’être une activité sans enjeu, elle concentre des investissements matériels et symboliques dont des rendements sont attendus dans la sphère scolaire.

Présentation de l’enquête et données mobilisées

L’enquête, menée durant l’année 2012‑2013 dans le cadre d’un mémoire de master, mobilise plusieurs matériaux. Elle se fonde d’abord sur une ethnographie d’un quartier de la ville de Comuny. Au moment de débuter l’enquête, j’ai appris que les anciens locataires de la maison où j’habitais en colocation, les Carpentier, avaient plusieurs enfants inscrits au conservatoire de Comuny. Lors d’un entretien avec Sophie Carpentier j’ai constaté que c’était le cas de nombreuses familles du quartier. Mon enquête a alors commencé auprès de mes voisins les plus proches, puis de familles un peu plus lointaines géographiquement et qui m’étaient recommandées. J’ai ainsi pu réaliser des entretiens prolongés avec les parents de neuf familles. Ces enquêtés forment un réseau d’interconnaissance dont les propriétés sont discutés dans la première partie. Les entretiens menés étaient semi‑directifs, généralement au domicile et avec les mères. En plus des questions sur les caractéristiques sociales des familles enquêtées, les entretiens visaient à détailler les activités de loisir des enfants, et en particulier l’apprentissage de la musique, les pratiques culturelles des parents, le processus de décision de l’inscription au conservatoire, le suivi des devoirs. L’analyse des entretiens suit une démarche ethnographique (Beaud, 1996). Le dispositif de l’entretien implique d’analyser les matériaux comme la représentation des parents sur l’activité de leurs enfants. Seule une observation au long cours au sein des familles permettrait de décrire les mobilisations familiales en actes autour de la pratique de la musique. Toutefois, mon expérience personnelle des cours de musique, ainsi que des observations répétées de cours de solfège au conservatoire de Comuny et des discussions avec les professeurs, m’ont permis de contrôler les éléments factuels des discours des parents enquêtés. L’enquête s’appuie également sur les données administratives du conservatoire, centralisées sur un logiciel de gestion des élèves. Les données renseignent sur les caractéristiques des élèves (âge, sexe), les cours suivis au conservatoire, et les ressources économiques des familles mesurées par la tranche de quotient familial. Elles forment une base de données exhaustive des élèves présents au conservatoire au moment de l’enquête, offrant la possibilité de restituer la position des familles enquêtées dans la morphologie sociale du conservatoire. L’accès à ces données a été négocié avec le directeur du conservatoire. Celui‑ci, récemment arrivé à la direction, souhaite alors développer une politique d’« ouverture » du conservatoire vers les familles moins dotées. Mon enquête, présentée comme une recherche sur les causes de la sélectivité sociale des conservatoires, faisait de moi un allié et a favorisé mon accès aux données. Enfin, je mobiliserai des données des recensements de 1999, 2011 et 2012 pour contextualiser le terrain.

La pratique de la musique comme révélateur des positions sociales

Une enquête sur le pôle supérieur d’une commune gentrifiée

6L’enquête a consisté en l’exploration d’un réseau d’interconnaissance de familles d’un quartier de Comuny. Au‑delà de la proximité géographique et de la fréquentation du conservatoire de Comuny, ces familles ont un certain nombre de propriétés communes qui frappent par leur systématicité (Tableau 1). Tous les parents enquêtés, âgés de trente‑cinq à cinquante ans, appartiennent aux classes supérieures, à ce qui correspondrait aux cadres et professions intellectuelles supérieures dans la nomenclature des PCS. Pour la plupart, ces positions professionnelles font suite à une trajectoire scolaire longue sanctionnée par un diplôme de l’enseignement supérieur. Plusieurs d’entre eux pratiquent ou ont pratiqué la musique, généralement dans leur enfance. Leurs enfants ont entre quatre et seize ans et sont dans 20 cas sur 24 des filles. Ces propriétés correspondent étroitement à l’idéal‑type de l’enfant musicien que l’on peut établir à partir des données d’enquête nationale. Mon niveau d’étude et ma pratique de la musique me donnaient auprès de ces familles une légitimité pour enquêter sur cet objet, tout comme elle a certainement orienté le choix des autres parents qu’on me recommandait d’aller voir.

Tableau 1. Tableau synthétique des familles enquêtées

Tableau 1. Tableau synthétique des familles enquêtées

Note : * cours particuliers.

  • 11 . Ce processus de gentrification correspond moins à celui qu’observe Anne Clerval (2010) dans les a (...)
  • 12 . Ilots regroupés pour l’information statistique, l’IRIS constitue la brique de base en matière de (...)

7Ces propriétés sociales prennent un sens plus précis une fois replacées dans le contexte local. Comuny est une commune de la première couronne parisienne, d’environ 30 000 habitants, anciennement populaire mais qui a connu un processus de gentrification dans les années précédentes (Authier & Bidou‑Zachariasen, 2008) 11. Entre 1999 et 2012, la part des cadres dans la population totale est passée de 11,1 % à 18,0 % et celle des professions intermédiaires de 17,3 % à 18,5 %, au détriment des classes populaires et des inactifs (Tableau 2). Dirigée de longue date par une municipalité communiste, elle conserve une relative mixité sociale à travers un parc locatif social important (environ 40 % de logements sociaux) et disséminé sur l’ensemble du territoire communal. Le quartier sur lequel porte l’enquête est situé dans un IRIS12 de presque 2 000 habitants où l’on observe une légère surreprésentation des cadres par rapport à la commune, ainsi que des maisons, des propriétaires et des emménagements récents. Les familles enquêtées font pleinement partie de ces classes supérieures d’une même génération nouvellement arrivée à Comuny. On peut les rapprocher de cette seconde génération de gentrifieurs du Bas‑Montreuil (Collet, 2015) qui, à l’opposé des pionniers, s’installent souvent dans un contexte local déjà en cours d’élévation sociale. Si les familles rencontrées valorisent dans leur discours la mixité sociale, elles expliquent surtout leur arrivée à Comuny par des raisons économiques, la hausse des prix de l’immobilier parisien compromettant le projet d’accès à la propriété intra‑muros.

Tableau 2. Propriétés de Comuny et de l’IRIS du quartier d’enquête

Tableau 2. Propriétés de Comuny et de l’IRIS du quartier d’enquête

Sources : INSEE, RP1999, RP2011 et RP2012.

Lecture : en 1999, 11,1 % des habitants de Comuny de plus de 15 ans étaient des cadres et professions intellectuelles supérieures.

8La trajectoire résidentielle des Carpentier illustre ce mouvement. Sophie et Christophe ont tous les deux grandi dans le Sud‑Ouest. Après avoir commencé leurs études à Bordeaux, ils les terminent à Paris et commencent à y travailler. Leur mise en couple se traduit par une cohabitation dans un appartement dans le quatorzième arrondissement. En 2007, après la naissance de leur troisième enfant, ils décident de « travers[er] le périph’ » et louent la maison que j’occupe au moment de l’enquête. Leurs revenus importants leur permettent d’acheter en 2011 une petite maison en briques à quelques rues de là, maison qu’ils font agrandir en la surélevant de deux étages, et dans laquelle ils emménagent finalement en 2012. Les trajectoires des autres familles rencontrées sont très similaires. Souvent parents au moment de leur emménagement à Comuny, ils y trouvent tout un ensemble de petites maisons auparavant occupées par des classes populaires qu’ils peuvent agrandir. La surélévation des pavillons, traduction physique de la cause commune qui est d’élever les enfants dans des conditions d’aisance matérielle, est visible partout dans le quartier et symbolise son élévation sociale. Cette dynamique de groupe s’est accompagnée d’un accroissement important des prix immobiliers sur la commune. De fait, ces familles disposent en puissance d’un patrimoine immobilier compris entre 500 000 et 1 million d’euros. Toutes ces propriétés font objectivement de ces familles les dominants au sein de cet espace social localisé (Laferté, 2014). La participation active de plusieurs de ces parents à une liste d’opposition à la municipalité communiste rassemblant écologistes, centre et PS montre une volonté de convertir ces ressources en pouvoir politique.

Une pratique inscrite dans un réseau de sociabilités denses

  • 13 . On pourrait y ajouter plusieurs autres familles aux propriétés très proches, mais que je n’ai pas (...)

9Le cœur du réseau d’interconnaissance regroupe les familles d’un ensemble de deux rues. Les familles Choisin, Bellon, Mepillat et Carpentier habitent dans un rayon de quelques mètres13. Ces deux rues sont des voies sans issues et privées, où chaque propriétaire d’une maison est également copropriétaire de la rue. Tous les propriétaires de cet espace se sont réunis en 2010 dans une association pour réaliser des travaux de voirie. Cet ensemble semi‑fermé est le lieu d’une sociabilité forte entre parents et enfants de ces familles. Dès les beaux jours, une dizaine d’enfants est constamment dans la rue pour jouer ensemble, et leurs parents s’y retrouvent également pour discuter. Cette proximité à la fois sociale et résidentielle se traduit par un sentiment d’appartenance à un même « quartier des impasses », comme me l’explique Ariane Choisin :

Vous savez qu’ici quand même le quartier, en termes de sociologie, c’est dans ce coin là que les revenus sont les plus élevés. Ils le savent à la mairie puisque vous payez la cantine, le conservatoire, tout sur la tranche de quotient. Donc en fait la mairie nous aime pas forcément, le quartier des impasses en fait, ici ça s’appelle le quartier des impasses. Parce que oui, les maisons sont un peu plus chères (Ariane Choisin, cadre RH, trois enfants dont deux au conservatoire).

10La pratique de la musique au conservatoire pour les enfants de ces familles s’inscrit dans un ensemble de loisirs organisés. En plus de la musique, ils pratiquent souvent un sport ou une autre activité artistique, où ils retrouvent souvent d’autres enfants du quartier. Dans l’offre locale de loisirs, les effets de pairs peuvent influer sur le choix de telle ou telle pratique. Dans le discours d’Ariane Choisin, l’inscription au conservatoire découle d’une dynamique collective à l’échelle du quartier :

Enquêteur : Oui donc vous me disiez que c’est vos enfants qui avaient voulu s’inscrire en musique. Ça s’est passé comment ?

Ariane Choisin : Heu, non c’est presque...

Éleonore Choisin : Moi j’ai voulu quand même…

Ariane Choisin : T’avais envie mais c’est parce que tu avais tout entendu. Je dois dire que sociologiquement c’était cohérent d’inscrire les enfants faire de la musique pour ouvrir voilà leur champ de découverte. Plutôt dans cette démarche là. Les gens tout autour inscrivaient, tout le monde doit faire de la musique. Et c’est vrai que c’était un peu cohérent, [puis sur un ton hésitant] enfin c’était un peu une reproduction de classe ? [Elle rit] (Ariane Choisin et sa fille Éleonore).

11Face à l’enquêteur, Ariane Choisin anticipe l’objectivation de cette situation. Ces « gens tout autour » sont ceux que révèle progressivement l’enquête, au fur et à mesure des recommandations. Ce réseau d’interconnaissance structuré par les loisirs enfantins dépasse les limites du « quartier des impasses » au sens strict pour s’étendre à l’ensemble du secteur couvert par l’école. La pratique de la musique est alors décrite comme venant renforcer des liens de sociabilités d’abord forgés à l’école, qui lui sont antérieurs. L’extrait d’entretien suivant avec Sophie Carpentier permet de comprendre cette logique de cumulativité des liens de sociabilité :

Enquêteur : Je voulais savoir si les enfants se faisaient des amis dans le conservatoire, ou si ça restait quelque chose d’assez... on y va, on repart, sans forcément... ?

Sophie Carpentier : Bah l’aînée c’est un peu ça. Enfin si, elle a une copine qu’elle a connue au violon et avec qui elle fait des duos parfois, mais elles se voient pas en dehors par exemple. Moi j’aimerais qu’elles se voient un peu plus. Mais on peut pas forcer, enfin je veux dire ça se fait pas. Et la deuxième, ça renforce les liens qu’elle a avec ses copains et copines de sa classe. En fait ils sont toute une bande de la classe à y aller soit pour la danse soit pour la musique. [...] Et notamment des copains de l’impasse. Donc forcément, ils se voient en classe, ils se voient au solfège, ils se voient à la chorale, ils se voient au spectacle. Ça fait des liens hyper forts. Mais est‑ce que... si, ils ont créé des liens, pas forcément très forts, avec des enfants du conservatoire, mais ils se voient pas en dehors […] Puis bon c’est vrai que le mercredi y’a plein de mamans, plein de monde qui circule. Les parents finissent par se connaître. En fait y’a des copains des scouts qu’on retrouve au conservatoire. Ça augmente le réseau de Comuny quoi, je dirais. Ça fait partie de, y’a les écoles, pour certains les paroisses, pour certains le sport, le conservatoire. Voilà, ça augmente le réseau (Sophie Carpentier, médecin en hôpital, trois enfants au conservatoire).

  • 14 . Sans oublier l’effet lié à la présence de l’enquêteur, susceptible d’orienter les discours vers c (...)

12Le conservatoire tend donc à rapprocher des familles socialement proches. Les « copains de l’impasse », ceux des familles les plus dotées du quartier, se fréquentent à l’école et au conservatoire et tissent des liens forts. On peut donc supposer que ce n’est pas directement la sélectivité sociale des pratiques mais leurs multiples recoupements qui donnent lieu à la constitution d’un entre‑soi (Tissot, 2014) à la fois chez les enfants et les parents. On retrouve là des éléments du résultat énoncé par Michel Bozon (1984) dans sa monographie de Villefranche‑sur‑Saône. Il y montre bien comment les distances entre les groupes sociaux se construisent au quotidien sur des modes de sociabilité différenciés. Si la diversité sociale de la population de Comuny n’est pas une condition suffisante à l’apparition de ces logiques, elle fait ressortir la position dominante des familles enquêtées dans cet espace, et on peut supposer qu’elle renforce ces logiques de sociabilité différenciée. C’est ce que constatent Sonia Lehman‑Frisch et al. (2012) dans des quartiers gentrifiés de Paris, Londres et San Francisco. Bien que la mixité des relations sociales puisse se réaliser à travers l’école, les activités extra‑scolaires contribuent au « filtrage social » de ces sociabilités pour les enfants des classes supérieures. Il est en revanche plus difficile de déterminer si ce « filtrage » est le résultat d’une mise à distance volontaire des autres groupes sociaux. Les discours de valorisation de la mixité sociale que développent la plupart des parents rencontrés iraient contre cette hypothèse, mais l’on sait que ces principes peuvent être en contradictions avec les choix scolaires réalisés pour les enfants (Van Zanten, 2009)14. Pour mieux saisir ces effets de distance, il faut analyser en détail la frontière symbolique que constitue la pratique de la musique au conservatoire.

Une pratique légitime de la musique

Le conservatoire, une institution socialement sélective

  • 15 . En raison du caractère particulier de ces chiffres, les tranches de quotient familial étant calcu (...)
  • 16 . C’est un chiffre supérieur au taux de 55 % que l’on trouve pour l’ensemble de la France (Dietsch (...)

13La fréquentation du conservatoire est une activité socialement située dans l’espace social local. Ce que Nicolas Trousseau décrit comme un « petit microcosme » est en fait un échantillon déformé de la population communale. Le recours à la base de données des fiches élèves du conservatoire permet de caractériser finement la morphologie sociale de son public. En effet, le conservatoire accueille près de 10 % de la population communale de moins de vingt ans, et les classes supérieures y sont surreprésentées. Parmi les élèves du conservatoire, 49 % sont enregistrés dans les tranches de quotient familial les plus élevées, correspondant à un équivalent‑revenu mensuel supérieur à 5 100 euros pour une famille avec deux enfants, dont 33,5 % dans la plus haute tranche15. De plus, 67,5 % des élèves du conservatoire sont des filles, une illustration de leur forte surreprésentation dans cette activité, et plus globalement de la division sexuée des loisirs16.

  • 17 . Pour l’étude fine des logiques de genre dans le choix de l’instrument, on peut se reporter à l’en (...)
  • 18 . Ce résultat est d’autant plus frappant que les processus qui conduisent à l’homologie entre posit (...)

14La surreprésentation des classes supérieures et des filles se stratifie selon le type d’instrument pratiqué et le type d’activité (danse, théâtre). La répartition des sexes et des tranches de revenus dans chacune des pratiques est assez évocatrice (Tableau 3). La plupart des familles d’instruments ont un taux de féminité supérieur à l’ensemble du conservatoire, pourtant déjà élevé, à l’exception du piano et surtout des cuivres, de la guitare et des percussions17. Les cuivres et les percussions sont également les catégories d’instrument où sont surreprésentées les familles à faible quotient familial, au contraire des cordes, des bois et du piano où sont surreprésentées les familles aisées. Danse et théâtre sont également les pratiques où l’on retrouve le plus d’élèves des classes populaires. Lorsqu’on compare ce tableau à celui des enquêtés, on remarque que les enfants des familles rencontrées pratiquent les instruments au recrutement le plus élevé. Au conservatoire on a donc l’instrument de sa classe, ce qui fait échos aux résultats de Bernard Lehmann (2005) sur les orchestres symphoniques, et aux régularités statistiques mises en évidence par Antoine Hennion et al. (1983) au niveau des conservatoires régionaux et nationaux18.

Tableau 3. Caractéristiques sociales et type de pratique (%)

Tableau 3. Caractéristiques sociales et type de pratique (%)

Source : registre des élèves du conservatoire de Comuny, 2012‑2013, données exhaustives, traitements de l’auteur.

Lecture : les pourcentages se lisent en ligne. 75 % des inscrits en accordéon sont des filles, 12,5 % font partie des familles à bas quotient familial et 50 % ont été inscrits pour la première fois au conservatoire entre quatre et six ans.

  • 19 . Les classes d’éveil sont ouvertes aux enfants âgés de trois à six ans. La scolarité au conservato (...)
  • 20 . Ce principe ne se fondait pas sur le fait que les enfants ayant suivi l’éveil serait mieux prépar (...)

15La double sélectivité sociale au niveau de l’accès au conservatoire et à certaines familles d’instruments ne découle pas de contraintes économiques. Il existe bien des frais d’inscription et des coûts liés à l’achat ou la location d’un instrument de musique, mais ceux‑ci sont calculés en fonction du quotient familial. Pour les familles aux revenus les plus faibles, une année au conservatoire revient à 50 euros, contre 450 euros pour les plus aisées. La fermeture sociale de l’institution est davantage liée aux modes d’entrée dans l’institution. D’abord, le passage par l’éveil musical vient conditionner l’accès différencié des familles au conservatoire19. Pensées lors de leur création comme une initiation à la musique et à la danse, ces classes ont de plus en plus fonctionné comme un sas d’entrée vers le conservatoire jusqu’à l’arrivée du nouveau directeur en 2011. En effet, les enfants ayant suivi l’enseignement d’éveil étaient prioritaires pour une inscription en musique dans les classes de premier cycle, notamment en solfège, dans un contexte de pénurie de places20. Ce mode d’attribution des places a déplacé la concurrence entre familles au niveau de l’éveil, amenant les parents à anticiper une pratique ultérieure de la musique par une inscription en éveil. Comme me l’explique Ariane Choisin, « on commence toujours comme ça sinon on n’a pas de place […], enfin c’est ce qu’on m’a dit ». La connaissance d’une telle règle, relativement informelle, circule entre les habitants du quartier :

Enquêteur : Et donc quand vous dites qu’il faut faire de l’éveil pour avoir une place au conservatoire, c’est...

Ariane Choisin : Oui sinon, enfin ce qu’on m’a dit, c’est que justement pour entrer en cycle 1 au conservatoire, si vous avez pas fait d’éveil déjà vous avez pas de place pour l’instrument, et encore moins pour le solfège. Enfin, surtout pour l’instrument.

Enquêteur : D’accord. C’est surprenant parce que je croyais que c’était facultatif justement.

Ariane Choisin : C’est facultatif mais vous êtes quasi sûr d’avoir une place. Sophie avait inscrit Louis l’année dernière en éveil musical pour qu’il puisse faire un instrument cette année. Bon à la fin il a pas aimé donc elle l’a inscrite nulle part. Mais sinon elle avait fait exprès de l’inscrire en éveil musical pour être sûre d’avoir une place en instrument (Ariane Choisin, cadre RH, trois enfants dont deux au conservatoire).

  • 21 . Cela n’apparait pas dans le tableau 2 puisque la nouvelle équipe de direction a favorisé, dès 201 (...)

16Le nombre de places en éveil étant alors relativement limité, il s’est formé une sorte de goulot d’étranglement pour les inscriptions dans ces niveaux. Les premiers arrivés étaient les premiers inscrits, les autres étant placés sur liste d’attente. Il y a dès lors tout lieu de penser que ce système sélectionne les familles les mieux renseignées et qui possèdent le plus de ressources pour cette compétition21. C’est ce que confirme le cas de Nadège Mepillat, qui n’avait au départ pas pu inscrire sa fille en éveil musical, et qui, à force d’insister, a pu obtenir une place :

Toutes les semaines je rappelais le conservatoire pour savoir si y’avait eu un désistement, pour savoir si ils pouvaient l’inscrire. Toutes les semaines, toutes les semaines. Elle a eu finalement une place mais genre à la fin octobre, enfin peut‑être deux mois après le début des cours. Donc les cours avaient déjà largement commencé. Mais finalement y’a eu un désistement donc ils ont fini, je sais plus si c’est parce que j’ai appelé ou eux m’ont appelé parce que je les tannais un peu tout le temps (Nadège Mepillat, expertise en indépendant, deux enfants au conservatoire).

  • 22 . Site internet du conservatoire, 2006. Les professeurs du cours d’éveil musique et danse m’ont éga (...)

17Le passage par l’éveil conditionne également l’accès aux différents instruments. Les enfants ayant commencé avant six ans sont en effet prioritaires dans l’attribution des places aux cours d’instruments, alors que ceux qui n’ont pas suivi de cycle d’éveil doivent commencer par une ou deux années d’initiation avant de pouvoir débuter un instrument. Ainsi, on remarque que la part des enfants ayant commencé entre trois et six ans, donc en éveil, est supérieure à la moyenne pour les cordes, les bois, les cuivres et le piano (Tableau 3). D’autres logiques de différenciation plus directes sont également à l’œuvre. Lors de ces premières années, les enfants ont la possibilité de suivre trois « ateliers découverte » leur permettant d’avoir un premier contact avec les différents instruments et les professeurs, à l’issue desquels ils remplissent une feuille avec leurs différents choix. Ces moments sont aussi l’occasion de diriger les enfants vers les instruments qui correspondent le mieux à leur supposé caractère. En 2006, il était encore nécessaire de rencontrer le futur professeur pour qu’il donne « son sentiment sur [l]es aptitudes » de l’enfant22. Toutefois, à la différence des conservatoires d’arrondissements parisiens, les notes obtenues lors des premières années n’ont pas d’impact sur les possibilités de faire tel ou tel instrument (Montandon, 2011).

La bonne école de musique

  • 23 . En France, l’enseignement musical public est structuré de manière complexe. Les conservatoires mu (...)

18Depuis l’arrivée de la nouvelle direction au conservatoire de Comuny, le phénomène de liste d’attente s’est en partie résorbé, limitant de fait l’effet des inégalités liées à la maitrise des ficelles pour l’inscription aux cours d’instrument. Pour autant, il y a tout lieu de penser que cela ne se traduira pas par une diversification rapide du public. En effet, les entretiens avec les parents enquêtés font ressortir une représentation commune du conservatoire comme étant la bonne école de musique. Les conservatoires des communes voisines23 ou ceux des arrondissements parisiens sont certes difficilement accessibles aux non‑résidents. Mais le conservatoire municipal est préféré à d’autres solutions qui existent pourtant dans l’offre locale. En plus des nombreux cours privés qui peuvent être suivis de manière individuelle, il existe une association (AlterMusique) proposant un cursus comparable à celui du conservatoire mais plus orienté vers les musiques actuelles et la pratique en groupe. Toutefois, pour un volume horaire comparable à celui du conservatoire, il faut débourser plus de 2 000 euros, ce tarif ne variant pas selon les ressources des familles. Ce coût élevé laisse penser que seules les familles les plus dotées sont en situation de choisir parmi les différentes possibilités.

19La préférence pour le conservatoire s’appuie sur un ensemble de justifications relativement homogènes parmi les familles rencontrées. Elles insistent moins sur la référence à la musique savante que sur le sérieux de l’enseignement, décrit sur le mode de la proximité avec l’école.

Enquêteur : Et pourquoi justement avoir directement privilégié le conservatoire ?

Nicolas Trousseau : Parce que ça correspond à un cursus scolaire et que nous on avait plutôt ça en tête quoi, pour que les enfants soient... Parce que dans un sens on se dit quand c’est pas obligatoire, c’est toujours... Tandis que là c’est vraiment un cursus. Faut être présent, y’a un prof. Puis ça correspondait à ce qu’on souhaitait aussi. Nous on voit des amis par exemple qui ont un fils qui est plutôt doué pour le piano. Il a commencé dans le milieu associatif. Et puis ils se sont vite aperçus qu’en fait pour rattraper les règles de base, l’enseignement vachement scolaire, vachement cadré, vachement rigoureux de la musique, ils l’ont réinscrit au conservatoire à un niveau qui était quand même, qui était pas débutant, qui était un très bon niveau, pour justement le recaler sur ce qu’il avait appris d’une façon beaucoup plus rigoureuse, très scolaire quoi (Nicolas Trousseau, ingénieur dans le public, trois enfants au conservatoire).

20Cet extrait d’entretien est révélateur des représentations associées au conservatoire et des craintes liées à l’enseignement associatif. Nicolas Trousseau donne comme raison principale la forme de l’enseignement musical au conservatoire qu’il décrit comme structuré, obligatoire, rigoureux, en bref sérieux, et qu’il associe immédiatement à l’école. La recherche d’une formation classique correspond bien au modèle « élitiste » que Frédérique Montandon (2011) repère pour les familles du vingtième arrondissement de Paris. Les parents enquêtés ne veulent pas seulement que leur enfant apprenne la musique, mais aussi et surtout qu’il l’apprenne de la bonne manière, c’est‑à‑dire au bon endroit.

21Ces attentes fortes envers l’institution participent d’un projet éducatif plus général fondé sur l’organisation des apprentissages de l’enfant dans le temps. Chez ces enquêtés, la musique est présentée comme une compétence importante. Le conservatoire, en raison de son fonctionnement scolaire, permet de s’assurer que les enfants apprennent les bases de la musique, comme me l’explique Nicolas Trousseau quand je lui demande pourquoi il était important que ses enfants fassent de la musique :

Pour donner une éducation musicale, c’était incontournable quoi. Quitte à ce qu’ils l’abandonnent après, quand ils seront en seconde parce que ils auront pas assez de temps. Mais je pense que c’est important d’avoir une culture musicale, déchiffrer des notes. Parce que je crois que ça se fait plus beaucoup à l’école (Nicolas Trousseau).

22C’est ce qui explique l’importance accordée au solfège, à l’apprentissage du langage écrit qui rend la musique « savante ». Cette logique consiste à maximiser les possibilités futures des enfants, c’est‑à‑dire leur donner ce que Pierre Bourdieu appelle des « droits de préemption sur le futur » (1974), dans ce cas précis des droits de préemption sur une position sociale définie dans son rapport à la culture savante. Elle est une attitude réfléchie qui cherche à développer les qualités des enfants dans le plus de domaines possibles, comme s’il fallait leur assurer dès le départ une compétitivité dans l’espace social. Dès lors, le niveau de l’institution où s’apprend la musique doit être à la mesure des ambitions forgées pour les enfants.

23L’exemple de la famille Affergan illustre bien ce rapport exigeant à l’institution. Isabelle Affergan est mère de trois filles inscrites au conservatoire, elle est une ancienne journaliste désormais femme au foyer, et son mari est manager dans l’audiovisuel. Tous deux ont pratiqué la musique dans leur jeunesse, et le père de son mari est chef d’orchestre et compositeur. Lorsque je lui demande s’ils avaient envisagé des cours associatifs, elle répond que l’inscription au conservatoire a directement suivi leur arrivée à Comuny :

Je me suis même pas posée la question. Quand on est arrivés, juste quand on est arrivés ici, les gens qui nous ont vendu la maison nous ont dit bon bah y’a un conservatoire – parce que les inscriptions se faisaient tout de suite quand on a signé – donc faut y aller tout de suite parce qu’après les places sont... L’ainée avait déjà commencé le violon à Paris, en maternelle, parce qu’il y avait tout un truc à l’école. Et moi ça me paraissait évident d’en faire vraiment une activité sérieuse, suivie. Comme je vous dis elle a commencé vraiment à l’école comme si c’était une matière, enfin pour nous c’est évident, en plus mon beau père est chef d’orchestre. Donc voilà, on s’est pas posé la question d’une association (Isabelle Affergan).

24Les trois filles suivent un cursus complet au conservatoire, et pratiquent des instruments d’orchestre qui sont aussi parmi les plus socialement sélectifs : violon, violoncelle, flûte traversière. À cet usage légitime du conservatoire s’ajoute des cours particuliers de piano donnés au domicile pour la seconde, et la danse en association pour la cadette. Malgré ces autres pratiques, le conservatoire reste central et fait l’objet des attentes les plus fortes. Isabelle Affergan est ainsi assez critique envers le « niveau » du conservatoire de Comuny, comparé à celui de Voisiny. Elle reproche à l’actuelle direction sa politique d’ouverture, qui cherche à diminuer l’importance des examens dans les cursus : « le directeur là il a pas l’air d’être du tout dans un truc d’élite. Voilà alors moi je suis pas forcément pour. Je suis plus pour les pousser et être peut‑être un petit peu plus exigeant. […] Moi je trouve que c’est bien de travailler, qu’il faut être exigeant » (Isabelle Affergan). Elle traduit ses fortes attentes par un engagement dans le fonctionnement du conservatoire, puisqu’elle est présidente de l’association des parents d’élèves et suppléante au conseil d’établissement du conservatoire. Cette participation active au fonctionnement d’une institution envers laquelle on a des attentes peut être décrite par ce qu’A. Lareau (2002) appelle le « sentiment de légitimité » (sense of entitlement) qui caractérise le rapport aux institutions dans les classes moyennes et supérieures américaines. Surtout, cela renvoie à une mobilisation autour de la réussite des enfants, qui prend d’abord son sens dans un rapport à l’école.

25Le conservatoire est une institution sélective qui amplifie les écarts présents dans l’espace social communal. Mais la frontière symbolique qu’il dessine est moins à chercher dans un rapport désintéressé à la culture légitime que dans une volonté d’organiser de manière systématique les apprentissages des enfants. Ce rapport consciencieux à la culture ne prend sens que lorsqu’on le replace dans un style éducatif qui met au centre la réussite scolaire.

Un apprentissage annexé à la réussite scolaire

Le conservatoire pris dans la forme scolaire

26Le conservatoire est une institution objectivement proche de l’école. Proche spatialement puisque le conservatoire de Comuny a longtemps occupé des locaux situés dans une des écoles de la commune, jusqu’à ce que la majorité des cours soient déplacés dans un lieu construit pour cet usage. Surtout, la proximité à l’univers de l’école marque la pédagogie de la musique. L’apprentissage du solfège, obligatoire pour tous les musiciens, se fait dans des cours collectifs, où un professeur au tableau fait la leçon à la classe. Le travail ethnographique d’A. Hennion sur le solfège (1988) insiste justement sur le « système de l’univocité » qui régit sa pédagogie, plaçant son apprentissage dans le domaine du vrai plutôt que du beau. Concrètement, cela se traduit par un ensemble de dispositifs pédagogiques calqués sur ceux de l’école. Il y a d’abord des devoirs à faire chaque semaine, en solfège comme en instrument. De plus, pour valider leur année au conservatoire, les enfants ont un examen de solfège à chaque trimestre et une audition annuelle devant jury pour l’instrument. À l’issue de ces examens, ils peuvent être amenés à redoubler leur année.

27L’apprentissage de la musique au conservatoire peut s’analyser au prisme du concept de « forme scolaire » (Vincent, 1994 ; Bonnéry, 2013). Guy Vincent désigne par forme scolaire le type d’organisation de l’école qui se met en place en Europe à partir du xviesiècle, fondée sur une systématisation des apprentissages selon des règles codifiées dans un espace‑temps dédié. L'apprentissage de la musique a depuis longtemps été systématisé au sein de lieux d'enseignement spécialisés à vocation professionnalisante, qui ont ainsi repris cette forme scolaire, et dont les conservatoires sont les héritiers. Pourtant, on l’a compris, les familles enquêtées ne cherchent pas dans le conservatoire une formation qui permettrait à leurs enfants de faire de la musique un métier. Comme me l’explique Isabelle Affergan à propos de sa cadette : « c’est pas un métier d’avenir, c’est pas vraiment dans nos souhaits. Elle en fera tranquillement, comme ses sœurs, pour le plaisir ».

28C’est donc davantage le capital culturel incorporé que celui certifié par les titres sanctionnant le cursus musical qui est valorisé (Bourdieu, 1979b). L’extrait d’entretien avec Isabelle Affergan en exergue met en lumière la valeur accordée à la formation de dispositions ascétiques par l’apprentissage de la musique. Elle considère que le conservatoire a apporté à ses filles une « discipline » qu’elle trouve insuffisante à l’école primaire. Ce travail extra‑scolaire est même perçu comme ayant été « vraiment bénéfique pour leurs études » :

Surtout en primaire. Maintenant c’est un peu différent, mais je pense qu’à ce niveau‑là j’y tenais vraiment, parce que je trouve qu’à l’école c’était quand même très cool. Ici voilà le primaire, bon... Et que y’avait cette exigence heureusement qui demandait la concentration, le travail. C’est quelque chose, elles ont appris, et franchement si vous faites quelque chose – enfin moi je trouve intéressant mais y’a plein d’études là‑dessus – sur le rapport entre bien travailler, enfin savoir travailler à l’école, et la musique. Je pense que ça les a vraiment aidées dans leurs études (Isabelle Affergan, ancienne journaliste maintenant au foyer, trois filles au conservatoire).

29Cet effet bénéfique du conservatoire est attendu « surtout en primaire », où le dispositif scolaire est jugé moins contraignant que par la suite. L’inscription au conservatoire correspond à une pédagogisation précoce des loisirs orientée vers la réussite scolaire. Isabelle Affergan s’appuie même sur des études scientifiques pour justifier ces attentes. Pour ces parents, l’apprentissage de la musique viendrait renforcer l’acquisition de dispositions scolaires. On peut pourtant douter du fait qu’il existerait un effet automatique de la pratique de la musique sur les résultats scolaires. Il est plus probable que c’est la manière dont les familles se saisissent de cette cause qui amène à renfoncer ces dispositions scolaires. Tout se passe comme si la pratique de la musique au conservatoire permettait d’annexer à l’école une partie du temps libre, dans une logique où les pratiques sont moins envisagées comme un divertissement que comme « porteuses d’une dimension de renforcement de l’ethos du travail scolaire » (Zaffran, 2001).

Un catalyseur des mobilisations familiales

30La musique représente un investissement en temps important pour ces familles. Le cursus minimal se compose de trois cours au conservatoire (solfège, instrument, pratique collective), qui représentent un temps cumulé de 2 heures 30 hebdomadaires pour un enfant en premier cycle, à quoi il faut ajouter le temps des devoirs et des répétitions à la maison. Cela demande un engagement des parents dans le suivi de la pratique. Ce sont particulièrement les mères qui sont concernées par cette activité dans le schème typique d’une répartition inégalitaire de l’organisation des activités de loisirs (Lareau, 2008), redoublée par la plus fréquente pratique de la musique par les mères. Cela n’est jamais plus clair que dans les périodes à enjeux, par exemple pour les examens, notamment lorsque les enfants sont en difficulté. Louis, le fils d’Ariane Choisin, avait des difficultés en solfège et a dû aller à des rattrapages pour obtenir son année. Alors qu’elle n’est pas musicienne, Ariane m’explique l’avoir accompagné à ces séances de rattrapage pour être en mesure de l’aider :

La difficulté pour nous, parce qu’on a compris Louis et moi, on a bien compris tous les cours de solfège intellectuellement. On a compris, c’est ce qu’elle m’avait dit [la professeur] parce que on en avait parlé justement avant le passage de l’examen de 1c2. C’est là qu’elle voulait le faire redoubler, elle m’a dit il est trop nul. Et après elle a compris, parce que j’étais allée voir le directeur du conservatoire, et puis à un moment donné je voulais pas m’acharner, la question se pose pas comme ça. C’est là que je lui ai parlé de pédagogie différenciée, etc. Et en fait elle s’est rendu compte que Louis il comprenait très bien, parce qu’il a eu un examen, il a eu une très bonne note, et elle a dit il a compris. C’est juste que en fait c’est au niveau du rythme que ça bloque. Donc quand Louis il est allé faire des rattrapages de rythme avec le professeur de piano, justement en termes de pédagogie on avait changé. Et bon il l’a eu son examen, et c’est pas une tendre, donc s’il l’a eu c’est que c’est bon. Mais voilà, donc y’a eu, [à Louis :] t’as fait au moins trois ou quatre séances de rattrapage. Moi aussi j’y suis allée (Ariane Choisin, cadre RH, deux enfants au conservatoire).

31Face à cette situation difficile, Ariane Choisin mobilise à la fois des compétences scolaires en aidant son fils à travailler et des compétences relationnelles en allant rencontrer la professeur et le directeur. Cet investissement temporel important montre bien que la réussite au conservatoire est érigée en cause commune de la maisonnée (Gollac, 2003). Dans la famille Leclerc, c’est une cousine qui a fait de la musique qui vient aider les filles à faire leurs devoirs de solfège parce que les parents ne se sentent pas en mesure de le faire : « je trouve que le solfège, ça fait se rendre compte comment les populations étrangères qui parlent pas du tout français, devant quel problème elles sont » (Christine Leclerc, cadre du privé, deux filles au conservatoire). Les parents rencontrés sont donc très attentifs à la réussite de leur enfant dans la musique comme ils peuvent l’être pour l’école. Le conservatoire agit aussi comme un vecteur de renforcement des dispositions de parent d’élève, une dimension de ce style éducatif étant le fait que les parents s’éduquent en éduquant leurs enfants.

32L’exigence d’un travail solitaire et régulier s’accommode bien des dispositions ascétiques constituées à l’école, à la différence près que cet effort soutenu ne trouve pas forcément sa justification en lui‑même. La lourdeur de l’investissement requis peut être difficile à faire accepter, notamment dans les familles non musiciennes où la musique ne fait pas partie du répertoire des obligations quotidiennes. Il est alors nécessaire de mettre en œuvre une pédagogie parentale maniant la dialectique du plaisir et de l’effort. Cette morale insiste sur la nécessité du travail soutenu et régulier comme préalable à un plaisir futur dans la maîtrise de l’instrument. Cette dialectique est parfois un jeu d’équilibriste qui donne prise aux revendications enfantines de réinscrire la musique dans le domaine du divertissement, comme me l’explique Sophie Carpentier :

Faut que ça reste un plaisir. D’ailleurs la deuxième elle me le renvoie souvent, elle me dit « mais faut que ça reste un plaisir, j’ai pas envie de travailler, je travaillerai pas ». Je lui dis « mais même les grands peintres, même les grands musiciens, c’est à force de travailler qu’ils ont réussi ». C’est un plaisir parce que finalement ils acquièrent un niveau qui est correct mais l’effort fait partie du jeu (Sophie Carpentier, médecin en hôpital, trois enfants au conservatoire).

33Cette forme de morale ascétique fait écho à l’idée mise en évidence précédemment qu’il faut développer les compétences de l’enfant pour le futur. Rapidement toutefois, une telle conception du travail peut rencontrer la résistance des enfants. L’annexion d’une partie du temps libre à la logique scolaire par l’intermédiaire du conservatoire représente un petit coup de force quotidien, parfois générateur de conflits familiaux.

Quand le conservatoire rejoint l’école

  • 24 . L’effet de sélection ainsi produit est compensé par l’arrivée d’élèves débutant à onze ou douze a (...)

34Proche de l’école par de multiples aspects, l’apprentissage de la musique au conservatoire n’en reste pas moins subordonné à la réussite scolaire des enfants. En effet, dans aucun des cas rencontrés les parents n’envisagent pour leurs enfants un avenir professionnel dans la musique. De manière plus directe, l’investissement dans la musique peut entrer en concurrence avec les exigences scolaires. Si cette tension est moins marquée que dans le cas des jeunes élites musicales (Gros, 2010), elle peut parfois amener à ce qu’un enfant arrête la musique lors de l’entrée au collège, un moment jugé décisif par les parents et demandant un recentrage sur le travail scolaire. Cela se traduit dans l’ensemble par une chute importante des effectifs au conservatoire à partir de onze ans24. À Comuny, il y a ainsi 85 élèves âgés de neuf ans, et seulement 42 de douze ans. Dans les familles rencontrées, les enfants sont toutefois de bons élèves à l’école, ce qui leur permet de continuer à conjuguer le conservatoire et le collège.

  • 25 . De telles sections existent aussi au lycée, et parfois dans les écoles primaires. Les usages soci (...)

35La musique peut aussi être intégrée au cursus scolaire à travers l’inscription en classe à horaires aménagées musique (CHAM). Les CHAM sont des filières existant dans certains collèges où des plages horaires sont aménagées pour la pratique de la musique25. En contrepartie d’un allègement des horaires de certains cours, les élèves en CHAM doivent suivre une formation musicale plus soutenue que celle d’un cursus classique au conservatoire. L’accès à ces sections peut se faire dès la sixième, à l’issue d’une sélection sur dossier où sont pris en compte les résultats scolaires comme les résultats au conservatoire. Ce sont donc des classes très difficiles d’accès. Adèle Bonnat est en troisième CHAM à Voisiny, la ville limitrophe. Ses deux petites sœurs sont au conservatoire de Comuny, sa mère est journaliste et son père ingénieur dans le privé. Adèle a intégré cette section en même temps que deux copines du quartier, du même âge qu’elle, sur les conseils d’une enseignante de l’école primaire. Elle et son père me présentent la CHAM comme une formation très exigeante, où il faut être bon élève et bon musicien pour suivre le rythme :

Patrice Bonnat : Donc c’est déjà pour des enfants qui ont fait du conservatoire depuis l’éveil musical on va dire, parce que sinon…

Adèle Bonnat : Nan pas forcément y’en a qui sont entrés qui avaient que deux ans de musique. Je sais pas comment ils ont réussi à entrer avec deux ans de musique.

Patrice Bonnat : Pas forcément, mais faut forcément avoir une motivation bien plus forte à niveau équivalent. Effectivement, donc en plus ils insistent bien quand on fait ça que vu que c’est des enfants qui sont habitués au conservatoire, ils ont déjà une méthode de travail, ils sont habitués à avoir des devoirs, à être organisés, et l’emploi du temps parce qu’il y a les trois activités. Donc ils sont déjà bien formatés pour la scolarisation collège. Donc en général c’est plutôt des bons élèves en plus.

Adèle Bonnat : On est obligé d’être bon élève quand on est en CHAM parce que de toute façon si on redouble on est plus en CHAM (Patrice Bonnat, ingénieur dans le privé, deux enfants au conservatoire de Comuny et sa fille Adèle en CHAM à Voisiny).

36En raison de sa double sélectivité scolaire et musicale, l’entrée en CHAM est aussi un moyen d’intégrer des classes de niveau élevé dans des établissements à la meilleure réputation que celui de secteur. Selon Patrice Bonnat : « ça nous semblait intéressant. Déjà pour le fait que voilà elle serait dans une classe de bon niveau, avec des horaires pour la musique » dans le bon collège de Voisiny.

37La CHAM est une possibilité de choix scolaire bien connue des familles du quartier. Trois d’entre elles ont un enfant qui y est, et deux autres me l’évoquent comme une possibilité envisagée. Elle peut être intégrée dans de véritables stratégies de contournement de la carte scolaire, comme pour les sections européennes ou les classes bilingues, tout en restant dans le public (Van Zanten, 2009). L’existence de ces filières donne une rentabilité à une pratique culturelle qui peut par ailleurs être présentée comme désintéressée. Cette annexion de la musique à une stratégie scolaire apparaît explicitement dans la manière dont Ariane Choisin présente le choix du violon pour Louis :

Ariane Choisin : Parce que par exemple y’a aussi un truc qui est intéressant, y’a la CHAM à Voisiny, au collège de Voisiny. [Louis soupire, elle lui dit :] Tu vas pas la faire ! Mais par exemple, ils arrêtent de prendre des instruments solistes, ils sont vraiment dans une démarche de prendre des instruments d’orchestre, donc très variés.

Enquêteur : C’est bien d’être dans la CHAM de Voisiny ?

Ariane Choisin : Oui c’est bien parce que sociologiquement parlant ça vous permet de pas être rattaché au collège de Jules Ferry. Vous savez ce que c’est que le collège, c’est le moment de tous les dangers à tous points de vue. Donc y’a un côté, oui, super (Ariane Choisin, cadre RH, deux enfants au conservatoire).

38Dans cet extrait, elle décrit explicitement la CHAM comme un moyen d’éviter le collège de secteur. Comme dans le cas de l’inscription au conservatoire, l’entre‑soi social qui caractérise le quartier de l’enquête favorise la circulation d’une information sur les bons placements scolaires. Par exemple, Ariane Choisin est au courant du type d’instrument dont il faut apprendre à jouer pour avoir le plus de chance d’y rentrer. Dès lors, on peut relire la trajectoire musicale de Louis depuis le choix de l’instrument comme pouvant faciliter l’accès à une CHAM. Cette lecture stratégique des choix scolaires, caractéristique des « choisissants » des classes supérieures (Blanchard & Cayouette‑Remblière, 2011), donne lieu à une anticipation très en amont du collège. Cependant ces attitudes ne sont pas restreintes aux classes supérieures. Marie Cartier et al. (2009) observent que les familles d’un quartier pavillonnaire de Gonesse utilisent de cette manière les classes option sport, ce qui éclaire pour eux la place importante des activités sportives extra‑scolaires pour ces enfants dès le plus jeune âge.

39Le fait que la CHAM apparaisse comme un point névralgique des stratégies scolaires des parents rencontrés s’explique par leur perception du contexte scolaire local. Ville relativement mixte, Comuny voit l’ensemble de ses collèges marqués par la réputation d’être « moyens ». Différentes stratégies d’évitement de la carte scolaire sont alors mobilisées par les familles enquêtées dont la CHAM de Voisiny fait partie, mais qui s’étendent également à d’autres établissements, parfois à Paris. Sur les sept familles enquêtées ayant au moins un enfant au collège, cinq d’entre elles ont fait le choix d’un établissement hors secteur. En dehors des Bonnat, c’est toujours un établissement privé, et généralement laïc. C’est notamment le cas chez les Paletot, dont la mère est pourtant enseignante dans le public, une catégorie professionnelle traditionnellement attachée à la scolarisation dans le secteur public. En effet, le père enseigne dans un établissement privé laïc d’élite à Paris (l’École de Paris) ce qui donnait la possibilité à leurs filles d’y faire leur scolarité. Sophie Paletot explique qu’elle a accepté malgré des réticences :

On a beaucoup discuté pour les mettre là‑bas. Parce que moi je suis contre, je suis dans le public, je suis enseignante dans le public, et je suis pour le public. Donc ça a été une grande discussion. Mais bon la porte était grande ouverte pour les enfants de profs, et puis c’est une très bonne école. […] Si je voulais le mieux pour mes enfants fallait que j’accepte la proposition. La primaire en tout cas, non. C’était très important pour moi qu’elles soient en primaire, qu’elles connaissent un petit peu tout le monde, pas seulement les classes sociales privilégiées, parce que c’est ça l’École de Paris (Sophie Paletot, professeur dans le public, trois filles dont deux au conservatoire).

40Certains parents vont même jusqu’à faire des demandes auprès de plusieurs établissements comme ils pourraient le faire pour une admission post‑bac, ainsi que me l’explique Isabelle Affergan : « nous on avait fait plusieurs demandes dont l’École de Paris où y’avait aussi une classe à horaires aménagée en sixième pour l’ainée ». Au moment de l’enquête, ses deux plus grandes filles sont scolarisées dans un établissement privé laïc dans une autre ville limitrophe à Comuny. Pour ces familles il existe donc bel et bien un marché scolaire. Si le capital culturel incorporé par les loisirs peut élargir le périmètre des choix possibles à des classes spécialisées sélectives comme les CHAM, il ne faut pas oublier que les ressources économiques jouent aussi un rôle considérable dans l’évitement de la carte scolaire. En effet, l’année de collège coûte près de 2 000 euros dans l’établissement que fréquentent les filles Affergan, et plus de 3 000 euros à l’École de Paris. La musique apparaît donc comme un atout supplémentaire dans un jeu déjà bien taillé pour la compétition scolaire.

41L’enquête de terrain permet donc d’observer la grande porosité qu’il existe chez ces parents entre les choix et investissements scolaires et ceux liés aux activités de loisir. Cela révèle un style de parentalité dirigé vers la réussite de l’enfant, entièrement réglé sur l’école, auquel s’intègre parfaitement l’apprentissage de la musique au conservatoire.

Conclusion

42Peu étudiée par les sciences sociales françaises, la pratique extra‑scolaire de la musique est donc un objet d’enquête dans lequel s’observent les processus de distinction sociale contemporains. Elle est massivement pratiquée par les jeunes enfants des classes supérieures, en parallèle de nombreuses autres activités, et participe de l’encadrement du temps extra‑scolaire. Dans les murs du conservatoire, même municipal, cette pratique se charge d’une sélectivité sociale forte dès le plus jeune âge, par laquelle vont même jusqu’à se reproduire partiellement les différenciations sociales selon l’instrument qu’on observe dans les orchestres symphoniques. Pour obtenir une place au conservatoire, en nombre limité, les familles enquêtées sont prêtes à se mobiliser fortement, tout en s’appuyant sur la circulation d’informations et de conseils dans les relations de voisinage. Le conservatoire n’est pas un loisir comme les autres. Il est fortement désiré par les parents et ne connaît que peu de substitut acceptable.

43Ce désir d’être au conservatoire dans les familles enquêtées s’appuie sur un ensemble de justifications qui mêlent un goût des parents pour la musique, le souhait de perpétuer une pratique familiale, l’éveil des sensibilités enfantines ainsi que des effets d’imitation des autres familles. Dans chaque foyer se noue un rapport particulier à cette pratique. Mais s’y dessine une conception commune de ce qu’est la bonne manière d’apprendre la musique et dont le conservatoire serait le garant. Ces représentations et ces mobilisations concrètes autour de la réussite musicale de l’enfant révèlent tout un ensemble de dispositions parentales. Le caractère scolaire de cet apprentissage de la musique est fortement valorisé, parfois en raison d’une volonté explicite de préparer les enfants dès le plus jeune âge aux exigences de l’école. On peut supposer que la forme scolaire de l’enseignement donné au conservatoire favorise la circulation des attitudes ascétiques entre les deux univers, et ceci dans les deux sens. Au minimum, cette pratique de loisir est un catalyseur des mobilisations de la maisonnée autour de la réussite des enfants, c’est‑à‑dire pour ces familles un projet de reproduction sociale. Dans tous les cas, on peut penser que cette forme scolaire met les classes populaires à distance du conservatoire. L’arrimage de l’apprentissage de la musique à un régime scolaire est évident lorsqu’une inscription en classes à horaires aménagées musique vient placer cette pratique dans le cursus collégien, au sein de classes sélectives et exigeantes. Inscrire son enfant en CHAM fait partie de toute une panoplie de choix possibles pour éviter la carte scolaire dès le niveau du collège dans un contexte de compétition scolaire renforcée. Ainsi, la porosité révélée par l’enquête entre les choix scolaires et ceux relatifs à l’apprentissage de la musique conduit à réaffirmer l’intérêt d’étudier les pratiques culturelles au prisme des processus de reproduction sociale.

44Que des parents dont la position sociale est assise sur la détention de titres scolaires fassent des choix stratégiques pour la scolarité de leurs enfants est un phénomène bien documenté. Ce qui est plus étonnant c’est la précocité de cette attitude et son emprise sur le temps extra‑scolaire. Il est dès lors difficile de ne pas voir dans les enjeux autour de l’apprentissage de la musique une réfraction de cette inquiétude quant à l’avenir des enfants. La dynamique intergénérationnelle d’ascension vers ou de maintien dans les strates supérieures de l’espace social n’est plus aussi assurée qu’elle pouvait l’être pour les personnes de la génération des parents de ces familles (Chauvel, 2004). D’où peut‑être cette hyper‑conformité à la norme scolaire qui conduit à aller chercher le scolaire hors de l’école, en particulier lorsque celle du quartier est perçue comme de trop faible niveau. De la même manière que l’intensification du travail vient inverser le rapport entre loisir et travail au sein des classes supérieures et affaiblir les pratiques culturelles les plus coûteuses en temps au profit de celles plus démonstratives (Coulangeon, 2011), on peut se demander si le renforcement de la compétition scolaire ne vient pas accroître la subordination du temps des loisirs enfantins aux activités les plus rentables dans le champ scolaire.

Zaffran J. (2001), « Le temps scolaire, le temps libre et le temps des loisirs : comment réussir au collège français en s’engageant dans la course des temps sociaux », Loisir et Société, vol. 24, no 1, pp. 136‑161.

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Notes

1 . Pour préserver l’anonymat des personnes citées, leurs noms ont été changés, de même que celui des lieux et des établissements mentionnés.

2 . Les données disponibles concernent avant tout l’enseignement public, mais l’enseignement privé sous forme associative a également connu un développement important. Il est cependant impossible d’avoir une estimation du nombre d’élèves puisque tout un ensemble d’écoles de musique de droit privé (associatif) ou public (école municipale non agréée par l’État) échappent aux comptages du ministère de la Culture.

3 . Ce constat vaut également pour les conservatoires les plus sélectifs de l’enseignement musical public non supérieur. Pour une étude détaillée des trajectoires dans ces établissements, voir Hennion et al. (1983).

4 . Sur le rôle de Maurice Fleuret, directeur de la musique au ministère de la Culture de Jack Lang, voir Veilt & Duchemin (2000). Plus récemment, la loi relative aux libertés et responsabilités locales de 2004, qui fixe les missions des collectivités en matière d’enseignement artistique précise que « les établissements d’enseignement public de la musique, de la danse et de l’art dramatique dispensent un enseignement initial, sanctionné par des certificats d’études, qui assure l’éveil, l’initiation, puis l’acquisition des savoirs fondamentaux nécessaires à une pratique artistique autonome » (Loi no 2004‑809 du 13 août 2004).

5 . Ainsi à Paris, les familles dont les revenus mensuels sont supérieurs à 5 000 euros représentent près de la moitié de la population des conservatoires d’arrondissements, passant de 41 % à 48 % entre 2005 et 2008 (Mairie de Paris, 2010).

6 . Sur l’histoire sociale du piano comme instrument de domination symbolique de la bourgeoisie européenne au xixesiècle, voir Parakilas (2000).

7 . La disparition des traditions orphéoniques et leur inclusion croissante dans des écoles de musique corroborent le phénomène d’institutionnalisation de l’enseignement musical.

8 . La mobilisation des ressources matérielles et psychologiques au sein de la « maisonnée » que suppose un investissement prolongé dans la pratique musicale situe socialement cette pratique. Pour ces musiciens cependant, la musique est plus un savoir‑faire qu’un savoir, relativisant le rôle des dispositions esthétiques dans cet apprentissage. Sur cette tension entre rapport cultivé et rapport technicien à la musique, voir aussi Lehmann (2005), et Dubois (2009).

9 . L’appellation « musiques actuelles » renvoie à différents styles musicaux parmi lesquels le jazz, la chanson, la musique amplifiée et la musique traditionnelle.

10 . Au fur et à mesure de l’attrition de cette pratique au cours de l’adolescence, on assiste à un renforcement de la surreprésentation des filles de cadres.

11 . Ce processus de gentrification correspond moins à celui qu’observe Anne Clerval (2010) dans les arrondissements périphériques de Paris qu’à celui que Marco Oberti et Edmond Préteceille (2011) décrivent pour les communes de l’ancienne « banlieue rouge », concernant de façon moins restrictive les catégories très fortement dotées en capital culturel et prenant place dans un contexte local caractérisé par une diversité socio‑résidentielle et une gestion politique locale prenant davantage en compte les classes populaires.

12 . Ilots regroupés pour l’information statistique, l’IRIS constitue la brique de base en matière de diffusion de données infra‑communales.

13 . On pourrait y ajouter plusieurs autres familles aux propriétés très proches, mais que je n’ai pas pu rencontrer lors de l’enquête.

14 . Sans oublier l’effet lié à la présence de l’enquêteur, susceptible d’orienter les discours vers ce que les enquêtés pensent de ses opinions.

15 . En raison du caractère particulier de ces chiffres, les tranches de quotient familial étant calculées au niveau municipal, il est difficile de les comparer à ceux disponibles dans d’autres communes. Si l’on tente toutefois d’établir une équivalence avec les tranches utilisées dans les conservatoires d’arrondissement (CMA) à Paris, la situation à Comuny apparaît moins inégalitaire. Les familles les plus aisées qui représentent à Paris près de 50 % du public des CMA ne représentent à Comuny que 32 %, et les 55 % les plus aisés sont à Comuny 48,5 %. Paris semble donc différent en raison du grand nombre de familles à très hauts revenus.

16 . C’est un chiffre supérieur au taux de 55 % que l’on trouve pour l’ensemble de la France (Dietsch & Sotto, 2010).

17 . Pour l’étude fine des logiques de genre dans le choix de l’instrument, on peut se reporter à l’enquête ethnographique de Catherine Monnot (2012). Le cas extrême de cette division sexuée des loisirs est la danse, pratiquée au conservatoire presque uniquement par des filles.

18 . Ce résultat est d’autant plus frappant que les processus qui conduisent à l’homologie entre position dans l’orchestre et position sociale se complexifient au cours de la scolarité musicale. Bernard Lehmann (2005) observe par exemple que les percussionnistes sont souvent des « héritiers » qui ont fait un choix opportuniste, ce type d’instrument permettant d’intégrer plus facilement les orchestres symphoniques.

19 . Les classes d’éveil sont ouvertes aux enfants âgés de trois à six ans. La scolarité au conservatoire se structure ensuite en deux cycles de quatre ans calqués sur l’enchainement école primaire‑collège, puis d’un troisième cycle correspondant généralement à l’entrée au lycée.

20 . Ce principe ne se fondait pas sur le fait que les enfants ayant suivi l’éveil serait mieux préparés, puisqu’il n’y a pas consensus là‑dessus entre les professeurs. Ce principe récompensait plutôt les insiders selon la logique de la fidélité.

21 . Cela n’apparait pas dans le tableau 2 puisque la nouvelle équipe de direction a favorisé, dès 2011, l’inscription en éveil d’enfants des classes populaires, en particulier en éveil danse/musique.

22 . Site internet du conservatoire, 2006. Les professeurs du cours d’éveil musique et danse m’ont également expliqué qu’ils essayaient d’orienter les enfants vers les différents instruments selon leur « personnalité ».

23 . En France, l’enseignement musical public est structuré de manière complexe. Les conservatoires municipaux (CRI) comme celui de Comuny sont les plus communs (250 en France). Mais d’autres communes sont équipées d’un conservatoire à rayonnement départemental (CRD) ou d’un conservatoire à rayonnement régional (CRR), comme c’est le cas dans plusieurs communes limitrophes de Comuny. Proposant généralement un enseignement dès le plus jeune âge équivalent à celui des CRI, les CRD et CRR diffèrent des conservatoires municipaux en ce qu’ils permettent de suivre, à partir du troisième cycle, un cursus professionnalisant et ouvrant à des études supérieures spécialisées. Pour ces formations le recrutement est en général très exigeant au niveau des compétences musicales, alors que pour les premier et deuxième cycles c’est principalement le fait de résider dans la commune qui est important.

24 . L’effet de sélection ainsi produit est compensé par l’arrivée d’élèves débutant à onze ou douze ans et qui sont en moyenne d’origine sociale moins élevée.

25 . De telles sections existent aussi au lycée, et parfois dans les écoles primaires. Les usages sociaux de ces dernières correspondent à ceux qu’on observe sur notre terrain, voir (Traverse, 2014).

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Title Tableau 1. Tableau synthétique des familles enquêtées
Caption Note : * cours particuliers.
URL http://journals.openedition.org/sociologie/docannexe/image/2723/img-1.png
File image/png, 111k
Title Tableau 2. Propriétés de Comuny et de l’IRIS du quartier d’enquête
Caption Sources : INSEE, RP1999, RP2011 et RP2012.
URL http://journals.openedition.org/sociologie/docannexe/image/2723/img-2.png
File image/png, 53k
Title Tableau 3. Caractéristiques sociales et type de pratique (%)
Caption Source : registre des élèves du conservatoire de Comuny, 2012‑2013, données exhaustives, traitements de l’auteur.
URL http://journals.openedition.org/sociologie/docannexe/image/2723/img-3.png
File image/png, 58k
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References

Electronic reference

Lucas Tranchant, « Des musiciens à bonne école », Sociologie [Online], N°1, vol. 7 |  2016, Online since 27 April 2016, connection on 19 March 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/2723

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