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AccueilNumérosN° 2, vol. 10Théories et MéthodesL’analyse des parcours

L’analyse des parcours

Saisir la multidimensionalité du social pour penser l’action sociale
Trajectory analysis. Considering the multidimensional nature of social phenomena for the uses of social action
Emmanuelle Santelli

Résumés

La notion de parcours est de plus en plus présente dans les travaux sociologiques français. Employée le plus souvent dans l’expression « parcours de vie », en référence au concept du life course, l’auteure s’attache en introduction à montrer le foisonnement de travaux qui reposent sur cette démarche. L’objet de cet article est ensuite de présenter sa démarche de recherche qu’elle qualifie d’analyse des parcours ; elle apparaît comme un sous-courant d’une sociologie des parcours. L’article vise à décrire ce qu’engage une analyse des parcours : que signifie faire une analyse des parcours ? Quel type de matériau cela nécessite-t-il de recueillir ? Pour y répondre, l’article propose tout d’abord de décrire les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance qui sont au cœur de l’analyse des parcours. Ces dernières forment les deux principes de la démarche méthodologique. L’exemple empirique développé met en évidence le fait que pour saisir les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance, il est nécessaire de distinguer, lors de l’observation, puis au cours de l’analyse, les niveaux micro-, meso- et macro-social. Cette articulation conduit à faire apparaître la multidimensionalité du social. La fin de l’article s’attache à montrer de quelle manière les contraintes sont « agissantes » et l’action nécessairement à resituer dans son contexte. Cette tension, dans les conditions de l’action sociale, est qualifiée d’individualisme contraint. Et c’est sur cette proposition d’interprétation du social que l’article se conclut.

Trajectory analysis. Considering the multidimensional nature of social phenomena for the uses of social action

The concept of trajetory (parcours) is increasingly present in French sociological research. The article opens by a review of research mobilizing the concept which often alludes to life-course studies (parcours de vie) and then moves on to present a novel research approach, referred to as trajectory analysis, a subcategory of life-course sociology. It lays out the stakes, the meaning and the empirical materials needed for carrying our trajectory analysis. The article then presents the two methodological tenants of trajectory analysis, namely accounting for temporal dynamics and logics of interdependence. It then moves on to show that temporal dynamics and logics of interdependence cannot be correctly understood without treating separately the micro, meso, and macro levels of observation and analysis. Such articulation of levels of analysis brings to light the multidimensionality of social phenomena. The article then discusses the agency of social constraints and the need for anchoring actions to specific contexts. As a closing remark, the author argues that in the field of social action, this tension amounts to “constrained individualism.”

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Texte intégral

  • 1 Cet article a bénéficié des remarques des évaluateurs de la revue, qu’ils en soient remerciés, ains (...)

1La notion de parcours s’est imposée récemment dans de nombreux travaux français et, jusqu’à une date récente, elle a été peu définie. Il y avait une forme d’allant de soi ; cette notion étant empruntée au langage ordinaire, tout le monde saisit ce qu’est un parcours. Après avoir décrit la façon dont les parcours ont été abordés dans la sociologie française, l’introduction aboutira à la formulation des objectifs de cet article qui souhaite engager une réflexion épistémologique à propos d’une démarche de recherche fondée sur une analyse des parcours1.

Le prisme des parcours

  • 2 Souvent associées, la sociologie du parcours de vie et l’approche biographique doivent néanmoins êt (...)

2La notion de parcours contient de manière intrinsèque une triple dimension : dynamique, temporelle et interactive. Elle présuppose une action des individus et de l’environnement avec lequel ils interagissent, et ce dans la durée. Cela explique probablement la raison de son succès auprès des sociologues. Désigner son objet de recherche en y accolant le terme de parcours revient à indiquer qu’on observe un cheminement au cours d’une période, permettant de constituer un matériau qui répond aux attentes actuelles des sociologues qui sont désormais plus attentifs au processus d’individualisation. Dans cette perspective, l’approche biographique est adaptée à une sociologie de l’individu, tels que Vincent Caradec et Danilo Martuccelli (2004, p. 13) décrivent l’homo sociologicus. Cette évolution, le recours accru à l’approche biographique2, est donc symptomatique d’un changement de paradigme au sein de la démarche sociologique. Comme le résume Cécile Van de Velde (2015, p. 20) : « L’approche biographique repose sur un postulat simple : c’est en analysant les parcours dans leur déroulement singulier – davantage que dans leurs schèmes collectifs – que la sociologie pourra rendre compte au mieux des expériences de vie contemporaines. » Les sociologues ont dès lors été enclins à saisir ces dernières à travers « le prisme des parcours » (Van de Velde, 2015), ce qui a eu pour effet de mettre l’accent sur la redéfinition des âges de la vie, la réversibilité des étapes, plus largement la discontinuité croissante des existences, qui impliquent de tenir compte de la subjectivité des acteurs (comment ces événements sont vécus), de la redéfinition identitaire (ce qu’ils produisent) et des changements qui s’opèrent entre différentes séquences de vie. Car la sociologie des parcours permet de comprendre les « métamorphoses de l’individu tout au long de son existence » en lien avec la production des nouvelles normes sociales (Van de Velde, 2015, p. 25) qui, en raison des mutations de la société salariale, ont provoqué une remise en cause du modèle linéaire des « âges de la vie » (Bessin, 2009). Ces derniers apparaissent moins stables et clairement délimités, à l’inverse plus réversibles et soumis aux nombreux aléas d’une vie qui s’accélère et s’autonomise. Dans cette perspective, l’attention portée aux parcours permet de souligner les transformations à l’œuvre dans de nombreux domaines de la vie sociale et leurs imbrications.

3Depuis la fin des années 1970, les travaux de Daniel Bertaux (1980) ont contribué à la structuration de ce champ de la recherche en soulignant la validité de l’approche biographique, par l’introduction des récits de vie, pour saisir les trajectoires sociales. Toutefois, sa démarche relevait plus du paradigme du life story (Denzin, 1970 ; Ferrarotti, 1983 [1981]) que celui du life course. Si la sociologie française a peu fait cas de cette distinction, elle a pourtant son importance pour expliquer notre « retard » à l’égard du second paradigme. L’équipe constituée autour de D. Bertaux a eu un rôle central pour démontrer la pertinence du modèle longitudinal dans l’analyse des phénomènes sociaux, mettant en cause les « modèles fondés sur la Causalité, [pour] leur substituer des modèles moins déterministes prenant en compte l’incertitude, le possible, la contingence, la complexité et à raisonner en termes de condition sociale nécessaire (mais non suffisante) » (Léomant, 1987, p. 14). Ces travaux ont ouvert la voie à un changement de paradigme en vue de porter notre attention sur les événements qui marquent une rupture, qui permettent de comprendre les réorientations biographiques. Le concept de bifurcation entend désigner cette réalité en considérant « des configurations dans lesquelles des événements contingents, des perturbations légères peuvent être la source de réorientations importantes dans les trajectoires individuelles ou les processus collectifs » (Bessin et al., 2010, p. 9). Plus largement, cette démarche a permis de comprendre pourquoi les mêmes facteurs ne produisent pas les mêmes effets et comment ils se combinent à chaque fois différemment. Il s’agit d’un point essentiel de la critique que porte Andrew Abbott (2011) au « modèle linéaire général », qui se révèle inapte à saisir la complexité du monde social en raison d’une explication causale réductrice ; du fait par exemple de ne pas prendre en compte le fait qu’une même variable puisse avoir des significations différentes et des effets distincts dans le temps.

Penser le caractère à la fois individuel et social des existences humaines

4L’intérêt croissant pour les parcours s’est accompagné d’un effort de clarification conceptuelle. Bénédicte Zimmermann (2011) a été l’une des premières à l’avoir engagé en France et à avoir mis en lumière sa valeur comme concept sociologique. Elle définit le parcours comme étant « tributaire, d’une part, des supports et des passerelles accessibles dans un espace donné – de ce point de vue, il engage le pouvoir d’agir ; il est tributaire, d’autre part, de l’intention et la volonté d’une personne donnée – de ce point de vue, il engage le vouloir. Un parcours ne se laisse pas réduire à des choix personnels. Il est aussi le fait de non-choix et de contraintes. Il se déploie dans des espaces dont la structuration collective contribue à façonner les possibles et la latitude de choix individuels (Zimmermann, 2011, p. 85). […] Le parcours fait valoir la possibilité d’un chemin non linéaire, fait de sentiers transversaux et de changements de direction, sans pour autant gommer le poids des structures sociales et institutionnelles sur son déroulement (idem, p. 86). […] la notion de parcours synthétise les deux qualités, historique et relationnelle, de la personne sociologique, pour peu qu’on ne réduise pas cette dernière à sa subjectivité, mais qu’on la considère comme un être en devenir, intrinsèquement relationnel et historique (idem, p. 88) ».

5Malgré l’attention portée à la dimension historique, cette définition ne prend pas suffisamment en compte ce qui se déroule d’une génération à l’autre, en d’autres termes, la façon dont le temps passé a des effets sur la génération suivante. Or cette dimension, qualifiée de temporalité intergénérationnelle (Santelli, 2014a) est un aspect essentiel de l’analyse des parcours : elle procure une ampleur supplémentaire à la démarche temporelle, comme nous le verrons par la suite.

6De leur côté, Vincent Caradec et al. (2012, p. 11) ont montré que : « S’intéresser aux parcours des individus consiste à la fois à se montrer attentif à leur dimension subjective, restituée notamment à travers des récits de vie, et à inscrire ces cheminements individuels dans les contextes sociaux objectifs qui les balisent, ceux-ci étant appréhendés dans leurs multiples dimensions (temporelle, spatiale, économique, familiale, professionnelle, sexuée, etc.). Le concept de parcours vise ainsi à faire tenir ensemble les niveaux microsociologique et macrosociologique, à penser de manière conjointe le caractère à la fois individuel et social des existences humaines. » La sociologie des parcours contient de manière intrinsèque ce défi qui consiste à « se donner les moyens d’articuler ces différentes perspectives en mixant les méthodes afin de croiser les échelles micro- et macro-sociales d’analyse » (Van de Velde, 2015, p. 41). Parcours individuels pris dans leurs contextes sociaux (Demazière & Samuel, 2010) ou parcours sociaux analysés dans leur dimension individuelle (Caradec et al., 2012), la sociologie des parcours témoigne de l’impossibilité de dissocier l’individu de la société et des dynamiques qui la traversent.

L’influence du life course

  • 3 Pour comprendre la structuration de ce paradigme, voir (Giele & Elder, 1998 ; Elder et al., 2003), (...)
  • 4 Voir en annexe électronique, https://journals.openedition.org/sociologie/5445.
  • 5 Tout au long de cet article, la distinction entre espace francophone et territoire français sera im (...)

7Cette posture constitue l’un des socles du paradigme du life course, forgé aux États-Unis et développé sous l’impulsion de Glen H. Elder (1985)3. Bénéficiant de l’influence de plusieurs courants de recherche, les travaux de G. H. Elder et son équipe ont incontestablement joué un rôle fondamental dans la structuration et la diffusion de ce paradigme qui repose sur cinq concepts : Linked Lives, Agency, Timing, Times and Place et Life Span Development4. Sa valeur heuristique est fondée sur le fait de tenir ensemble les actions individuelles et les structures sociales, sans préjuger de la supériorité des unes sur les autres. Ce cadre théorique, G. H. Elder l’a élaboré à la suite de la recherche conduite auprès de deux cohortes d’enfants qui ont vécu les répercussions de la grande dépression des années 1930 (Elder, 1974). Par la suite, G. H. Elder (1994, p. 5) l’a synthétisé ainsi : « Overall the life course can be viewed as a multilevel phenomenon, ranging from structured pathways through social institutions and organizations to the social trajectories of individuals and their developmental pathways […] as in the relation between historical change and life experience. » Dans le monde francophone, Christian Lalive d’Epinay (2005, 2012) a consacré plusieurs articles à la présentation de ce paradigme5.

8Parmi les cinq concepts énoncés, ceux qui renvoient aux dynamiques temporelles et aux logiques d’interdépendance ont retenu particulièrement mon attention au cours des recherches menées auprès des descendants d’immigrés, car elles ont permis de mettre au jour des processus difficilement discernables sans cette approche. Ayant défendu l’idée selon laquelle il s’agit moins d’étudier leur intégration que leurs manières de prendre place dans la société (Santelli, 2003, 2014), l’analyse des parcours s’est imposée comme la démarche permettant de comprendre à la fois la pluralité des situations au sein d’un groupe supposé homogène et l’ampleur des éléments à considérer pour comprendre leurs actions sociales. Cet article a pour ambition d’expliciter la manière de conduire cette démarche, en d’autres termes ce qu’engage une analyse des parcours. Que voulons-nous dire quand nous indiquons faire une analyse des parcours ? Quel type de matériau recueillons-nous pour y parvenir ? Comment l’analyser ? Quelle lecture cela conduit-il à avoir de l’action sociale ? Pour tenter de répondre à ces questions, cet article va se décliner en trois parties. La première section décrira les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance qui sont au cœur de l’analyse des parcours : pour pouvoir conduire une analyse des parcours, il faut pouvoir être attentif (et recueillir) un matériau qui contient à la fois une dimension longitudinale et transversale. Les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance forment ainsi les deux piliers de la démarche méthodologique. L’exemple empirique développé dans la deuxième section mettra en évidence le fait que pour saisir ces dernières, il est nécessaire de distinguer, lors de l’observation, puis au cours de l’analyse, les niveaux micro-, meso- et macro-social. L’analyse des parcours repose sur la capacité d’appréhender ce que chaque niveau procure comme compréhension du phénomène étudié, puis de les articuler ; opération qui permet de faire apparaître la multidimensionalité du social. Simultanément, l’analyse des parcours contribue à mettre au jour le fait que les contraintes sont « agissantes » et l’action nécessairement à resituer dans son contexte. La troisième section s’attachera à le montrer en indiquant pourquoi les individus agissent « sous contraintes » : leurs parcours étant à la fois le résultat d’une succession de décisions individuelles et de multiples contraintes. C’est cette tension, dans les conditions de l’action sociale, qui est qualifié d’individualisme contraint. L’article se conclura sur cette proposition d’interprétation du social. Ce faisant, cet article donne à voir une application empirique d’une analyse des parcours – car si de nombreux travaux insistent sur l’intérêt théorique du paradigme du life course, peu explicitent la manière dont les données sont analysées –, et démontre sa valeur heuristique dans la démarche sociologique – loin de se limiter à la population des descendants d’immigrés, elle peut s’appliquer à de nombreux domaines de la vie sociale. Cette démarche apparaît alors comme un sous-courant d’une sociologie des parcours qui, l’introduction de cet article en témoigne, est foisonnante. Et bien que mes travaux s’alimentent de ces approches, ma démarche n’est pas réductible à la sociologie des parcours de vie ; pour cette raison, je distingue « parcours de vie » et « analyse des parcours ». Par cette dernière, j’entends qualifier la démarche qui permet de recueillir les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance, indispensables à la compréhension des parcours. Ces dernières incitent à être vigilant aux différents niveaux d’analyse et à envisager la manière dont l’action individuelle est rendue intelligible par leur articulation : l’analyse des parcours vise à les relier.

Les deux piliers d’une analyse des parcours

9Conduire une analyse des parcours suppose de s’appuyer sur deux piliers méthodologique : les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance. Au moment de la réalisation de l’enquête, cela implique d’adopter une posture qui permette de recueillir un matériau qui contient une dimension longitudinale et transversale. Les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance peuvent renvoyer à des approches variées, chacune peut être pertinente en soi, le propre de l’analyse des parcours consiste à les réunir. Nous allons les passer en revue successivement avant, dans la section suivante, d’étudier comment les articuler en reliant les trois niveaux d’observation du social.

Les dynamiques temporelles

10L’analyse des parcours cherche en premier lieu à saisir les dynamiques temporelles, à récolter ce que le temps « fait aux choses », afin de comprendre comment il agit sur les phénomènes sociaux étudiés et ce qu’il produit sur les existences humaines. Cela implique de dissocier différents aspects des dynamiques temporelles, car elles sont tout à la fois une façon d’interroger le passé pour comprendre le présent, un regard longitudinal posé sur le phénomène étudié, des temporalités croisées qui articulent plusieurs acceptions du temps et soulignent la nécessité de distinguer une temporalité intergénérationnelle. Déclinons à présent ces différentes dimensions des dynamiques temporelles.

11L’œuvre de Norbert Elias a mis en évidence la manière dont les dynamiques sociales contemporaines sont éclairées par des processus sociaux de long terme. Le « processus de civilisation » (Elias, 1973, 1975) en est l’exemple le plus emblématique. Il faut retenir de cette démarche le fait qu’elle donne à voir la relation entre le passé et le présent comme le résultat d’un mouvement continu à travers les structures sociales, leurs normes et leurs institutions. Pour le dire avec les mots de Charles Wright Mills (1997 [1959], p. 5) « L’existence de l’individu et l’histoire de la société ne se comprennent qu’ensemble. » L’apport de la dimension temporelle est également valable au niveau individuel : saisir le passé des individus pour comprendre l’effet du « temps qui passe », le « poids » de cette expérience, permet de comprendre leur présent. Ainsi, que l’on raisonne au niveau individuel ou structurel, l’analyse des parcours indique que l’action sociale est considérée comme un processus affecté par les dynamiques temporelles.

12Cette démarche implique une approche longitudinale, pas celle qui désigne la constitution d’un échantillon de mêmes personnes faisant l’objet d’enquêtes répétées, mais plutôt celle entendue comme un certain regard porté sur les faits observés, « une certaine façon de construire les données » (Grafmeyer, 1992, p. 4). Cette dernière permet de relier les temporalités immédiates, le temps de l’action, aux temporalités historiques. Le social peut alors être considéré comme une configuration complexe de « temporalités croisées » qui articulent plusieurs temps : le temps des événements historiques (les périodes passées incluant les événements politiques, les conjonctures économiques, les systèmes de normes…), le temps des générations antérieures (afin de connaître les conditions d’existence à cette période), celui du passé de la personne enquêtée (depuis sa jeunesse et aux différentes étapes de sa vie), celui du temps présent, dans lequel se prennent les décisions, se déroulent les interactions quotidiennes et s’élaborent les pratiques sociales.

13Empiriquement, l’attention portée au temps implique de considérer systématiquement ce qui se déroule en amont du fait étudié en considérant ce qui s’est produit à un niveau individuel et historique : situer les événements, dater la période historique observée et ce qui la caractérise, décrire les contextes dans lesquels les individus et leur entourage ont agi et ce que ces situations ont engendré, considérer les normes qui prévaut selon les contextes. Cette démarche suppose d’aller au-delà de l’individu : elle considère l’histoire familiale et la dynamique des relations familiales à travers le temps, ce que l’épaisseur du temps produit au niveau de l’individu et d’une génération à l’autre, et le contexte historique dans lesquelles elles se sont déroulées.

14Alors que le principe de temporalité est l’un des trois principes du life course, les deux autres étant le principe de totalité et celui de l’individu-sujet, force est de constater que le principe de temporalité, saisi à travers l’articulation de trois temporalités, néglige la dimension intergénérationnelle. Christian Lalive d’Epinay (2012, p. 24) décrit ces trois temporalités comme étant  : « Le temps biologique et social de l’individu […] (dont le marqueur est l’âge) ; le temps historique, qui désigne l’environnement sociohistorique […] (dont le marqueur est l’année calendaire) et l’historicité du sujet, c’est-à-dire son insertion objective dans l’histoire, mais aussi subjective […] (dont le marqueur peut être l’année de naissance, c’est-à-dire ce point de départ de l’articulation entre l’histoire d’une vie individuelle et l’Histoire). » ; le principe de temporalité vise à les relier dialectiquement.

15Inclure une quatrième temporalité, la temporalité intergénérationnelle (Santelli, 2014a, b), présente le double intérêt de prendre en compte ce qui a précédé l’individu au niveau social (dans cette perspective, on ne se limite plus au temps historique d’ego, on considère également le temps historique de la génération précédente) et de l’articuler avec ce qui s’est passé au niveau familial (transmission et liens intergénérationnels). Au niveau micro, la temporalité intergénérationnelle permet de rendre compte de ce qui a été transmis d’une génération à l’autre au fil du temps et comment ce qui s’est passé pour la génération précédente a influé sur le parcours de la génération suivante ; au niveau macro, de resituer une histoire familiale dans un temps historique révolu et ainsi de comprendre les effets de ce temps historique sur la situation actuelle.

16Si l’historicité du sujet désigne l’articulation de l’histoire d’une vie individuelle à l’Histoire, l’ajout de cette quatrième temporalité permet de « remonter plus loin dans le temps » : elle donne accès au temps historique de la génération précédente. On est alors plus en mesure de comprendre comment ce temps historique, de la génération passée, affecte le parcours de la suivante. Ainsi la compréhension de l’histoire de l’individu se trouve enrichie par les trajectoires de ceux/celles qui l’ont précédé. Cette attention portée aux dynamiques familiales et leurs effets au fil du temps se retrouve auprès d’autres sociologues dont les travaux éclairent des processus tels que la mobilité sociale, la migration, la précarité, toutefois la temporalité intergénérationnelle ne se résume pas aux transmissions intergénérationnelles. La temporalité intergénérationnelle « dévoile » un individu en capacité d’agir du fait de ce qui se déroule d’une génération à l’autre, en ne se limitant pas à ce qui est transmis au sein de la famille (c’est-à-dire hérité, mais aussi transformé, réapproprié, rejeté…). La temporalité intergénérationnelle considère le temps historique de la génération précédente et la manière dont ce dernier l’a marquée. Le parcours de l’individu n’est pas que façonné par sa propre historicité : il l’est aussi par le biais de la génération antérieure selon le contexte, les normes, les valeurs et les pratiques en vigueur pour cette génération – qui elle-même s’inscrit dans le temps. Selon que l’immigration est vécue comme une forme d’émancipation ou de relégation, ce qui dépend de la période, des conditions d’émigration de la famille et de son installation dans la société, le parcours des descendants en sera affecté différemment.

Les logiques d’interdépendance

17L’analyse des parcours repose sur un deuxième pilier qui met en lumière les logiques d’interdépendance. Au niveau empirique, la démarche consiste à prêter attention à la façon dont les faits et les individus, et les individus entre eux, sont liés. Cela implique de considérer à la fois les contextes, les domaines et les entourages dans lesquels et avec lesquels les individus interagissent. Cette démarche conduit à renouveler la définition de la socialisation et à penser ce concept en lien avec celui d’individualisation. Ce processus, qui désigne l’affirmation de l’individu comme sujet et son émancipation du groupe, ne peut en effet être dissocié d’une réflexion sur la socialisation en tant que production du lien social. Abordons à présent ces différents aspects.

  • 6 La prise en compte des contextes au sein desquels les parcours se déploient avait pourtant été au c (...)

18La notion de contexte est omniprésente en sociologie, mais elle est rarement explicitée6. Pourtant elle comporte au moins deux acceptions : d’une part, le contexte peut désigner le cadre dans lequel se déroule l’action sociale, au sein duquel les individus disposent d’une capacité d’action ; d’autre part, il désigne des éléments de natures diverses (structurel/conjoncturel, public/privé, singulier/pluriel, historique/éphémère) qui s’imposent aux individus ; évoquer le contexte contient alors une perspective déterministe, qu’il s’agisse du contexte familial, professionnel, économique, juridique… L’analyse des parcours considère ces deux acceptions : les contextes qui ont une action contraignante, voire structurante, sur les individus, et ceux dans lesquels l’individu agit, à partir de ses ressources ou en parvenant à en mobiliser de nouvelles. Cela nous conduit à porter notre attention sur le niveau meso-social, c’est-à-dire le niveau qui révèle les contextes locaux à partir desquels et dans lesquels l’individu agit. Ces contextes préexistent à l’individu et sont contraignants (l’univers familial, le voisinage, le quartier de résidence, l’établissement scolaire fréquenté, etc.), mais l’individu a également une capacité d’action et de réaction face à ces derniers (il peut privilégier des relations familiales, rompre avec certaines relations de voisinage, déménager, « contourner la carte scolaire », etc.). Considérer ce niveau intermédiaire met en évidence le fait que les parcours portent la marque des contextes locaux et qu’en même temps les individus ont prise sur eux.

19L’individu étant défini par sa capacité d’agir (agency, un des concepts du life course), cette capacité est nécessairement tributaire du contexte dans lequel il est inséré, des ressources mobilisables dans et par chacun, de l’enchevêtrement des domaines, des normes qui y prévalent. Le contexte souligne également le poids de certains facteurs déterminants et comment, face à eux, l’individu est contraint, mais aussi quelle est sa marge de manœuvre. L’entourage avec lequel on grandit, puis qu’on fréquente à l’école, avec lequel se réalisent les premières expériences juvéniles, etc. déterminent les parcours, en même temps que ces entourages procurent les ressources pour « réorienter » le parcours. Ces dynamiques relationnelles sont enchâssées dans des contextes sociaux qui révèlent comment l’individu agit à la fois sous l’influence de ces dernières, en même temps qu’elles procurent les conditions de son action à venir.

20Cette posture s’inscrit dans la tradition sociologique interactionniste, comme en rend compte le modèle dynamique d’action élaboré par Anselm Strauss : « [C’est] l’idée d’individus actifs répondant créativement aux événements qu’ils rencontrent et le fait que ces réponses, ces actions individuelles et/ou collectives ne peuvent s’analyser que comme enchâssées dans des ensembles de conditions eux-mêmes antérieurs affectant la situation présente et qui sont affectés par ces actions, les conséquences présentes de l’action devenant à leur tour des conditions pour les actions à venir. » (Baszanger, 1992, p. 21). L’analyse des parcours contient intrinsèquement ce postulat théorique : l’individu n’agit que parce qu’il a déjà agi et qu’au cours de ces actions il était inséré dans un réseau de relations lui permettant de continuer d’agir.

  • 7 Dans son ouvrage dédié à la définition de ce concept, Muriel Darmon (2006, p. 7) retient cette défi (...)

21En ce sens, l’analyse des parcours réfère au concept de socialisation, mais à condition de le concevoir comme un processus continu qui s’élabore tout au long de la vie et est co-produit ; acception qui s’éloigne de la conception classique consistant à comprendre l’action produite par la société, c'’est-à-dire comment cette dernière incorpore ses membres7. Georg Simmel (1908) a été le premier à considérer la socialisation comme un processus dynamique, toujours en cours, liant constamment les individus ; il est le précurseur de cette conception interactionnelle de l’ordre social, l’existence humaine ne se comprenant que dans un aller-retour constant entre soi et autrui. Aujourd’hui encore, cette acception de la socialisation comme « construction dans l’interaction » n’est pas la plus fréquente, c’est pourtant bien la plus heuristique, comme le rappelle le travail engagé par Claire Bidart (2012, p. 7) : « Comme tout processus, la socialisation se façonne dans le temps, au fur et à mesure des années. Elle est le rapport entre ce que le monde, et la société plus particulièrement, proposent à l’individu, d’une part, et ce que l’individu élabore personnellement au sein de ce monde, d’autre part. Ce rapport est fait d’une série d’échanges, d’ajustements, de compromis, d’adaptations et de changements qui affectent l’individu mais aussi, à une échelle souvent moins perceptible, la société. »

22À un niveau meso, cette approche permet de voir à l’œuvre la manière dont l’individu interagit et réagit avec son entourage, et de comprendre de quelle façon ce qui se produit à un niveau individuel a des conséquences sur les trajectoires des personnes qui composent l’entourage, et inversement. On ne peut dissocier le parcours de l’individu de ceux qui composent son entourage ; les vies sont interreliées (linked lives). Cette approche permet aussi de saisir comment l’individu agit dans son environnement quotidien, quels événements le composent, comment cet environnement quotidien oriente des décisions, des pratiques, des normes… et en retour se transforme.

  • 8 Laura Bernardi et son équipe ont contribué à démontrer son intérêt, cela correspond à ce qu’ils qua (...)

23Les imbrications entre les différentes sphères de la vie sociale dans lesquelles l’individu est impliqué sont également mises au jour. Cette approche, qualifiée de transversale (Santelli, 2014b), permet de penser ces dernières simultanément, de les considérer dans leurs liens réciproques. L’interdépendance entre de nombreux domaines de l’existence est dès lors saisie, elle permet de situer l’individu dans les contextes qui sont pertinents pour comprendre sa réalité sociale. Si certaines interactions entre sphères paraissent évidentes – et ont été de ce fait étudiés abondamment (l’articulation entre la sphère de la vie familiale et la vie professionnelle par exemple) –, il semble que l’on peut aller plus loin en considérant que tous les domaines de la vie sociale se prêtent à l’étude de leur interdépendance ; selon les phénomènes étudiés, il reste à définir ceux que l’on retient. En considérant l’interdépendance entre domaines (Bernardi et al., 2013)8, on favorise le décloisonnement thématique.

  • 9 L’approche de Bernard Lahire (1998) permet d’envisager les conditions historiques dans lesquelles u (...)

24Les logiques d’interdépendance sont de diverses natures, elles rendent sensible à l’impact des contextes sociaux dans/avec lesquels l’individu chemine. Socialisation et parcours sont alors intimement liés à travers l’analyse des contextes dans lesquels se déroulent l’action sociale : les multiples interactions du quotidien (à l’école, dans l’emploi, lors d’une activité associative, entre proches…), au cours d’échanges réguliers et durables, mais aussi de manière brève et imprévisible (au pied des immeubles, dans un commerce, lors d’un trajet, au cours d’une fête…). La socialisation correspondant à la fois à un processus successif (à travers le temps) et simultané (à travers les espaces sociaux traversés), l’analyse des parcours se révèle particulièrement appropriée pour saisir ce double processus. L’individu étant à la fois un être relationnel et pluriel9, sa vie se déroule simultanément entre différentes sphères de la vie sociale : l’analyse des parcours met en relation les « collectifs » auxquels l’individu appartient, il y est plus ou moins actif, et plus ou moins en mesure de valoriser les ressources d’une sphère à l’autre, ou de limiter les effets négatifs qui se répercutent de l’une à l’autre. L’individu a parfois une conscience claire de ces liens, des effets réciproques, entre les différents domaines – il peut d’ailleurs les provoquer, démultipliant ses capacités d’action –, mais il peut aussi en être tributaire.

  • 10 William H. Sewell (1996), traduit par Michel Grossetti dans (Bessin et al., 2010).

25Les parcours individuels se comprennent ainsi, dans l’articulation d’une démarche qui met au jour les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance. L’analyse des parcours révèle comment elles agissent et de là comment l’action sociale s’élabore. Ce double mouvement est à la base de l’approche processuelle des faits sociaux. Les sociologues de la deuxième École de Chicago (Strauss, Becker, Hughes…) ont mis en évidence son intérêt heuristique en montrant à la fois le rôle du temps et « la dépendance du sentier10 » qui désigne la manière dont s’enchevêtrent les différents domaines de la vie sociale et la façon dont les caractéristiques du passé ont des conséquences sur les événements à venir. Plus récemment, l’ouvrage d’A. Abbott (2016) a exposé les principaux concepts de son approche processuelle afin de comprendre comment les diverses « historicalités » structurent les événements présents. En France, C. Bidart et ses collègues (2013 ; Mendez, 2010, p. 12) a aussi engagé une réflexion théorique sur le lien qui unit le temps à l’analyse processuelle : « Les phénomènes traversés par la durée ont une “épaisseur” temporelle, et c’est cette épaisseur que l’analyse processuelle permet de saisir et de reconstituer. » Tout l’enjeu consiste alors à relier l’approche longitudinale (ce qui évolue dans le temps) et synchronique (comment le temps agit présentement sur les processus sociaux), tout en considérant, pour chacune de ces approches, autant ce qui se déroule au niveau de l’individu que de la société ; l’analyse des parcours forme la démarche la plus adaptée pour y parvenir.

  • 11 Selon cette acception, l’opposition entre holisme et individualisme perd de son sens car l’analyse (...)
  • 12 L’usage des mixed methods permet ensuite de confronter les données recueillies à chacun des niveaux

26Partant de l’action des individus, l’approche individualiste aborde la dimension empirique au niveau micro-social, mais cela ne signifie pas que l’explication réside toujours dans l’action individuelle : elle peut provenir de ce qui s’impose aux individus, les structures, mais aussi les collectifs – institutions, normes qui influent sur les comportements individuels. Il s’agit là d’un aspect essentiel de l’analyse des parcours : posant comme postulat théorique qu’individus et société ne sont pas dissociés, l’analyse des parcours cherche à saisir simultanément les actions individuelles et les contextes sociaux dans lesquelles elles se produisent, à travers un mouvement dialectique qui part de l’individu pour saisir les contextes sociaux et les effets induits (via la fonction des institutions, le poids des normes…) et revenir au sens de l’action individuelle11. L’analyse des parcours, tout en partant de l’individu (niveau micro) et en le « suivant » dans ses environnements quotidiens (niveau meso), ne néglige pas d’aborder les effets structurels (niveau macro). L’analyse des parcours implique d’observer, puis d’articuler ces trois niveaux : les deux piliers méthodologiques sont deux préalables pour saisir la multidimensionalité du social et comprendre l’action sociale grâce à la mise en perspective de ces trois niveaux12.

L’analyse des parcours : une application empirique

  • 13 La multidimentionnalité désigne l’articulation des trois niveaux au sein desquels agissent les dyna (...)

27Nous allons à présent prendre appui sur un exemple empirique pour montrer quels types de dynamiques temporelles et de logiques d’interdépendance il est possible d’observer du niveau micro au niveau macro et commet l’analyse des parcours permet d’en rendre compte. Dans un premier temps, l’enquête cherche à recueillir les éléments longitudinaux et transversaux qui se situent aux trois niveaux ; sachant que, selon le phénomène étudié, le périmètre de ces niveaux varie. Ensuite, plutôt que de privilégier un niveau d’observation à un autre, l’analyse des parcours cherche à les relier, éclairant ainsi la multidimensionalité du phénomène social étudié13.

  • 14 L’analyse relative à ce processus a été l’objet d’un précédent article (Santelli, 2010).

28À travers l’exemple de l’investissement économique des descendants d’immigrés dans le pays d’origine de leurs parents, nous pouvons voir le type de matériau que l’analyse des parcours permet de recueillir. Au terme du traitement des entretiens, deux types d’investissement ont été distingués, l’un « par défaut », l’autre « opportuniste »14. L’investissement d’Azzedine fait partie du second. Entrepreneur dans le secteur du bâtiment en France, en 2008, il crée une seconde entreprise en Algérie.

29Outre le matériau biographique collecté (au niveau micro, pour rendre compte de la sphère d’action individuelle, au niveau meso, de la manière dont les entourages quotidiens exercent une action et, au niveau macro, des effets du cadre structurel sur les pratiques individuelles), ce matériau est complété par le recueil de données macro-sociales, politiques et économiques, qui permettent d’affiner la compréhension ; par exemple la filière scolaire, comprendre sa place dans le système éducatif, à quel type de parcours professionnel elle destine, est tout aussi important que de saisir comment elle est « investie » par l’individu au niveau micro-social.

Le niveau micro : la sphère d’action individuelle

30Au niveau micro, l’enquête cherche à « récolter », d’une part, les éléments qui s’imposent à l’individu (année de naissance, taille de la famille, rang de naissance, origine sociale, etc.) et, d’autre part, ceux sur lesquels il peut exercer son action (relations familiales, parcours scolaire, choix conjugal, etc.). D’un individu à l’autre, ces deux registres sont extrêmement variables selon les spécificités de chacun, leurs caractéristiques sociales, elles-mêmes dépendantes des ressources héritées et de celles que les individus acquièrent tout au long de leur vie. L’origine sociale est un déterminant fort, mais elle n’est pas seule à exercer des effets pouvant limiter, contraindre ou, au contraire, démultiplier les possibilités d’action des individus. L’entourage constitue un autre facteur, de même que la configuration familiale, le cadre résidentiel – nous verrons leur rôle au niveau meso.

31L’analyse consiste à saisir à la fois les effets de ce qui préexiste à l’individu et ses propres logiques d’action, cela implique de tenir compte du caractère déterminant de certaines caractéristiques, mais aussi des aspirations de l’individu, ses ressources, ses stratégies. L’approche microsociologique prend comme unité l’action individuelle, mais elle est appréhendée plus largement, dans sa dimension longitudinale et transversale. Cela signifie qu’au-delà du parcours de l’individu, on retient tous les éléments capables de fournir des éléments de compréhension. Toutefois, au moment de l’analyse, on ne retient que les plus significatifs au regard de l’objet étudié ; ici les sphères personnelle et professionnelle afin de saisir comment, tout au long du parcours, elles se complètent et se combinent pour expliquer la décision d’investir (Encadré 1).

Niveau micro, un investissement dans la continuité de son père

Le père d’Azzedine émigre quelques années après l’indépendance de l’Algérie, en 1966. Il a pour ambition d’améliorer les conditions de vie de sa famille. Peu de temps après son arrivée en France, il crée une petite entreprise dans le bâtiment – il n’est resté ouvrier que quelques années. Azzedine a quatre ans quand il rejoint son père en France, en 1976.
Troisième enfant d’une fratrie de sept, Azzedine est le cadet du premier mariage. À la suite du divorce de ses parents, il passe plusieurs années dans une famille d’accueil française. Les relations très conflictuelles entre les parents et l’absence de la mère, repartie en Algérie, font de l’enfance une période difficile et relativement malheureuse. Il ne grandit pas avec ses parents, ni ses frères et sœurs. C’est au moment de l’adolescence qu’il renoue avec son père et l’orientation professionnelle qu’Azzedine choisit lors de son BEP y contribue : la filière « ouvrages du bâtiment » comporte une filière qui lui permet d’être formé dans le même domaine que son père. Cette formation est suivie en alternance ; il est alors employé par son père, il reste un peu plus d’un an après l’obtention de son BEP dans l’entreprise paternelle, en 1990. Mais les conflits prennent le dessus et il décide de démissionner, il quitte alors le logement paternel et prend son premier logement autonome.

J’ai toujours travaillé, j’étais dans une branche [professionnelle] dans laquelle on avait la chance de travailler [pour des raisons de confidentialité, le secteur précis n’est pas indiqué], dans les années 1980-1990, il n’y avait pas beaucoup de personnes qui connaissaient le métier et j’avais la chance d’avoir mon père qui avait déjà sa propre société […] on peut dire que je suis tombé dedans [dans ce secteur professionnel].

Il travaille ensuite trois ans dans une entreprise artisanale dont il démissionne quand il constate qu’il est moins bien payé que ses collègues alors qu’il estime être plus autonome et plus rapide. Ensuite il passe plus d’un an dans une autre entreprise, toujours en qualité d’ouvrier qualifié dans sa spécialité. À l’occasion d’un chantier, il retrouve son père, renoue des contacts avec lui et quitte l’entreprise pour retourner dans celle de son père. Cette nouvelle expérience dure près de deux ans. À l’occasion d’une nouvelle dispute, il décide de créer sa propre entreprise. Entre-temps il a connu une promotion.

J’étais quasiment le chef de chantier, j’avais toujours un aide, on faisait gagner de l’argent à la société […] et là tout simplement je me suis dit les autres artisans ils travaillent seuls, pourquoi je ne ferais pas la même chose ?!

Lors de l’entretien, au début de l’année 2009, l’entreprise créée en 1998 est devenue une SARL. Dès le début, il a travaillé en sous-traitance d’une entreprise qui est devenue leader sur le marché, il la connaissait de longue date puisqu’il fréquentait ses employés sur les chantiers.

Ils [les responsables de chantier et commerciaux] ont eu tout à fait confiance en moi dès le début, donc j’ai eu mes premiers chantiers tout de suite, du jour au lendemain les chantiers sont arrivés et ça dure depuis dix ans.

Ambitieux, désireux d’accroître son expérience d’entrepreneur et conscient de la maîtrise de son savoir-faire, il commence à envisager sérieusement son implantation en Algérie.

Le marché, il n’est pas extensible, ça stagnait, il n’y avait pas d’avancement, cela se voit à tous les niveaux, l’activité chaque mois, on avait 500-600 m2, jamais plus, il n’y avait pas d’avancement, c’était répétitif […] moi j’avais de la chance avec cette société [dont il était le sous-traitant] il avait développé un modèle où pour savoir faire il fallait avoir fait ma spécialité […] en fait, eux quand ils vendaient leur service, ils mettaient mon nom dessus pour la pose [une étiquette indiquant le nom de son entreprise].

Malgré cette situation favorable, la forte concurrence sur le marché français l’incite à prospecter en Algérie. À partir de 2002-2003, il retourne régulièrement en Algérie, se renseigne, élabore son projet, pose des jalons et finit par franchir le pas en 2008.
Alors qu’il déclare n’avoir pas grandi avec « le projet de faire quelque chose en Algérie », son investissement peut surprendrea. Pour le comprendre, il est nécessaire de le replacer dans le temps long du parcours familial. Car sa trajectoire témoigne d’une reproduction du statut d’indépendant, qui plus est dans le même secteur d’activité, mais elle est marquée autant par une forme de continuité du père que le souci de s’en distinguer. Le père, qui a été beaucoup évoqué durant l’entretien, est aussi beaucoup mobilisé pour insister sur les phases de rupture, le désaccord permanent entre eux. L’investissement en Algérie, pays d’origine de ses parents, apparaît emblématique de ce souci de s’inscrire dans une lignée (renforcé probablement par son passé d’« enfant délaissé ») et la volonté de démontrer sa capacité à réaliser quelque chose par lui-même. Il ne doit rien à son père, mais tout son parcours, par les proximités évidentes, semble comme un écho au sien.

a Contrairement aux autres interviewés qui sont, avec leurs parents, retournés régulièrement en Algérie, il n’a pas entretenu de liens réguliers. Cette spécificité est liée à son histoire personnelle : placé alors qu’il était enfant, il précise « j’ai été gardé par des familles françaises ».

Le niveau meso : l’influence des entourages quotidiens

32Le niveau intermédiaire permet de considérer les contextes locaux à partir desquels et dans lesquels les individus agissent. Il permet d’apporter une attention particulière aux actions de l’individu et les appréhender dans leur articulation avec les contextes dans lesquels elles se déroulent. C’est considérer que les parcours portent la marque de ces contextes locaux, en même temps que les individus ont prise sur eux. Dans le cas des descendants d’immigrés, le cadre résidentiel dans lequel ils ont grandi est déterminant : il donne à voir les possibilités de rencontre avec le groupe majoritaire et la manière dont se sont forgés les pratiques, les univers de références et de valeurs, qui sont liés à la composition de l’entourage quotidien.

33Les mondes sociaux, dans lesquels se déroulent les actions quotidiennes, dévoilent les contextes dans lesquels l’individu est inséré, à partir desquels des rencontres se font, des décisions se prennent, des univers normatifs s’élaborent, des pratiques se renouvellent, mais aussi entre lesquels l’individu circule. Le niveau meso permet de saisir cette dialectique de l’action entre le cadre dans laquelle elle prend place et ce qui en résulte. Il souligne le poids de certains déterminants et comment, face à eux, l’individu est contraint, mais aussi quelle est sa marge de manœuvre. L’entourage avec lequel il grandit, puis qu’il fréquente à l’école, avec lequel se réalisent les premières expériences juvéniles, etc., façonnent les parcours, en même temps que ces entourages procurent de nouvelles ressources qui, à leur tour, peuvent agir sur le parcours.

34Le niveau meso permet de voir à l’œuvre les dynamiques relationnelles enchâssées dans des contextes sociaux – familial et professionnel, dans l’exemple ci-contre – et comment l’individu agit à la fois sous l’influence de ces derniers, en même temps qu’ils procurent les conditions de son action (Encadré 2).

Niveau meso, un investissement opportuniste

Au cours des années 2000, il constate que d’autres artisans se sont lancés et obtiennent de bons résultats avec l’entreprise qu’ils ont implantée en Algérie : cela finit par le convaincre. Car malgré le fait qu’Azzedine entretient une certaine distance avec l’Algérie, son entourage amical et professionnel est composé de personnes d’origine algérienne. Avec elles, il prend conscience du fait que l’Algérie représente un « marché immense, [où] il y a tout à faire ». C’est à partir de ces discussions qu’il a commencé à réfléchir à l’opportunité d’investir en Algérie.

Je voulais me lancer en Algérie mais… dans ma tête, je ne savais pas trop, en fait ce qui a déclenché ma volonté c’est qu’en fait des personnes, pas dans la même activité mais dans le bâtiment, qui se sont lancées bien avant moi, qui ont été en Algérie et qui ont très bien progressé, à l’heure actuelle, ils ont des chiffres d’affaires qui sont bien meilleurs que ce que l’on peut faire en France, largement ! […] si eux ils l’ont réalisé, c’est qu’il y a une possibilité.

Il associe son fournisseur à cette réflexion qui a intérêt lui aussi à l’extension de nouveaux marchés. L’entreprise qui lui fournit ses matériaux est déjà implantée dans de nombreux pays et dispose d’un commercial en charge de développer les marchés maghrébins. Cette dernière a donc intérêt à une association avec Azzedine qui lui servirait à la fois pour distribuer le produit en Algérie et augmenter sa production.

Eux aussi en France [le fournisseur français] si la demande stagne, la production stagne aussi, ce n’est pas à leur avantage […] en Algérie c’est un marché où ils ne sont pas présents, au Maroc oui […] il a trouvé en moi-même [un intermédiaire], pour eux c’est à leur avantage et pour le mien aussi, au niveau tarif, on va dire qu’avec le commercial qui s’occupe du Maghreb chez eux, on a lié un lien d’amitié […] c’est sûr qu’ils préfèrent avoir affaire à quelqu’un qu’ils connaissent.

Outre l’entreprise, implantée dans la région d’origine de sa famille, il compte ouvrir, dans les mois suivants l’entretien, une agence commerciale à Alger, elle serait tenue par un ami. Ce dernier, victime de discrimination, se retrouve au chômage en France et veut lui aussi venir s’installer en Algérie où il a le projet de se remarier. Par ailleurs, Azzedine est issu d’une famille dont des membres ont créé leur entreprise (un oncle est promoteur immobilier) ou occupent des emplois de cadre (un autre est le directeur régional d’une banque). Durant la période de prospection, cet entourage familial l’a aidé à trouver des locaux, à faire les démarches administratives nécessaires et l’a rassuré sur la viabilité de son entreprise. En effet, la technique de pose qu’il propose est nouvelle en Algérie, il lui faut s’assurer que son offre dispose d’un marché. À l’occasion de ses voyages répétés depuis 2002, il renoue avec un oncle. Ce dernier, promoteur immobilier, a une grande maison, récente, mais dont les matériaux sont déjà détériorés. Il voit là l’occasion de démontrer son savoir-faire et la plus-value du produit qu’il propose.

Je vais refaire [ce qui est abîmé], lui, c’est un promoteur qui construit des immeubles donc… automatiquement quand je lui ai expliqué ce que j’allais faire, lui ça l’intéressait, il a des immeubles à monter pour l’État [dans lesquels il pourrait faire valoir son savoir faire], autant lui il va en tirer parti de son côté et moi également.

Soutenu par son entourage familial élargi, Azzedine sait qu’il constitue la base de son réseau professionnel : il continue de le solliciter pour accroître son marché et tenir tête à ses concurrents. Ce retour en Algérie est donc l’occasion de renouer avec sa famille algérienne et, par son intermédiaire, il rencontre sa future femme. Ce lien conjugal contribue indéniablement à lui donner une place dans cette famille qu’il n’a pas fréquentée de 1976 à 2002, à l’exception d’un séjour estival en 1989. En 2009, ils sont mariés depuis un an.

La rencontre avec votre femme a à voir avec votre installation en Algérie ?

Non, comme on dit ici, c’est le mektoub, ma femme, c’est une femme que je connaissais par l’intermédiaire de la famille, comme on voit, la famille est partout !, je l’ai rencontrée, le coup de foudre quasiment et de fil en aiguille mariage, bébé… ça m’a incité à faire, quand le mariage arrivait, cela m’a donné des responsabilités en plus, là vous vous dîtes « je ne suis plus seul » et maintenant on va être trois, ça donne un coup de pied au derrière, ça vous oblige à vous réveiller, à avoir des responsabilités […] là on n’est plus là pour rigoler, on se lance à fond dedans [son entreprise] et il faut que ça débouche sur une réussite.

À travers son investissement, on peut voir de quelle manière les dimensions familiale et professionnelle sont fortement imbriquées.

Le niveau macro : les effets du cadre structurel sur les pratiques individuelles

35Le niveau macro rend compte de phénomènes se produisant à l’échelle de la société et de leurs effets sur les pratiques individuelles ; ils peuvent comporter des inégalités systématiques fortement structurantes. Le niveau macro désigne ici les échanges économiques mondialisés, et nous cherchons à saisir ce qu’ils « font » à l’individu : de quelle manière ils se répercutent dans les décisions que prend ce dernier. Outre les éléments recueillis durant l’entretien, ce niveau macro est appréhendé par le biais de données statistiques, économiques et historiques, elles sont produites dans le cadre de l’enquête ou peuvent donner lieu à une exploitation de « seconde main ». Là encore, la perspective est longitudinale afin de montrer les évolutions au fil du temps, de distinguer différentes périodes, mais aussi synchronique afin de décrire un état de la situation. Il s’agit de rendre compte à la fois des conditions structurelles qui exercent des effets contraignants sur l’individu (coût de l’immobilier, politique d’attribution des logements sociaux, définition d’une carte scolaire, désindustrialisation, etc.), et de ce qui peut constituer des ressources sur lesquelles il s’appuie pour agir (par exemple, la politique dite de discrimination positive mise en place dans certains établissements ZEP, les politiques publiques contribuant à doter les quartiers ZUS de certaines infrastructures, etc.). À la différence des deux premiers niveaux, ce cadre structurel préexiste à l’individu et ce dernier ne peut exercer aucune action directe sur lui ; il ne peut que tirer parti d’une situation à un niveau meso – au niveau des établissements scolaires ou du cadre résidentiel par exemple.

36Ce niveau est également essentiel pour comprendre comment agissent les contextes macro sur les différentes générations de « seconde génération » (Santelli, 2005). Outre les changements produits au niveau de la sphère familiale et de l’entourage, appréhendés par le biais des niveaux micro et meso, il existe d’autres changements dont les répercussions se font également ressentir sur les parcours. C’est le cas des transformations opérées dans le monde du travail au cours des trente dernières années (accroissement de l’économie de services en parallèle de la désindustrialisation, augmentation de la précarisation salariale…). Parallèlement, les villes se sont transformées, plus étendues, elles comportent des quartiers périphériques ségrégés. Moins mixtes socialement et culturellement, ces espaces de vie n’offrent plus les mêmes univers relationnels, des lieux de convivialité et d’échange ont disparu, d’autres les ont remplacés, le cadre scolaire n’est plus le même non plus. Il s’agit là d’un ensemble de mutations macro-sociales qui se sont opérées sur l’ensemble du territoire durant les trente dernières années et qui permettent de comprendre pourquoi les descendants d’immigrés n’ont pas grandi dans les mêmes univers sociaux d’une génération à l’autre.

Niveau macro, un investissement révélateur d’une économie mondialisée

Lors de l’émigration du père, la France symbolise l’abondance. En 2008, malgré la situation plutôt enviable d’Azzedine – du fait d’une collaboration étroite avec son fournisseur (relation de confiance solide et ancienne) –, il n’est pas à l’abri d’un déclin de son activité en raison d’une hausse de la concurrence et d’une baisse de la croissance. Après plus d’une douzaine d’années d’ancienneté dans ce secteur – il a alors une trentaine d’années –, ce dernier ne lui apparaît plus si intéressant ni porteur en comparaison des possibilités qu’offre l’Algérie. Son projet émerge aussi dans un contexte où l’Algérie connaît des changements majeurs après dix ans de guerre civile. L’amélioration des conditions de vie et les réformes engagées l’incitent à franchir le pas.

J’avais cette ambition mais sans vraiment vouloir concrétiser, ce qui a fait que cela s’est concrétisé, c’est la conjoncture qui a permis d’emboîter le pas, le pays va mieux, il a été rétabli […] l’avenir est bien prometteur, au niveau du marché on répond à un manque.

Un petit détour par l’histoire algérienne et les réformes économiques engagées depuis plus de vingt ans s’avère utile. À la fin des années 1980, le gouvernement algérien dresse le constat de la faillite du « modèle algérien de développement ». De nombreuses réformes économiques, sociales, institutionnelles et politiques ont été mises en place entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Mais force a été de constater leur échec, ce qui a contraint l’État à accepter de signer, en avril 1994, le premier accord pour le rééchelonnement de la dette extérieure, avec pour corollaire l’application d’un programme d’ajustement structurel négocié avec le Fonds monétaire international.
L’Algérie a alors été engagée dans une vaste réforme économique. Cette phase de transition vers l’économie de marché intervient dans un contexte de hausse du prix du pétrole et du gaz, ce qui permet à l’Algérie d’afficher, au niveau des données macro-économiques, de bons résultats. Toutefois, si le pays a recouvré une relative paix, les problèmes socio-politiques demeurent (manque de logement, corruption, présence de réseaux mafieux et terroristes, absence de pluralisme politique), et la réalité micro-économique est bien sombre du fait de la pénurie d’emplois, des licenciements massifs, du déclin du secteur public, du manque d’infrastructures.
Il n’empêche, cette amélioration sensible de la situation économique incite les entrepreneurs à voir dans l’Algérie un nouvel Eldorado. De son côté, l’État algérien, contraint de privatiser et libéraliser l’économie, lance un appel aux investisseurs étrangers et algériens, et met en place des structures pour faciliter leur installation. Par ailleurs, dans un contexte de mondialisation des échanges économiques, d’intensification des mobilités et de développement des nouvelles technologies de l’information et des communications, l’Algérie apparaît comme étant un marché accessible (à deux heures de Paris). L’investissement en Algérie est alors favorisé par la simultanéité de ces deux phénomènes, la transition économique et la mondialisation des marchés.
Les expressions telles que « il y a tout à faire en Algérie ; on peut gagner beaucoup d’argent ; les potentialités sont énormes », entendues tout au long de l’enquête, sont également reprises par Azzedine quand il met en perspective sa situation en France où, certes il dispose d’une entreprise « qui s’en sort plutôt bien » et la situation de quasi-monopole dans laquelle il se trouve en Algérie.

Cela va être produit ici, les matériaux viennent ici [en Algérie] de France, ensuite ils sont débités [et usinés] c’est fait ici, à B., la fabrication c’est moi qui m’en occupe [il a deux ouvriers, il cherche à en recruter dix de plus], ce ne sont pas des choses qui arrivent préfabriquées, non, ça reviendrait trop cher pour le marché ici si on faisait fabriquer en France ! […] là il me manquait des machines donc on n’arrivait pas à répondre à toutes les demandes, mais avec les machines qui vont arriver fin mars, là on va pouvoir vraiment… on va pouvoir monter sur le cheval !

Les échanges économiques réalisés selon la règle des avantages comparés des économies lui permettent d’organiser la production puis le montage en Algérie, en bénéficiant d’un coût de la main-d’œuvre extrêmement faible en comparaison de la France (il rémunère un ouvrier algérien environ 240 euros ; le salaire minimum est de 150 euros) et en profitant d’un faible niveau d’imposition. Critique à l’égard du manque de professionnalisme des ouvriers algériens, il risque à brève échéance de recruter une main-d’œuvre asiatique, comme l’ont fait d’autres entrepreneurs rencontrés au cours de cette enquête, et peut-être commander sa matière première à des fournisseurs plus compétitifs... en Asie.

37Tous les descendant.es d’immigrés ne souhaitent pas réaliser un tel investissement et une partie ne serait pas en mesure de le faire. L’analyse des parcours permet de comprendre pourquoi certain.e.s ont ce projet et y parviennent : l’observation et l’articulation des trois niveaux permettent de comprendre quelles sont les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance propices à cet investissement ; ce qui conduit l’individu à agir. Cette démarche permet de constater que le parcours est à la fois le résultat d’une succession de décisions individuelles et de multiples contraintes ; ce ne sont ni les individus qui décident « seuls », ni les structures qui s’imposent à eux. La troisième section cherchera à le mettre en évidence.

L’analyse des parcours ou l’action contrainte

38La contrainte comme point d’entrée pour penser la société n’est pas une idée nouvelle, on la retrouve auprès de nombreux sociologues. Il est plus rare, en revanche, de considérer que l’analyse des parcours soit l’outil épistémologique permettant de comprendre pourquoi la contrainte est une condition de l’action. Dans nos sociétés occidentales en proie à une individualisation toujours croissante, il semble opportun de s’interroger sur la présence et l’action de la contrainte ; et ce dans un sens bien plus large que les seules contraintes qui viennent « d’en haut », celles véhiculées par les structures, les institutions, comme cela l’a été pensé dans une perspective déterministe. L’analyse des parcours, parce qu’elle repose sur un matériau qui éclaire à la fois les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance, permet de comprendre pourquoi la contrainte est un moteur de l’action et, simultanément, pourquoi l’action est dépendante du contexte dans lequel elle se déroule.

39Karen Evans (2007) propose le concept de bounded agency (agentivité limitée) pour mettre en évidence le fait de tenir compte des contingences du moment, des habitudes passées et des routines afin de comprendre comment les individus envisagent leur futur ; les possibilités d’action futures s’expliquent par le passé des individus, la manière dont ils appréhendent les contextes dans lesquels ils agissent, ressentent et perçoivent. Plus largement, son article témoigne d’un effort conceptuel pour saisir la manière dont s’articulent structure/agency dans différentes perspectives théoriques, et mettre l’accent sur le rôle des contextes pour comprendre l’action. Mais nulle trace de la contrainte comme nouvelle opportunité. En cela son approche se distingue de mon usage de l’analyse des parcours qui cherche à révéler la nature des contraintes et comment elles agissent afin de saisir comment les individus parviennent à les dépasser. En revanche, ces démarches partagent le fait d’appréhender la capacité d’action des individus à partir des contextes.

40Dans la mienne, la mise en relation des trois niveaux d’observation du social permet de comprendre pourquoi, à certains moments ou tout particulièrement pour certains individus, les parcours sont contraints, mais aussi comment les individus y font face. Les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance constituent un révélateur de ces processus car, qu’il s’agisse des contraintes auxquelles sont soumis les individus ou de leur capacité d’action, elles ne se déploient pas dans un vide social : les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance inscrivent les parcours dans une réalité matérialisée, à partir de laquelle l’action sociale prend sens. Cela implique de considérer simultanément les ressources des individus – leur capacité d’action.

Des contraintes agissantes

41Les contraintes désignent ici tout un ensemble de phénomènes, de natures diverses, liés à des événements, des rencontres, des normes, des institutions, qui, à tout moment du parcours, émergent et tendent à l’orienter. Ces contraintes définissent ce qui s’impose à l’individu, au sens où elles ont un effet inéluctable, coercitif et/ou restrictif. Elles interviennent à plusieurs niveaux. Au niveau de la société, il est facile d’identifier certaines contraintes, bien connues : les mesures politiques, les décisions institutionnelles, les textes juridiques, en même temps qu’ils protègent et offrent un cadre pour agir, contraignent ; c’est la condition de la vie en société. Le contexte historique d’une société, les événements qui s’y déroulent, et le contexte économique limitent également les possibilités d’action et définissent un horizon des possibles variables selon le sexe, la génération, le groupe ethnique, etc. Les systèmes de valeurs et les normes en vigueur ont aussi un pouvoir contraignant en influant sur les pratiques, les croyances, les aspirations. Il n’en demeure pas moins nécessaire d’analyser leurs effets sur les parcours individuels. De plus, les événements biographiques (naissance, union, séparation, mort) qui jalonnent la vie s’imposent également à l’individu, au sens où son parcours n’est plus le même ensuite : même choisie, une naissance peut ensuite fortement contraindre le parcours du parent. Il en va de même de la mort, quand elle survient, elle peut affecter durablement les parcours des plus proches. Les caractéristiques personnelles (elles sont innombrables, à titre d’exemple, elles peuvent concerner autant le nombre de frères et sœurs que l’état de santé, les particularités physiques…), sont aussi contraignantes, car elles peuvent avoir un effet déterminant sur le parcours. Il en va de même de l’histoire familiale qui, chacune, possède ses dynamiques intra et intergénérationnelles qui s’imposent aux individus et définissent un cadre de vie, c’est-à-dire un mode de vie, un environnement résidentiel – impliquant à son tour un entourage relationnel, la composition des écoles… L’origine sociale, même « favorisée », a un pouvoir contraignant sur les parcours. Plus largement, l’environnement relationnel (composé du conjoint, des amis, des collègues, des voisins…) dans lequel l’individu est inséré, détermine un cadre d’action et définit des limites avec lesquelles il doit faire. Ces éléments qui interférent dans la vie des individus peuvent être interprétés en termes de contraintes. On l’a vu avec Azzedine : sa situation familiale a conduit à son immigration en France alors qu’il était un jeune enfant, il a ensuite été placé dans une famille d’accueil et a vécu un double déracinement, de son pays puis de sa famille. Plus tard, les disputes avec son père l’incitent à créer sa propre entreprise, à se tourner vers d’autres horizons. Puis la forte concurrence dans son secteur d’activité l’encourage à prospecter en Algérie, une façon de renouer avec son histoire et de se donner de nouvelles opportunités.

42Ainsi, évoquer la dimension contrainte des parcours ne fait pas seulement référence aux effets structurels macro-sociaux – ils existent, et il nous faut en tenir compte –, mais ils ne sont pas les seuls : la contrainte s’immisce à travers mille gestes et interactions du quotidien. L’analyse des parcours met en évidence qu’il existe des données structurelles, y compris dans la vie privée des individus, car ils sont contraints par un ensemble de phénomènes sociaux qui interviennent au niveau micro et meso et aux différentes étapes de leur vie, en lien avec leur entourage le plus immédiat. La contrainte ne correspond donc pas uniquement à ce qui s’impose à eux « d’en haut », façonnés par la société, sous l’effet du caractère agissant des macro-structures. En reconnaissant le caractère multiple des contraintes, l’analyse des parcours permet de dépasser l’alternative suivante : déterminisme des données macro-structurelles versus libre action individuelle. Car identifier et reconnaître le rôle des contraintes permet de renouveler l’interprétation de l’action en considérant les ressources sous-jacentes, comme le fait l’équipe suisse du programme LIVES : en appréhendant un certain nombre de faits sociaux en termes de vulnérabilité, ils cherchent à mettre en évidence les ressources qui permettent aux individus, tout au long de leur vie, de faire face aux vulnérabilités (Spini et al., 2017). Les individus apparaissent alors en capacité d’agir – et pas seulement de réagir – à ce qui s’impose à eux. La notion de contrainte n’est pas synonyme de déterminisme : la contrainte n’empêche ni la réflexivité, ni l’autonomie des acteurs, au contraire, elle constitue l’amorce de l’action ; en cela, cette proposition théorique diffère d’une perspective théorique déterministe.

  • 15 Souligné par moi car il s’agit là d’un élément essentiel et valable du niveau le plus micro au plus (...)
  • 16 Certes il est dit que « L’expérience des acteurs fait référence à une suite de situations, à un par (...)

43Jean-Hugues Déchaux (2010), qui propose un modèle alternatif à la théorie de la rationalité générale de Raymond Boudon, en vue de comprendre ce qui permet d’expliquer une situation d’action, insiste également sur cette distinction entre contrainte et déterminisme. À partir d’une description des « effets de disposition » et des « effets de cadrage », il aboutit à un cadre théorique qualifié d’individualisme cognitif et structurel. Les effets de disposition, agissant comme un capital cognitif, mettent l’accent sur le fait que l’acteur agit à partir de son expérience ; il résout un problème, prend une décision, en référence au passé, à des situations analogues vécues (Déchaux, 2010, p. 726). Les effets de cadrage sont quant à eux liés à la présence d’institutions qui préexistent à l’acteur et sont des objets collectifs, « des entités supra-individuelles, irréductibles aux calculs et délibérations de chacun » (idem, p. 732). Car « Le propre de l’homme est en effet de vivre dans un monde (de langage, d’institutions, de croyances) qui n’est pas de son fait15. L’homme est une créature historique, c’est là un donné anthropologique de base que la sociologie ne peut pas ignorer. Ces objets collectifs, ces cadres, instruisent, paramètrent les choix et décisions individuels. Mais instruire, paramétrer ne signifie pas déterminer. Les cadres ne fabriquent pas l’action. Ils se présentent sous la forme de règles (explicites ou implicites) qui, du point de vue de l’analyse de l’action, sont à la fois des contraintes externes et des habilitations. Elles limitent certes la marge d’action de l’individu, mais lui offrent aussi des ressources pour agir. » (idem, p. 733). Dans le propos de J.-H. Déchaux, le temps est présent, tout comme la contrainte, toutefois ce dernier n’accorde qu’une faible attention à l’approche biographique16. Dans ma démarche, au contraire, c’est cette dernière qui permet d’entrer dans le monde social de l’individu, de considérer la dimension interactionnelle de l’ordre social, afin de comprendre comment les contraintes qu’il rencontre, auxquelles il doit faire face, lui permettent d’agir.

L’action en contexte

44L’approche biographique permet de saisir à quel point le parcours est à la fois intimement personnel et profondément social : il révèle le face-à-face avec soi-même, de soi aux autres, et de soi aux structures sociales. Le parcours n’est donc ni déconnecté des institutions, ni éloigné des enjeux liés aux changements sociétaux ou des régulations sociales, même s’il demeure toujours appréhendé à partir de l’individu, son identité et ses dynamiques singulières. Le parcours est le résultat à la fois de ce qui s’impose à soi et, en même temps, de ce qui témoigne des capacités d’action de chacun. Car le parcours est relationnel, contraint et autonome. En ce sens, il dépend des ressources de chacun, inévitablement inégales, en même temps qu’il résulte des décisions individuelles et des contraintes auxquelles chacun fait face tout au long de la vie ; pouvant accroître les inégalités initiales. S’élaborant à partir d’une situation donnée, le parcours porte en soi les capacités de son orientation à venir. Il s’agit des deux faces d’un même processus : le parcours des individus s’origine dans un contexte, une période, un environnement, qui sont porteurs de contraintes, et ces derniers dessinent le cadre de l’action.

45De manière continue et simultanée, l’individu agit avec son environnement : si cet environnement définit un cadre qui possède des caractéristiques propres et, en ce sens, détermine les logiques d’action, il procure aussi de nouvelles ressources, il contribue à l’expression de préférences et d’aspirations. On ne peut dissocier ces deux aspects, l’action individuelle se déroulant dans un cadre social, ce dernier impose ses contraintes, l’individu les subit, en même temps, l’individu agit sur ce cadre : il a une prise sur cet environnement social qui est composé de son entourage relationnel, professionnel, conjugal, familial, amical, sur son lieu de vie, de travail, de loisirs… Ses capacités d’action se trouvent restreintes, limitées par les contextes sociaux qui s’imposent à lui, mais dans lequel l’interaction est toujours source de conditions renouvelées de l’action. Dans ces contextes, l’individu est en mesure de transformer, créer, se réapproprier des ressources, en un mot d’agir. Il a des préférences, il prend des décisions, il choisit ses proches, il négocie, il développe des stratégies, il s’appuie sur des transmissions familiales, il adopte de nouvelles valeurs et réinterprète le système de normes… en même temps que l’individu demeure tributaire d’un ordre social, d’une « distribution » inégale des ressources, d’un milieu familial, de tout ce qui peut entraver un parcours, mais sur lesquels il s’appuie ; ce cycle est sans fin.

46Dans le cas d’Azzedine, on a vu comment, dans la situation familiale qui est la sienne, il s’inscrit dans le sillage de son père par le choix de sa filière professionnelle et renoue avec lui à l’occasion de ses premières expériences professionnelles. Il va ainsi se créer un domaine de compétences, au sein duquel il fait prospérer son entreprise, et constituer un entourage professionnel qui aura un rôle déterminant lors de son investissement en Algérie ; ses collègues qui ont investi avant lui et son fournisseur. À cette occasion, il renoue aussi avec sa famille algérienne. Outre les relations établies avec cette dernière, la position professionnelle de plusieurs membres de sa famille favorise également sa décision d’investir. Cette dernière bénéficie également d’un double contexte économique favorable : la modernisation de l’économie algérienne et la mondialisation des marchés. Enfin, cette décision est motivée par sa récente accession au statut de père, et au rôle de breadwinner qu’il endosse, s’inscrivant dans une attitude genrée très répandue.

47Mobiliser une analyse des parcours permet de n’exclure aucune dimension, ni segmenter les domaines, ni les restreindre au temps T, ou encore de ne pas réduire l’analyse à certains facteurs ; au contraire, une des spécificités de l’analyse des parcours est de considérer qu’on ne peut établir une liste de facteurs pouvant jouer un rôle, une fois pour toutes et pour tous les acteurs, de manière analogue. Cela explique que le parcours individuel ne se comprend que situé dans un contexte d’action qui lui-même découle de l’Histoire, du contexte politique, juridique, économique de la période, et du cadre de vie de chacun.

En guise d’ouverture à l’individualisme contraint

48Les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance, évoquées précédemment, constituent les deux piliers méthodologiques sur lesquels repose l’analyse des parcours. Elles dévoilent le rôle du temps et de l’imbrication des nombreuses sphères dans toute action sociale. L’exemple empirique retenu a permis de l’illustrer. L’analyse des parcours est particulièrement adaptée pour saisir le caractère dynamique et processuel des phénomènes sociaux parce que cette démarche permet de collecter les faits quel que soit le niveau où ils se situent. Depuis le travail de synthèse théorique entrepris par Bernhard Giesen et Jeffrey Alexander (1987) pour montrer comment la sociologie, plutôt que d’avoir à choisir entre le niveau micro ou macro, a cherché à les relier, nombre de travaux s’inscrivent dans cette perspective : articuler les niveaux d’observation et d’analyse. Et l’une des façons de le faire est d’apporter une attention particulière au niveau meso, car il est le niveau qui met en évidence à la fois l’interdépendance des sphères de la vie sociale et les effets du temps : son intérêt réside là, dans le fait de saisir l’individu en lien avec les milieux sociaux dans/avec lesquels il agit. Empiriquement, l’analyse des parcours est particulièrement appropriée pour recueillir les univers, les entourages, les interactions, qui permettent de comprendre les logiques d’action ; et ce par le biais d’un matériau biographique.

49Au niveau théorique, nous avons pu remarquer que le fait de mobiliser le registre de la contrainte n’empêche ni de considérer les ressources de l’acteur, ni sa capacité d’action, au contraire, toute contrainte renouvelle les conditions de l’action et peut devenir le support de nouvelles ressources. De plus, la contrainte n’est pas qu’externe, elle peut être intériorisée et s’exercer par rapport à une situation intime (une histoire personnelle, un environnement familial, une expérience singulière…) et évoluer selon les étapes de la vie. Paradigme fécond pour penser ces dynamiques, l’analyse des parcours individuels ne donne pas pour autant la primauté épistémologique à l’individu. Cette posture présuppose qu’aucune de ces deux entités (individu/structure sociale) ne prime sur l’autre : comprendre l’action sociale implique de les considérer simultanément. La proposition théorique, en termes d’« individualisme contraint », s’inscrit dans ces nouvelles sociologies (Corcuff, 1995) qui visent à dépasser le clivage classique entre le holisme et l’individualisme. S’il ne faut pas oublier l’ordre social qui préexiste et s’impose aux individus, cette proposition entend aussi rendre compte des multiples contraintes de la vie quotidienne, et qui sont autant de raisons d’agir. Ayant comme point de départ l’individu, l’analyse des parcours reconstitue les contextes et les événements à partir desquels l’individu agit, afin de comprendre, dans un contexte d’individualisation croissante, le cadre contraint de l’action sociale. Les processus observés à travers les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance en témoignent. Le parcours, en permettant de dévoiler ce cadre contraint, devient un analyseur du lien social – de ce qui fait société. L’analyse des parcours apparaît alors comme un dispositif épistémologique heuristique pour la production des connaissances sociologiques.

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Notes

1 Cet article a bénéficié des remarques des évaluateurs de la revue, qu’ils en soient remerciés, ainsi qu’Yves Grafmeyer et Estelle Bonnet. Cette dernière m’a apporté son aide lors des différentes versions.

2 Souvent associées, la sociologie du parcours de vie et l’approche biographique doivent néanmoins être distinguées (Bessin, 2009). Car si les entretiens biographiques constituent une démarche particulièrement adaptée pour reconstituer les parcours, d’autres méthodes, telles que la constitution d’une cohorte, l’enquête par panel, l’exploitation de données statistiques, élaborées dans une perspective biographique, sont également disponibles.

3 Pour comprendre la structuration de ce paradigme, voir (Giele & Elder, 1998 ; Elder et al., 2003), ainsi que les deux volumes de Handbook of the life course (Mortimer & Shanahan, 2003 ; Shanahan et al., 2016) pour, plus largement, prendre la mesure de l’essor grandissant de ce paradigme dans le monde académique anglophone durant ces vingt dernières années ; la recherche s’est structurée au sein de laboratoires de recherche et par le biais de congrès et de revues spécialisées (Advances in Life Course Research, Longitudinal and Life Course Studies).

4 Voir en annexe électronique, https://journals.openedition.org/sociologie/5445.

5 Tout au long de cet article, la distinction entre espace francophone et territoire français sera importante. Dans le premier, il existe de très nombreuses publications (voir notamment Oris et al., 2009 ; Levy et al., 2005 ; Sapin et al., 2007 ; Guillaume et al., 2005). Ce sont ces sociologues francophones qui ont contribué à la diffusion de la sociologie américaine des parcours de vie en France. Théorisé depuis plus de vingt ans aux USA, ce paradigme semble avoir été, jusqu’à ces dernières années, largement méconnu dans la sociologie française : à la différence d’autres concepts et paradigmes américains qui se sont diffusés progressivement et dont les travaux français mentionnent la filiation (c’est le cas pour genre, ethnicité, agency), l’imposante production sur les parcours de vie s’est développée, en France, sans mention explicite au paradigme du life course. Sociologie des âges de la vie de C. Van de Velde (2015) est l’une des premières publications françaises (et non en français) à mentionner explicitement les « parcours de vie » comme paradigme et le rôle qu’a joué G. H. Elder dans la structuration de ce champ de la recherche.

6 La prise en compte des contextes au sein desquels les parcours se déploient avait pourtant été au cœur des travaux pionniers de l’École de Chicago, comme nous le rappellent Didier Demazière et Olivia Samuel (2010).

7 Dans son ouvrage dédié à la définition de ce concept, Muriel Darmon (2006, p. 7) retient cette définition, laissant de côté « les approches qui voient dans la socialisation une production du lien social ». L’ouvrage de Claude Dubar (1991) en présente, au contraire, les différentes facettes.

8 Laura Bernardi et son équipe ont contribué à démontrer son intérêt, cela correspond à ce qu’ils qualifient la multidimensionalité : le fait qu’un phénomène contient plusieurs dimensions qui sont interdépendantes ; ce n’est pas dans ce sens qu’est employé ici le terme multidimensionalité (voir note 13).

9 L’approche de Bernard Lahire (1998) permet d’envisager les conditions historiques dans lesquelles un individu devient pluriel. Toutefois, il ne semble pas que l’on puisse entendre cette pluralité au sens des interactionnistes, comme étant le résultat des interactions continuelles.

10 William H. Sewell (1996), traduit par Michel Grossetti dans (Bessin et al., 2010).

11 Selon cette acception, l’opposition entre holisme et individualisme perd de son sens car l’analyse des parcours ne présuppose pas le mode par lequel expliquer le social (voir plus bas).

12 L’usage des mixed methods permet ensuite de confronter les données recueillies à chacun des niveaux.

13 La multidimentionnalité désigne l’articulation des trois niveaux au sein desquels agissent les dynamiques temporelles et les logiques d’interdépendance.

14 L’analyse relative à ce processus a été l’objet d’un précédent article (Santelli, 2010).

15 Souligné par moi car il s’agit là d’un élément essentiel et valable du niveau le plus micro au plus macro, et c’est cela même qui crée, entre autre, des contraintes.

16 Certes il est dit que « L’expérience des acteurs fait référence à une suite de situations, à un parcours biographique qui crée ce que l’on pourrait appeler des dispositions à croire ou à agir. » (Déchaux, 2010, p. 729). Mais pour le reste, la dimension biographique, celle qui fournit le matériau d’une analyse des parcours, est absente de ce cadre théorique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuelle Santelli, « L’analyse des parcours », Sociologie [En ligne], N° 2, vol. 10 |  2019, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/5375

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Auteur

Emmanuelle Santelli

emmanuelle.santelli@ish-lyon.cnrs.fr
Directrice de recherche au CNRS, sociologue, Centre Max Weber - Institut des Sciences de l’homme, CMW, 14 avenue Berthelot, 69363 Lyon cedex 07, France

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