Navigation – Plan du site

AccueilNumérosN° 2, vol. 10DébatLa gestion des risques scolaires

La gestion des risques scolaires

« Avec Parcoursup, je ne serais peut-être pas là »
School risk management. “With Parcoursup, I might not be here”
Romuald Bodin et Sophie Orange

Texte intégral

1Sur le bord d’une route départementale de Vendée, une annonce publicitaire réunit ensemble un service d’« astrologie » et de conseil à l’« orientation scolaire ». Si ce panneau peut dans un premier temps faire sourire, il rappelle d’abord la croyance, chez un certain nombre de familles, en une forme de destinée naturelle des individus. Surtout, cette croyance n’est pas si éloignée que cela de celle sur laquelle se fonde Parcoursup et qui vise à prédire le futur en se fondant sur le passé d’un individu, qui plus est réduit à quelques indicateurs composites. L’enjeu de cet article est d’apporter à la fois une analyse des principes sociaux et politiques sur lesquels reposent l’outil Parcoursup, mais aussi de proposer une lecture critique des risques de glissements analytiques et interprétatifs dans certains travaux en sociologie de l’éducation qui peuvent se retrouver d’une certaine manière, et souvent à leur corps défendant, en affinité avec cette nouvelle logique de gestion des bacheliers.

La gestion prédictive et préventive des bacheliers

  • 1 La rationalisation de l’orientation est déjà bien présente dans l’ancien dispositif APB (Lemêtre & (...)
  • 2 Orientation active, Conseil d’orientation anticipé pour la rentrée 2011 NOR : ESRS1118741C circulai (...)
  • 3 Sur ce point, voir les très éclairants textes des conférences de Corine Eyraud, données dans le cad (...)
  • 4 http://orientationactive.parisdescartes.fr/taux-de-reussite/.

2De la même manière que dans le domaine de la justice ou de l’aide sociale (Dubois et al., 2018), le nouveau modèle sur lequel repose l’orientation des bacheliers, et dont la loi ORE est l’aboutissement1, est celui de la maîtrise des risques. Il s’agit désormais de cibler les populations qui sont le plus à même d’échouer dans l’enseignement supérieur et de contrôler leur accès à certaines formations. Ce contrôle s’opère en amont comme en aval. En aval, la loi ORE étend le classement des candidats à l’ensemble des formations de l’enseignement supérieur et instaure de fait une sélection à l’entrée de toutes les filières universitaires, appuyée sur un nouvel outil d’aide à la décision intitulé Parcoursup. En amont, la constitution d’une « fiche-avenir » pour le lycéen, destinée à statuer de la « cohérence du vœu formulé » et de la « capacité à réussir » du futur étudiant, ainsi que son encadrement désormais renforcé par l’intervention de deux enseignants voyant leur fonction pédagogique s’ouvrir à des outils et pratiques qui tiennent plus largement de la psychologie et du conseil ou du coaching, termine de faire de la procédure d’entrée dans le supérieur une véritable gestion prédictive des bacheliers. Si le principe de l’orientation active2 engageait déjà des choix scolaires rationnels, c’est-à-dire appuyés sur un calcul des chances effectives de réussite, statistiques à l’appui, la nouvelle interface Parcoursup et les procédures qui l’accompagnent (doublement du professeur principal, séquençage institutionnel et sur le temps long de l’orientation, contractualisation avec le lycéen) érigent les choix post-bac en un pari sur l’avenir dont l’État ne veut plus assumer les coûts. Plutôt que d’avoir à gérer les anomalies après-coup et à prendre en charge les possibles redoublements ou réorientations, il s’agit d’anticiper au préalable les échecs en ciblant les populations vulnérables. Les taux de réussite en fonction du baccalauréat d’origine constitués par les établissements d’enseignement supérieur permettent d’établir des profils à risques, d’encadrer les prescriptions des agents de l’institution scolaire, d’agir sur les aspirations des jeunes et de leur famille, de guider les paramétrages des formations d’accueil. La loi ORE et le dispositif Parcoursup rendent systématique le pilotage des orientations par les performances estimées3. L’Université Paris Descartes propose ainsi : « Comment faire un bon choix d’orientation ? En regardant avec attention les taux de réussite des formations pour se repérer et évaluer vos chances de succès.4 » La question de l’échec en premier cycle universitaire est donc traitée par les politiques publiques selon une logique préventive, en détournant les publics susceptibles d’échouer et non en s’attaquant aux causes de l’échec, qu’il s’agisse des inégalités sociales face aux acquis scolaires dans le primaire puis dans le secondaire, mais aussi, et peut-être surtout, face aux fonctionnements et logiques implicites de l’enseignement supérieur.

3Ces nouvelles modalités de gestion des bacheliers rejoignent pleinement les évolutions décrites par Robert Castel dans le champ de la santé mentale et du travail social (1981) sous le terme de « gestion des risques ». Pour ce dernier, en effet, nous avons assisté, dans le courant des années 1970, à la mise en place progressive d’un éventail de « stratégies inédites de traitement des problèmes sociaux à partir de la gestion des particularités de l’individu » que l’on peut décrire de la manière suivante :

À une extrémité de cet éventail on trouvera une administration autoritaire, encore directement orchestrée par l’appareil d’État, des populations « à risques » à partir de l’établissement d’un profil qui trace pour elles les filières sociales qu’elles seront obligées d’emprunter. C’est la gestion des risques sociaux. À l’autre pôle fleurissent des innovations à caractère apparemment quasi-ludique : exercices d’intensification du « potentiel humain », techniques de développement du capital relationnel, production d’une culture psychologique de masse […]. C’est la gestion des fragilités humaines (Castel, 1981, p. 14).

4Force est de constater l’étonnante proximité entre cette description et celle que l’on peut faire de l’articulation entre la sélection quasi-automatisée qu’est Parcoursup et la constitution « accompagnée » des fiches-avenir.

5Cette mobilisation du modèle d’analyse de R. Castel paraît d’autant plus légitime et heuristique que l’ouvrage de 1981 ne cesse de mettre en lien les évolutions qu’il décrit du secteur médico-social et celles qui se structurent parallèlement au sein de l’éducation nationale (Castel, 1981, p. 56-57, 124-125, etc.). Peut-être plus encore, l’un des éléments fondamentaux de son analyse consistait à montrer le rôle central dans ces transformations de l’usage de l’outil informatique et de l’automatisation de la décision.

  • 5 En témoignent les menaces qui pèsent sur le devenir des conseillers d’orientation psychologues avec (...)
  • 6 On a montré par ailleurs que dans un contexte de concurrence et de hiérarchisation des formations d (...)
  • 7 Brevet de technicien supérieur.
  • 8 Centre d’aide par le travail.

6De fait, l’accompagnement des bacheliers et l’aide à l’orientation tend de moins en moins à prendre la forme d’une relation directe et personnalisée entre un élève et un conseiller5, ou un enseignant, et de plus en plus à devenir l’examen de son dossier scolaire, possiblement réalisé par un simple algorithme. Le renforcement de l’accompagnement des lycéens, avec la désignation de deux professeurs principaux en classe de terminale, la mise en place de deux semaines de l’orientation dans les lycées et la consolidation du rôle du conseil de classe en matière d’orientation, vise moins, de la même façon, à préparer et éclairer de futurs étudiants, qu’à accroître la surveillance des populations lycéennes et à dépister les individus potentiellement déviants (élève dont le projet post-bac est jugé incohérent avec son cursus d’origine). À l’instar de ce qu’observe R. Castel pour la psychiatrie, la constitution de fiches (la fiche dialogue, la fiche Avenir) donne le sentiment d’une gestion objective des aspirations scolaires des élèves, dans la mesure où ces outils tiennent à distance les considérations humaines et subjectives à l’égard des individus et permettent d’établir des indicateurs et des facteurs, attestant d’une forme de neutralité voire de scientificité. La rationalisation de la procédure d’orientation conduit ainsi à l’identification de facteurs de risque d’échec et, partant, de lycéens porteurs de ces facteurs. Selon cette logique, les conseils de classe au lycée et les commissions de sélection dans l’enseignement supérieur tendent à devenir des lieux d’établissement de diagnostics6 et produisent des formes d’assignation administrative (le bachelier professionnel est orienté en BTS7 au même titre que la personne handicapée est orientée en CAT8). La visée de l’interface Parcoursup, véritable instrument de gestion automatisée des risques scolaires, est donc de pouvoir constituer des profils différentiels de bacheliers pour pouvoir leur assigner des orientations spécifiques. Pour paraphraser R. Castel (1983, p. 127), l’outil informatique ainsi développé permet « le profilage de flux de population » et l’objectif politique supporté est la « projection d’un ordre [scolaire] plutôt que son imposition après-coup », avec « moins pour obsession la discipline que l’efficience ». Grande rêverie technocratique du risque minimum, des parcours bien linéaires et prévisibles sur le long terme, cette logique d’une sélection systématique en amont érige le soupçon en vertu pédagogique.

Astrologie scolaire

  • 9 Les témoignages cités sont issus de panneaux réalisés par des étudiants de l’Université de Nantes l (...)
  • 10 Accompagnement, soins et services à la personne.
  • 11 Maison familiale rurale.
  • 12 Langues étrangères appliquées.
  • 13 Sciences et technologies de l’industrie et du développement durable.

7Les étudiants9 se rappellent ainsi souvent les accompagnements et les conseils en forme de présages et de malédictions, qui ont émaillé leur parcours. Thomas, étudiant en deuxième année de licence de sociologie (L2, 23 ans), évoque son entrée en bac pro après un échec en seconde générale sous les auspices d’un « Tu finiras par faire du ménage avec ça. » Alors qu’il poursuit ensuite en BTS Économie sociale et familiale puis en Diplôme d’État Conseiller en économie sociale et familiale, c’est l’injonction « Tu devrais travailler, tu vas pas passer ta vie dans les études » qui l’accompagne. Pauline, également étudiante en L2 de sociologie, se souvient de son entrée en licence de sociologie après l’obtention d’un bac pro commerce puis d’un BTS technico-commercial, sous les augures d’un « Tu n’auras jamais les capacités ! » Léa, issue de la même promotion (21 ans), mentionne un bac S obtenu aux rattrapages, dans un lycée de campagne : « Les études ne sont pas faites pour toi ! » Élise entre en sociologie après un bac pro ASSP10 puis une mention complémentaire Aide à domicile et obtient sa première année de licence. Pourtant, elle se souvient des prédictions et des injonctions contradictoires qu’elle a pu entendre de sa mère, aide-ménagère (« Mes patrons me disent que tu ne réussiras jamais ! »), de son père agriculteur (« Mais pourquoi tu ne fais pas une MFR11 ? »), et plus largement lorsqu’elle était au lycée professionnel (« Non, mais la fac, tu peux oublier »). Romain, en troisième année de sociologie, entre en LEA12 après un baccalauréat STI2D13 sous l’égide d’un « Tu n’as pas acquis les compétences nécessaires. » Il accède pourtant en L2 l’année suivante, puis se réoriente en L1 de sociologie. Ces étudiants rencontrés lors de la mobilisation contre Parcoursup partagent des parcours improbables, c’est-à-dire qui défient les probabilités, non seulement par leur caractère non-linéaire mais aussi par la faible chance qu’ils avaient de réussir leur première année, au regard de leur profil sociologique et des statistiques d’accès en L2. C’est d’ailleurs ce dénominateur commun qui a contribué pour partie à expliquer leur investissement dans la mobilisation contre le nouvel outil de gestion de l’entrée dans l’enseignement supérieur à l’hiver 2018, alors même qu’ils ne sont plus directement concernés. En effet, c’est le sentiment qu’avec Parcoursup, ils ne seraient peut-être pas là, qui les a saisis.

  • 14 Unité de formation et de recherche.
  • 15 Cette anecdote est issue d’une observation menée lors de nos enquêtes précédentes (Bodin & Orange, (...)
  • 16 Ce phénomène n’est pas propre à l’enseignement supérieur et a été observé à de nombreux autres nive (...)

8S’est-on réellement interrogés sur les effets iatrogènes de ces opérations de prévention aujourd’hui exacerbées ? Dans quelle mesure la répétition des mises en garde ne jouent-elles pas comme prophétie auto-réalisatrice pour un grand nombre d’étudiants ? Nous venons d’évoquer ceux qui s’inscrivent malgré tout à l’université mais qu’en est-il de ceux qui renoncent bien avant à cette possibilité ? Et pour les autres, lorsqu’un directeur d’une UFR14 de sciences économiques et sociales15 accueille les étudiants de première année de licence et leur annonce que les bacheliers non généraux présents dans la salle n’ont presque aucune chance de réussir leur année, fait-il preuve de « pédagogie » en mettant en garde des étudiants fragiles ou renforce-t-il encore un peu plus le risque de leur échec ? Nombre de bacheliers technologiques et, surtout, professionnels rencontrés au cours de nos enquêtes décrivent une situation où, au-delà des exigences d’études, leur abandon tient également au sentiment de ne pas être considérés par leurs enseignants et, plus encore parfois, par leurs camarades, comme à leur place à l’Université (sentiment d’illégitimité, auto-exclusion de certains espaces de travail étudiant, perception différenciée des enseignants, etc.) (Bodin & Orange, 2013). Dire cela, ce n’est pas ignorer les différences d’acquis scolaires souvent importantes entre les différents bacheliers mais simplement rappeler que l’obtention d’un baccalauréat technologique ou professionnel ne valide pas seulement un certain niveau scolaire, il est aussi une étiquette que l’on porte et qui a ses effets propres16.

  • 17 Source : MENESR-DGESIP/DGRI-SIES. Données pour la cohorte des bacheliers 2009, réussite cumulée sur (...)

9C’est bien l’avenir de ces jeunes bacheliers que l’on désire aujourd’hui écarter d’emblée de l’Université qui est en jeu. Et c’est une question qui est étonnamment assez peu présente dans le débat. On oublie parfois, y compris dans le champ des sciences sociales, l’importance de la distinction entre valeur absolue et valeur relative. Avancer comme argument définitif en faveur de la sélection (préventive) que seuls 15,5 % des bacheliers non généraux obtiennent finalement leur licence, c’est passer sous silence que cela implique le refus de plus de 6 000 jeunes chaque année qui aurait trouvé dans l’Université le moyen de rebattre les cartes de leur destin social17. Le philosophe des sciences Ian Hacking invite ainsi à la prudence dans l’interprétation et surtout l’usage des probabilités et fait remarquer que des effectifs réels importants peuvent se cacher derrière des parts relatives très faibles (Hacking & Dufour, 2004).

Une sociologie préventive a-t-elle un sens ?

10Comme tous les « problèmes sociaux », cette aspiration politique et sociale à la gestion des risques peut trouver dans certaines productions institutionnelles ou certains travaux scientifiques un lieu où s’épanouir et se donner les apparences de la rationalité. Dès lors que l’accès à l’Université tend à être désormais conditionné par la possession de prérequis, la tentation risque d’être grande de mobiliser les travaux sociologiques sur les trajectoires de réussite dans l’enseignement supérieur ou des enquêtes ad hoc réalisées par les institutions elles-mêmes pour servir d’outils à la décision. En tant que sociologues de l’éducation, producteurs d’analyse sur les parcours étudiants, il s’agit dès lors de prendre garde à ce que le constat des parcours effectivement réalisés par les étudiants ne soient pas interprétés comme des prévisions, et que l’orientation vers l’enseignement supérieur ne s’appuie pas explicitement sur la causalité du probable. Le danger est en effet que, comme le soulignait Alain Desrosières (2008), les méthodes statistiques soient convoquées non plus comme outils de preuve ou de compréhension, mais bien comme véritables outils de gouvernement. Constater que les bacheliers technologiques et professionnels réussissent dans de plus faibles proportions à l’Université que les bacheliers généraux doit selon nous ouvrir à questionner les moyens (matériels, humains, pédagogiques, etc.) de leur réussite plutôt que de se résigner a priori à leur échec quasi certain.

11La prédiction sociologique, en tant que prédiction scientifique, est (ou devrait être) explicative et non prophétique. Elle est moins l’annonce d’un risque (ou d’un phénomène à venir) que le moyen d’identifier les conditions à modifier pour que ce phénomène n’advienne pas ou soit, tout du moins, transformé. En d’autres termes, dans le cas de la sociologie de l’enseignement supérieur, et peut-être plus encore qu’ailleurs, le sociologue doit, comme l’écrivaient Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron (1973, p.  49) « combattre en lui-même le prophète social que son public lui demande d’être ». Or, la logique de gestion des risques ne saurait se satisfaire de telles subtilités. Elle a besoin, et c’est le point essentiel, d’identifier des populations à risques, et non les conditions ou les processus sociaux qui expliquent ce risque et donnent les moyens d’agir sur lui. Car son objectif est moins de changer ce qui est que de le protéger.

12Les travaux en sociologie de l’enseignement supérieur endossent dès lors une certaine responsabilité et doivent selon nous avancer un certain nombre de garde-fous méthodologiques et théoriques dans l’analyse des parcours étudiants ainsi que dans l’usage de ces analyses. Il convient ainsi de toujours bien rappeler que les grands indicateurs statistiques qui sont les plus liés à l’échec ou à la réussite universitaire sont souvent moins ce qui explique que ce qui permet de proposer une explication, d’identifier des causes et/ou des conditions sous-jacentes. La construction de profils d’étudiants suivant leur taux de réussite en premier cycle universitaire et la construction de profils de décrocheurs ne doit par conséquent pas constituer une finalité de la démonstration sociologique mais bien son point de départ. En achevant l’analyse sur le constat d’une sur-représentation ou au contraire d’une sous-représentation de telle ou telle catégorie de bacheliers parmi les récipiendaires d’une licence en trois ans, on s’expose à faire un beau cadeau aux faiseurs de politiques publiques, prompts à traquer des « bacheliers à risques » et à les détourner de certains parcours ou de certaines institutions. En effet, ce qui peut sembler en cause alors, dans l’explication de l’échec à l’Université, ce sont des populations ciblées et non les conditions de possibilité de leur réussite. Les acteurs de l’orientation scolaire peuvent alors mobiliser ces résultats statistiques comme autant d’outils prédictifs et, de fait, normatifs, et les travaux sociologiques se retrouver à soutenir, s’ils n’y prennent garde, l’esprit gestionnaire décrit plus haut.

13Dès lors, un premier enjeu pour l’analyse des trajectoires étudiantes dans l’enseignement supérieur est de chercher à déconstruire ou du moins à questionner la conception dominante et normative du temps et des parcours scolaires, qui emprunte les cadrages institutionnels (trajectoires linéaires accomplies en temps voulu, en l’occurrence trois ans pour l’obtention d’une licence). Cela est d’autant plus nécessaire que les sociologues sont souvent confrontés à la difficulté de « faire avec » des données de seconde main, produites par les institutions mêmes que l’on prend pour objet. L’exploitation des panels ministériels, qui suivent les parcours des bacheliers entrant dans l’enseignement supérieur, rend ainsi souvent tributaires les sociologues des indicateurs existants. La réalisation d’enquêtes statistiques originales et de grande envergure pourrait être le lieu d’une interrogation sur la façon de (re)penser le « temps des études » (Verret, 1975).

  • 18 Sylvain Broccolichi et Rémi Sinthon (2011, p. 27) pointent ainsi les limites d’une vision des parco (...)

14Ensuite, pour éviter (autant que possible) les glissements normatifs et interprétatifs dans la réception des résultats statistiques, le sociologue se doit, comme toujours, de déplacer le regard, et de rompre avec l’apparente évidence selon laquelle la variable la plus prédictive de l’échec en licence serait le niveau scolaire des étudiants dans l’enseignement secondaire. Il convient en effet de sortir d’une analyse strictement scolaro-centrée de la réussite en premier cycle et de se garder d’expliquer le scolaire par le scolaire, faute de tomber dans une démonstration somme toute assez tautologique. Vouloir expliquer le présent (voire le futur) scolaire uniquement par des caractéristiques scolaires passées et saisies ponctuellement (niveau à l’entrée en sixième, âge au baccalauréat, mention au baccalauréat, etc.), c’est confondre corrélation, prédiction et explication. Les difficultés scolaires sont en effet la variable à expliquer et non l’explication. D’une part, la sociologie de l’éducation doit considérer avec force la dimension éminemment continue de la socialisation et de la fabrication des trajectoires, c’est-à-dire la façon dont les parcours se construisent dans le temps, et le rôle des institutions scolaires traversées successivement dans le fléchissement progressif et la gestion de ces parcours18. S’il y a possibilité de « prédiction » statistique, ce n’est pas parce que tout serait joué dès les premiers pas au sein de l’institution scolaire mais parce que le système scolaire agit lui-même comme un processus continu de confirmation et de renforcement de ses jugements passés. D’autre part, il convient aussi de souligner que les indicateurs issus des dossiers scolaires des bacheliers, désormais facilement accessibles et exploitables dans les algorithmes locaux de Parcoursup, ne sont jamais seulement d’ordre strictement scolaire et ne livrent jamais de façon transparente de seuls acquis pédagogiques, mais constituent du social objectivé, puisqu’ils sont à la fois le produit d’inégalités d’accès aux savoirs dans le primaire et le secondaire (elles-mêmes socialement différenciées), mais aussi d’inégalités d’orientation à niveau scolaire équivalent selon les milieux sociaux, ou encore qu’ils charrient avec eux des inégalités de conditions de vie étudiante.

15En inversant cette relation, et en faisant du niveau scolaire passé l’élément central de la compréhension des risques d’échecs futurs, on tend à s’interdire de pouvoir éclairer les causes de la difficulté scolaire et, par conséquent, de faire autre chose que de définir des groupes à risques. Et du côté de l’action, même lorsque son désir est fortement revendiqué, on ne peut guère proposer autre chose que de rejeter le problème sur les niveaux précédant l’entrée dans le supérieur (comme d’ailleurs l’ont toujours fait les enseignants du secondaire au regard des enseignants du primaire et comme le font ces derniers au regard des parents). Rappelons que les travaux qui mettent en relation origine sociale et difficultés scolaires n’ont pas pour objectif de définir des groupes à risques (qu’il s’agirait d’écarter jusqu’à nouvel ordre), mais de rompre avec la tautologie de l’explication de la difficulté par la difficulté, et de proposer par ce biais toute une série d’hypothèses éclairantes telle que celle du « capital culturel » (Bourdieu & Passeron, 1970), du « rapport différencié au savoir » (Charlot, 1999), des « malentendus sociocognitifs » (Bautier & Rayou, 2009 ; Bonnery, 2007), de la nécessité de différentes formes de cadrage (Bernstein, 2007), de l’importance des « matrices disciplinaires » dans les apprentissages (Millet, 2003), mais aussi plus largement, et de manière tout aussi centrale, la structuration même du système d’enseignement entre filières fortement hiérarchisées et inégalement nanties. Rapporter exclusivement l’échec des étudiants de premier cycle au passé scolaire des étudiants, c’est ainsi s’empêcher de penser la façon dont l’Université peut jouer un véritable rôle de transmission et d’accès aux savoirs pour tous, et non un simple rôle de signalement d’attendus censés être déjà acquis.

Conclusion

La connaissance du plus probable est ce qui rend possible […] la réalisation du moins probable. […] L’action politique véritable consiste à se servir de la connaissance du probable pour renforcer les chances du possible (Bourdieu, 1980, p. 46).

16Dans l’Université n’est pas en crise (2013), nous avons essayé de montrer le lien qui existe entre les réformes gestionnaires qui se sont succédées depuis les années 1960 et le discours sur la crise de l’Université. Le paradoxe pointé du doigt était le suivant. C’est au nom de la défense de l’Université que s’organisent son abandon financier progressif et la remise en question de ses missions. Pour ce faire, l’idéologie quantitativiste et gestionnaire (Bruno & Didier, 2013) produit toute une série de faux problèmes dont l’objectif est de canaliser, en leur donnant un contenu, les inquiétudes (bien réelles mais souvent confuses) des universitaires : baisse du niveau des étudiants (notamment due au supposé envahissement par les bacheliers professionnels), mais aussi, finalement, des enseignants-chercheurs eux-mêmes (classement de Shanghai, niveau de la production scientifique française…), faible insertion professionnelle des diplômés, taux d’échec et, surtout, d’abandon catastrophiques. Ces formulations ont toutes le grand avantage idéologique de pouvoir sans cesse alimenter de nouvelles chasses aux sorcières (les bacheliers professionnels, les étudiants inscrits par défaut, les enseignants-chercheurs non publiants, etc.) tout en détournant de la question des missions de l’Université et des moyens qui lui sont accordés pour les remplir. En orientant le débat vers ces supposées difficultés (dont nous avons montré le caractère pour le moins approximatif, voire totalement fallacieux), les gouvernements successifs ont ainsi proposé toute une série de remèdes miracles qui n’ont eu d’autres conséquences que de dégrader un peu plus à chaque fois et les conditions d’études des étudiants et les conditions de travail des enseignants-chercheurs (Bodin et al., 2018), de réduire l’autonomie de l’Université à l’égard du monde économique (Granger, 2015), ou encore l’accentuation des segmentations et des hiérarchisations entre les filières (Bodin & Orange, 2013), au nom même de sa défense.

17Parcoursup est le dernier né de ces remèdes miracles. Cette introduction de la sélection à l’entrée de l’Université était présentée comme la solution à la désorientation des étudiants, aux dysfonctionnements d’APB et à l’échec en première année. On peut déjà constater les premiers résultats de ce dispositif, entre élimination institutionnelle et auto-élimination d’un certain nombre de bacheliers (au début septembre 2018, seuls 63 % des inscrits ont accepté une proposition définitivement et 22,4 % ont quitté la procédure19). Une nouvelle fois la « bonne conscience préventive » (Castel, 1983) aura donc permis à l’idéologie gestionnaire et quantitativiste de faire un pas de plus au sein du fonctionnement universitaire.

18Une nouvelle fois, aussi, la prévention par la sélection (automatisée) est une fausse solution à un problème mal posé. Non seulement, elle rejette le problème en amont et se dédouane de toute responsabilité, mais, surtout, elle interdit à l’Université de jouer le rôle essentiel que son ouverture institutionnelle lui permettait jusqu’alors de jouer, celui de lieu où peuvent se rebattre les cartes. Cela ne signifie ni angélisme, ni utopisme. On peut parfaitement concevoir d’autres formes de sélection et d’autres formes d’enseignement plus rationnelles. Une sélection rationnelle serait une sélection sur le travail effectivement réalisé et non sur la capacité de travail supposée à partir de résultats antérieurs. Cela permettrait de donner aussi leur chance à ces milliers de bacheliers qui « n’ont pas le profil ». C’est ce que proposait déjà, dans une certaine mesure et à l’inverse de toutes les autres formations, la première année de licence universitaire. Ce que l’on a souvent cherché à délégitimer par l’expression « sélection par l’échec » constituait bien, effectivement, une sélection, mais une sélection a posteriori, se basant sur l’investissement et le travail réel réalisé et évalué au regard des attentes spécifiques de la discipline (non de critères abstraits et composites issus et des hiérarchies entre filières du secondaire et des calculs de probabilités de réussite par profil). Mais, et c’est le plus important, pour que cette sélection-évaluation a posteriori ne soit pas qu’une mascarade qui ne fait que repousser, ou presque, d’un an le couperet d’une sélection initiale, il faudrait aussi être capable de réunir les conditions de possibilité d’une « pédagogie rationnelle » (Bourdieu & Passeron, 1964), soit des conditions d’études et de travail bien éloignées de ce qu’elles sont aujourd’hui, ce qui suppose une véritable réorientation des politiques de l’enseignement supérieur. Ce qui suppose aussi que les destins probables des individus ne servent plus d’instrument de gouvernement des populations mais, au contraire, de support à la réflexion pour la constitution de réformes et d’actions visant à séparer toujours davantage les devenirs des origines.

Haut de page

Bibliographie

Bautier E. & Rayou P. (2009), Les Inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, Paris, Puf.

Bernstein B. (2007), Pédagogie, contrôle symbolique et identité : théorie, recherche, critique, Sainte-Foy, Presses de l’Université de Laval.

Bodin R. & Orange S. (2013), L’Université n’est pas en crise. Les transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant.

Bodin R., Millet M. & Saunier É. (2018), « Entre triple contrainte et ancrage disciplinaire. Pratiques et conditions d’enseignement à l’Université », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, no 17, p. 143-167.

Bonnéry S. (2007), Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris, La Dispute.

Bourdieu P. (1980), Questions de sociologie, Paris, Minuit.

Bourdieu P. & Passeron J.-C. (1964), Les Héritiers. Les Étudiants et la Culture, Paris, Minuit.

Bourdieu P. & Passeron J.-C. (1970), La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit.

Bourdieu P., Chamboredon J.-C. & Passeron J.-C. (1973), Le Métier de sociologue, Paris, Mouton.

Broccolichi S. & Sinthon R. (2011), « Comment s’articulent les inégalités d’acquisition scolaire et d’orientation ? Relations ignorées et rectifications tardives », Revue française de pédagogie, no 175, p. 15-38.

Bruno I. & Didier E. (2013), Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris, La Documentation française.

Cayouette-Remblière J. (2016), L’École qui classe. 530 élèves du primaire au bac, Paris, Puf.

Castel R. (1981), La Gestion des risques, Paris, Minuit.

Castel R. (1983), « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, no 47-48, p. 119-127.

Charlot B. (1999), Le Rapport au savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Paris, Anthropos.

Darmon M. (2012), « Sélectionner, élire, prédire : le recrutement des entrants en classes préparatoires », Sociétés contemporaines, vol. 2, no 86, p. 5-29.

Desrosières A. (2008), Gouverner par les nombres. L’Argument statistique II, Paris, Presses de l’Écoles des mines.

Dubois V., Paris M. & Weill P.-E. (2018), « Des chiffres et des droits : data mining ou la statistique au service du contrôle des allocataires », Revue des politiques sociales et familiales, no 126, p. 35-46.

Eyraud C. (2018a), « Parcoursup : court essai d’analyse sociologique », La sélection n’est pas la solution, Journée organisée par l’Association des sociologues enseignant.e.s du supérieur, Paris, 20 janvier.

Eyraud C. (2018b), « L’Université française. Éléments d’analyse sociologique », Conférence donnée à Marseille le 21 mars 2018 et à Aix le 27 mars 2018 à l’invitation des comités de mobilisation des étudiants et des personnels d’Aix-Marseille Université (AMU).

Granger C. (2015), La Destruction de l’Université française, Paris, La Fabrique.

Hacking I. & Dufour M. (2004), L’Ouverture au probable. Éléments de logique inductive, Paris, Armand Colin.

Lemêtre C. & Orange S. (2017), « Les bacheliers professionnels face à Admission Post-Bac (APB) : “logique commune” versus “logique formelle” de l’orientation », Revue française de pédagogie, no 198, p. 49-60.

Millet M. (2003), Les Étudiants et le Travail universitaire : étude sociologique, Lyon, Presses universitaires de Lyon.

Millet M. & Thin D. (2005), Ruptures scolaires. L’Épreuve à l’épreuve de la question sociale, Paris, Puf.

Orange S. (2010), « Le choix du BTS. Entre construction et encadrement des aspirations des bacheliers d’origine populaire », Actes de la recherche en sciences sociales, no 183, p. 32-47.

Verret M. (1975), Le Temps des études, Paris, Honoré Champion.

Haut de page

Notes

1 La rationalisation de l’orientation est déjà bien présente dans l’ancien dispositif APB (Lemêtre & Orange, 2017).

2 Orientation active, Conseil d’orientation anticipé pour la rentrée 2011 NOR : ESRS1118741C circulaire no 2011-1015 du 24-6-2011ESR - DGESIP.

3 Sur ce point, voir les très éclairants textes des conférences de Corine Eyraud, données dans le cadre de la mobilisation contre la loi ORE (Eyraud, 2018a, b).

4 http://orientationactive.parisdescartes.fr/taux-de-reussite/.

5 En témoignent les menaces qui pèsent sur le devenir des conseillers d’orientation psychologues avec le transfert des compétences liées à l’orientation aux Régions.

6 On a montré par ailleurs que dans un contexte de concurrence et de hiérarchisation des formations de l’enseignement supérieur, les commissions de sélection en Sections de techniciens supérieurs (STS) se basaient fortement sur des formes de conjectures liées aux propriétés scolaires et sociales des candidats (type de baccalauréat, notes, etc.) pour prédire leur réussite ou non dans la formation, un bon niveau scolaire et un baccalauréat général n’étant en l’occurrence pas présages de réussite au BTS, au regard de la position dominée de ces formations dans l’espace de l’enseignement supérieur (Orange, 2010). Muriel Darmon a également observé le travail de prédiction qui s’opère dans les commissions d’admission en classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) (Darmon, 2012).

7 Brevet de technicien supérieur.

8 Centre d’aide par le travail.

9 Les témoignages cités sont issus de panneaux réalisés par des étudiants de l’Université de Nantes lors du mouvement contre la loi ORE à l’hiver et au printemps 2018, à l’initiative d’étudiants, de doctorants et d’enseignants-chercheurs. Au total, une cinquantaine d’affiches A3 ont été réalisées dans lesquelles les étudiants étaient incités à restituer leur parcours d’orientation jusqu’à aujourd’hui. Les prénoms ont été modifiés.

10 Accompagnement, soins et services à la personne.

11 Maison familiale rurale.

12 Langues étrangères appliquées.

13 Sciences et technologies de l’industrie et du développement durable.

14 Unité de formation et de recherche.

15 Cette anecdote est issue d’une observation menée lors de nos enquêtes précédentes (Bodin & Orange, 2013).

16 Ce phénomène n’est pas propre à l’enseignement supérieur et a été observé à de nombreux autres niveaux. Les jugements et étapes scolaires passés ne sont pas seulement des indicateurs du niveau scolaire probablement acquis. Ils constituent un véritable « capital institutionnel » (ici négatif) qui conditionne les évaluations du comportement et travail futurs (Millet & Thin, 2005).

17 Source : MENESR-DGESIP/DGRI-SIES. Données pour la cohorte des bacheliers 2009, réussite cumulée sur cinq ans.

18 Sylvain Broccolichi et Rémi Sinthon (2011, p. 27) pointent ainsi les limites d’une vision des parcours scolaires construites principalement à partir de comparaisons statistiques. Sur ce point, voir également Joanie Cayouette-Remblière (2016).

19 http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/septembre_2018/79/2/Indicateurs_publics_05_09_2018_993792.pdf, consulté le 9 septembre 2018.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Romuald Bodin et Sophie Orange, « La gestion des risques scolaires », Sociologie [En ligne], N° 2, vol. 10 |  2019, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/5567

Haut de page

Auteurs

Romuald Bodin

romuald.bodin@univ-poitiers.fr
Maître de conférences HDR, sociologie, GRESCO, université de Poitiers - Pôle universitaire de Niort, Bâtiment J3, 11 rue Archimède, 79000 Niort, France

Articles du même auteur

Sophie Orange

Sophie.orange@univ-nantes.fr
Maître de conférences, membre junior de l’IUF, sociologie, CENS, université de Nantes - Centre nantais de sociologie (CENS), Chemin de la Censive du Tertre, Bâtiment A, BP 81 227, 44312 Nantes cedex 3, France

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search