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Grand entretien

Jan Deboutte

L’entretien
Jan Deboutte. Interview
Frédéric Crahay
p. 44-47
Traduction(s) :
Jan Deboutte [nl]

Résumés

Jan Deboutte a travaillé au sein de la Représentation permanente de la Belgique auprès des Nations unies à New York. Il a représenté la Belgique lors de la création du Secrétariat de la Coopération politique européenne, qui est devenu le Service européen pour l’action extérieure. Il a occupé le poste de conseiller pour la politique de sécurité auprès du ministre des Affaires étrangères, en poste à Madrid, Bonn, Stockholm et New Delhi. Il a assuré les fonctions de directeur à l’Intégration européenne et de directeur général aux Organisations multilatérales du Département des Affaires étrangères.
Depuis qu’il est à la retraite, il est autorisé à porter le titre d’ambassadeur honoraire. Il est également le chef de la délégation belge auprès de l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), et ce à titre volontaire.

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Notes de la rédaction

Propos recueillis par Frédéric Crahay

Texte intégral

Cher monsieur Deboutte, pouvez-vous nous relater l’origine de l’International Holocaust Remembrance Alliance ?

L’IHRA a connu ses débuts en 1998 comme un groupe de travail – une Task Force – de chefs de gouvernement ayant un objectif commun : garder vivante la mémoire de la Shoah. L’initiative a été prise par le Premier ministre suédois de l’époque, monsieur Göran Persson qui a reçu rapidement l’appui du Premier ministre britannique, Tony Blair, et du Président américain, Bill Clinton. Les gouvernements d’Israël, de l’Allemagne, de la Pologne, des Pays-Bas et de la France se sont joints à eux. L’appui scientifique a été assuré par le professeur israélien, Yehuda Bauer.

En janvier 2000 le Stockholm International Forum on the Holocaust Education, Remembrance and Research a adopté la « Déclaration de Stockholm, la « Charte » de la Task Force, qui y a été consolidée.

Une nouvelle organisation intergouvernementale a été créée avec un concept original : des représentants des gouvernements y coopèrent avec des experts en éducation, en recherche et en musées et monuments afférents à la Shoah.

La Belgique a participé au Forum de Stockholm, mais n’a pas immédiatement rejoint la Task Force.

Jan Deboutte

Jan Deboutte

© Droits réservés

De quelle manière la Belgique a-t-elle adhéré à cette organisation internationale ?
La prise de décision s’est-elle faite au niveau fédéral ou s’agissait-il d’une décision des Régions ? Pouvez-vous nous éclaircir quant au rôle de la CoorMulti à ce sujet ?

Comme vous le savez, en Belgique, l’éducation, la recherche scientifique et la culture sont des compétences exclusives des Communautés, tant sur le plan interne qu’au niveau international. Avant de pouvoir adhérer à une nouvelle Task Force avec des objectifs qui sont de leur compétence, l’accord des gouvernements des Communautés était indispensable. Avec le consentement de tous les concernés, du gouvernement fédéral et des gouvernements des Communautés, cet accord fut obtenu en 2004, après quoi la Belgique a pu participer aux travaux de la Task Force en qualité d’observateur.

En novembre 2005, sous la présidence de la Pologne, la Belgique a pu se rendre à Cracovie – à peine à 70 kilomètres d’Auschwitz ! – et adhérer à la Task Force.

À ce stade, la CoorMulti, le mécanisme de coordination pour les questions multilatérales au Département des Affaires étrangères, a joué un rôle limité.

Ce rôle est bien évidemment depuis lors devenu essentiel dans le développement des positions de la Belgique auprès de l’IHRA.

Comment s’est fait le changement de nom de la Task Force en IHRA, et quels sont ses objectifs actuels ?

Comme toute organisation intergouvernementale ou internationale, la Task Force for International Coopperation on Holocaust Education, Remembrance and Research avait prévu une présidence. Sur base volontaire les États membres posent leur candidature pour s’en charger pendant une année.

Puisque l’inauguration du Musée, Mémorial et Centre de Documentation Caserne Dossin était prévue en 2012, la Belgique s’est portée candidate à la présidence pendant cette année.

Entretemps, il était devenu évident que la désignation Task Force n’était plus conforme à la réalité et qu’il était impossible de se faire connaître sous ce nom.

Après des négociations délicates, la plénière de Liège a agréé en décembre 2012 le nouveau nom : International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA).

Depuis 2014, l’IHRA s’est engagé dans une réflexion sur son identité et ses missions. Le résultat est une vision d’un monde qui se souvient de la Shoah et d’un monde sans génocides.

À moyen terme ceci se traduit par des projets et activités qui consolident l’acquis dans le domaine de la mémoire de la Shoah et qui combattent les distorsions.

Au sein de l’IHRA, il existe un comité qui se concentre sur le génocide des Roms, parallèle à la Shoah, tandis que des liens sont établis avec d’autres génocides et crimes contre l’humanité.

Cette année, nous commémorons le 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour l’IHRA ?

Le 75e anniversaire de la libération du camp de concentration et centre d’extermination d’Auschwitz-Birkenau et le 20e anniversaire de la Déclaration de Stockholm sont des moments très importants pour l’IHRA. En effet, nous sommes confrontés à la disparition inévitable des derniers témoins directs de la Seconde Guerre mondiale et de l’horreur de la Shoah. Nous devons donc nous préparer à transmettre cette mémoire sans ces témoins.

Au niveau politique les États membres ont confirmé le 19 janvier 2020, à Bruxelles, leur engagement à garder vivante la mémoire de la Shoah. Pour la même raison, le groupe de travail des experts en éducation a depuis l’année dernière élaboré de nouvelles recommandations pour l’enseignement de la Shoah en posant les questions essentielles : Pourquoi ? Quelles matières ? et Comment ? Celles-ci ont été adoptées le 5 décembre lors de la plénière au Luxembourg. Elles seront traduites dans nos langues nationales et mises à la disposition des différents réseaux d’enseignement.

Existe-t-il parfois des tensions entre les États membres en ce qui concerne les commémorations ?

L’IHRA est une alliance intergouvernementale d’États souverains qui se sont engagés politiquement à la mise en œuvre de la Déclaration de Stockholm. L’IHRA n’impose pas d’obligation en ce qui concerne les dates de commémoration et les modalités. Toutefois dans les conditions d’adhésion il est stipulé que le pays candidat doit observer une date de commémoration, le 27 janvier ou une autre date, choisie par le pays.

Depuis l’adoption par les Nations unies de la résolution instituant la date du 27 janvier comme Journée internationale à la mémoire des victimes de la Shoah, de plus en plus de pays se sont alignés sur cette date.

Aussi en Belgique cette date ainsi que celle du 8 mai sont devenues journées officielles de commémoration de la libération de la dictature nazie et de la restauration de la démocratie et de la liberté.

Pouvez-vous nous expliquer la problématique au sujet de la « House of Fates » à Budapest. Comment pouvons-nous placer ce débat dans la politique globale de la mémoire de la Hongrie ?

Les changements qui depuis 1989 ont été opérés en Europe centrale et orientale ont des conséquences dans de nombreux domaines. Des pays de l’ex « Bloc de l’Est » se sont inspirés de l’exemple occidental, ont embrassé la démocratie, l’économie de marché et ont adhéré à des organisations internationales dirigées par l’Occident comme l’OTAN, l’UE et aussi l’IHRA. Trente ans plus tard, beaucoup de leurs citoyens sont désillusionnés. Le modèle occidental de libertés individuelles et de l’économie de marché ne répond pas totalement aux espoirs exaltés. Une des alternatives, la « démocratie illibérale » promeut de manière populiste une politique nationaliste. Sur cette toile de fond une tendance se manifeste de réinterpréter (réécrire) l’histoire en fonction de la politique nationaliste des dirigeants actuels qui se plaisent à endosser le manteau de « défenseurs des valeurs chrétiennes ». La Constitution décrit la nation hongroise comme victime du nazisme et non comme collaborateur. La responsabilité hongroise dans les déportations et l’élimination de – selon les estimations – 440 000 Juifs hongrois est minimisée, voire niée. Après le licenciement du Directeur du Holocaust Memorial Center en raison d’une exposition trop critique au sujet de l’amiral autoritaire Horthy (Chef de l’État de 1920 à 1944), on peut craindre que le « House of Fates » ne constitue une nouvelle tentative de réécrire l’histoire hongroise – tant avant la Seconde Guerre mondiale que pendant cette guerre – en fonction des besoins des dirigeants actuels. La « démocratie dirigée » qui s’était emparée du pouvoir en utilisant l’arme de la terreur est présentée comme une défense contre le communisme, régime sous lequel la Hongrie aurait autant si pas plus souffert que sous le nazisme. Afin d’éviter cette interprétation et cette mythologie, l’IHRA a depuis 2014 fortement insisté sur le fait que le contenu du musée serait monitoré par un groupe d’experts internationaux et a spécifié qu’un expert, avec une vision clairement nationaliste ne pourrait pas participer à la direction du musée. Dans le cadre de l’IHRA, la Hongrie offre des signes de bonne volonté qui sont affaiblis ou contredits et même annulés à Budapest.

L’histoire nous enseigne qu’une société qui connaît des problèmes cherche – et trouve – un bouc émissaire.

L’adoption d’une définition de travail de l’antisémitisme constituait un des objectifs importants de l’IHRA. Quel a été l’accueil – juridique ou non – dans les parlements des différentes entités fédérées ?

Nous savons que la Shoah constitue le point culminant d’un processus qui s’est développé pendant une très longue période. La haine envers les Juifs ou l’antisémitisme, l’exclusion, les poursuites, les pogroms, les expulsions ont pendant des siècles précédé la Shoah. Si nous voulons que de tels crimes ne puissent se répéter il est essentiel que nous sachions comment et par qui la Shoah a été commise, mais aussi pourquoi : pourquoi il y a-t-il de l’antisémitisme et en quoi consiste-t-il ? Une définition est donc indispensable, non pas pour des raisons juridiques mais bien pour prévenir et combattre l’antisémitisme. La définition de l’antisémitisme agréée par l’IHRA est une définition non juridiquement contraignante. De plus en plus de pays ont officiellement intégré l’utilisation de cette définition dans leur politique en matière de police, de justice, et d’enseignement. Le Parlement européen a adopté une résolution à ce sujet ainsi que les ministres de la Justice et de l’Intérieur de l’Union européenne le 6 décembre 2018. La mise en œuvre de cette déclaration est en cours et devrait aboutir en fin de cette année à une stratégie « holistique » de lutte contre l’antisémitisme. Le 14 décembre 2018, le Sénat de Belgique a adopté une résolution en ce sens. Il est à espérer que le nouveau gouvernement fédéral puisse prendre les mesures nécessaires à cette fin.

Lors d’une interview, vous avez précisé que « ce qui commence avec antisémitisme ne se termine jamais avec l’antisémitisme. » Pouvez-vous placer cette position dans le cadre des débats actuellement en cours au sujet de l’antisémitisme et de l’islamophobie ?

L’histoire nous enseigne qu’une société qui connaît des problèmes cherche – et trouve – un bouc émissaire. Pendant des siècles les Juifs ont été considérés comme les boucs émissaires rêvés parce qu’ils étaient semblables mais différents : une autre religion, une autre culture, d’autres coutumes. Nous avons aussi constaté que quand un régime exclut d’abord les Juifs, d’autres groupes qui sont considérés comme « différents » subissent le même sort. Les lois raciales de Nuremberg ont abrogé les droits des Juifs. Comme les communistes avant eux, les malades mentaux, les homosexuels, les Roms, ont suivi. Tous ces groupes ont été exclus de la société, ont été poursuivis ou même tués. Nous connaissons la suite. Le Professeur Bauer le traduit ainsi : « l’antisémitisme est une sorte de cancer qui ronge la société de l’intérieur. »

En raison de la mondialisation, notre société actuelle est extrêmement diversifiée. Des groupes comme les Juifs, les musulmans, les LGBT, les personnes d’apparence africaines font (trop) fréquemment l’objet de haine, d’antisémitisme, d’islamophobie, de racisme, soit directement dans « la vie réelle » soit via les médias sociaux. Le point névralgique est atteint lorsque les gouvernements ne s’opposent pas ou même appuient ces mouvements. Les gouvernements ou les partis politiques qui espèrent capitaliser sur l’aversion ou même la haine envers certains groupes contre « l’Altérité » jouent un jeu très dangereux. Une polarisation attisée se répand très vite et la reprise sous contrôle des braises risquera de s’avérer impossible.

Vous savez que les États-Unis et la France ont récemment élargi la définition de l’antisémitisme, permettant une certaine confusion avec la critique de l’État d’Israël. Quelle est la réaction de l’IHRA à ces changements dans les deux pays et aux critiques qui leur sont adressées ?

L’IHRA est une alliance intergouvernementale d’États indépendants et ne prend position qu’après avoir obtenu un consensus. Il semble peu probable qu’un consensus soit atteint sur l’extension de la définition de l’antisémitisme, telle que proposée par le président Macron ou dans le décret signé par le président Trump.

Dans la définition même de l’antisémitisme adoptée par les États membres de l’IHRA en mai 2016, les termes sionisme ou antisionisme n’apparaissent pas, pas plus que le nom de l’État d’Israël. Toutefois, dans les exemples joints à la définition, qui n’en font pas partie intégrante – et qui sont considérés par certains États membres de l’IHRA comme étant contraires à la liberté d’expression – et donnés à titre illustratif.

Les exemples suivants, destinés à guider le travail de l’IHRA, illustrent cette définition :

  • Le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste.

  • Le traitement inégalitaire de l’État d’Israël, à qui l’on demande d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre État démocratique.

Si les exemples donnés à titre d’illustration montrent que le fait de nier le droit de l’État d’Israël d’exister peut être considéré comme de l’antisémitisme, la critique de la politique du Gouvernement de l’État d’Israël est parfaitement possible à condition d’appliquer les mêmes normes que celles appliquées aux autres pays démocratiques. Sinon, la politique de l’UE et les critiques qui y sont associées concernant la politique d’Israël dans les territoires occupés pourraient être considérées comme de l’antisémitisme. Et ce n’est certainement pas le cas.

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Table des illustrations

Titre Jan Deboutte
Crédits © Droits réservés
URL http://journals.openedition.org/temoigner/docannexe/image/8925/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 179k
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Pour citer cet article

Référence papier

Frédéric Crahay, « Jan Deboutte »Témoigner. Entre histoire et mémoire, 130 | 2020, 44-47.

Référence électronique

Frédéric Crahay, « Jan Deboutte »Témoigner. Entre histoire et mémoire [En ligne], 130 | 2020, mis en ligne le 25 juillet 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/temoigner/8925 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temoigner.8925

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Auteur

Frédéric Crahay

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