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Saisir l’organisation spatiale des ateliers antiques

Nicolas Monteix
p. 110-125

Texte intégral

Image d’ouverture.

Image d’ouverture.

Relevé du four dans une boulangerie à Pompéi

© Frédéric Pauvarel / MiBAC.
Note de l’auteur: l’image d’ouverture et la figure 1 sont publiées sur concession du MiBAC / Parco archeologico di Pompei ; toute autre reproduction distincte de l’actuelle destination, par quelque moyen que ce soit, reste interdite.

1L’une des principales problématiques de l’histoire économique et des techniques dans l’Antiquité tient à la détermination des modes – spatiaux et temporels – à travers lesquels la production a pu progressivement s’extraire du seul cadre domestique, souvent limité à l’autoconsommation, pour atteindre une dimension commerciale – avec la mise en place d’ateliers spécialisés –, voire des formes d’organisation proto-industrielles. Au cours des trente dernières années, les réponses apportées à ces questions ont été profondément transformées par le recours à l’archéologie qui vise à étudier les sociétés passées en se fondant sur les traces matérielles qu’elles ont laissées (Brun 2013).

Champ en profond renouvellement, l’archéologie des techniques peut désormais dépasser le cap du seul inventaire – raisonné et ordonné dans le temps – des espaces de production antiques. Pour gagner en précision, il lui faut s’aventurer dans une analyse microspatiale des ateliers, en s’appuyant, au prix de légères adaptations, sur l’outil heuristique qu’est la chaîne opératoire, encore marginalement déployée en archéologie des périodes historiques alors que depuis les années 1970, une bonne part des ethnologues, des préhistoriens et des archéologues protohistoriens étudiant les techniques l’utilisent.

Une fois ce métissage méthodologique réalisé, le recours à la seule description textuelle pour analyser et restituer l’organisation matérielle des ateliers s’avère limitatif : elle ne permet que difficilement de rendre compte clairement des rapports spatiaux entre les différents outils de production, avec ce qu’ils comportent de positions relatives, de mouvements d’un point à un autre, de déplacements voire d’exclusions. Il importe donc de procéder à une analyse graphique des différentes étapes de la chaîne opératoire, de manière à comprendre les interactions spatiales existant entre elles. De la sorte, il devient possible de comparer de manière plus aisée l’organisation de certains ateliers antiques – ici, des boulangeries – et de procéder à des interprétations d’ordre technique et économique.

De l’adaptation de la chaîne opératoire à l’archéologie (classique)

2S’il est fréquent de lire sous la plume des ethnologues que les archéologues ont adopté la chaîne opératoire, on soulignera immédiatement que ce sont principalement des préhistoriens qui l’ont ajustée à leurs objets d’enquête (e.g. Pigeot 2011). Pour les périodes postérieures, et notamment pour l’Antiquité romaine – qui sera seule évoquée ici –, l’usage du terme et du concept reste pour le moins réduit.

Il est indispensable d’adapter « la » chaîne opératoire des ethnologues en raison des sources disponibles pour l’archéologie en général et pour celle de l’Antiquité en particulier : elles interdisent l’observation directe de l’action technique et n’autorisent que l’exploitation de descriptions antiques et incomplètes de ces actions, ou bien du résultat de ces dernières. La littérature technique antique a pratiquement disparu ; nous ne disposons que de rares descriptions d’action technique rédigées par des gens de métier. Les quelques textes relatant des actions sur la matière relèvent de la sphère poétique ou hagiographique et peuvent être d’interprétation délicate en raison des écarts de vocabulaire et des raccourcis d’exploitation hasardeuse. Les mentions techniques restent marginales dans les inscriptions et souvent impossibles à exploiter en termes d’actions. Les sources iconographiques ont en revanche un véritable potentiel informatif ; cependant, leur richesse en détails peut s’avérer trompeuse car ces œuvres n’ont jamais été conçues pour décrire l’action technique.

Ces prudentes réflexions ne doivent toutefois pas porter à rejeter les sources écrites ou iconographiques ; on leur préférera cependant les vestiges matériels qui peuvent apporter les informations susceptibles d’être déployées pour restituer une chaîne opératoire, avec toutefois un angle d’observation restreint : l’archéologue observe une fraction des éléments matériels utilisés par des personnes pour agir sur la matière (outils immobiles et mobiles) ainsi que les résultats de ces actions (déchets, ébauches et ratés, produits finis). Il peut également observer la répartition spatiale de ces différents éléments, bien que la conservation simultanée de tous ceux-ci soit particulièrement rare.

  • 1 Les outils incluent ici les machines, considérées comme des outils complexes.

Au terme de cette rapide recension des sources disponibles, je suivrai la définition suivante : « Une chaîne opératoire est une série d’opérations qui transforment une matière première en un produit, que celui-ci soit objet de consommation ou outil » (Cresswell 2010 [1976] : 26). Elle implique l’interaction de six composantes : matières premières, outils 1, énergie, savoirs, gestes et acteurs (Lemonnier 1993 : 4). Comme résultat de cette interaction, trois éléments sont générés : des produits, des sous-produits et des déchets. Ils constituent, avec les composantes matérielles déjà évoquées, les matériaux de l’observation et de l’interprétation archéologique visant à (re)construire des chaînes opératoires.

Ateliers antiques et chaînes opératoires : fondements d’une représentation graphique

  • 2 Je ne considère ici que les cas d’études d’espaces productifs. Il est évidemment possible d’exploi (...)
  • 3 La fouille archéologique doit être considérée comme un processus d’acquisition des connaissances, (...)

3Si cette (re)construction est une étape indispensable, elle ne saurait constituer une fin en soi ; pour aller plus loin dans l’exploitation de la chaîne opératoire, une des pistes à explorer est celle de l’organisation spatiale des lieux de production. Dans le cadre d’une étude archéologique, la distribution dans l’espace des éléments constituant l’atelier et permettant l’identification de la chaîne opératoire est une donnée primaire ; sans elle, l’enquête ne saurait débuter 2. Au cours de la fouille, les éléments observés sont regroupés sur des relevés principalement présentés en deux dimensions – plans et coupes –, effectués à différentes échelles, à la fois pour conserver une trace des observations de terrain 3 et comme fondement des interprétations successives. Ce mode de transmission des données – généralement retravaillées pour servir l’argumentation lors de la publication – n’est pas exempt d’embûches.

1. Comparaison entre la réalité archéologique et les représentations des aménagements de production dans les boulangeries

1. Comparaison entre la réalité archéologique et les représentations des aménagements de production dans les boulangeries

Vestiges pompéiens ; reliefs antiques de Rome et de Bologne ; représentation en plan [1] à Ostie ; représentations en plan [2] et en coupe à Pompéi

Vestiges pompéiens © N. Monteix / MiBAC ; Reliefs de Rome et de Bologne, d’après Monteix 2010 ; représentation en plan [1], Ostie, d’après Bakker 1999 ; représentation en plan [2] et en coupe à Pompéi, DAO N. Monteix
Note de l’auteur: l’image d’ouverture et la figure 1 sont publiées sur concession du MiBAC / Parco archeologico di Pompei ; toute autre reproduction distincte de l’actuelle destination, par quelque moyen que ce soit, reste interdite.

Un premier « obstacle » est lié à l’absence de normes de rendu : le moment de réalisation du plan, les habitudes du dessinateur – parfois architecte – ou tout simplement les données à représenter font que les dessins d’un aménagement analogue sur deux sites peuvent varier considérablement, ce qui complexifie leur identification pour le lecteur peu habitué (fig. 1). De plus, fréquemment, et parfois sous la contrainte – économique – de l’espace restreint dévolu à la documentation graphique, les archéologues tendent à accumuler les données sur une même figure au risque de la rendre incompréhensible malgré le recours à de complexes légendes (fig. 2). Enfin, cette documentation graphique étant perçue comme consubstantielle à la pratique archéologique, il est souvent difficile pour les archéologues de s’en détacher, même a minima.

2. Plan publié de la boulangerie I, XIII, 4 à Ostie.

2. Plan publié de la boulangerie I, XIII, 4 à Ostie.

Meijlink 1999, fig. 19 p. 62-63, complété avec Bakker 1999, fig. 12b p. 41

Après quelques tâtonnements infructueux (fig. 3a), pour partie liés à cette sacralisation du relevé « de fouille », il m’a semblé préférable de m’orienter vers une représentation graphique des chaînes opératoires qui, tout en restant fondée sur la documentation primaire, puisse atteindre un niveau supérieur d’abstraction et gagner en clarté afin de faciliter les comparaisons entre ateliers.

Le principe est de suivre le parcours menant à la confection du produit, en représentant la localisation de chaque étape de la chaîne opératoire par un nœud, les différentes étapes étant reliées entre elles par des arêtes (fig. 3b). Lorsqu’une étape est considérée comme cruciale – entendue comme ayant une importance telle qu’un problème lors de sa réalisation est en mesure de compromettre la production dans son ensemble, éventuellement sans possibilité de récupérer les éléments employés jusqu’à ce stade en cas d’échec –, elle est insérée dans un cercle.

L’un des intérêts de cette forme de représentation est qu’elle est flexible, permettant tout autant de suivre la chaîne opératoire dans un atelier particulier que d’en proposer un diagramme synthétique (fig. 3c). Dans ce dernier cas, il est possible de souligner les variantes (Delaporte 1991), qu’elles soient alternatives – indispensables mais exécutées selon un mode sujet à variation – ou facultatives – non reconnues comme indispensables ou non pérennes.

3. Deux essais de représentation de la chaîne opératoire

3. Deux essais de représentation de la chaîne opératoire

a. premier essai illisible,
b. second essai,
c. synthèse de la chaîne
opératoire observée
dans la boulangerie
V 3, 8 à Pompéi.

Relevé R. Macario – S. Zanella ; DAO N. Monteix

Le résultat obtenu permet une comparaison graphique rapide des chaînes opératoires tout en faisant abstraction de la « réalité » archéologique telle qu’elle a été constituée au fil de la réalisation de la documentation de fouille. Pour illustrer le potentiel de cette mise en forme graphique, les boulangeries de l’Italie romaine constituent un exemple remarquable.

Les boulangeries de l’Italie romaine : chaînes opératoires et variantes

4Dans la majeure partie des synthèses concernant la production de pain dans le monde romain, la chaîne opératoire est présentée comme l’enchaînement simple et invariant de la mouture à la cuisson en passant par le pétrissage et une éventuelle levée, sans solution de continuité entre l’introduction du pain à Rome vers la fin du iiie siècle avant notre ère et la chute de l’Empire romain (fig. 4a). Les paragraphes qui suivent vont proposer une vision sensiblement plus complexe, fondée sur l’observation des vestiges archéologiques des 32 boulangeries commerciales connues à Pompéi (Monteix 2010 : 133-167, 2016 ; Monteix et al. 2015). Je ne présenterai ici que la vision synthétique obtenue après l’étude de ces chaînes opératoires, tout en revenant sur les variations observées (fig. 4c).

Les boulangeries pompéiennes du troisième quart du ier siècle de notre ère sont, en dépit de quelques différences mineures, très uniformes : elles témoignent de l’adoption généralisée de certains choix techniques. Le premier d’entre eux tient au recours au « moulin rotatif à sang » – à rotation animale – de type « pompéien », c’est-à-dire constitué par une meule active en forme de clepsydre fixée sur un bloc passif prenant la forme d’un cylindre surmonté par un tronc-de-cône, qui constitue la surface de mouture passive (Peacock 2013 : 77-97). Chaque moulin est normalement circonscrit par un pavement de blocs de basalte.

Un second choix technique, massif mais non systématique, tient à la production de pain levé : après avoir été formés sur des tables, dont ne sont généralement conservés que les pieds maçonnés, les pâtons étaient mis à lever sur des planches supportées par des ancrages quadrangulaires fixés dans les murs (voir fig.  1). La forme des aménagements de cuisson est un corollaire immédiat de ce choix du pain levé : toutes les boulangeries commerciales disposent d’un four conçu sur un modèle unique en dépit de variations subtiles dans la mise en œuvre ; il est constitué d’un massif quadrangulaire de maçonnerie sur lequel une coupole surélevée est érigée. L’ensemble est généralement inséré entre trois murs et recouvert d’une voûte, tandis que la façade peut recevoir des aménagements destinés à faciliter l’évacuation de la fumée et les opérations de chargement, ainsi qu’un chauffe-eau utilisé lors du pétrissage.

Plusieurs variantes ont été observées par rapport à ces deux choix. La première est d’une grande importance : la présence d’un espace de meunerie dans une boulangerie est facultative. À Pompéi, 8 boulangeries sont dépourvues de moulins (fig. 5). Par ailleurs, des meuneries hydrauliques dépourvues d’espaces de cuisson sont attestées, même si encore rarement en Italie et pas du tout autour de Pompéi (Brun 2007). Dès lors, les deux activités de meunerie et de boulangerie peuvent être distinctes. Une seconde variante est constituée par l’adjonction d’un bassin quadrangulaire large d’environ 2 m de côté et haut d’environ 80 cm, souvent réalisé dans un aménagement hydraulique préexistant. Ce type de bassin ne se trouve que dans des boulangeries, ce qui permet de procéder à une analogie avec un texte de Pline l’Ancien (NH 18, 87) où l’encyclopédiste expose que des grains préalablement mis à tremper dans de l’eau (salée) donneraient de la farine plus blanche au prix d’une baisse de rendement. Une troisième variante est liée à la présence, dans certaines salles des meules, de murets en équerre que l’on doit considérer comme des appuis pour l’installation de planches recevant la farine lors de son tamisage (blutage) pour la débarrasser des fragments de son. Enfin, une dernière variante facultative est perceptible dans l’installation de récipients de terre cuite, rehaussés d’environ 80 cm par rapport au sol, très évasés au niveau de l’ouverture et relativement peu profonds : ils permettaient de faciliter une première levée en augmentant la surface de pâte au contact de l’air.

4. D’une chaîne opératoire théorique à une chaîne opératoire empirique

4. D’une chaîne opératoire théorique à une chaîne opératoire empirique

La chaîne opératoire théorique (a) a été transformée par l’observation des chaînes opératoires mises en œuvre dans plusieurs boulangeries pompéiennes (b). Le résultat (c), plus complexe, donne une vision de la production du pain pendant la période romaine impériale qui gagne en précision.

DAO N. Monteix

Pour la phase de pétrissage, indispensable, on observe une variante alternative selon que le mélange des ingrédients est effectué manuellement ou avec un pétrin mécanique. Le pétrissage manuel, attesté par des sources iconographiques sur le « relief Romolo » (Wilson & Schörle 2009), a été reconnu archéologiquement grâce aux empreintes des pieds du coffre (Monteix et al. 2014 : § 20-21). Quant aux pétrins mécaniques, il s’agit de récipients cylindriques en basalte dont la paroi est percée de creusements destinés à recevoir des fiches en bois. Au fond du récipient, une lame en fer insérée à la base d’un axe vertical maintenu par une poutre horizontale permettait de mélanger les ingrédients constituant la pâte.

5. Boulangerie pompéienne

5. Boulangerie pompéienne

La boulangerie VII 12, 11, dépourvue d’espace de meunerie, devait utiliser de la farine moulue ailleurs pour produire du pain.

Relevé F. Fouriaux – S. Aho ; DAO N. Monteix

La chaîne opératoire théorique « maximale » ainsi définie est la somme des chaînes opératoires observées dans chaque boulangerie ; si, indépendamment des éventuels problèmes de conservation, un aménagement n’est pas présent dans au moins un atelier, il doit être interprété comme une variante. Il serait possible de confronter la chaîne opératoire d’une boulangerie particulière à ce schéma général pour approcher sa production en termes quantitatifs et surtout qualitatifs. Toutefois, dans ce cadre, je vais souligner l’intérêt de percevoir la chaîne opératoire dans son inscription spatiale et non sous la seule forme d’un diagramme.

Spatialisation de la chaîne opératoire : intérêts et interprétations

5La spatialisation de la chaîne opératoire telle que je la mets en œuvre ici correspond à une matérialisation restituée du parcours du produit au cours de sa fabrication, en tenant évidemment compte des obstacles (murs, marches, aménagements, etc.). Ce parcours reste une construction idéelle en ce qu’il gomme la dimension temporelle de la production – chaque étape a une durée variable – et donne l’impression d’un processus fluide alors que certaines phases pouvaient être effectuées simultanément par des équipes différentes : en archéologie, l’organisation (effective) de la production ne saurait être perçue que de manière hypothétique par l’organisation (spatiale) de l’atelier.

6. Comparaison de la chaîne opératoire spatialisée de quatre boulangeries pompéiennes

6. Comparaison de la chaîne opératoire spatialisée de quatre boulangeries pompéiennes

Relevés S. Aho – S. Zanella ; DAO N. Monteix

L’étape intellectuelle et matérielle du tracé de ces parcours est déterminante. Quelle que soit la familiarité que l’on ait avec le site étudié, c’est le moment où se révèlent toutes les bizarreries – propres à l’atelier examiné ou par comparaison avec d’autres ateliers similaires – du circuit. L’analyse peut ensuite porter sur la longueur des parcours, l’adéquation entre ceux-ci et les locaux dans lesquels ils s’insèrent, la distribution des étapes, les distances parcourues, etc. – autant d’éléments destinés à nourrir l’interprétation, comme dans les deux cas qui suivent.

Percevoir et analyser les logiques d’implantation pour les structures de production

  • 4 Contrairement, par exemple, aux chaînes opératoires d’une partie de la métallurgie de transformati (...)

6L’agencement des chaînes opératoires est-il conçu de manière à optimiser le rendement dans la production en facilitant les parcours d’une étape à l’autre ? Dans le cas du pain, dont la chaîne opératoire peut être perçue comme linéaire 4, cette hypothèse d’organisation de l’atelier selon une logique économique de rendement ferait que les différents aménagements suivraient l’ordre de la chaîne opératoire : le produit en cours de fabrication suivrait un cheminement dépourvu de retour en arrière dans l’atelier.

La comparaison de quatre boulangeries permet d’apprécier les efforts d’investissement déployés lors de l’installation de ces espaces de production (fig. 6) : aucune ne paraît avoir bénéficié d’une construction ad hoc qui aurait permis d’assurer une succession optimisée des étapes de la chaîne opératoire. L’investissement économique dans l’adaptation des infrastructures paraît relativement réduit : le parcours caractérisant chacune de ces boulangeries a dû être inséré dans des espaces préexistants et contraignants.

Malgré cela, toutes présentent des parcours grossièrement cohérents, à l’exception fréquente de la position des jattes de pointage qui trouveraient plutôt leur place entre le pétrissage et le façonnage. Dans trois des cas présentés – et dans 4 boulangeries pompéiennes sur les 12 présentant cette installation –, les récipients permettant cette première levée de la pâte ne se situent pas dans l’immédiate proximité du pétrin. De la sorte, après le pétrissage, il était nécessaire de transporter la pâte dans une autre salle afin qu’elle puisse être déposée pour commencer à lever. Dans ce cas, les jattes sont plutôt à proximité de la gueule du four, sans en être toutefois suffisamment proches pour bénéficier de la chaleur en émanant. Je formulerais alors l’hypothèse que cette situation entre le four et les meules permettait – au prix d’un transport de la pâte sitôt pétrie – une meilleure surveillance de cette première levée, puisque des boulangers devaient être présents presque en permanence dans ces espaces pendant les heures travaillées.

7. Molino I, XIII, 4 à Ostie

7. Molino I, XIII, 4 à Ostie

Le plan représente la boulangerie vers 100-125 de notre ère. Les murs postérieurs à cette date ont été supprimés, voir fig. 2.

Plan d’après Meijlink 1999, fig. 19 p. 62-63 ; DAO N. Monteix

D’une manière générale, on retiendra de ces observations que la logique économique du rendement transparaît dans l’organisation spatiale des boulangeries pompéiennes ; elle peut toutefois être subordonnée à des facteurs plus strictement techniques.

8. Caseggiato dei molini (I, III, 1) à Ostie

8. Caseggiato dei molini (I, III, 1) à Ostie

Restitution du plan de la boulangerie vers 235 de notre ère

Plan d’après Bakker 1999, fig. 12a p. 40 et 14 p. 45 ; DAO N. Monteix

De Pompéi à Ostie, changement d’échelle

7En comparant les boulangeries de Pompéi avec celles d’Ostie, on assiste à un véritable changement d’échelle de production. Le molino (I, XIII, 4) daté de 100-125 de notre ère (fig. 7 ; Meijlink 1999) et le caseggiato dei molini (I, III, 1), dans sa situation restituée aux environs de 235 (fig. 8 ; Bakker 1999), présentent tous deux un nombre de meules (7 et 11) et de pétrins mécaniques (5 et 5) particulièrement remarquable en comparaison des exemples pompéiens ; leurs fours sont également d’une taille supérieure.

  • 5 Contrairement aux exemples pompéiens où les animaux utilisés pour les meules doivent être synchron (...)

Le molino (I, XIII, 4) se distingue par l’écartement des meules (Meijlink 1999 : 79), plus important de 0,80 à 1 m en comparaison de celui observé à Pompéi, et dans le rapport nombre de pétrins / nombre de meules proches de 1 (0,7). J’interpréterais ces deux points comme le signe d’une utilisation accrue des animaux 5 et donc comme une volonté de maximiser le rendement. La disposition des aménagements de production ne facilite pas les déplacements internes : la pâte pétrie devait être transportée à travers tout le bâtiment pour être façonnée. Cela reste étonnant pour un bâtiment supposément construit ad hoc.

Dans le caseggiato dei molini, fortement remanié pour l’installation de la boulangerie, la localisation des aménagements a plus tendance à suivre la chaîne opératoire, du moins pour ses premières phases, de la mouture au façonnage, si l’on suit la restitution proposée. Cependant, alors que, dans toutes les autres boulangeries observées, le façonnage et la levée des pâtons sont systématiquement réalisés dans l’immédiate proximité du four, il fallait ici traverser la salle des pétrins pour procéder à la cuisson, ce qui devait être peu pratique ou nécessitait éventuellement d’interrompre le pétrissage.

Ces deux grandes boulangeries semblent destinées à une productivité plus importante que celles de Pompéi ; cela ressort d’abord du nombre de meules et de pétrins. Outre cet aspect quantitatif, la différence pourrait être qualitative : l’absence de certaines variantes facultatives pourrait constituer un indice pointant une production de moindre qualité. Par ailleurs, elles présentent des parcours plus longs qui apparaissent, au premier abord, plus rationnels grâce à une meilleure distinction des espaces. Cependant, leurs positions respectives heurtent l’idée d’une planification rationnelle des espaces de production qui suivrait les différentes étapes de la chaîne opératoire ; cela inciterait au moins à en reprendre l’étude sur le site pour vérifier les hypothèses formulées préalablement. Si celles-ci devaient se confirmer, il faudrait certainement réduire l’importance donnée jusqu’alors à la « rationalité » des installations « proto-industrielles » romaines et chercher d’autres explications à ces répartitions d’aménagements.

Au terme de cette rapide exploration, la mise en forme graphique des chaînes opératoires dans l’espace où elles se déroulaient apparaît comme un moyen simple de transmission des données concernant les ateliers antiques, en s’éloignant des relevés archéologiques, en modélisant les données recueillies. L’abstraction apportée élargit le spectre de cet outil heuristique qu’est la chaîne opératoire : elle favorise les comparaisons entre des ateliers initialement étudiés par des équipes différentes, permet de proposer des synthèses claires des chaînes opératoires restituées. Enfin, appliquée à des situations étudiées au préalable voire directement pendant la fouille, cette représentation graphique peut devenir un véritable outil dans l’acquisition des connaissances. Elle met en lumière d’éventuelles incohérences, des manques, et ouvre la voie à une analyse microspatiale des ateliers.

En l’absence d’observation directe du geste technique en train de se faire, la chaîne opératoire spatialisée permet d’utiliser la parfois très descriptive archéologie des techniques pour aborder des questions économiques voire sociales.

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Bibliographie

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Meijlink, B. 1999 « Molino I, XIII, 4 » in J. T. Bakker dir. The mills-bakeries of Ostia. Description and interpretation, Amsterdam : Gieben (« Dutch monographs on ancient history and archaeology » 21). [En ligne] : ostia-antica.org/regio1/13/13-4.htm : 61-79.

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Monteix, N., S. Aho, A. Delvigne-Ryrko & A. Watel 2015 « Pompéi, Pistrina », Chronique des activités archéologiques de l’École française de Rome. doi : 10.4000/cefr.1380.

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Notes

1 Les outils incluent ici les machines, considérées comme des outils complexes.

2 Je ne considère ici que les cas d’études d’espaces productifs. Il est évidemment possible d’exploiter la chaîne opératoire à partir des seuls objets, même quand leur contexte de production est perdu.

3 La fouille archéologique doit être considérée comme un processus d’acquisition des connaissances, destructif et non réitérable.

4 Contrairement, par exemple, aux chaînes opératoires d’une partie de la métallurgie de transformation, qui présentent des phases alternées (e.g. martelage et recuit) et qui sont par ailleurs principalement centrées autour de l’enclume, ce qui réduit les possibilités d’analyse spatiale des ateliers métallurgiques (e.g. Monteix & Duvauchelle 2018).

5 Contrairement aux exemples pompéiens où les animaux utilisés pour les meules doivent être synchronisés pour éviter les collisions, ils peuvent ici tourner de manière indépendante.

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Table des illustrations

Titre Image d’ouverture.
Légende Relevé du four dans une boulangerie à Pompéi
Crédits © Frédéric Pauvarel / MiBAC.Note de l’auteur: l’image d’ouverture et la figure 1 sont publiées sur concession du MiBAC / Parco archeologico di Pompei ; toute autre reproduction distincte de l’actuelle destination, par quelque moyen que ce soit, reste interdite.
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,1M
Titre 1. Comparaison entre la réalité archéologique et les représentations des aménagements de production dans les boulangeries
Légende Vestiges pompéiens ; reliefs antiques de Rome et de Bologne ; représentation en plan [1] à Ostie ; représentations en plan [2] et en coupe à Pompéi
Crédits Vestiges pompéiens © N. Monteix / MiBAC ; Reliefs de Rome et de Bologne, d’après Monteix 2010 ; représentation en plan [1], Ostie, d’après Bakker 1999 ; représentation en plan [2] et en coupe à Pompéi, DAO N. MonteixNote de l’auteur: l’image d’ouverture et la figure 1 sont publiées sur concession du MiBAC / Parco archeologico di Pompei ; toute autre reproduction distincte de l’actuelle destination, par quelque moyen que ce soit, reste interdite.
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-2.jpg
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Titre 2. Plan publié de la boulangerie I, XIII, 4 à Ostie.
Crédits Meijlink 1999, fig. 19 p. 62-63, complété avec Bakker 1999, fig. 12b p. 41
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-3.jpg
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Titre 3. Deux essais de représentation de la chaîne opératoire
Légende a. premier essai illisible,b. second essai,c. synthèse de la chaîneopératoire observéedans la boulangerieV 3, 8 à Pompéi.
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 330k
Titre 4. D’une chaîne opératoire théorique à une chaîne opératoire empirique
Légende La chaîne opératoire théorique (a) a été transformée par l’observation des chaînes opératoires mises en œuvre dans plusieurs boulangeries pompéiennes (b). Le résultat (c), plus complexe, donne une vision de la production du pain pendant la période romaine impériale qui gagne en précision.
Crédits DAO N. Monteix
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 690k
Titre 5. Boulangerie pompéienne
Légende La boulangerie VII 12, 11, dépourvue d’espace de meunerie, devait utiliser de la farine moulue ailleurs pour produire du pain.
Crédits Relevé F. Fouriaux – S. Aho ; DAO N. Monteix
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 600k
Titre 6. Comparaison de la chaîne opératoire spatialisée de quatre boulangeries pompéiennes
Crédits Relevés S. Aho – S. Zanella ; DAO N. Monteix
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 983k
Titre 7. Molino I, XIII, 4 à Ostie
Légende Le plan représente la boulangerie vers 100-125 de notre ère. Les murs postérieurs à cette date ont été supprimés, voir fig. 2.
Crédits Plan d’après Meijlink 1999, fig. 19 p. 62-63 ; DAO N. Monteix
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 298k
Titre 8. Caseggiato dei molini (I, III, 1) à Ostie
Légende Restitution du plan de la boulangerie vers 235 de notre ère
Crédits Plan d’après Bakker 1999, fig. 12a p. 40 et 14 p. 45 ; DAO N. Monteix
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/11393/img-9.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Monteix, « Saisir l’organisation spatiale des ateliers antiques »Techniques & Culture, 71 | 2019, 110-125.

Référence électronique

Nicolas Monteix, « Saisir l’organisation spatiale des ateliers antiques »Techniques & Culture [En ligne], 71 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/tc/11393 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.11393

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Auteur

Nicolas Monteix

Nicolas Monteix est maître de conférences en histoire et archéologie romaines à l’université de Rouen-Normandie, membre junior de l’Institut universitaire de France, attaché au GRHis (EA3831). Ses recherches portent sur l’archéologie des techniques dans l’empire romain, en particulier sur les espaces de production alimentaire.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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